Histoire de l’Église de Corée/Introduction/12

Librairie Victor Palmé (1p. cli-clxi).

XII

Caractère des Coréens : leurs qualités morales, leurs défauts, leurs habitudes.


La grande vertu du Coréen est le respect inné et la pratique journalière des lois de la fraternité humaine. Nous avons vu plus haut comment les diverses corporations, les familles surtout, forment des corps intimement unis pour se défendre, se soutenir, s’appuyer et s’entr’aider réciproquement, Mais ce sentiment de confraternité s’étend bien au delà des limites de la parenté ou de l’association ; et l’assistance mutuelle, l’hospitalité généreuse envers tous, sont des traits distinctifs du caractère national, des qualités qui, il faut l’avouer, mettent les Coréens bien au dessus des peuples envahis par l’égoïsme de notre civilisation contemporaine.

Dans les occasions importantes de la vie, telles qu’un mariage ou un enterrement, chacun se fait un devoir d’aider la famille directement intéressée. Chacun apporte son offrande et rend tous les services en son pouvoir. Les uns se chargent de faire les achats, les autres d’organiser la cérémonie ; les pauvres, qui ne peuvent rien donner, vont prévenir les parents dans les villages voisins ou éloignés, passent jour et nuit sur pied, et font gratuitement les corvées et démarches nécessaires. Il semblerait qu’il s’agit non pas d’une affaire personnelle, mais d’un intérêt public de premier ordre. Quand une maison est détruite par un incendie, une inondation ou quelque autre accident, les voisins s’empressent d’apporter pour la rebâtir, qui des pierres, qui du bois, qui de la paille ; et chacun, outre ces quelques matériaux, donne deux ou trois journées de son travail. Si un étranger vient s’établir dans un village, chacun l’aide à se bâtir une petite demeure. Si quelqu’un est obligé d’aller au loin sur les montagnes couper du bois ou faire du charbon, il est sûr de trouver dans le village voisin un pied-à-terre ; il n’a qu’à apporter son riz, on se chargera de le cuire, et on y mettra les quelques assaisonnements nécessaires. Lorsqu’un habitant du village tombe malade, ceux qui auraient à la maison un remède n’attendent pas pour le donner qu’on le leur demande ; le plus souvent, ils se hâtent de le porter eux-mêmes, et ne veulent point en recevoir le prix. Les instruments de jardinage ou de labour sont toujours à la disposition de qui vient les demander, et souvent même, excepté pendant la saison des travaux, les bœufs se prêtent assez facilement.

L’hospitalité est considérée par tous comme le plus sacré des devoirs. D’après les mœurs, ce serait non-seulement une honte, mais une faute grave, de refuser sa part de riz à quiconque, connu ou inconnu, se présente au moment du repas. Les pauvres ouvriers qui prennent leur nourriture sur le bord des chemins, sont souvent les premiers à offrir aux passants de la partager avec eux. Quand, dans une maison quelconque, il y a une petite fête ou un repas solennel, tous les voisins sont toujours invités de droit. Le pauvre qui doit aller pour ses affaires dans un lieu éloigné ou visiter à de grandes distances des parents ou amis, n’a pas besoin de longs préparatifs de voyage. Son bâton, sa pipe, quelques bardes dans un petit paquet pendu à l’épaule, quelques sapèques dans sa bourse, si toutefois il a une bourse et des sapèques à mettre dedans, voilà tout. La nuit venue, au lieu de se rendre à l’auberge, il entre dans quelque maison dont les appartements extérieurs sont ouverts à tout venant, et il est sûr d’y trouver de la nourriture et un gîte pour la nuit. Quand l’heure du repas arrive, on lui donne sa part ; il a pour dormir un coin de la natte qui recouvre le plancher, et un bout du morceau de bois qui, appuyé contre la muraille, sert d’oreiller commun. S’il est fatigué, ou que le temps soit trop mauvais, il passera ainsi quelquefois un ou deux jours, sans que l’on songe à lui reprocher son indiscrétion.

En ce bas monde, les meilleures choses ont toujours un mauvais côté, et les habitudes toutes patriarcales que nous venons de décrire, produisent bien quelques inconvénients. Le plus grave est l’encouragement qu’elles donnent à la fainéantise d’une foule de mauvais sujets, qui spéculent sur l’hospitalité publique, et vivent en flânant de côté et d’autre dans une complète oisiveté. Quelques-uns des plus effrontés viennent s’établir, pendant des semaines entières, chez les gens riches ou aisés, et se font même donner des vêtements que l’on n’ose pas refuser de peur d’être ensuite injurié et calomnié par eux. On dit que, dans la province de Pieng-an surtout, ces cas sont assez fréquents. Dans les montagnes du Kang-ouen, on voit des bandes entières s’établir dans un village, y vivre deux ou trois jours aux frais des habitants, puis passer dans un autre, et ainsi de suite, pendant des mois entiers, sans que le gouvernement ose intervenir pour protéger le peuple. Les petits marchands ambulants, les comédiens, les astrologues prennent les mêmes libertés ; c’est l’usage, et nul ne réclame ni ne songe à se débarrasser par force de ces hôtes incommodes. Il y a de plus les mendiants proprement dits. Ce sont des infirmes, des estropiés, des vieillards sans ressources, auxquels chacun donne un peu de riz ou quelques sapèques. À Séoul, se trouve une corporation de mendiantes qui se partagent les différents quartiers de la capitale et quêtent chaque jour de porte en porte. Elles sont généralement détestées à cause de leur méchanceté et de leur insolence ; mais la crainte de s’attirer de mauvaises affaires de la part de toute la bande, force la main aux habitants paisibles, et elles recueillent d’abondantes aumônes. Parmi les mendiants attitrés il faut aussi compter tous les bonzes. Les uns mendient par nécessité, les autres par vertu ; on donne à ces derniers le nom de San-lim. Quoique la religion de Fô soit maintenant tombée dans un discrédit universel, presque toujours, par pitié ou par un reste de superstition, on leur donne quelques poignées de riz.

Les visites, soirées, invitations, et autres relations ordinaires de société sont très-multipliées, et la plus grande liberté y règne. Les femmes ne se montrent jamais dans ces réunions ; elles passent leur vie dans les appartements intérieurs, et ne se visitent qu’entre elles. Mais les hommes à leur aise, les nobles surtout, naturellement causeurs et paresseux, vont continuellement de salon en salon tuer le temps, raconter ou inventer des nouvelles. Ces salons ou appartements extérieurs sont placés sur le devant de la maison, et toujours ouverts à tout venant. Le maître du logis y fait sa résidence habituelle, et met son orgueil à recevoir et à bien traiter le plus d’amis possible. Naturellement les conversations ne roulent guère sur la politique ; personne ne s’en occupe, et d’ailleurs un tel sujet serait dangereux. Mais on se raconte les dernières histoires de la cour et de la ville, on colporte les médisances du jour, on répète les bons mots qui ont été dits par tel ou tel grand personnage, on récite des fables ou des apologues, on parle science ou littérature. L’été surtout, ces réunions entre lettrés deviennent de petites académies, où l’on s’assemble trois ou quatre fois la semaine pour discuter des questions de critique littéraire, approfondir le sens des ouvrages célèbres, comparer diverses compositions poétiques. Les gens du peuple, de leur côté, se rencontrent dans les rues, le long des routes, dans les auberges. Quand ils sont deux ou trois ensemble, la conversation s’engage immédiatement et ne languit jamais. Ils se font les questions les plus indiscrètes, sur leur nom, leur âge, leur demeure, leurs occupations, leur commerce, les dernières nouvelles qu’ils ont pu apprendre, etc. Un Coréen ne peut rien garder de ce qu’il sait ; c’est chez lui une démangeaison incroyable d’apprendre toutes les nouvelles, même les plus insignifiantes, et de les communiquer immédiatement à d’autres, ornées de toutes les exagérations et de tous les mensonges possibles.

En Corée on parle toujours sur un ton très-élevé, et les réunions sont extraordinairement bruyantes. Crier le plus haut possible, c’est faire preuve de bonnes manières, et celui qui, dans une société, parlerait sur un ton ordinaire, serait mal vu des autres, et passerait pour un original qui cherche à se singulariser. Le goût du tapage est inné en eux, et rien à leur sens ne peut être fait convenablement sans beaucoup de vacarme. L’étude des lettres consiste à répéter à gorge déployée, chaque jour, pendant des heures entières, une ou deux pages d’un livre. Les ouvriers, les laboureurs, se délassent de leurs fatigues en luttant à qui criera le plus fort. Chaque village possède une caisse, des cornes, des flûtes, quelques couvercles de chaudrons en guise de cymbales, et souvent pendant les rudes travaux de l’été, on s’interrompt quelques instants, et l’on se délasse par un concert à tour de bras. Dans les préfectures et les tribunaux, les ordres des mandarins sont répétés d’abord par un crieur, puis par beaucoup d’autres échelonnés à tous les coins, de manière à retentir dans les quartiers environnants. Si un fonctionnaire public sort de sa maison, les cris perçants d’une multitude de valets annoncent sa marche. Dans les rares circonstances où le roi se montre en public, une foule de gens sont postés de distance en distance pour pousser les plus formidables clameurs, et ils se partagent la besogne alternativement, de manière à ne pas laisser une seconde de silence. La moindre interruption, en pareil cas, serait un manque de respect envers la majesté royale.

Les Coréens des deux sexes sont naturellement très-passionnés ; mais l’amour véritable ne se trouve guère en ce pays, car la passion chez eux est purement physique, le cœur n’y est pour rien. Ils ne connaissent que l’appétit animal, l’instinct de la brute qui, pour se satisfaire, se rue à l’aveugle sur le premier objet à sa portée ; aussi la corruption des mœurs dépasse tout ce qu’on peut imaginer. Elle est telle, que l’on peut affirmer hardiment que plus de la moitié des individus ne connaissent pas leurs véritables parents. Plusieurs fois des chrétiennes, sur le point d’être violées par des païens, les ont arrêtes par ces paroles : « Ne m’approche point, je suis ta propre fille. » Et le païen reculait, sachant que le fait était, sinon probable, au moins très-possible. Au reste, comment pourrait-il en être autrement dans un pays où aucun frein religieux ne vient dominer les passions, et où les coutumes, les nécessites même de la vie matérielle forcent souvent les pauvres, c’est-à-dire la moitié de la population, à oublier les lois de la pudeur ? En effet, les maisons des pauvres ne sont que de misérables huttes de terre. Ils n’ont pas le moyen d’avoir deux chambres, ou, s’ils en ont deux, ils ne peuvent les chauffer toutes deux pendant l’hiver. Aussi, père, mère, frères et sœurs, tous dorment ensemble, sous la même couverture s’ils en ont une, et, s’ils n’en ont point, serrés les uns contre les autres pour se réchauffer un peu.

Presque tous les enfants jusqu’à l’âge de neuf ou dix ans, quelquefois même davantage, vivent pendant l’été absolument nus, ou revêtus seulement d’une petite jaquette qui descend jusqu’à la ceinture. Les enfants chrétiens sont généralement vêtus d’une manière plus décente, mais les missionnaires ont eu beaucoup de peine à obtenir cette concession. Tout homme, marié ou non, est libre d’avoir chez lui autant de concubines qu’il peut en entretenir. Quand une femme arrive dans un village, elle trouve toujours où se placer ; si nul n’est assez riche pour la garder chez lui, chacun la prend dans sa maison à tour de rôle, et la nourrit pendant quelques jours. Une femme qui, voyageant seule, passerait la nuit dans une auberge, serait infailliblement la proie du premier venu ; quelquefois même la compagnie d’un homme, à moins qu’il ne soit bien armé, ne suffit pas à la protéger. Inutile d’ajouter que la prostitution s’étale partout au grand jour, et que la sodomie et autres crimes contre nature sont assez fréquents. Le long des routes, à l’entrée des villages surtout, les filles publiques de bas étage s’installent avec une bouteille d’eau-de-vie de riz, dont elles offrent aux voyageurs. La plupart s’arrêtent d’eux-mêmes pour les faire chanter, ou badiner avec elles ; et si quelqu’un passe sans les regarder, elles ne se gênent nullement pour l’arrêter par ses habits et même lui barrer le chemin.

Mais détournons les yeux de ce triste spectacle, et hâtons-nous de passer à un autre sujet.

Les Coréens ont généralement le caractère entier, difficile, colère et vindicatif. C’est le fruit de la demi-barbarie dans laquelle ils sont encore plongés. Parmi les païens, l’éducation morale est nulle ; chez les chrétiens eux-mêmes, elle ne pourra porter ses fruits qu’à la longue. Les enfants ne sont presque jamais corrigés, on se contente de rire de leurs colères continuelles ; ils grandissent ainsi, et plus tard, hommes et femmes se livrent sans cesse à des accès d’une fureur aussi violente qu’aveugle. En ce pays, pour exprimer une résolution arrêtée, on se pique le doigt, et on écrit son serment avec son propre sang. Dans un accès de fureur, les gens se pendent ou se noient avec une facilité inexplicable. Un petit déplaisir, un mot de mépris, un rien, les entraîne au suicide. Ils sont aussi vindicatifs qu’irascibles. Sur cinquante conspirations, quarante-neuf sont trahies d’avance par quelque conjuré, et presque toujours pour satisfaire une rancune particulière, pour se venger d’un mot un peu vif. Peu leur importe d’être punis eux-mêmes, s’ils peuvent attirer un châtiment sur la tête de leurs ennemis.

On ne peut les accuser ni de mollesse ni de lâcheté. À l’occasion ils supportent les verges, le bâton, et les autres supplices avec un grand sang-froid, et sans laisser paraître la moindre émotion. Ils sont patients dans leurs maladies. Ils ont beaucoup de goût pour les exercices du corps, le tir de l’arc, la chasse, et ne reculent point devant la fatigue. Et cependant, chose extraordinaire, avec tout cela ils font en général de très-pauvres soldats, qui, au premier danger sérieux, ne songent qu’à jeter leurs armes, et à s’enfuir dans toutes les directions. Peut-être est-ce simplement le manque d’habitude, et le défaut d’organisation. Les missionnaires assurent qu’avec des officiers capables, les Coréens pourraient devenir d’excellents soldats. En 1871, les Américains rencontrèrent une résistance désespérée, et les divers récits de leur expédition rendent justice au courage des troupes d’élite que l’on avait envoyées contre eux.

La chasse est considérée comme une œuvre servile ; aussi les nobles, si l’on excepte quelques familles pauvres des provinces, ne s’y livrent presque jamais. Elle est tout à fait libre ; point de port d’armes, point de parcs réservés, point d’époques interdites. Le seul animal qu’il soit défendu de tuer est le faucon, dont la vie est protégée par des lois sévères. Malheur à celui qui blesserait un de ces oiseaux ! il serait traîné à la capitale devant la cour des crimes. La chasse n’a lieu que dans les montagnes, car les vallées et les plaines, presque toutes en rizières, n’offrent aucun gibier qui puisse tenter les chasseurs. Leur fusil est le fusil japonais à pierre, très-lourd et fort peu élégant. Avec cette arme insuffisante, un Coréen même seul, tirera le tigre, quoique cet animal, quand il n’est pas tué sur le coup, s’élance toujours droit sur l’ennemi qui devient alors facilement sa proie. Quand le tigre fait de grands ravages dans un district, le mandarin réunit les chasseurs et organise une battue dans les montagnes voisines, mais presque toujours sans résultat, car, en pareil cas, la peau de l’animal est pour le gouvernement, et le mandarin garde pour lui la prime due aux chasseurs. Ceux-ci préfèrent risquer leur vie en chassant seuls, parce qu’ils ont alors le bénéfice de la peau qu’ils vendent secrètement. Ils mangent la chair qu’ils prétendent être très-succulente. Les os pilés et bouillis servent à faire diverses médecines. On les vend surtout aux Japonais qui les achètent à très-haut prix pour en fabriquer des remèdes secrets.

Les tigres sont excessivement nombreux en Corée, et le chiffre annuel des accidents est très-considérable. Quand le tigre pénètre dans un village dont les maisons sont bien fermées, il ne cesse de tourner pendant des nuits entières autour de quelque masure, et si la faim le presse, il finit par s’y introduire en bondissant sur le toit de chaume, au travers duquel il fait un trou. Le plus souvent, il n’a pas besoin de recourir à cet expédient, car les villageois sont d’une insouciance telle, que, malgré sa présence dans les environs, ils dorment habituellement, pendant l’été, la porte de leurs maisons grande ouverte, et quelquefois même sous des hangars ou en plein champ sans songer à allumer du feu. Peut-être, avec des battues bien suivies, dans la saison propice, réussirait-on à détruire beaucoup de ces animaux, et à refouler le reste dans les grandes chaînes de montagnes qui sont presque inhabitées ; mais chacun ne songe qu’à se débarrasser du péril présent, sans s’inquiéter de l’avenir ni du bien général. On prend quelquefois des tigres au piège, dans des fosses profondes recouvertes de feuillage et de terre, au milieu desquelles est planté un pieu aigu ; mais ce moyen si simple, et sans danger aucun pour le chasseur, n’est que rarement employé. Pendant l’hiver, quand la neige est à demi gelée, assez forte pour résister au pied de l’homme, elle cède encore aux pattes du tigre, qui s’y enfonce jusqu’au ventre et ne peut en sortir. Souvent alors on en tue à coups de sabre ou de lance.

Les chasseurs coréens ne tirent jamais au vol. Ils s’affublent de peaux, de plumes, de paille, etc., et se tapissent dans quelque trou pour tromper les animaux qui viennent à leur portée. Ils savent contrefaire parfaitement les cris des divers oiseaux, particulièrement celui de faisan qui appelle sa femelle, et par là réussissent à prendre beaucoup de ces dernières. Mais leur chasse principale est celle du cerf. Elle n’a lieu qu’au moment où ses bois se développent, c’est-à-dire pendant la cinquième et la sixième lune (juin et juillet), parce qu’alors seulement ces bois se vendent à un prix très-élevé. Les chasseurs au nombre de trois ou quatre au plus, battent les montagnes plusieurs jours de suite, et quand la nuit les force à s’arrêter pendant quelques heures, ils ont un instinct admirable pour retrouver la piste de l’animal, à moins que la terre ne soit trop desséchée. D’ordinaire, ils l’atteignent avant la fin du troisième jour, et le tuent à coups de fusil. Cette chasse, quand elle réussit bien, leur donne de quoi vivre pendant une partie de l’année, et l’on cite des individus qui par ce moyen ont acquis une petite fortune.

Les Coréens sont âpres au gain ; pour se procurer de l’argent, tous les moyens leur sont bons. Ils connaissent très-peu et respectent encore moins la loi morale qui protège la propriété et défend le vol. Néanmoins, les avares sont peu nombreux, et ne se trouvent guère que parmi les riches de la classe moyenne ou les marchands. En ce pays, on appelle riche celui qui a deux ou trois mille francs vaillant. En général, ils sont aussi prodigues qu’avides, et aussitôt qu’ils ont de l’argent, ils le jettent à pleines mains. Ils ne songent alors qu’à mener grand train, bien traiter leurs amis, satisfaire leurs propres caprices ; et quand l’indigence revient, ils la subissent sans trop se plaindre, et attendent que la roue de la fortune en tournant leur ramène de beaux jours. Souvent, l’argent se gagne assez vite, mais il disparaît plus vite encore. On a fait gagner un procès à quelqu’un, on a trouvé une racine de gen-seng, un petit morceau d’or, une veine de cristal, n’importe quoi, on est à flot pour quelques jours, et vogue la galère ! l’avenir s’occupera de l’avenir. De là vient que tant de gens sont toujours sur les routes, cherchant une chance heureuse, espérant rencontrer là-bas ce qui leur manque ici, trouver quelque trésor, découvrir quelque source de richesse non encore exploitée, inventer quelque nouveau moyen de battre monnaie. Dans certaines provinces surtout, la moitié des habitants n’ont pour ainsi dire pas de demeure fixe ; ils émigrent pour échapper à la misère, restent un an ou deux, et émigrent de nouveau, pour recommencer plus tard, cherchant toujours le mieux, et presque toujours rencontrant le pire.

Un autre grand défaut des Coréens, c’est la voracité. Sous ce rapport, il n’y a pas la moindre différence entre les riches et les pauvres, les nobles et les gens du peuple. Beaucoup manger est un honneur, et le grand mérite d’un repas consiste, non dans la qualité, mais dans la quantité des mets fournis aux convives. Aussi cause-t-on très-peu en mangeant, car chaque phrase ferait perdre une ou deux bouchées. Dès l’enfance, on s’applique à donner à l’estomac toute l’élasticité possible. Souvent les mères prenant sur leurs genoux leurs petits enfants, les bourrent de riz ou d’autre nourriture, frappent de temps en temps avec le manche de la cuiller sur le ventre pour voir s’il est suffisamment tendu, et ne s’arrêtent que quand il devient physiquement impossible de les gonfler davantage. Un Coréen est toujours prêt à manger ; il tombe sur tout ce qu’il rencontre et ne dit jamais : c’est assez. Les gens d’une condition aisée ont leurs repas réglés, mais si dans l’intervalle se présente l’occasion d’avaler du vin, des fruits, des pâtisseries, etc., en quelque quantité que ce soit, ils en profitent largement, et l’heure ordinaire du repas venue, se mettent à table avec le même appétit que s’ils avaient jeûné depuis deux jours. La portion ordinaire d’un ouvrier est d’environ un litre de riz, lequel après la cuisson donne une forte écuelle. Mais cela ne suffit pas pour les rassasier, et beaucoup d’entre eux en prennent facilement trois ou quatre portions quand ils le peuvent. Certains individus, dit-on, en absorbent jusqu’à neuf ou dix portions impunément. Quand on tue un bœuf, et que la viande est servie à discrétion, une écuelle bien remplie n’effraye aucun des convives. Dans les maisons décentes, le bœuf ou le chien sont découpés par tranches énormes, et comme chacun a sa petite table à part, on peut se montrer généreux envers tel ou tel convive, tout en ne donnant aux autres que le strict nécessaire. Si l’on offre des fruits, des pêches par exemple ou de petits melons, les plus modérés en prennent jusqu’à vingt ou vingt-cinq, qu’ils font très-rapidement disparaître, sans les peler.

Inutile d’ajouter que les habitants de ce pays sont loin d’absorber chaque jour les quantités de nourriture dont nous venons de parler. Tous sont prêts à le faire, et le font en effet quand ils en trouvent l’occasion, mais ils sont trop pauvres pour la trouver souvent. La viande de bœuf surtout est assez rare. Nous avons dit plus haut qu’un boucher est une espèce de fonctionnaire nommé par le gouvernement, et qui paye un impôt considérable pour avoir le droit exclusif de faire abattre les bœufs. Quelques nobles haut placés se permettent aussi d’avoir des bouchers à eux. C’est un abus que l’on tolère faute de pouvoir l’empêcher. Quelquefois aussi, dans les circonstances extraordinaires, le roi permet d’abattre un bœuf dans chaque village, et alors c’est une fête universelle, et son nom est béni d’un bout à l’autre du royaume.

Un excès en appelle un autre, et l’abus de la nourriture amène naturellement l’abus de la boisson. Aussi l’ivrognerie est-elle en grand honneur dans ce pays, et si un homme boit du vin de riz de manière à perdre la raison, personne ne lui en fait un crime. Un mandarin, un grand dignitaire, un ministre même, peut, sans que cela tire à conséquence, rouler sur le plancher à la fin de son repas. On le laisse cuver son vin tranquillement, et les assistants loin d’être scandalisés de ce dégoûtant spectacle, le félicitent intérieurement d’être assez riche pour pouvoir se procurer un aussi grand plaisir.

Quant à la préparation de la nourriture, les Coréens ne sont nullement difficiles ; tout leur est bon. Le poisson cru, la viande crue, surtout les intestins, passent pour des mets friands, et parmi le peuple, on n’en voit guère sur les tables, car un pareil morceau à peine aperçu est aussitôt dévoré. Les viandes crues se mangent habituellement avec du piment, du poivre ou de la moutarde, mais souvent on se passe de tout assaisonnement. Sur le bord des ruisseaux ou rivières, on rencontre quantité de pêcheurs à la ligne, dont le plus grand nombre sont des nobles sans le sou qui ne veulent pas ou ne peuvent pas travailler pour vivre. À côté d’eux est un petit vase contenant de la poudre de piment délayée, et aussitôt qu’un poisson est pris, ils le saisissent entre deux doigts, le trempent dans cette sauce et l’avalent sans autre cérémonie. Les arêtes ne les effrayent point ; ils les mangent avec le reste, comme ils mangent aussi les os de poulets ou d’autres volatiles afin de ne rien laisser perdre.

Quelques mots, en finissant ce chapitre, sur les différences de caractère entre les habitants des diverses provinces. Ceux des deux provinces du Nord, du Pieng-an particulièrement, sont plus forts, plus sauvages, et plus violents que les autres Coréens. Il y a très-peu de nobles parmi eux, et par suite très-peu de dignitaires. On croit qu’ils sont les ennemis secrets de la dynastie ; aussi le gouvernement, tout en les ménageant, les surveille de près, et redoute toujours de leur part une insurrection qu’il serait très-difficile de vaincre. Les gens du Hoang-haï passent pour avoir l’esprit étroit et borné. On les accuse de beaucoup d’avarice et de mauvaise foi. La population du Kieng-keï, ou province de la capitale, est légère, inconstante, adonnée au luxe et aux plaisirs. C’est elle qui donne le ton au pays tout entier ; c’est à elle surtout que s’applique ce que nous avons dit plus haut de l’ambition, de la rapacité, de la prodigalité, et du faste des Coréens. Les dignitaires, nobles, et lettrés y sont excessivement nombreux. Les gens du Tsiong-tsieng ressemblent de tous points à ceux du Kieng-keï, dont ils ont, à un degré moindre, les vices et les bonnes qualités. Dans la province de Tsien-la on rencontre peu de nobles. Les habitants sont regardés par les autres Coréens comme des gens grossiers, hypocrites, fourbes, ne cherchant que leurs intérêts, et toujours prêts à commettre les plus odieuses trahisons s’ils y trouvent leur profit. La province de Kieng-sang a un caractère à part. Les habitudes y sont beaucoup plus simples, les mœurs moins corrompues, et les vieux usages plus fidèlement conservés. Peu de luxe, peu de folles dépenses ; aussi les petits héritages se transmettent-ils de père en fils, pendant de longues années, dans les mêmes familles. L’étude des lettres y est plus florissante qu’ailleurs, et souvent l’on voit des jeunes gens qui après avoir travaillé aux champs tout le jour, donnent à la lecture le soir et une partie de la nuit. Les femmes de condition ne sont pas enfermées aussi strictement que dans les autres provinces ; elles sortent pendant le jour, accompagnées d’une esclave, et n’ont à craindre aucune insulte ni aucun manque d’égards. C’est dans le Kieng-sang que le bouddhisme ou religion de Fô conserve le plus de sectateurs. Ils sont très-attachés à leurs superstitions et difficiles à convertir ; mais une fois devenus chrétiens, ils demeurent fermes et constants dans la foi. Les nobles, très-nombreux dans cette province, appartiennent presque tous au parti Nam-in, et depuis les dernières révolutions dont nous donnons le détail dans cette histoire, n’ont plus de part aux dignités et emplois publics.