Histoire de l’Église de Corée/Introduction/02

Librairie Victor Palmé (1p. xi-xxiii).

II

Histoire de la Corée. — Son état de vasselage vis-à-vis de la Chine. — Origine des divers partis politiques.


Il est difficile, sinon impossible, de faire une histoire sérieuse et suivie de la Corée, faute de documents. Les différentes histoires coréennes, écrites en langue chinoise, ne sont, au dire de ceux qui ont pu les parcourir, que des compilations indigestes de faits plus ou moins imaginaires, servant de texte à des déclamations emphatiques. Les savants coréens eux-mêmes n’y ajoutent aucune foi, et n’en font jamais un objet d’étude ; ils se bornent à lire l’histoire de la Chine. On rencontre, il est vrai, des abrégés d’histoire en langue coréenne, mais ce ne sont que des recueils d’anecdotes curieuses, vraies ou fausses, arrangées pour l’amusement des dames, et qu’un lettré rougirait d’ouvrir.

Ces différents recueils, d’ailleurs, n’ont trait qu’à l’histoire ancienne du pays, car il est sévèrement défendu de faire ou d’imprimer l’histoire moderne, c’est-à-dire celle des princes de la dynastie actuelle. Voici comment se conservent les documents. Certains dignitaires du palais inscrivent secrètement, et comme ils l’entendent, tout ce qui se passe ; puis on dépose ces écrits cachetés dans quatre coffres conservés dans quatre différentes provinces. Quand la dynastie sera éteinte, et qu’une autre lui aura succédé, on composera l’histoire officielle à l’aide de ces rédactions diverses. Il est d’usage, néanmoins, dans la plupart des grandes familles nobles, de noter sur des registres particuliers les principaux événements, mais avec la précaution de ne jamais manifester ni un jugement ni une opinion sur les actes des ministres ou même des agents subalternes ; autrement l’écrivain risquerait sa tête.

C’est donc principalement à l’aide des livres chinois et japonais que l’on a pu réunir quelques notions un peu certaines sur l’histoire de Corée. Au lieu de fatiguer le lecteur par d’ennuyeuses citations et dissertations, d’ailleurs parfaitement étrangères à notre but, nous donnerons en quelques mots une analyse succincte de ce qu’il importe de savoir[1].

Les premiers missionnaires et voyageurs en Chine croyaient que la langue coréenne n’était qu’un patois de la langue chinoise ; ils en concluaient l’identité d’origine entre les deux peuples. On sait aujourd’hui que les deux langues et les deux peuples diffèrent, et il est certain que les Coréens sont, non pas Chinois, mais Tartares d’origine.

On ne connaît absolument rien de l’histoire de Corée avant le premier siècle de l’ère chrétienne. Alors seulement on trouve les traces de trois États distincts qui se partagent la péninsule : au nord et au nord-est le royaume de Kao-li, à l’ouest celui de Pet-si, au sud-est celui de Sin-la. Un chaos de guerres civiles interminables entre ces États rivaux, des querelles sans cesse renaissantes entre le royaume de Kao-li et la Chine d’une part, entre le royaume de Sin-la et le Japon d’autre part, voilà l’histoire de Corée pendant plus de dix siècles. Ce qui semble évident, c’est que vers la fin de cette période le royaume de Sin-la eut une prépondérance marquée sur les deux autres. En effet, les histoires de Corée donnent le nom de Sin-la à la dynastie qui précéda celle de Kao-li ou Korie. Une autre preuve de cette supériorité, c’est que l’ouest et le nord paraissent avoir presque toujours été, de gré ou de force, sous la suzeraineté de la Chine, tandis que le sud ou royaume de Sin-la, soutint, pendant des siècles, la guerre contre le Japon, avec des alternatives de succès et de revers. Les annales japonaises mentionnent une cinquantaine de traités successifs entre les deux peuples.

Quoi qu’il en soit, c’est vers la fin du onzième siècle, sous Ouang-kien, c’est-à-dire Ouang le fondateur, que les trois royaumes coréens furent définitivement réunis en un seul. Le roi de Kao-li, appuyé par la Chine, conquit les États de Pet-si et de Sin-la, forma une seule monarchie, et en reconnaissance du secours que lui avait donné la dynastie mongole qui s’établissait alors à Péking, reconnut officiellement la suzeraineté de l’empereur. Les historiens chinois donnent de cette révolution une version un peu différente. D’après eux, Tchéou-ouang, le dernier empereur de la dynastie des Yn, prince cruel et débauché, avait disgracié et envoyé en exil son neveu Kei-tsa, dont les remontrances lui étaient désagréables. Ou-ouang ayant renversé Tchéou-ouang et mis fin à la dynastie des Yn, rappela Kei-tsa, le fit roi de Corée, et lui donna pour armée les débris des troupes qui avaient servi son oncle.

Les descendants du fondateur de l’unité coréenne régnèrent pacifiquement pendant plus de trois cents ans. Ce sont ces princes qui, dans les livres et les traditions du pays, sont désignés sous le nom de dynastie Kaoli ou Korie.

Au xive siècle, la chute de la dynastie mongole en Chine entraîna par contre-coup celle de la dynastie vassale en Corée. Tai-tso, que les histoires chinoises nomment Li-tan, protégé par la dynastie Ming qui venait de supplanter les Mongols, s’empara du pouvoir en Corée, l’an 1392, et fonda la dynastie actuelle, dont le nom officiel est Tsi-tsien. Les nouveaux empereurs de Chine profitèrent de cette révolution pour étendre leurs droits de suzeraineté, et c’est alors que fut imposé aux Coréens l’usage de la chronologie et du calendrier chinois. Tai-tso, affermi sur le trône, quitta la ville de Siong-to ou Kai-seng, où avaient résidé ses prédécesseurs, et établit sa capitale à Han-iang (Séoul). Il partagea le pays en huit provinces, et organisa tout le système de gouvernement et d’administration qui se conserve encore aujourd’hui.

Les premiers successeurs de Taï-tso semblent avoir acquis une assez grande puissance, car sous le roi Siong-siong qui occupa le trône de 1506 à 1544, on trouve mentionnée une guerre avec le Japon, à l’occasion de la révolte de Taïma-to (île de Tsou-sima ou Tsou-tsima), et de quelques autres provinces japonaises qui étaient alors tributaires de la Corée. Mais, quelques années plus tard, le Japon prit sa revanche, et Taïko-Sama mit la Corée à deux doigts de sa perte. En 1592, ce prince, aussi grand guerrier qu’habile politique, envoya une armée de deux cent mille hommes en Corée. Son plan était de frayer une voie à l’envahissement de la Chine. En vain les Chinois accoururent au secours des Coréens contre l’ennemi commun, ils furent battus en plusieurs rencontres ; et les trois quarts de la Corée tombèrent au pouvoir des Japonais qui, probablement, seraient demeurés maîtres de tout le pays, si la mort de Taïko-Sama, en 1598, n’avait forcé ses troupes à retourner au Japon en abandonnant leur conquête. En 1615, à la chute de la famille de Taïko-Sama, le chef de la dynastie actuelle du Japon signa définitivement la paix avec les Coréens. Les conditions en étaient très-dures et très-humiliantes pour ces derniers, car ils devaient payer chaque année un tribut de trente peaux humaines. Après quelques années, cet impôt barbare fut changé en une redevance annuelle d’argent, de riz, de toiles, de gen-seng, etc., etc. En outre, les Japonais gardèrent la propriété du port de Fousan-kaï, sur la côte sud-est de la Corée, et ils en sont encore aujourd’hui les maîtres. Ce point important est occupé par une colonie de trois ou quatre cents soldats et ouvriers, qui n’ont aucune relation avec l’intérieur du pays, et ne peuvent faire de commerce avec les Coréens qu’une ou deux fois par mois, pendant quelques heures. Fousan-kaï est sous l’autorité du prince de Tsou-tsima[2]. Jusqu’en 1790, le roi de Corée était obligé d’envoyer une ambassade extraordinaire au Japon pour notifier son avènement, et une autre tous les dix ans pour payer le tribut. Depuis cette époque, les ambassades ne vont qu’à Tsou-tsima, ce qui demande beaucoup moins de pompe et de dépenses.

En 1636, quand la dynastie mandchoue qui règne actuellement en Chine renversa les Ming, le roi de Corée prit parti pour ces derniers. Son pays fut aussitôt envahi par les Mandchoux, et il ne put opposer de résistance sérieuse à l’ennemi qui vint lui dicter des lois dans sa propre capitale. Il y a encore aujourd’hui, près d’une des portes de Han-iang (Séoul), un temple bâti alors en l’honneur du général mandchou qui commandait l’expédition, et le peuple lui rend des honneurs divins. Le traité conclu en 1637, sans aggraver sérieusement les conditions réelles du vasselage de la Corée vis-à-vis de la Chine, rendit cette soumission beaucoup plus humiliante dans la forme. Le roi dut reconnaître à l’empereur, non plus seulement le droit d’investiture, mais l’autorité directe sur sa personne, c’est-à-dire : la relation de maître à sujet (koun-sin).

L’un des articles de cette convention, signée le 30 de la troisième lune de tieng-tsiouk (1637-38), règle ainsi qu’il suit le payement du tribut annuel :

« Chaque année il sera présenté : Cent onces d’or. — Mille onces d’argent. — Dix mille sacs de riz en grain sans la balle. — Deux mille pièces de soie. — Trois cents pièces de mori (espèce de lin). — Dix mille pièces de toile ordinaire. — Quatre cents pièces de toile de chanvre. — Cent pièces de toile de chanvre fin. — Mille rouleaux de vingt feuilles de grand papier. — Mille rouleaux de petit papier. — Deux mille bons couteaux. — Mille cornes de buffle. — Quarante nattes avec dessins. — Deux cents livres de bois de teinture. — Dix boisseaux de poivre. — Cent peaux de tigres. — Cent peaux de cerfs. — Quatre cents peaux de castors. — Deux cents peaux de rats bleus, etc., etc. — Cet envoi commencera à l’automne de l’année kei-mio (1639). »

Le sac de riz dont il est ici question est la charge d’un bœuf, un peu moins de deux hectolitres. Quelques années après le traité, en 1650, l’ambassadeur coréen, dont la fille, emmenée captive par les Mandchoux, était devenue sixième femme de l’empereur, obtint que le tribut en riz fût diminué de neuf mille sacs. Les autres articles du traité fixent en détail toutes les relations entre les deux pays, et sauf quelques modifications insignifiantes sur des points de détail, c’est ce traité qui jusqu’à présent est la loi internationale.

Une ambassade coréenne va chaque année à Péking payer le tribut et recevoir le calendrier. Cette dernière clause est, dans l’idée de ces peuples, d’une importance capitale. En Chine, la fixation du calendrier est un droit impérial, exclusivement réservé à la personne du Fils du Ciel. Différents tribunaux d’astronomes et de mathématiciens sont chargés de le préparer, et, chaque année, l’empereur le promulgue par un édit, muni du grand sceau de l’État, défendant sous peine de mort d’en suivre ou d’en publier un autre. Les grands dignitaires de l’empire vont le recevoir solennellement au palais de Péking ; les mandarins et employés subalternes le reçoivent des gouverneurs ou vice-rois. Recevoir ce calendrier, c’est se déclarer sujet et tributaire de l’empereur : le refuser, c’est se mettre en insurrection ouverte. Jamais les rois de Corée n’ont osé, depuis le traité, se passer du calendrier impérial ; mais pour sauvegarder leur autorité vis-à-vis de leurs propres sujets, et se donner un certain air d’indépendance, ils affectent d’y faire quelques changements, plaçant les longues lunaisons (celles de trente jours) à des intervalles différents, avançant ou retardant les mois intercalaires, etc., de sorte que les Coréens, pour connaître les dates civiles et l’époque des fêtes officielles, sont forcés d’attendre la publication de leur propre calendrier.

De plus, chaque nouveau roi de Corée doit, par une ambassade expresse, demander l’investiture à l’empereur ; il doit rendre compte de tout ce qui concerne sa famille, et des principaux événements qui surviennent dans son royaume. La plupart des ambassadeurs chinois étant, dans la hiérarchie impériale, d’un grade supérieur au roi de Corée, celui-ci doit aller hors de sa capitale pour les recevoir et leur offrir ses humbles salutations, et il doit pour cela prendre une autre porte que celle par où l’ambassadeur fait son entrée. Celui-ci, pendant son séjour, ne sort point du palais qui lui est destiné, et tout ce qui paraît chaque jour sur sa table, vaisselle, argenterie, etc., devient sa propriété, ce qui occasionne au gouvernement coréen d’énormes dépenses. Il paraît aussi que les ambassadeurs coréens n’ont pas le droit de passer par la porte de Pien-men, première ville chinoise sur la frontière, et qu’ils sont obligés de faire un détour. La couleur impériale est interdite au roi de Corée ; il ne peut pas porter une couronne semblable à celle de l’empereur ; tous les actes civils doivent se dater des années de l’empereur ; et quand quelque chose de grave arrive à Péking, le roi doit envoyer par une ambassade extraordinaire, ses félicitations ou ses condoléances, selon les cas. Le traité porte aussi que le gouvernement coréen n’a pas le droit de battre monnaie, mais cet article n’est plus observé.

On trouve dans Duhalde un exemple curieux des rapports officiels entre les deux cours : c’est le placet présenté à l’empereur Kang-hi, en 1694, par un des princes de la dynastie Ni. Il est conçu en ces termes :

« Le royaume de Tchao-sien présente ce placet, dans la vue de mettre l’ordre dans sa famille, et pour faire entendre les désirs du peuple.

« Moi, votre sujet, je suis un homme dont la destinée est peu fortunée : j’ai été longtemps sans avoir de successeur ; enfin j’ai eu un enfant mâle d’une concubine. Sa naissance m’a causé une joie incroyable : j’ai pris aussitôt pour reine la mère qui l’avait engendré ; mais j’ai fait en cela une faute, qui est la source de plusieurs soupçons. J’obligeai la reine Min-chi, mon épouse, à se retirer dans une maison particulière, et je fis ma seconde femme, Tchang-chi, reine en sa place. J’informai alors en détail Votre Majesté de cette affaire. Maintenant je fais réflexion que Min-chi a reçu les patentes de création de Votre Majesté, qu’elle a gouverné ma maison, qu’elle m’a aidé aux sacrifices, qu’elle a servi la reine ma bisaïeule et la reine ma mère ; qu’elle a porté le deuil de trois ans avec moi. Suivant les lois de la nature et de l’équité, je devais la traiter avec honneur ; mais je me suis laissé emporter à mon imprudence. Après que la chose fut faite, j’en eus un extrême regret. Maintenant pour me conformer aux désirs des peuples de mon royaume, j’ai dessein de rendre à Min-chi la dignité de reine, et de remettre Tchang-chi au rang de concubine. Par ce moyen, le gouvernement de la famille sera dans l’ordre, et le fondement des bonnes mœurs et de la conversion de tout un État, sera rectifié.

« Moi, votre sujet, quoique je déshonore par mon ignorance et ma stupidité le titre que j’ai hérité de mes ancêtres, il y a pourtant vingt ans que je sers Votre Majesté suprême, et je dois tout ce que je suis à ses bienfaits, qui me couvrent et me protègent comme le Ciel. Il n’y a aucune affaire domestique ou publique, de quelque nature qu’elle soit, que j’ose lui cacher. C’est ce qui me donne la hardiesse d’importuner deux et trois fois Votre Majesté sur cette affaire. À la vérité je suis honteux de passer ainsi les bornes du devoir ; mais comme c’est une affaire qui touche l’ordre qui doit se garder dans la famille, et qu’il s’agit de faire entendre les désirs du peuple, la raison veut que je le fasse savoir avec respect à Votre Majesté. »

L’empereur répondit à ce placet par l’édit suivant :

« Que la cour à qui il appartient, délibère et m’avertisse. »

La cour dont il est question est celle des rites. Elle jugea qu’on devait accorder au roi sa demande, ce qui fut ratifié par l’empereur. On envoya des officiers de Sa Majesté pour porter à la reine de nouvelles lettres de création, des habits magnifiques, et tout ce qu’il fallait pour remplir les formalités accoutumées.

L’année suivante le roi envoya un autre placet à Kang-hi. L’empereur l’ayant lu, porta cet édit :

« J’ai vu le compliment du roi : je le sais. Que la cour à qui il appartient le sache : les termes de ce placet ne sont pas convenables ; on y manque au respect. J’ordonne qu’on examine et qu’on m’avertisse. »

Sur cet ordre, le li-pou ou cour des rites condamna le roi de Corée à une amende de dix mille onces chinoises d’argent, et à être privé pendant trois ans des présents que lui fait l’empereur en échange du tribut annuel[3].

Les pièces que l’on vient de lire, et d’autres analogues que l’on verra dans cette histoire, montrent que la suzeraineté de la Chine sur la Corée est très-réelle. On comprend que suivant les circonstances, suivant le caractère respectif des souverains de chaque pays, les liens de subordination sont plus ou moins resserrés ou relâchés, mais ils existent toujours.

Au reste, les empereurs chinois, en habiles politiques, ménagent les ressources et les susceptibilités du gouvernement coréen. Ils reçoivent les tributs mentionnés plus haut, mais ils font en échange des présents annuels aux ambassadeurs coréens et aux gens de leur suite ; ils envoient à chaque nouveau roi un manteau royal et des ornements de prix. De même, ils ont le droit de demander à la Corée des subventions en vivres, munitions et soldats, mais ils n’en usent presque jamais, et surtout, quoiqu’ils le puissent à la rigueur d’après la lettre des traités, ils ne se mêlent en rien de l’administration intérieure du royaume. La dynastie des Ouang (mongole) intervint autrefois à diverses reprises, pour faire ou défaire les rois de Corée, et à cause de cela son souvenir est exécré dans le pays. Les Ming, plus sages, traitèrent les Coréens en alliés, plutôt qu’en vassaux ; ils envoyèrent une armée au secours du roi de Corée lors de la grande invasion japonaise, et aujourd’hui encore l’affection et la reconnaissance du peuple coréen leur est acquise, à ce point que l’on conserve précieusement divers usages contemporains de cette dynastie, quoiqu’ils aient été abolis en Chine par les empereurs mandchoux. Ces derniers ne sont pas aimés en Corée, et sur les registres des particuliers, on ne date point les événements des années de leur règne. Néanmoins, leur joug n’est pas très-lourd, et la pensée de le secouer ne vient à la tête de personne. On croit généralement en Corée, qu’un des articles du traité de 1637 prévoit le cas où les Mandchoux, perdant la Chine, seraient forcés de se retirer dans leur propre pays. La Corée devrait alors, dit-on, leur fournir trois mille bœufs, trois mille chevaux, leur payer une somme énorme en argent, et enfin leur envoyer trois mille jeunes filles de choix. On prétend que, s’il y a toujours en Corée tant de filles esclaves des diverses préfectures, c’est pour que le gouvernement puisse, au besoin, accomplir cette clause du traité. Mais les missionnaires n’ont jamais pu découvrir de document officiel à ce sujet.

Depuis 1636, la Corée n’a eu de guerres ni avec le Japon, ni avec la Chine. Ce peuple a eu le bon sens de ne point renouveler des luttes trop inégales, et afin de ne point tenter l’ambition de ses puissants voisins, il a toujours affecté de se faire aussi petit que possible, et de mettre toujours en avant sa faiblesse et la pauvreté du pays et du peuple. De là, la défense d’exploiter les mines d’or et d’argent, les lois somptuaires fréquemment renouvelées, qui maintiennent dans d’étroites limites le luxe et le faste des grands. De là aussi, l’interdiction à peu près absolue de communiquer avec les étrangers. Par ce moyen la paix s’est conservée, et l’histoire des derniers siècles ne nous offre d’autres événements que des intrigues de palais, qui, une ou deux fois, réussirent à remplacer un roi par quelqu’autre prince de la même famille, et le plus souvent n’aboutirent qu’à l’exécution capitale des conspirateurs et de leurs complices vrais ou supposés. Du reste, pas un changement, pas une amélioration sérieuse. Ce que nous appelons vie politique, progrès, révolutions, n’existe pas en Corée. Le peuple n’est rien, ne se mêle de rien. Les nobles, qui seuls ont en main le pouvoir, ne s’occupent du peuple que pour le pressurer et en tirer le plus d’argent possible. Ils sont eux-mêmes divisés en plusieurs partis qui se poursuivent réciproquement avec une haine acharnée, mais leurs divisions n’ont nullement pour cause ou pour mot d’ordre des principes différents de politique et d’administration ; ils ne se disputent que les dignités, et l’influence dans les affaires. Depuis bientôt trois siècles l’histoire de Corée n’est que le récit monotone de leurs luttes sanglantes et stériles.

Voici, d’après quelques documents coréens et les traditions universellement répandues dans le pays, l’origine de ces différents partis.

Sous le règne du Sieng-tsong (1567 à 1592), une dispute s’éleva entre deux nobles des plus puissants du royaume, à l’occasion d’une grande dignité confiée à l’un d’eux, et à laquelle l’autre prétendait avoir des droits. Les familles, les amis et dépendants des deux compétiteurs prirent part à la querelle ; le roi, par prudence, ménagea les uns et les autres, et ils restèrent divisés sous les noms de Tong-in (orientaux) et Sié-in (occidentaux). Quelques années plus tard, une cause aussi futile amena la formation de deux autres partis, que l’on appela Nam-in (méridionaux) et Pouk-in (septentrionaux). Bientôt les orientaux se joignirent aux méridionaux et ne formèrent qu’un seul parti sous le nom de ces derniers : Nam-in. Les septentrionaux très-nombreux se divisèrent d’abord entre eux, et formèrent les Tai-pouk et Sio-pouk, c’est-à-dire grands et petits septentrionaux. Les Tai-pouk s’étant mêlés à des conspirations contre le roi furent presque tous mis ta mort, et ce qui restait ne tarda pas à se réunir aux Sio-pouk, de sorte qu’à l’avènement de Siouk-tsong, en 1674, il restait trois partis bien marqués, savoir les Sié-in (occidentaux), les Nam-in (méridionaux), et les Sio-pouk (petits septentrionaux).

Pendant le règne de Siouk-tsong, un incident ridicule amena de nouveaux changements. Un jeune noble Sié-in, nommé Ioun, avait pour précepteur un lettré de grande réputation appelé O-nam. Le père de Ioun étant mort, celui-ci prépara une épitaphe, mais le précepteur en proposa une autre. On ne put se mettre d’accord ; chaque rédaction eut ses partisans, et on s’échauffa si bien que le parti Sié-in fut scindé en deux nouveaux partis, celui de Ioun sous le nom de Sio-ron, celui de O-nam sous celui de No-ron.

Telle est l’origine des quatre partis qui, de nos jours encore, existent en Corée. Tous les nobles appartiennent nécessairement à l’une de ces factions, dont l’unique souci est de s’emparer des dignités et d’en fermer l’accès à leurs ennemis. De là, des discordes continuelles, des luttes qui le plus souvent se terminent par la mort des principaux chefs du parti vaincu ; non point que l’on ait ordinairement recours aux armes où à l’assassinat, mais ceux qui parviennent à supplanter leurs rivaux forcent le roi à les condamner à mort, ou tout au moins à l’exil perpétuel. Dans les temps de calme, le parti dominant, tout en gardant pour lui-même avec une précaution jalouse les positions influentes, laisse partager les charges et emplois ordinaires aux nobles de l’autre parti, afin d’éviter une opposition trop violente ; mais on ne se rapproche jamais, et le gouvernement tolère que les membres de factions opposées ne se parlent point, même quand l’accomplissement de leurs fonctions administratives semble l’exiger.

Ces haines sont héréditaires ; le père les transmet à son fils, et l’on n’a pas d’exemple qu’une famille ou un individu ait changé de parti, surtout entre les Nam-in et les No-ron, qui ont toujours été les plus nombreux, les plus puissants et les plus acharnés. On n’a jamais non plus entendu parler de mariages entre les familles de camps opposés. Le noble qui par l’intrigue d’un ennemi perd sa dignité ou sa vie, laisse à ses descendants le soin de sa vengeance. Souvent il leur en remet un gage extérieur ; par exemple, il donnera à son fils un habit avec ordre de ne point le dépouiller avant de l’avoir vengé. Celui-ci le portera sans cesse et, s’il meurt avant d’avoir réussi, le transmettra son tour à ses enfants avec la même condition. Il n’est pas rare de voir des nobles vêtus de ces haillons qui, depuis deux ou trois générations, leur rappellent nuit et jour qu’une dette de sang leur reste à payer pour apaiser les âmes de leurs ancêtres.

En Corée, ne pas venger son père, c’est le renier ; c’est prouver qu’on est illégitime et qu’on n’a aucun droit de porter son nom ; c’est violer dans son point fondamental la religion du pays qui ne consiste guère que dans le culte des ancêtres. Si le père a été mis à mort légalement, il faut que son ennemi ou le fils de son ennemi ait le même sort ; si le père a été exilé, il faut que son ennemi soit exilé ; s’il a été assassiné, il faut que son ennemi soit assassiné, et, en pareil cas, l’impunité à peu près complète est assurée au coupable, car il a pour lui le sentiment religieux et national du pays.

Le moyen le plus ordinairement employé par les factions rivales, c’est de s’accuser de conjuration contre la vie du roi. On multiplie les pétitions, les faux témoignages ; on corrompt les ministres à force d’argent. Si, comme il arrive souvent, les premiers pétitionnaires sont incarcérés, battus, condamnés à d’énormes amendes ou exilés, on se cotise pour payer les frais, et l’on fait de nouvelles tentatives qui, grâce à la vénalité des hauts fonctionnaires et à la faiblesse du roi, finissent par réussir. Alors ceux du parti vainqueur font curée des places et des dignités ; ils usent et abusent du pouvoir pour s’enrichir eux-mêmes, ruiner et persécuter leurs ennemis, jusqu’à ce que ceux-ci trouvent l’occasion favorable de les supplanter à leur tour.

Les différents partis mentionnés plus haut se sont encore subdivisés en deux couleurs ou plutôt deux nuances. Voici à quelle occasion :

Le roi qui occupait le trône de Corée en 1720, n’avait pas de fils pour lui succéder. La division se mit parmi les grands du royaume ; les uns voulaient faire proclamer immédiatement Ieng-tsong, frère du roi, prince habile et cruel ; les autres préféraient attendre, espérant toujours que le roi ne mourrait pas sans postérité. On nomma les premiers Piek ou Piek-pai, les seconds Si ou Si-pai. Les Piek envoyèrent secrètement à Péking pour obtenir l’investiture en faveur de Ieng-tsong ; mais les Si, avertis à temps, poursuivirent les émissaires qui furent rejoints sur le territoire coréen et décapités. Cependant le vieux roi mourut sans laisser d’enfant, et Ieng-tsong monta sur le trône en 1724. La voix publique l’accusait, non sans raison, de s’être frayé un chemin au pouvoir par un double crime, d’avoir empêché par diverses médecines que son frère n’eût des descendants, puis de l’avoir empoisonné. Exaspéré par ces rumeurs et appuyé par les Piek, le nouveau roi, à peine couronné, fit périr un grand nombre de Si, qu’il savait être ses ennemis. Quelques années après, son fils aîné étant mort en bas âge, il déclara son second fils nommé Sa-to héritier du trône, et l’associa au gouvernement. Ce jeune prince, que tous s’accordent à représenter comme un homme accompli, engageait souvent son père à oublier ses rancunes passées contre les Si, à proclamer une amnistie générale, et à tenter franchement une politique de réconciliation. Ieng-tsong, irrité de ces reproches et poussé par les Piek, résolut de mettre son fils à mort. On fabriqua un grand coffre en bois, où Sa-to reçut l’ordre de se coucher tout vivant, puis on ferma ce cercueil, on le scella du sceau royal, on le couvrit d’herbes, et après quelques heures le jeune prince mourut étouffé.

Sa mort augmenta l’exaspération entre les Si, ses partisans, et les Piek qui l’avaient fait condamner au supplice, et la querelle dure encore. Les Si voudraient que Sa-to, ayant été proclamé prince héritier et associé à l’administration des affaires de l’État, soit mis au nombre des rois. Les Piek s’y sont toujours opposés, et jusqu’à présent, ils ont réussi à empêcher cette réhabilitation posthume. La distinction entre Si et Piek ne se retrouve guère que parmi les deux partis les plus considérables, les Nam-in et les No-ron. Chacun s’associe à telle ou telle couleur suivant son inclination personnelle, et souvent il arrive que le père est Piek tandis que le fils est Si, ou que deux frères sont de couleur différente. Ces nuances politiques n’empêchent nullement les mariages entre les familles, et c’est en ceci surtout que les Si et les Piek diffèrent des partis politiques proprement dits, que nous avons indiqués plus haut. En général, les personnes remuantes et ambitieuses se mettent du parti des Piek, tandis que les Si se sont toujours montrés plus modérés et plus portés à la conciliation.

Quand la religion chrétienne fut introduite en Corée à la fin du siècle dernier, la plupart des nobles qui se convertirent d’abord étaient des Si, et appartenaient au parti Nam-in ; il n’en fallut pas davantage pour ameuter contre elle les Piek et les No-ron, et nous verrons dans cette histoire, que ces haines politiques furent pour beaucoup dans les premières persécutions. Le parti Nam-in, extrêmement puissant jusqu’en 1801, ne put soutenir le choc ; il fut totalement renversé, la plupart de ses chefs périrent, et aujourd’hui les No-ron, en pleine possession du pouvoir, n’ont plus à redouter de compétiteurs sérieux. Les Sio-ron, parti nombreux mais souple et complaisant, obtiennent un assez grand nombre de dignités. On en accorde quelques-unes, mais avec réserve, aux Nam-in et aux Sio-pouk. Ces derniers, du reste, sont en petit nombre et n’ont point d’influence dans le pays.

Voici comment une caricature coréenne représente cet état de choses. Le No-ron richement vêtu est assis à une table somptueusement servie, et savoure à son aise les meilleurs morceaux. Le Sio-ron assis à côté, mais un peu en arrière, fait gracieusement l’office de serviteur, et pour prix de son obséquiosité reçoit une partie des mets. Le Sio-pouk, sachant que le festin n’est pas pour lui, est assis beaucoup plus loin d’un air grave et calme ; il aura quelques restes quand les autres seront rassasiés. Enfin le Nam-in, couvert de haillons, se tient debout derrière le No-ron dont il n’est pas aperçu ; il se dépite, grince des dents, et montre le poing, comme un homme qui se promet une vengeance éclatante. Cette caricature, publiée il y a vingt ou trente ans, donne une idée très-exacte de la position respective des partis à l’époque actuelle.

  1. Ceux qui voudraient étudier à fond la question n’ont qu’à consulter, entre autres ouvrages, Archiv zur Beschreibung von Japan, par M. de Siebold.
  2. La possession de Fousan-kaï par les Japonais est un témoignage permanent de la défaite des Coréens, et leur orgueil national en est vivement blessé. Aussi, leurs histoires ont-elles grand soin de passer sous silence les faits dont nous venons de parler et de les remplacer par des légendes ridicules. Voici, par exemple, comment les notes explicatives d’une carte coréenne rendent compte de la présence des étrangers sur le sol de la Corée.

    « Séjour des barbares, habitants de Taïma-to, à Tsieu-lieng (petite île à deux ou trois lieues sud-est de Fousan-kai).

    « Lorsque Siei-tsong-tsio régnait, plusieurs barbares de Taïma-to quittèrent cette île et vinrent s’établir sur les côtes de Corée, dans trois petits ports, appelés ports de Pou-san, d’Ieum et de Tsiei, et ils ne tardèrent pas à y devenir nombreux. Il y avait cinq ans que Tsou-tsong était roi, lorsque les barbares de Pou-san et d’Ieum excitèrent des troubles, et pendant une nuit ils détruisirent les murailles de la ville de Pou-san dont ils tuèrent aussi le mandarin Ni Ou-tsa. Battus par les troupes de l’État, ils ne purent continuer à vivre dans ces ports, et se retirèrent dans l’intérieur du pays. Cependant, peu après, ayant demandé pardon de leur faute, ils obtinrent de venir s’y établir de nouveau. Ce ne fut que pour quelque temps, car, un peu avant l’année im-tsin (1592), ils retournèrent tous à Taïma-to leur patrie. En l’année keï-haï (1599), le roi Sieun-tsio eut des communications avec les barbares de Taïma-to. Il arriva qu’il les appela aux lieux qu’ils avaient quittés sur les côtes de Corée, leur bâtit des maisons, les traita avec bienveillance, établit à cause d’eux un marché qui avait lieu chaque cinq jours à partir du troisième jour de chaque mois, et même quand ils avaient une plus grande quantité de marchandises, il permettait de tenir les marchés plus souvent encore. »

  3. Duhalde, Description de l’empire de la Chine, t. III.