Histoire de l’École d’Alexandrie
Aucun genre de grandeur n’a manqué à l’école d’Alexandrie ; le génie, la puissance, la durée, ont consacré son souvenir. Ranimant, à une époque de décadence, la fécondité d’une civilisation vieillie, elle a suscité toute une famille de grands esprits, de nobles caractères ; Plotin, son vrai fondateur, a fait revivre Platon ; Proclus a donné à Athènes un autre Aristote. Déjà si grande dans l’ordre de la pensée, elle a eu la noble ambition de gouverner les affaires humaines ; avec Julien, elle a été la maîtresse du monde. Durant trois siècles, elle a tenu en échec la plus grande puissance qui jamais ait paru parmi les hommes, le christianisme, et si elle a succombé, c’est en entraînant dans sa chute la civilisation dont elle était le dernier rempart.
Avant de devenir une grande école de philosophie et une puissance politique et religieuse, Alexandrie avait été un brillant foyer littéraire et scientifique, et comme une seconde Athènes. Avant de produire les Longin, les Origène, les Porphyre, elle avait donné à la poésie Callimaque et Apollonius, à l’histoire Duris de Samos et Manéthon, aux sciences médicales Hérophile, Érasistrate, Dioscoride, aux mathématiques Euclide, à l’astronomie Sosigène, à l’érudition enfin toute une génération de grands critiques, un Ératosthènes, un Zénodote, un Aristarque. C’est dans ce centre des lettres, des sciences et des arts, où la Grèce, Rome, Pergame et l’Égypte venaient à l’envi répandre et mêler leurs trésors, que se forma peu à peu cette doctrine philosophique qui, dans un vaste et puissant éclectisme, devait réunir toutes les pensées, toutes les croyances, toutes les traditions, toutes les gloires du passé pour les opposer à l’esprit nouveau.
L’éclectisme d’Alexandrie n’exclut pas une originalité profonde. Il a pour base le platonisme, mais il y assimile avec puissance une foule d’autres élémens, et présente au monde un panthéisme mystique que la pensée grecque n’avait pas connu. À la Trinité chrétienne, il oppose la sienne ; au principe de la création, celui de l’émanation. Il a son Verbe, son médiateur, ses légions d’anges et de démons ; il a sa théorie de la grace et de la prière, ses pratiques de mortification et de pénitence, son culte épuré et rajeuni, ses prophètes, ses inspirés, ses miracles ; il a des docteurs et des prêtres, des prédicateurs et des martyrs. Spectacle unique dans les annales du monde ! À côté du Musée d’Alexandrie grandit et s’élève le Didascalée des chrétiens. Dans la même cité, le Juif Philon et le pyrrhonien Œnésidème fondent leurs écoles. Saint Pantène, Ammonius Saccas, vont y venir. Bientôt Lucien la traversera au moment où y enseigne Clément d’Alexandrie. Après Plotin, nous y trouverons Arius et Athanase. Le scepticisme grec, le judaïsme, le platonisme et la religion du Christ y auront des interprètes non loin du temple de Sérapis.
Mais ce qui fait à nos yeux le plus puissant intérêt de cette curieuse époque, ce sont les surprenantes analogies qui la rapprochent de la nôtre. Loin de nous la pensée d’assimiler en aucune façon la religion de la Grèce et de Rome avec le christianisme ; mais, quelle que soit la supériorité de la religion la plus sainte et la plus pure qui fut jamais, et quoi qu’on puisse penser de l’éternité promise à l’église, personne ne contestera que, depuis trois siècles, son unité n’ait été profondément ébranlée, et que de graves symptômes de dissolution et de décadence n’éclatent de toutes parts. À Dieu ne plaise aussi que nous voulions prédire à la philosophie de notre temps les tristes destinées de l’école d’Alexandrie ! Non, nous sommes profondément convaincu que l’avenir appartient à la philosophie du XIXe siècle ; mais les plus légitimes espérances ne doivent pas nous fermer les yeux sur les réalités du temps présent. Ne semble-t-il pas que la philosophie européenne, comme la philosophie grecque au temps d’Ammonius et de Plotin, soit en quelque sorte épuisée par sa fécondité, et qu’elle succombe sous le poids de ses propres fruits ? Ne la sentons-nous pas profondément atteinte par les coups que le scepticisme du XVIIIe siècle lui a portés ? Et comme la philosophie ancienne avait eu son demi-scepticisme, conciliable avec les besoins de la vie et une certaine sagesse, dans les Arcésilas et les Cicéron, son scepticisme radical et métaphysique dans les Pyrrhon et les Agrippa, son scepticisme ironique et railleur dans Lucien, ne retrouvons-nous pas dans Bayle, dans David Hume, dans Voltaire, des formes analogues du scepticisme renaissant ? Ne rencontrons-nous pas autour de nous ces brillans et ingénieux académiciens, ces douteurs systématiques et obstinés, et la cohorte pour long-temps nombreuse des enfans dégénérés de l’auteur de Candide ?
Dans cet état d’universelle défaillance, les esprits les plus fermes reculent devant la responsabilité d’une doctrine nouvelle. Autant à d’autres époques l’on cherche la grande originalité, autant elle fait peur aujourd’hui. Même quand ils inventent, nos philosophes mettent leurs nouveautés sous la protection des grands souvenirs. Ammonius et Plotin ne voulaient être que les disciples de Platon, nous ne voulons être que ceux de Descartes.
Si Descartes en effet, si Malebranche et Leibnitz n’ont bâti que de fragiles systèmes que le souffle du temps a emportés sans retour, pourquoi recommencer après eux une carrière où ils se sont égarés et perdus ? Comment ne pas désespérer, après tant de philosophies impuissantes, de la philosophie elle-même ? Mais non, tout n’a pas péri dans le naufrage de ces grands systèmes. La vérité n’est pas à découvrir tout entière ; elle est déjà dans le passé ; il suffit de savoir l’y reconnaître et de la recueillir. C’est sur la foi de ces pensées que nous entreprenons de réconcilier Descartes et Bacon, Leibnitz et Locke, comme autrefois Plotin et Proclus réconciliaient Platon avec Aristote. C’est ainsi que nous sommes plus historiens qu’inventeurs, plus érudits que philosophes, impartiaux, tolérans, conciliateurs, un peu indifférens, en un mot éclectiques.
Si ces traits de ressemblance ne sont point chimériques, n’avons-nous pas, au XIXe siècle, quelques leçons à demander à l’histoire de l’école d’Alexandrie ? Cette généreuse et noble école a entrepris deux grands desseins : s’allier avec l’antique religion contre l’esprit nouveau ; être à la fois une école de philosophie et une église. L’école d’Alexandrie a échoué dans ces deux entreprises. Reniée par le paganisme qu’elle altérait en le voulant transformer, elle a été vaincue par l’esprit nouveau et a péri avec la religion et la philosophie helléniques. De nos jours aussi, nous voyons reparaître ces tentatives où Porphyre, où Jamblique, où Julien, ont échoué. Tandis que des esprits étroits ou frivoles continuent contre le christianisme et contre toute religion une guerre insensée, rêvant je ne sais quelle religion de la nature ; tandis qu’un parti non moins aveugle dans ses desseins, non moins violent dans ses implacables haines, s’acharne à la destruction de toute libre philosophie, les esprits plus sages ou plus généreux se partagent en deux directions contraires : les uns nous proposent un mélange impossible de la philosophie avec le christianisme, les autres courent hardiment après la chimère d’une religion nouvelle. Sur des entreprises analogues, l’histoire a prononcé une fois. Écoutons et méditons ses arrêts, et, tout en comprenant la différence des temps passés et des temps nouveaux, faisons servir l’étude approfondie des siècles qui ne sont plus à l’utilité du nôtre. C’est l’œil toujours fixé sur ce but que nous allons introduire nos lecteurs dans l’histoire de l’école d’Alexandrie.
L’école d’Alexandrie était profondément inconnue en France il y a vingt-cinq ans. Qui s’intéressait alors à l’histoire de la philosophie ? Qui lisait Platon et Aristote, saint Anselme et Gerson, Bruno ou Campanella ? Descartes et Leibnitz étaient les anciens. En lisant Spinoza, on eût craint de se jeter dans l’érudition et d’être taxé de pédanterie. Aux uns, Condillac suffisait pleinement ; aux autres, Reid. Aussi, lorsqu’en 1819, M. Cousin annonça qu’il allait publier les manuscrits inédits de Proclus, il n’y eut qu’un cri parmi ses amis contre une entreprise aussi ingrate, aussi stérile, aussi insensée. C’était quitter la philosophie pour une vaine et laborieuse érudition, c’était déserter les problèmes eux-mêmes pour leur histoire, c’était jeter l’esprit moderne dans une fausse voie. M. Cousin laissa dire ses amis. La publication de Proclus se rattachait à ses yeux à un grand dessein ; il voulait renouer la chaîne des traditions que le XVIIIe siècle avait rompue. Il voulait donner à la philosophie de notre temps une base large et puissante dans les travaux accumulés du passé. En proposant à ceux qui l’entouraient cette vaste et pénible tâche, M. Cousin ne se ménageait pas : il éditait Proclus, traduisait Platon, restituait Xénophane, débrouillait Eunape et Olympiodore et méditait d’avance la scholastique et Abailard. Aujourd’hui que ces travaux en ont suscité tant d’autres d’un si grand prix, et que la plupart des monumens de la pensée humaine, dans l’antiquité, le moyen-âge et les temps modernes ont été explorés, déchiffrés, approfondis, nous pouvons juger de la grandeur et de l’utilité de l’entreprise, et payer un juste tribut de reconnaissance à celui qui l’a conçue et qui a tant fait pour l’accomplir.
L’ouvrage de M. Jules Simon sur l’histoire de l’école d’Alexandrie est le plus récent résultat et à coup sûr un des plus remarquables de ce grand mouvement historique. De toutes les écoles de l’antiquité, celle-là avait été la plus négligée. Depuis les premiers travaux de M. Cousin, un livre, savant, utile, il est vrai, mais où la philosophie avait peu de place, celui de M. Matter, et un mémoire excellent de M. Berger sur la doctrine de Proclus, voilà tout ce qu’avait à son service un historien d’Alexandrie. Je ne parle pas de quelques publications récentes sorties du clergé : elles sont au-dessous de l’examen.
L’Allemagne, si riche sur d’autres parties de l’antiquité, ne pouvait être ici d’un grand secours. Brucker, Tiedemann, Tennemann lui-même, n’ont pas compris la grandeur d’Alexandrie. Ritter l’a souvent défigurée. Hegel seul, historien souvent chimérique, médiocrement érudit, mais doué au plus haut degré du sentiment du grand et de ce coup d’œil rapide et profond qui le découvre dans les plus obscurs monumens, a supérieurement jugé la philosophie alexandrine. Comprendre le panthéisme de Plotin, c’était se souvenir de lui-même.
C’est d’une plume française que sortira une histoire vraiment complète de l’école d’Alexandrie. Depuis cinq années, M. Jules Simon l’a prise pour sujet de ses leçons à la Sorbonne : aujourd’hui, il donne au public le fruit de ses solides et fécondes études et nous montre une partie déjà imposante du monument qu’il veut élever à l’honneur de cette grande école[2].
Dans une préface trop courte à notre gré, mais riche d’aperçus métaphysiques, M. Jules Simon caractérise et apprécie en général l’école d’Alexandrie. Puis il se donne tout entier au principal objet de son ouvrage, et s’attache à nous faire connaître, dans tous ses replis, la métaphysique alexandrine, depuis ses principes les plus abstraits jusqu’à ses dernières conséquences. Cette vaste exposition qui n’avait jamais été faite, et où se déploient avec éclat une intelligence philosophique et un talent de style de l’ordre le plus élevé, nous dévoile un système d’une grandeur et d’une originalité inattendues, et sans lequel il est impossible de se rendre un compte sévère du rôle qu’Alexandrie a joué dans le monde, des luttes mémorables qu’elle a soutenues contre l’église naissante, de l’influence qu’elle a exercée sur les développemens du christianisme, enfin, des causes profondes qui, après l’avoir élevée si haut, ont amené sa décadence et ses revers. Avant donc d’examiner ces hautes et périlleuses questions que M. Jules Simon a aussi touchées avec un rare talent, quoiqu’il n’ait pu encore que les effleurer, cherchons avec lui à déterminer les caractères, à constater les origines, à éclaircir les principes de la philosophie alexandrine. Comme lui, n’ayons pas peur de la métaphysique. Pour les esprits frivoles, elle obscurcit toutes les questions ; mais c’est elle au fond qui les éclaire.
L’école d’Alexandrie a été fondée par Ammonius Saccas, vers la fin du second siècle de l’ère chrétienne. Esquissons rapidement l’état du monde civilisé à cette époque. Si l’on regarde à la surface, rien de plus régulier, de plus imposant que cette immense réunion de peuples divers sur lesquels Rome, après huit siècles de luttes et de victoires, avait étendu le niveau d’une administration uniforme, partout puissante et partout respectée ; mais pour qui pénètre jusqu’aux sources mêmes où s’alimente la vie des peuples, la scène change, et l’apparente régularité de ce monde que Rome a soumis ne couvre que désordres et que ruines.
L’antique religion d’Orphée, d’Homère et d’Hésiode avait perdu tout prestige. Le sacerdoce dégénéré n’avait plus le sens de cette ingénieuse et profonde mythologie des anciens jours. Marque décisive de la décadence d’une religion ! la philosophie, dès le IVe siècle avant Jésus-Christ, au lieu d’attaquer le paganisme, le protège contre l’excès et la brutalité d’un scepticisme frivole : elle s’applique à retrouver sous la lettre des croyances antiques l’esprit qui autrefois les vivifia. Platon se complaît à encadrer ses plus beaux dialogues dans un de ces poétiques récits que lui livre la tradition religieuse ; Aristote, interprétant avec une philosophie indulgente la religion ionienne, prononce cette parole célèbre, bien altière dans sa haute modération : Le philosophe est l’ami des mythes, Φιλόσοφος φιλόμυθος[3].
Après s’être substituée par degrés à la religion dans le gouvernement des intelligences, après avoir enfanté avec une admirable fécondité les plus magnifiques systèmes, la philosophie à son tour avait épuisé sa vitalité. Un seul fait caractérisera sa décadence : la seule école qui fût debout au premier siècle de l’ère chrétienne, c’était celle de Pyrrhon, reconstituée par Œnésidème.
Ce fut alors que, pour le salut du monde, un esprit nouveau commença de se faire sentir et de pénétrer dans les ames. Durant les deux premiers siècles de notre ère, cet esprit se manifeste confusément encore par un certain nombre d’écoles particulières, qui bientôt disparaissent et s’éclipsent, perdues en quelque sorte dans l’éclat de deux grandes rivales, la religion chrétienne et l’école d’Alexandrie. Ici, l’esprit nouveau éclate avec puissance, et se constitue au travers d’une lutte de trois siècles dont le résultat est le triomphe définitif et l’établissement universel du christianisme.
Cette lutte était inévitable. L’école d’Alexandrie et la religion chrétienne cherchaient l’une et l’autre à s’approprier à l’esprit nouveau, mais d’une manière différente : la première en s’associant au passé, la seconde en rompant avec lui. Du reste, leurs directions générales étaient les mêmes : mysticisme, surnaturalisme, éclectisme, fusion de l’esprit grec et de l’esprit oriental, toutes ces tendances encore vagues ou exclusives dans l’école de Philon le Juif, dans celle de Numénius, chez les néo-platoniciens, les néo-pythagoriciens, les kabbalistes, les gnostiques, nous les retrouvons développées, unies, organisées dans l’un et l’autre des deux grands systèmes contraires.
Considérée à ce point de vue, l’école d’Alexandrie a trois époques. La première et la moins éclatante, mais la plus féconde, c’est celle d’Ammonius Saccas et de Plotin. Un portefaix d’Alexandrie se fait chef d’école, et il trouve des hommes de génie pour l’écouter ; Origène, Longin, Plotin, sont ses premiers disciples. L’école se développe en silence, se discipline intérieurement, et se donne un point d’appui solide par un système. Bientôt Plotin, qui en est l’auteur, l’enseigne à Rome avec un éclat extraordinaire. C’est alors que l’école d’Alexandrie entre dans sa seconde phase. Avec Porphyre, avec Jamblique, elle devient une sorte d’église qui prétend disputer à l’église chrétienne l’empire du monde. Le christianisme monte sur le trône avec Constantin ; l’école d’Alexandrie l’en fait descendre et s’y place à son tour avec Julien. On a beaucoup déclamé contre l’empereur apostat, et sans doute il a fait la plus grande faute où pût tomber alors un homme d’état : il n’a pas compris le christianisme. Mais cette faute est-elle sans excuse ? Julien était un enfant de la Grèce, un fils de Platon, un Athénien passionné pour les lettres et les arts, pénétré du sentiment de la dignité de l’esprit humain. À ses yeux, les chrétiens étaient des barbares ; il ne comprenait rien à cette foi farouche, il n’y voyait qu’ignorance et folie. Plein de mépris pour la rudesse des Galiléens, il ne leur enviait que leurs vertus. Lisez sa lettre aux citoyens d’Alexandrie. Quel amour pour la grandeur des souvenirs ! quel sentiment de la gloire hellénique ! Et puis, que d’esprit, que de verve, que de fine raillerie dans ses lettres ! quelle grandeur dans les desseins ! quel ensemble dans les mesures ! quelle modération dans un homme si jeune et si passionné ! Que de choses accomplies ou tentées en si peu de temps ! quelle trace profonde laissée dans l’histoire par un empereur qui régna quelques mois !
Avec Julien périt l’école d’Alexandrie, comme puissance politique et religieuse. Le christianisme, en perdant Constantin et Constance, n’avait rien perdu de sa force, parce qu’elle était tout entière dans ses idées. L’école d’Alexandrie, dépassée par l’esprit nouveau, et s’épuisant en vain à le ramener en arrière, tomba dès que le bras qui la soutenait fut brisé. Ici commence sa dernière époque, celle où brille encore le nom de Proclus. Alexandrie redevient une école de pure philosophie, et, se rapprochant plus étroitement que jamais du platonisme, elle cherche à ressaisir par la pensée spéculative l’influence qu’elle a perdue ; mais l’esprit du siècle s’était retiré d’elle : elle s’éteint sous Justinien.
Voilà la destinée extérieure de l’école d’Alexandrie ; pour la comprendre, il faut avant tout se demander quelle est cette doctrine philosophique suscitée par Ammonius, organisée par Plotin, opposée au christianisme par Porphyre, Jamblique et Julien, et qui essaie en vain de se reconstituer et de vivre par le génie de Proclus.
Pour qui néglige, dans ce vaste système de l’école d’Alexandrie, tout ce qui n’est qu’accessoire et subordonné, pour s’attacher à l’essentiel de la doctrine, elle se laisse ramener sans effort à trois points fondamentaux : la méthode, la théorie de la Trinité, le principe de l’émanation. Par sa méthode, Alexandrie est platonicienne ; elle est mystique par sa théorie de la Trinité ; par son principe de l’émanation, elle est panthéiste. Ce sont là les trois caractères qui la constituent. Le problème à résoudre pour l’historien, c’est donc d’éclaircir, d’expliquer et par-là même de concilier ces trois caractères ; c’est de former de la combinaison de ces différens traits un tableau fidèle où se fasse reconnaître, où revive l’école d’Alexandrie. La question pourrait être posée de la sorte : Comment une école de philosophie, fille de Platon par sa méthode, a-t-elle abouti à un panthéisme mystique comme au dernier terme de ses spéculations ? Voici pour notre part comment nous résoudrions ce problème délicat et compliqué, soit en profitant des lumières qu’y a répandues l’exposition toujours pénétrante et profonde de M. Jules Simon, soit en proposant nos propres vues et contredisant même les siennes quand cela nous paraîtra nécessaire.
La méthode que les alexandrins empruntent à Platon, c’est la dialectique. Ce nom a perdu aujourd’hui le sens que les platoniciens lui donnaient ; mais si le nom a péri, la méthode reste immortelle. C’est le premier titre d’honneur de Socrate d’avoir le premier entrevu cette haute méthode et de l’avoir appliquée, d’une manière timide encore il est vrai, mais déjà féconde, à ce qu’il appelait ingénieusement l’accouchement des intelligences. C’est par là que Socrate occupe une grande place dans l’histoire de la pensée et qu’il a été véritablement le maître de Platon. Platon lui-même n’est si grand que par cette méthode socratique d’où son génie tira tant de trésors, et si la théorie des idées, dont le temps a détruit les parties périssables, garde un impérissable fond de vérité qu’elle a déposé tour à tour dans le christianisme et dans la philosophie moderne, c’est qu’elle est bâtie sur le fond solide de la dialectique. Décrivons en quelques traits cette méthode si souvent défigurée.
Il est des intelligences, il est des ames à qui rien de fini et d’imparfait ne peut suffire. Tous ces êtres que l’univers offre à nos sens, qui captivent tour à tour nos mobiles désirs, qui enchantent notre imagination de leur variété et de leur éclat, trahissent par un trait commun leur irrémédiable fragilité : ils ont des limites, ils passent et s’écoulent. Comment pourraient-ils satisfaire une intelligence capable de l’éternel, rassasier une ame qui se sent faite pour sentir, pour goûter, pour posséder la plénitude du bien ?
Celui donc qui, pressé d’une inquiétude sublime, se détourne sans effort de la scène mobile de l’univers et rentre en soi-même pour s’y recueillir dans le sentiment de sa propre existence, déjà moins fragile que celle des phénomènes du dehors, pour trouver dans son ame l’empreinte plus durable et plus profonde d’une beauté plus pure, quoiqu’encore bien imparfaite ; celui qui, s’attachant ainsi à des objets de plus en plus simples, de plus en plus stables, de moins en moins sujets aux limitations de l’espace et aux vicissitudes du temps, monte sans relâche et sans faiblesse les degrés de cette échelle de perfection, sentant s’allumer ses désirs et croître ses ailes à mesure qu’il s’élève, et incapable de s’arrêter et de trouver le repos, si ce n’est au sein d’une perfection absolue, d’une beauté sans souillure et sans tache qu’aucun souffle mortel ne saurait ternir, d’une existence qu’aucune limite ne borne, qu’aucune durée ne mesure, qu’aucun espace ne circonscrit ; celui-là, suivant Platon, est le vrai dialecticien.
Qu’on n’aille pas se persuader que la dialectique platonicienne n’est qu’un élan sublime de la pensée ; c’est une méthode scientifique, susceptible d’une application rigoureuse et sévère : c’est au fond la méthode de tous les grands métaphysiciens. Je ne parle pas seulement de Platon et de sa glorieuse famille, les Plotin, les saint Augustin, les saint Anselme, les Malebranche ; je parle aussi des plus sévères génies, des métaphysiciens géomètres, Descartes, Spinoza, Leibnitz, qui sont tous à leur manière de grands dialecticiens. En ce sens, la dialectique platonicienne est plus qu’une méthode, c’est le génie même du spiritualisme, c’est l’ame de toute vraie philosophie.
On élève contre la dialectique un éternel reproche ; Aristote l’adressait à Platon, Gassendi le renouvelle contre Descartes, Arnauld contre Malebranche : « Vous réalisez des abstractions. » Juger ainsi la méthode platonicienne, c’est mal la comprendre, ou pour mieux dire, c’est n’en voir que l’abus, c’est en méconnaître l’usage et l’essence. Quoi ! chercher en toutes choses le simple, l’éternel, c’est courir après des abstractions vaines ! quoi ! quitter le phénomène pour l’essence, l’individu pour sa loi, le temps pour l’éternité, l’espace pour l’immensité, le contingent et le fini pour l’infini et le nécessaire, c’est quitter le corps pour s’attacher à l’ombre, la réalité pour la chimère ! Quoi ! l’ordre, l’unité, la parfaite justice et la parfaite vérité, ce sont là des êtres de fantaisie ! Et l’infini même, l’être des êtres, que sera-t-il alors, sinon la plus stérile et la plus vide des abstractions ? Étrange philosophie qui, par la crainte de l’abstraction, renonce aux êtres véritables et détruit les plus solides et les plus saintes réalités ! Ces réserves faites, nous conviendrons que, si l’histoire de la philosophie consacre la légitimité de la méthode platonicienne, elle en dévoile aussi les excès. J’en signalerai deux : la dialectique incline au panthéisme, et par une suite très naturelle, elle incline aussi au mysticisme : en sorte que cette même méthode qui fait la force et l’honneur de la pensée humaine peut devenir la cause de ses plus funestes égaremens. Misère, infirmité de l’homme ! Ôtez-lui le sens de l’éternel et du divin, il rampe sur la terre plus vil que les bêtes destinées à y vivre et à y périr ; rendez-lui ce sens sublime, il s’enivre et court aux abîmes.
Je ne dis point que la méthode dialectique conduise nécessairement au panthéisme ; je dis qu’elle y incline par une impulsion naturelle que les plus fermes génies n’ont pu surmonter. Cette méthode consiste en effet essentiellement à poursuivre en toutes choses ce qu’elles contiennent de persistant et de simple, l’élément positif, substantiel, l’idée, comme disent les platoniciens. Or, ce principe absolu et parfait auquel la dialectique aboutit par tous les chemins, soit qu’elle interroge la nature, soit qu’elle sonde la conscience humaine ; ce principe où tout ramène une ame de philosophe, depuis les astres qui roulent dans les cieux jusqu’à l’humble insecte caché sous l’herbe, ne semble-t-il pas qu’à mesure que la pensée s’élève vers lui, elle se détache du néant pour arriver à l’être, qu’elle dépouille en quelque sorte les objets qu’elle abandonne de toute la perfection et de toute la réalité qu’elle y peut saisir, pour la transporter, pour la rendre tout entière à celui qui la possède en propre, et qui contient tout en soi dans la plénitude de son existence absolue ? Et quand on quitte ainsi dès le premier pas la réalité sensible, l’individualité, l’espace, le mouvement et le temps ; quand tout cet univers n’est plus en quelque sorte qu’une vapeur brillante et légère à travers laquelle l’ame contemple l’être parfait et absolu dans sa majesté éternelle, ne touche-t-on pas au panthéisme ?
Rien n’autorise à penser que Platon se soit laissé entraîner jusqu’à cette extrémité périlleuse, de ne plus voir dans les êtres de l’univers qu’une émanation, un écoulement, un développement nécessaire de Dieu ; mais il n’a jamais adopté, si même il n’a jamais clairement aperçu le principe de l’émanation, on peut dire que ce principe est caché dans les profondeurs de sa doctrine, et qu’il suffit de la presser pour l’en faire sortir. Du reste, ce noble et ferme génie, en qui Socrate avait imprimé sa mâle sobriété, a toujours repoussé avec énergie les conséquences trop ordinaires du panthéisme ; toujours il s’est tenu ferme sur la liberté de l’homme et la providence de Dieu. Qu’il me suffise de rappeler ce passage de la République où Platon, dans un mythe admirable, fait parler la vierge Lachésis, fille de la Nécessité : « La vertu n’a point de maître ; elle s’attache à qui l’honore, et abandonne qui la néglige. On est responsable de son choix ; Dieu est innocent. »
Du panthéisme au mysticisme, la pente est rapide. Le principe de l’un et de l’autre est le même : un sentiment exalté de l’infini. La méthode platonicienne, dont ce sentiment est l’ame, doit incliner également vers tous deux. Quel est le point de départ de la dialectique ? La profonde insuffisance du fini. Quel est le dernier terme où elle aspire ? L’infini, l’absolu, l’être dans sa plénitude et sa pureté. Et quel est l’instrument de ses recherches ? Ce ne sont pas sans doute les sens et l’imagination, qui ne se repaissent que de phénomènes ; c’est la raison, qui atteint les lois, les causes, les essences. Mais la raison, même quand on la délivre du joug de l’imagination et des sens, conçoit les choses dans de certains rapports et sous de certaines conditions : elle aperçoit les objets dans le temps, où elle-même déploie la suite de ses opérations successives ; dans l’espace, où elle-même a son point de vue. Or, l’infini, l’absolu qui cherche la dialectique, est, par sa nature même, exempt de toute condition. Il n’est pas dans un certain espace, ni même dans tous les espaces, étant simple et infini. Comme parfait, il ne peut changer ; il n’est enfermé dans aucune durée, ni sujet d’aucune façon à l’écoulement du temps. Mais, s’il est absolument immuable et simple, comment peut-il vouloir, agir, penser ? La volonté suppose l’effort, l’activité la plus pure implique le passage de la puissance à l’acte, par conséquent le changement et le temps. La pensée elle-même a pour condition la conscience, par suite le moi et la personnalité avec ses limites et ses faiblesses. Voilà donc le Dieu de la dialectique, un dieu sans activité et sans pensée, sans conscience et sans vie. Voilà l’écueil où la raison vient faire naufrage : elle aspire à un dieu absolument parfait, elle s’élève vers lui d’un vol ardent et rapide, et au moment où elle croit l’atteindre, il lui échappe et s’évanouit. Elle-même, en voulant le saisir, le détruit, car elle lui impose les conditions de sa nature. Mais quoi ! est-il possible que je porte au fond de mon être un invincible besoin de l’infini et que je sois condamné à le poursuivre toujours sans jamais l’atteindre ? Non, si ma raison ne peut concevoir l’absolu, quelque chose en moi de plus profond saura le saisir. La raison, dans son plus sublime essor, tient encore à la personnalité, au moi ; l’amour brisera ce dernier lien. C’est à lui de nous faire goûter la perfection de Dieu même en répandant notre être dans le sien ; car Dieu ne se révèle qu’à qui se donne tout à lui, et il faut se perdre soi-même pour le posséder pleinement. Voilà le mysticisme. Ici encore la sagesse de Platon, son éducation socratique, l’ont sauvé des écueils ; mais dans ses plus beaux ouvrages on trouve la trace du puissant effort qu’il a dû opposer à l’entraînement de ses propres pensées. Quand il ose décrire, au sixième livre de sa République, la nature même de Dieu, après nous avoir montré, au sommet de la hiérarchie des idées, ce soleil intelligible, foyer de la pensée et de l’être, il se trouble, il sent qu’il lui faut monter un dernier degré. Au-dessus de la pensée et de l’être, c’est-à-dire au-dessus de toute mortelle raison, il entrevoit comme à travers un épais nuage cette unité absolue qui nous attire par un charme mystérieux et nous accable de son impénétrable mystère. Cette haute région, d’où Platon se hâte de descendre de crainte de s’y égarer, les alexandrins entreprennent de s’y établir. Le mysticisme, comme le panthéisme de cette audacieuse école, sont donc deux développemens naturels de la méthode platonicienne. C’est avec raison qu’Alexandrie s’est déclarée fille de Platon, bien que les deux doctrines soient essentiellement différentes. Alexandrie est platonicienne par sa méthode ; mais elle l’est avec puissance, avec originalité, parce qu’elle a tiré de cette méthode un panthéisme mystique qui n’y était contenu qu’en germe.
De là une explication assez simple de leur fameuse trinité. Au premier coup d’œil jeté sur cette trinité d’Alexandrie qui se rattache à tous les grands souvenirs de l’histoire de la pensée humaine, au système de Pythagore, à celui de Platon, aux trinités de l’Inde, enfin à cette haute et profonde Trinité chrétienne qui fait depuis dix-huit siècles le fond des croyances religieuses de la partie la plus éclairée de l’espèce humaine, l’esprit est saisi de tout ce qui s’y rencontre d’extraordinaire. Dieu est triple et un tout ensemble. Cette nature absolument simple se divise. Au sommet de l’échelle plane l’Unité ; au-dessous, l’Intelligence identique à l’Être, ou le Logos ; au troisième rang, l’Ame universelle, ou l’Esprit. Ce ne sont pas là trois dieux, mais trois hypostases d’un même Dieu. Qu’est-ce qu’une hypostase ? Ce n’est point une substance, ce n’est point un attribut, ce n’est point un mode, ce n’est point un rapport. Qu’est-ce que l’Unité ? Elle est au-dessus de l’Intelligence et de l’Être, au-dessus de la raison ; elle est incompréhensible et ineffable. Sans être intelligente, elle enfante l’Intelligence ; elle produit l’Être, et elle-même n’est point un être. À son tour, l’Intelligence immobile et inactive produit l’Ame, principe de l’activité et du mouvement. Est-ce assez de ténèbres ? est-ce assez de contradictions ?
Un examen plus approfondi, sans résoudre ces contradictions, sans dissiper toutes ces ténèbres, les éclaircit. Quand l’ame humaine, imposant silence à l’imagination et aux sens, se recueille en soi-même comme dans un temple consacré à Dieu pour méditer sur le principe de son être, quand elle oppose aux misères de cette existence fugitive l’idéal d’une vie parfaite, le premier moyen qu’elle possède de se représenter Dieu, c’est d’étendre, pour ainsi dire, à l’infini toutes les perfections dont elle porte la trace. C’est là le premier effort d’une ame philosophique. Elle s’élève de la connaissance de soi-même à la connaissance de Dieu, se souvenant qu’elle est faite à son image, et qu’elle est comme un miroir où Dieu a réuni et concentré l’image de toutes ses perfections. L’ame est une activité intelligente ; mais cette intelligence n’embrasse qu’un petit nombre d’objets et de rapports : elle est sujette au doute et à l’erreur. Cette activité est limitée à une sphère restreinte, et dans cette étroite sphère, il faut qu’elle lutte et souvent qu’elle succombe. Dieu, au contraire, est une intelligence qui embrasse tous les objets et tous les rapports ; une activité qui remplit tous les espaces et tous les temps, et qui répand partout l’ordre, l’être, la vie. Ce Dieu, conçu comme un parfait modèle dont l’ame humaine est une copie, cette Ame infinie et universelle, c’est la troisième hypostase de la trinité alexandrine. C’est là Dieu, sans doute, mais ce n’est pas Dieu tout entier : ce n’est pas un Dieu qui puisse suffire à la pensée humaine et où la dialectique se puisse arrêter.
Ce Dieu, en effet, si élevé au-dessus de la nature et de l’humanité, participe encore de leurs misères. Il agit, il se développe, il se meut. Il a beau remplir tous les espaces et tous les temps, il tombe lui-même dans l’espace et dans le temps. Il connaît et il fait toutes choses ; mais il n’est pas le premier principe des choses, car il ne peut les connaître et les faire qu’à la condition d’emprunter à un principe plus élevé l’idée même et la substance des êtres qu’il réalise. Au-dessus d’une activité intelligente qui conçoit et produit dans l’immensité de l’espace et des temps les types éternels des choses, nous concevons l’Intelligence en soi qui contient dans les abîmes féconds de son unité ces types eux-mêmes. Cette pensée absolue, éternelle, simple, immobile, supérieure à l’espace et au temps, c’est Dieu encore, c’est la seconde hypostase de la Trinité alexandrine.
Il semble que la pensée ait ici atteint le plus haut terme de son développement. Quoi de plus parfait que de penser et d’agir, si ce n’est de posséder en soi la plénitude de la pensée et de la vie, la plénitude de l’être ? Mais la pensée humaine ne peut encore s’arrêter là. Une nécessité inhérente à ce qu’il y a de plus divin dans sa nature la presse et l’agite, et ne lui laissera de repos que quand elle aura atteint un point où le désir de la perfection suprême s’épuise dans la possession parfaite de son objet.
Dieu est la pensée absolue, l’être absolu. Or, qu’est-ce que la pensée ? quel en est le type ? C’est la pensée humaine, la pensée liée à la personnalité. Qu’est-ce que l’être ? L’être de cette fragile créature que nous sommes. Mais quoi ! l’être de Dieu sera-t-il comparable au nôtre ? la pensée de Dieu sera-t-elle analogue à celle des hommes ? Penser, c’est connaître un objet extérieur dont on se distingue. Rien n’est extérieur à Dieu. Penser, c’est avoir conscience de soi, c’est se distinguer, se déterminer par rapport à autre chose. Or, il ne peut y avoir en Dieu ni distinction, ni détermination, ni relation. Ce n’est donc pas encore considérer Dieu en soi, mais relativement à nous, que de se le représenter comme la pensée, comme l’Être. Dieu est au-dessus de la pensée et de l’être ; par conséquent, il est en soi indivisible et inconcevable. C’est l’Un, c’est le Bien, saisi par l’extase ; c’est la première hypostase de la Trinité alexandrine.
Voilà les trois termes qui composent cette obscure et profonde Trinité. Le genre humain, la raison encore imparfaitement dégagée des sens, s’arrêtent à l’Ame universelle, principe mobile du mouvement ; la raison des philosophes s’élève plus haut, jusqu’à l’Intelligence immobile où reposent les essences et les types de tous les êtres ; l’amour, l’extase seuls peuvent nous faire atteindre jusqu’à l’Unité absolue.
Les alexandrins se complaisent à retrouver cette Trinité dans tous les systèmes philosophiques, dans toutes les traditions religieuses. Ils n’ont pas la sagesse de s’en tenir à Platon. La Trinité est dans Aristote ; elle est dans Héraclite, dans Anaxagore. Il y a visiblement ici un abus incroyable de l’éclectisme. Cependant il est vrai de dire que, si l’on considère les spéculations les plus puissantes de la philosophie grecque, la doctrine d’Alexandrie en présente une sorte de résumé systématique qui n’est ni sans grandeur, ni sans profondeur et sans portée.
La troisième hypostase de la Trinité alexandrine répond assez bien au Dieu-nature des stoïciens et d’Héraclite : panthéisme encore grossier dans Héraclite, déjà plus profond dans les stoïciens, et qui n’a pas été sans influence sur celui d’Alexandrie. Au-dessus de ce Dieu mobile, la seconde hypostase de la Trinité de Plotin rappelle trait pour trait le Dieu d’Aristote, cette pensée éternelle et immobile dont l’activité, ramassée en elle-même, s’épuise dans la contemplation de soi, et ne tombe par aucun endroit dans le temps, la variété et le mouvement. Enfin, on ne saurait nier que la première hypostase de la Trinité alexandrine ne se rapproche singulièrement de cette unité pythagoricienne que Parménide épura si sévèrement de toute analogie et de tout rapport avec le monde, qu’il en perdit le sentiment du fini et n’y put voir qu’une ombre trompeuse de l’existence[4]. Le Dieu des alexandrins est donc à la fois le Dieu de Platon, le Dieu de Pythagore et d’Élée, le Dieu d’Aristote, le Dieu d’Héraclite et de Chrysippe. En lui se résument et se concilient tous les systèmes ; par lui aussi s’expliquent toutes les religions. Les trois dieux d’Orphée, Phanès, Uranus et Cronus, sont les trois hypostases de la Trinité divine. Orphée lui-même n’est qu’un anneau de la chaîne dorée qui remonte jusqu’au grand révélateur égyptien Hermès, et Pythagore connut la Trinité quand il fut initié par l’archiprêtre Sonchide aux mystères égyptiens. Ainsi, tout s’unit, la philosophie et la religion, l’Orient et la Grèce, tous les dieux, tous les sages, tous les poètes, toutes les traditions.
Cette théorie d’un Dieu en trois hypostases est le fond de la philosophie des alexandrins. Leur platonisme, leur éclectisme, leur mysticisme, tous les caractères de leur doctrine sont là. Il est aisé d’y marquer aussi la place de leur panthéisme. La même loi en effet qui préside aux rapports des hypostases divines leur sert à expliquer le rapport de Dieu au monde, de l’éternité au temps, de l’infini au fini ; cette loi, c’est celle de l’émanation. De même que l’Intelligence émane de l’Unité, l’Ame de l’Intelligence, nous voyons le système entier des êtres de la nature sortir de l’Ame universelle, premier anneau d’une chaîne d’émanations successives qui n’a d’autre terme que celui du possible.
Telle est l’idée que nous nous formons de la philosophie alexandrine ; elle est un développement original du platonisme. Ce développement, fondé d’ailleurs sur les lois mêmes de la pensée, a été déterminé par deux grandes causes : l’esprit du temps, qui inclinait avec force toutes les ames au mysticisme ; l’invasion des idées orientales, qui les poussait dans le même sens. De là un vaste système, platonicien par sa méthode et ses tendances générales, mystique et panthéiste par ses résultats, capable à ce double titre de se mettre en harmonie tout ensemble avec les traditions de la philosophie grecque et l’esprit nouveau qui de l’Orient soufflait sur le monde, très propre par conséquent à les réunir dans un éclectisme universel.
M. Jules Simon n’entend pas tout-à-fait de la même façon les origines et les caractères de la philosophie alexandrine. En pareille matière, ses opinions ont une si grande autorité, que le droit de les contredire impose le devoir de les discuter. L’origine de tous nos dissentimens, c’est notre différente manière d’entendre la doctrine de Platon. Suivant M. Jules Simon, sur la question de la nature de Dieu, Platon s’est arrêté à un dieu mobile, à une sorte d’ame de l’univers ; sur celle des rapports de Dieu avec le monde, il a adopté le dualisme.
On a beaucoup répété que le dualisme était le fond de toute la métaphysique ancienne, que la notion d’un principe unique de l’existence universelle appartenait essentiellement au christianisme. Suivant cette doctrine, le plus grand effort des plus puissans génies de l’antiquité, ç’a été de concevoir une intelligence suprême qui a organisé le chaos. Le dieu de la philosophie ancienne est l’architecte du monde ; il en est même la providence, mais non point le père et l’auteur. Cet artiste admirable a besoin d’une matière, laquelle, en recevant son action, lui impose à son tour des limites et entre en partage de ses plus sublimes attributs, l’éternité, la nécessité, l’indépendance. De là une sorte de manichéisme qui fait Dieu source de tout bien ; la matière, source de tout mal. Il était réservé au christianisme d’extirper le mauvais principe et d’annoncer aux hommes l’être des êtres, source unique de tout ce qui respire et qui vit. Voilà l’histoire de la philosophie telle que les pères de l’église l’ont faite, et telle que Baltus, au XVIIIe siècle, l’opposait aux philosophes qui prétendaient trouver dans Platon les dogmes fondamentaux du christianisme.
La discussion approfondie de cette question nous mènerait trop loin ; nous n’insisterons que sur un point qui nous paraît incontestable : c’est qu’il est de l’essence de la méthode dialectique d’exclure le dualisme. Elle consiste en effet à s’élever des objets sensibles aux idées et des idées à Dieu ; elle y parvient en séparant dans chaque chose deux élémens, l’élément positif, durable, l’être, et l’élément négatif, variable, le non-être. Dans cette marche dialectique dont parle Platon, le philosophe ne laisse donc rien derrière soi que des limites et des négations, et le dieu auquel il arrive, cette idée par excellence qui contient toutes les idées, c’est l’être absolu, l’être hors duquel il n’y a rien.
Nous pouvons consentir moins encore à admettre que Platon, dans sa sublime théodicée, se soit arrêté à un Dieu mobile et changeant, à cette ame du monde que les alexandrins ont placée au plus bas degré de leur Trinité. On abaisse ici singulièrement le maître devant le disciple, et j’ose dire que Plotin eût décliné l’honneur que son historien lui veut faire, d’avoir, le premier, conçu Dieu comme un être absolument immuable, élevé, non par des degrés, mais par la plénitude incommunicable de la perfection au-dessus de tous les êtres de l’univers. Faut-il rapporter ici les passages de la République, du Phédon et du Banquet, où Platon s’explique avec une majesté et une magnificence de langage qui n’excluent pas la plus rigoureuse précision sur l’absolue immutabilité du principe inconditionnel de l’existence ? Faut-il introduire ici, comme fait Socrate au banquet d’Agathon, la belle étrangère de Mantinée, s’écriant : « Celui qui dans les mystères de l’amour s’est avancé jusqu’au point où nous en sommes par une contemplation progressive et bien conduite, parvenu au dernier degré de l’initiation, verra tout à coup apparaître à ses regards une beauté merveilleuse, celle, ô Socrate ! qui est la fin de tous ses travaux précédens : beauté éternelle, non engendrée et non périssable, exempte de décadence comme d’accroissement, qui n’est point belle dans telle partie et laide dans telle autre, belle seulement en tel temps, dans tel lieu, dans tel rapport, belle pour ceux-ci, laide pour ceux-là ; beauté qui n’a point de forme sensible, un visage, des mains, rien de corporel, qui ne réside dans aucun autre être différent d’avec lui-même, comme un animal, ou la terre, ou le ciel, ou toute autre chose ; qui est absolument identique et invariable par elle-même ; de laquelle toutes les autres beautés participent, de manière cependant que leur naissance ou leur destruction ne lui apporte ni diminution ni accroissement[5]. » Est-ce là un Dieu changeant et mobile, une ame, un être mêlé au monde, et ne différant de nous que par le degré ? Et en vérité, est-ce bien Platon qu’on vient accuser d’anthropomorphisme ? On cite le Timée et ses poétiques récits. Faut-il donc prendre ici Platon à la lettre, et se rendre très attentif, par exemple, à ce vase où Dieu compose l’ame du monde ? Mais quoi ! le Timée lui-même contient des preuves décisives contre cette manière d’interpréter Platon. Il nous fait assister à la formation de cette ame universelle, ouvrage de l’éternel artiste, Dieu des sens et du vulgaire, Dieu engendré et périssable, qu’on veut nous faire confondre avec le Dieu de la République et du Banquet. Ce grand Dieu, qui, dans le Timée, crée le temps du sein de l’éternité pour en être l’image mobile, ce Dieu dont il ne faut pas dire qu’il a été et qu’il sera, de crainte d’altérer la majesté de son existence immuable, mais seulement qu’il est, ce Dieu dont la grandeur pénétrait saint Augustin d’admiration et d’enthousiasme, et faisait dire à saint Justin que le Verbe, avant de s’incarner, s’était révélé à Platon, qu’a-t-il donc à démêler avec l’espace, le temps, le mouvement et toutes les faiblesses de notre nature ? On s’appuie sur ce qu’Aristote reproche sans cesse à Platon la mobilité de son Dieu. C’est une erreur : Aristote adresse vingt fois à Platon le reproche contraire, savoir : d’arriver par la dialectique à une région immobile et abstraite, d’où le mouvement et la vie ne peuvent plus sortir. Aristote a évité cette difficulté, on sait à quel prix, par le dualisme. Mais imputer à Platon le dualisme et un Dieu mobile, c’est fermer les yeux sur la méthode de Platon, c’est s’inscrire en faux contre ses doctrines explicites, c’est sacrifier à un ou deux passages secondaires d’une explication difficile tous les grands monumens de la philosophie platonicienne ; c’est mal comprendre la polémique d’Aristote et la véritable différence qui sépare le maître du disciple ; enfin, c’est se condamner à laisser dans l’ombre l’intime lien qui rattache tout ensemble le panthéisme et le mysticisme des alexandrins à la philosophie de Platon. M. Jules Simon veut que le Dieu du Timée occupe le troisième rang dans la Trinité alexandrine ; mais il sait bien que le Dieu du Timée, c’est l’intelligence, enfermant en soi les types des êtres et toutes les formes de la vie. Ce Dieu serait donc tout au plus la seconde hypostase, et non la troisième, et M. Jules Simon sait aussi que nous sommes sur ce point parfaitement d’accord avec les deux plus grands philosophes d’Alexandrie, Plotin et Proclus.
Si l’on peut reprocher à M. Jules Simon d’être trop favorable aux alexandrins, quand il expose leur doctrine et leur suppose une originalité qu’ils n’ont pas, il faut reconnaître qu’il est juste et sévère pour eux, quand il discute et apprécie la valeur de leurs spéculations. C’était là la partie la plus difficile de la grande tâche qu’il s’est proposée ; disons tout de suite qu’il s’en est acquitté, en ce qui touche le mysticisme alexandrin, d’une manière supérieure. Il est impossible de remonter aux causes philosophiques du mysticisme de Plotin, et en général de tout mysticisme, avec une sagacité plus pénétrante, et de mettre à nu avec plus de vigueur et de solidité l’illusion sur laquelle repose cet étrange et curieux système.
Les mystiques tombent dans une confusion qui, pour être assez naturelle à toute intelligence éminemment spéculative, n’en est que plus dangereuse ; ils confondent les conditions sous lesquelles s’exerce la raison dans une intelligence imparfaite avec l’essence et le fonds même de la raison. Lors donc que, dans leur effort sublime pour atteindre le principe de toute existence, ils arrivent à un être absolument dégagé de toute condition, à un être que l’on ne peut concevoir dans le temps, dans l’espace, qu’on ne peut rapporter à une cause supérieure, à un être en un mot à qui on ne peut assigner aucune limite, et en qui on ne peut concevoir aucune diversité, ils s’imaginent que la raison est condamnée à se contredire avec elle-même, étant forcée de concevoir un être inconcevable, de nommer un être ineffable, d’assujétir à une condition un être absolument inconditionnel. C’en est donc fait de la science, et il faut tomber dans le scepticisme et le désespoir, s’il n’y a pas en nous un autre moyen d’atteindre ce qui échappe à toutes les prises de la raison. Ce moyen, c’est l’extase, l’enthousiasme. La raison est un don sublime, mais elle a pour ainsi dire un vice originel, elle tient à la personnalité ; l’extase en est l’abolition ; elle identifie l’ame avec son objet, elle nous unit à Dieu, elle nous fait Dieu. M. Jules Simon démontre fortement que le principe de tout ce système est ruineux. L’idée de l’absolu, comme il le prouve avec une grande puissance d’analyse, est le fonds même de la raison. Toutes ces lois, tous ces principes, toutes ces vérités éternelles et nécessaires qui soutiennent nos pensées, qui dominent et dirigent nos sciences, perdent leur sens si on les sépare de l’idée de l’absolu. Loin de l’exclure, comme le croit le mysticisme, elles l’impliquent. C’est elle qui les engendre, les conserve et les constitue au plus intime de l’ame humaine. Pour trouver Dieu, l’homme n’en est pas réduit à renoncer à sa raison ; il lui suffit de l’interroger dans son fonds. C’est donc la raison qui éclaire l’homme, alors même qu’il croit avoir éteint sa lumière. Contemplation, vision, extase, tout cela n’est encore que la raison qui se dérobe à la conscience dans la soudaineté sublime de son action. Hors de là, il n’y a que les chimères d’une imagination exaltée, les visions d’un cerveau malade, et, faut-il le dire ? les hallucinations d’un sang échauffé. Les mystiques veulent secouer le joug de la personnalité, et ils y retombent sans cesse. Ils croient entendre la voix de Dieu, c’est celle de leur fantaisie. Ils s’imaginent sortir du moi, ils s’y emprisonnent ; en croyant s’envoler au ciel, ils s’enchaînent plus étroitement à la terre, et le dernier fruit de cette exaltation qu’on croit angélique n’est que trop souvent l’abandon le plus déplorable aux dérèglemens les plus honteux.
Toute cette critique du mysticisme alexandrin est d’une solidité et d’une profondeur également remarquables ; M. Jules Simon est loin d’être aussi fort contre le panthéisme. Il accorde et même il démontre que le panthéisme n’a rien à démêler avec l’athéisme, qu’il ne consiste point à absorber l’infini dans le fini, et Dieu dans la nature, mais seulement à les unir par le lien d’une consubstantialité et d’une coéternité nécessaires. Il va même jusqu’à soutenir, et à notre avis il réussit à prouver avec la plus rare sagacité, que le panthéisme n’exclut pas absolument les conditions de l’individualité, et peut laisser place à une multiplicité distincte de forces finies ; il indique en passant les emprunts, très remarquables en effet, que Plotin a faits au dynamisme d’Aristote et à toute sa belle théorie de la nature ; puis, après avoir soulevé ces questions redoutables, il les tranche en quelques mots. Le panthéisme, dit-il, est contradictoire. Soit ; mais il ne faudrait pas le prouver par des argumens dont on a fait soi-même toucher au doigt la faiblesse. Voici une assertion plus grave encore. On soutient que le dualisme, le panthéisme et tous les systèmes des philosophes qui ont consumé leur génie à éclaircir, à expliquer le rapport de Dieu au monde, tout cela n’est qu’une suite d’illusions, un jeu d’esprit stérile. Suivant M. Jules Simon, la question du rapport du fini à l’infini est entièrement insoluble. Cependant il la résout et se prononce explicitement pour la doctrine de la création ex nihilo. Qu’est-ce à dire ? M. Jules Simon voit-il dans cette doctrine une solution positive du problème du rapport du fini avec l’infini ? Il paraît bien, car il ne veut pas convenir que cette solution soit négative. D’un autre côté, il ne croit pas à la possibilité d’une solution. La vérité est que M. Jules Simon n’attache qu’une bien médiocre importance à ce genre de problèmes. Dualisme, panthéisme, création ex nihilo, il ne voit là que des métaphores qui nous déguisent le vide absolu de nos idées. Si donc il penche pour la création ex nihilo, c’est précisément à cause de son caractère tout exclusif et tout négatif, qu’il paraissait d’abord lui contester.
Pour nous, nous ne pouvons admettre que les efforts des métaphysiciens pour résoudre le premier problème de la philosophie, que les spéculations d’Aristote et de Platon, de Plotin et de Spinoza, n’aient abouti qu’à substituer une métaphore à une autre, et que ces grands esprits, qui croyaient s’occuper de choses, n’aient spéculé que sur des mots. C’est d’abord une grave injustice de considérer d’un œil si dédaigneux les plus hautes spéculations des philosophes ; c’est en outre pour soi-même un grave danger.
Il n’est pas exact de dire que le dualisme et le panthéisme expliquent le rapport du fini à l’infini par une pure métaphore. La conscience humaine, à laquelle il faut toujours en revenir en saine métaphysique, nous fournit le type de deux sortes d’actions parfaitement distinctes. La volonté de l’homme agit sur la nature extérieure. L’industrie ne peut, il est vrai, donner l’être à un brin de paille ; mais elle peut changer la face du monde. L’artiste ne peut créer une statue ; mais donnez-lui du marbre, et il en tirera Minerve ou Jupiter. Telle est l’idée que les hommes se sont souvent formée de l’action divine : et de là le dualisme. La matière et Dieu sont deux principes coéternels également nécessaires. Dieu agit sur la matière et lui imprime les formes sublimes de sa pensée ; il ne lui donne pas l’être, mais le mouvement, l’ordre et la vie.
Or il y a dans la conscience de l’homme le type d’une action plus spirituelle, plus relevée, savoir, l’action intérieure par laquelle nous pouvons modifier et déterminer notre existence morale. Ici, ce n’est plus l’action d’une force sur un terme étranger, c’est l’action d’une force sur soi-même, c’est son développement, c’est sa vie. Quand mon activité pensante forme une idée, cette idée n’est pas hors de moi ; elle n’est pas séparée, quoiqu’elle en soit distincte, de l’activité qui l’enfante ; elle est cette activité elle-même qui se détermine et se féconde. L’idée passe, l’activité reste, et produit des idées nouvelles. Voilà le type primitif sur lequel les panthéistes conçoivent l’action divine. Pour eux, les êtres de ce monde ne sont pas extérieurs à Dieu, bien qu’ils s’en distinguent formellement ; ils n’ont point une existence séparée ; ils sont les effets immanens d’une activité éternelle et inépuisable qui les produit sans mesure et sans terme dans l’espace et le temps, sans y tomber elle-même, toujours pleine, parfaite, immobile en soi.
Sont-ce là des mots et des métaphores ? Quand je parle d’une force qui agit sur un terme extérieur, ou d’une activité qui se détermine par elle-même, sais-je ou non ce que je dis ? Ai-je ou non une idée positive ? Mais, dit-on, cette double action est environnée de mystères. Que sera-ce, si de l’homme on s’élève à Dieu, du fini à l’infini, du relatif à l’absolu ? Les difficultés deviendront infinies comme l’objet de la pensée et se changeront en impénétrables énigmes. Je réponds par le mot de Montaigne : « Nous ne savons le tout de rien ; » tout est mystère autour de nous, et, comme disait Pascal, l’homme est à lui-même le plus profond de tous les mystères. Est-ce à dire que nous ne sachions rien ? Nous ne pouvons, dites-vous, comprendre Dieu. Je le crois bien, nous ne pouvons comprendre un atôme. Celui qui connaîtrait dans son fonds et dans son tout la plus chétive des créatures connaîtrait tout le reste, et aurait le secret de Dieu. Leibnitz disait avec esprit et avec grandeur : « Dieu est un géomètre qui calcule et résout incessamment ce problème : Étant donné une monade, un atôme de l’existence, déterminer l’état présent, passé et futur de tout l’univers. » Mais n’y a-t-il pas un milieu entre comprendre et ignorer, entre connaître absolument et ne point connaître du tout ? En bonne logique, prouver qu’on ne peut avoir l’idée complète d’une chose, est-ce prouver qu’on n’en peut avoir aucune idée ? N’est-il pas clair que, dans les notions les plus positives et les plus précises d’un être imparfait, il y aura toujours la part des ténèbres et du néant ?
M. Jules Simon nous livre le secret de son opinion sur le panthéisme, quand il pose en principe que la raison humaine ne peut connaître Dieu ou l’absolu d’une manière positive. Selon nous, c’est infiniment trop accorder à Plotin ; c’est perdre tout le terrain qu’on vient de gagner, et du mysticisme vaincu incliner à une extrémité non moins dangereuse.
M. Jules Simon, en historien philosophe, juge l’école d’Alexandrie au nom d’un système. À la théorie de Plotin sur la raison il oppose la sienne. Signalons au moins le caractère et les conséquences de cette théorie. Elle est contenue dans ces deux principes fondamentaux : l’idée de l’absolu ou de l’infini est le dernier fonds de la raison ; nous ne pouvons avoir toutefois de la nature de l’absolu aucune connaissance positive. Par le premier de ces principes, et en général par sa manière d’entendre l’absolu, M. Jules Simon se rattache à la nouvelle philosophie allemande, celle de Schelling et de Hegel ; par le second, il se rapproche plutôt de Kant et de l’esprit général de la philosophie critique, laquelle dans le fond ne conteste pas la notion, ni même l’existence de l’absolu, mais seulement la possibilité de le connaître, d’en faire la science. Cette combinaison du kantisme et d’une sorte d’hégélianisme n’est assurément pas sans puissance. Elle a déjà séduit un éminent philosophe de l’Écosse, un savant et profond critique, M. Hamilton, dont les vues métaphysiques ont reçu une force nouvelle en s’associant à celles du ferme esprit, du vigoureux écrivain qui s’est fait en France son interprète[6].
M. Hamilton et M. Jules Simon pensent donc que l’absolu ne peut être l’objet d’une connaissance positive. Nous concevons fort bien que l’on soutienne avec Kant cette thèse ; mais nous demandons en même temps qu’on en reconnaisse la nécessaire conséquence, savoir : que l’idée de l’absolu n’existe véritablement pas. M. Hamilton a parfaitement vu cette conséquence, et s’y est résigné. M. Jules Simon a préféré, comme Kant, se contredire. Il a mieux aimé être inconséquent que d’être sceptique. Dans tout son livre, nous trouvons en lui un partisan déclaré et éloquent du dogme de la divine Providence. Or, je le demande, comment conciliera-t-on ce dogme sublime avec l’impossibilité absolue où l’on prétend qu’est la raison d’avoir de Dieu aucune connaissance positive ? Croire à la Providence, c’est apparemment croire que Dieu est l’intelligence parfaite, la parfaite justice et la parfaite sainteté. Sont-ce là des affirmations positives, ou soutiendra-t-on encore que ce sont des métaphores et de vains mots ? Dire que Dieu pense, qu’il est juste, qu’il est saint, est-ce ne rien dire de positif et d’effectif ? Est-ce s’incliner devant une métaphore, adorer des formules vides de sens, embrasser une ombre, un néant ? Assurément on ne l’entend pas de la sorte. Où prenons-nous cependant, après tout, le type réel et positif de l’intelligence, le type de la justice, si ce n’est dans le moi lui-même, modèle primitif et universel de toutes nos conceptions ? Or, s’il n’y a aucune ressemblance, aucune analogie (c’est ce que l’on soutient positivement) entre notre intelligence, notre être, et l’intelligence et l’être de Dieu, de quel droit dirons-nous que Dieu est une intelligence et un être ? de quel droit dirons-nous même qu’il y a un Dieu ? C’est véritablement alors que nous prononcerions des paroles vides de sens. Mais, dira-t-on, vous tombez dans l’anthropomorphisme. Vous faites Dieu semblable à l’homme. Vous souillez sa majesté de toutes les imperfections de notre nature. Votre Dieu n’est que le moi divinisé ; votre Dieu n’est qu’une idole. — Je réponds à mon tour : Pour faire Dieu trop grand, vous en compromettez l’existence. Pour rendre la raison modeste, vous la faites pyrrhonienne. Si Dieu ne peut être connu positivement par la raison, c’en est fait de la raison et de Dieu. Toute connaissance négative implique une connaissance positive ; si le mot Dieu ne répond dans mon esprit et dans mon ame à aucune idée positive, toute affirmation sur Dieu est arbitraire, vaine et inintelligible. Toute philosophie et toute religion sont égales, également vaines. L’histoire n’a plus de sens. Le dieu de Platon n’est pas plus vrai que celui de Thalès et d’Héraclite. Le dieu des chrétiens n’est pas plus saint et plus pur que ceux du paganisme et que les plus grossiers fétiches. On n’a plus de critérium pour les distinguer, et il faut tomber dans l’indifférence absolue des philosophies et des religions.
Réduisons la question à ses termes les plus précis : si une intelligence finie ne peut connaître positivement que ce qui lui est analogue, alors, j’en conviens, plus de système sur le rapport du fini et de l’infini, plus de science de l’infini lui-même, mais alors aussi plus de philosophie, plus de religion, plus de Providence, plus de Dieu. Admet-on ces tristes conséquences ? On est sceptique, mais on est logicien. Si, au contraire, l’on accorde une fois que la raison a l’idée de l’absolu, qu’il y a un rapport possible entre une raison finie et un être infini, je dis que c’est une faiblesse et une inconséquence de s’arrêter là, et, contredisant à la fois la logique et le genre humain, de soutenir que nous n’avons aucune connaissance positive de la nature de Dieu, et qu’il n’y a rien de commun entre son être et le nôtre. Spinoza, lui aussi, disait qu’entre la pensée de Dieu et la nôtre il n’y a pas plus de ressemblance qu’entre le chien, constellation céleste, et le chien, animal aboyant. Spinoza excède ici sa propre pensée ; il tombe dans le mysticisme : ce n’est plus Spinoza, c’est Plotin. Un mystique peut dire avec calme : La raison n’atteint pas Dieu ; car l’extase est là pour lui donner un asile, et satisfaire son ame et son cœur. Mais quand on a l’esprit assez ferme pour ne voir dans l’extase qu’une haute et noble extravagance, je me sers des mots de Bossuet, que M. Simon ne désavouera pas, si l’on refuse à la raison le droit de connaître positivement la nature de Dieu, il n’y a, je le répète une dernière fois, d’autre issue à un pareil système que le scepticisme.
Abordons maintenant avec M. Jules Simon cette question grave et périlleuse qui fait pour beaucoup d’esprits le principal intérêt de l’histoire d’Alexandrie. Quels ont été les rapports de cette école avec le christianisme ? quelles analogies les rapprochent ? quelles différences les séparent ? quelles sont les causes qui ont déterminé la chute de l’école alexandrine et le triomphe de la religion du Christ ? M. Jules Simon a expressément réservé pour la seconde partie encore inédite de son ouvrage la discussion approfondie de ces épineux problèmes ; mais il a été conduit à s’expliquer assez nettement sur le fond du débat dans deux des chapitres les plus intéressans de son livre, l’un sur l’établissement du christianisme, l’autre sur les rapports de la Trinité chrétienne avec celle d’Alexandrie.
On a pu voir plus haut que les alexandrins avaient concentré dans leur théorie d’un Dieu en trois hypostases toute la substance de leur philosophie. Le dogme de la sainte Trinité n’a pas dans le christianisme moins d’importance. Étroitement lié au mystère de l’incarnation, qui lui-même est inséparable du mystère de la rédemption, le dogme de la sainte Trinité est la base de toute la métaphysique chrétienne. La plupart des grandes hérésies, l’arianisme, le sabellianisme, le nestorianisme, ont attaqué par quelque endroit ce dogme fondamental. Ébranler un seul point en pareille matière, c’est tout compromettre. Arius touche d’une main profane à l’égalité, à la coéternité du Père et du Fils ; voilà le monde agité pour un siècle. Nestorius nie l’union du Verbe et de l’homme en Jésus-Christ, et il fonde en Orient une sorte de christianisme nouveau. Toutes les autres hérésies qui ont remué l’univers chrétien se rattachent par quelque lien essentiel à ce grand mystère de la Sainte-Trinité.
En comparant la Trinité chrétienne avec celle d’Alexandrie, M. Jules Simon ne compare donc rien moins que les deux philosophies rivales, et bien qu’il ait presque toujours limité ses conclusions à ce dogme capital, elles ont par la force même des choses une portée beaucoup plus étendue. Dans ce grand débat agité en des sens si divers, M. Jules Simon a pris une position qui, je crois, lui appartient en propre, et qui appelle le plus sérieux examen. Les uns soutiennent, comme on sait, que la Trinité chrétienne est un emprunt fait à Platon et aux alexandrins, et prétendent invoquer en leur faveur l’autorité et les aveux de plus d’un illustre père de l’église, saint Justin par exemple et saint Augustin. Les autres accusent les alexandrins de s’être faits les plagiaires du christianisme. C’est la thèse de la plupart des apologistes de l’église. Déjà Théodoret élevait cette accusation contre Plotin ; elle a été depuis mille fois répétée. Des deux côtés on suppose que les deux trinités sont analogues. Or, M. Jules Simon s’attache précisément à démontrer qu’elles sont essentiellement différentes ; d’où il conclut que de part et d’autre l’imitation a été impossible. Si l’on veut que l’un des deux dogmes ait influé sur l’autre, on ne peut admettre en tout cas que le christianisme ait imité ou dérobé l’école d’Alexandrie ; car, suivant M. Jules Simon, la théorie chrétienne de la Trinité, et en général les dogmes fondamentaux du christianisme, étaient constitués bien avant la naissance de cette école. M. Jules Simon paraît donc incliner à admettre l’originalité parfaite de la Trinité chrétienne. Elle n’est point, suivant lui, dans Platon ; elle n’est entrée dans Alexandrie que long-temps après l’organisation définitive du christianisme ; c’est donc là un dogme parfaitement propre à l’église. Les alexandrins seuls pourraient être plagiaires, ou si l’on veut imitateurs. Mais M. Jules Simon, se fondant sur les différences des deux trinités, préfère absoudre tout le monde.
Nous ferons deux parts dans ces conclusions : qu’il y ait entre la Trinité alexandrine et celle du christianisme de profondes différences, il faut reconnaître que M. Jules Simon l’a démontré d’une manière péremptoire et avec la plus rare habileté. C’était là son principal objet, et ce sera certainement un des grands résultats de son entreprise historique. Mais à quelle condition M. Jules Simon a-t-il démontré cette thèse ? À condition de prendre pour base de sa comparaison, d’une part la doctrine de Plotin, de l’autre le symbole de Nicée. C’est en effet dans ce symbole que l’on trouve pour la première fois une doctrine organisée, précise, explicite, sur la Trinité. Mais le concile de Nicée est du IVe siècle, et le système de Plotin est antérieur d’un siècle environ. De plus, il ne faut pas oublier que l’école d’Alexandrie a des liens avec d’autres écoles antérieures ou contemporaines, celle de Philon le Juif, celle d’Alcinoüs, celle de Numénius d’Apamée, et que l’on trouve dans ces trois écoles des systèmes trinitaires qui ne sont pas sans analogie et qui n’ont pas été, à coup sûr, sans influence sur les doctrines qui ont suivi. Or, qu’est-ce qui donne le droit à un historien philosophe de penser que cette vaste élaboration à laquelle l’idée de la Trinité a été soumise pendant près de quatre siècles n’ait eu aucune action sur la formation et le développement de la Trinité du christianisme ? Absolument rien, que nous sachions, et il y a, selon nous, des preuves décisives du contraire.
La question a été mal posée. Il ne s’agit pas de savoir si le christianisme, arrivé à un certain point de son développement, s’est trouvé en possession d’une doctrine différente de celle d’Alexandrie, il s’agit de déterminer l’influence qu’Alexandrie a certainement exercée sur la formation du christianisme et sur son organisation définitive. Oui, sans doute, si l’on suppose que la religion chrétienne s’est formée en un jour, qu’elle a possédé dès les premiers siècles une doctrine parfaitement positive et complète, que l’œuvre des apôtres, des pères et des conciles, a été une œuvre d’éclaircissement et de définition, et non une œuvre d’organisation interne et de successive création, alors la question de savoir si Alexandrie a influé sur le christianisme est merveilleusement simple ; elle est tranchée par la date seule d’Alexandrie, et il suffit de savoir que Plotin est postérieur à Jésus-Christ et à saint Paul. Mais cette supposition, de la part d’un critique et d’un philosophe, est parfaitement gratuite, et nous ne croyons pas qu’elle résiste à l’épreuve d’un examen sévère des faits.
Pour ne parler en ce moment que du dogme de la sainte Trinité, il nous semble que les preuves dont on se sert pour établir qu’il était parfaitement arrêté avant la naissance de l’école d’Alexandrie sont singulièrement insuffisantes. Ce sont, en général, des passages des premiers pères de l’église, où se trouvent nommés le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Ces énumérations ne prouvent rien. Il ne s’agit pas d’établir que les chrétiens ont eu dès les premiers siècles une Trinité. Chaque secte religieuse, chaque école de philosophie, avait alors la sienne. Ce qui pourrait caractériser la Trinité chrétienne, ce serait la détermination précise de la nature et de la fonction propre de chacune des trois personnes divines et l’exacte définition des rapports qui les enchaînent l’une à l’autre. Il faudrait prouver, par exemple, que l’égalité absolue, que la consubstantialité des trois personnes de la sainte Trinité étaient explicitement affirmées et universellement consenties dans les premiers siècles de l’ère chrétienne. Or, c’est là ce que les passages invoqués ne démontrent pas le moins du monde.
Le premier qu’on cite est tiré de saint Clément. « N’avons-nous pas, dit l’évêque de Rome, un même Dieu, un même Christ, un même esprit de grace répandu sur nous ? » Je demande ce qu’une critique exacte peut conclure d’un tel passage, alors même qu’on le rapprocherait avec tout l’art du monde d’un certain nombre de passages analogues. Je vois là trois noms, encore sont-ils assez peu précis : Dieu, le Christ, l’esprit de grace. Où est la détermination de la nature de ces trois termes ? Où est la divinité du Christ ? Où est celle de l’Esprit ? Où sont l’égalité, la consubstantialité du Père et du Fils ? Qui m’assure même qu’il faut s’arrêter à trois personnes et que l’énumération est terminée ?
Les textes de saint Hermas et de saint Ignace ne sont guère plus significatifs. D’ailleurs, ne sait-on pas que ces textes n’ont aucune authenticité ? On dit qu’ils sont fort anciens, qu’ils sont cités dans des auteurs du IIe et du IIIe siècle ; c’est déjà bien s’éloigner des apôtres. Mais il est impossible d’accorder même cela. On n’ignore pas, en effet, que, lorsqu’il s’agit d’absoudre saint Ignace de l’accusation d’arianisme, les théologiens sont obligés de soutenir que ses épîtres ont été falsifiées au ive siècle par des mains ariennes.
Je reconnais que les passages de saint Justin, de Tertullien et de Clément d’Alexandrie ont beaucoup plus d’importance ; mais ils sont si peu favorables à la thèse qu’on veut établir, qu’au besoin il serait possible de les retourner contre elle. « Nous adorons, dit saint Justin, le créateur du monde ; à la seconde place, le Fils ; à la troisième, l’Esprit prophétique. » Je ne veux pas argumenter trop strictement contre un texte isolé ; mais il me semble qu’un hérétique se servirait assez bien des paroles de saint Justin pour introduire des degrés de perfection dans la sainte Trinité ; en tout cas, M. Jules Simon m’accordera aisément que ce passage ne serait pas bon à citer pour prouver l’égalité absolue des trois personnes divines. Saint Justin ne passe pas auprès des théologiens pour avoir toujours été d’une orthodoxie parfaite ou du moins d’une correction irréprochable sur ce point délicat ; et l’on sait assez que les pères alexandrins ne sont pas des guides infaillibles touchant la distinction des personnes. Saint Justin dit ailleurs, il est vrai : « Le Fils est Dieu. » Mais comment l’est-il ? Voilà la question. Arius lui-même disait aussi que Jésus-Christ est Dieu, et les alexandrins admettaient à leur façon la divinité du Verbe. Avec une critique aussi peu sévère, on trouverait la Trinité chrétienne dans Numénius et dans Philon.
Le passage de Tertullien, sur lequel on s’appuie sans doute de préférence, est à coup sûr très remarquable ; mais il faut observer qu’en le citant on le traduit, et qu’en le traduisant on l’interprète. Reste à savoir si cette interprétation est légitime. M. Jules Simon prend évidemment pour règle de traduction et d’exégèse, et en quelque sorte pour clé, le symbole de Nicée, ce qui est théologiquement très légitime. La théologie suppose, en effet, a priori que le temps et les hommes ne sont pour rien dans l’organisation des dogmes religieux, et que les conciles se bornent à éclaircir les vérités révélées, sans y ajouter et sans en retrancher jamais rien. De quel droit cependant un philosophe, interprétant un texte de Tertullien où il est dit expressément que les trois personnes sont des degrés de la substance divine et qu’elles diffèrent entre elles par le degré, affirmera-t-il que ce père n’a pas entendu introduire dans la Trinité des différences de degré ? La seule raison qu’on puisse donner, c’est que l’église l’entend de cette façon ; mais que dire à ceux qui ne s’en rapportent pas à l’église ?
Reste enfin un passage de Clément d’Alexandrie. J’avoue qu’il serait piquant, si l’on peut employer ce mot en si grave matière, de se servir des paroles des pères platoniciens d’Alexandrie pour fortifier une thèse qui tend au moins indirectement à nier toute influence de Platon et d’Alexandrie sur la formation du christianisme. Malheureusement pour cette thèse, jadis si accréditée, mais qui est devenue aujourd’hui presque paradoxale, le passage de saint Clément ne contient rien qui puisse distinguer la Trinité chrétienne d’une foule d’autres, ce qui lui ôte toute importance dans ce débat.
Il s’en faut donc infiniment qu’on ait établi que le dogme de la sainte Trinité et la doctrine chrétienne en général étaient constitués et fixés avant la naissance de l’école d’Alexandrie. Ce n’est pas avec quelques textes vagues et indécis, d’une authenticité souvent suspecte, d’un caractère souvent équivoque, qu’on répondra aux innombrables difficultés qui s’élèvent contre une thèse aujourd’hui bien compromise. Nous ne pouvons les indiquer toutes ; mais il est nécessaire d’en esquisser ici quelques-unes, non pas assurément pour résoudre le vaste problème de l’influence d’Alexandrie sur le christianisme, mais pour rétablir au moins la question dans ses termes véritables.
On sait les incroyables efforts qu’ont dû faire les plus savans apologistes et les plus profonds théologiens de l’église pour disculper d’hérésie certains pères des premiers siècles. Or, quels sont ceux que M. Jules Simon cite de préférence ? Saint Justin, Athénagore, Origène, Clément d’Alexandrie, Tertullien. Ce sont justement les plus suspects. Pour Tertullien, il est assez reconnu que la forte imagination de cet éloquent et fougueux écrivain s’accordait peu avec la sévérité, la précision, la mesure que demande une exacte théologie. Qui ne sait que le matérialisme peut se placer sous son patronage, et qu’il a fini par donner tête baissée dans les chimères de Montan ? Origène, puissant génie, mais incapable de règle, reste frappé des anathèmes de l’église. Faut-il avoir plus de confiance dans les autres pères platoniciens ? Bossuet lui-même a remarqué que les images dont se sert saint Justin pour décrire la Trinité exagèrent beaucoup trop la distinction des personnes. Qu’on lise l’immense ouvrage du savant jésuite Petau, et l’on verra combien de pères se sont écartés de la foi de Nicée. Comment explique-t-on ces différences ? On dit, et il faut bien qu’on dise, que ces saints personnages parlaient mal, mais qu’ils pensaient bien. Ingénieuse explication, admirable règle de critique ! Qu’on essaie de la transporter dans l’histoire, dans la philosophie, on en verra les suites. Un théologien dont l’Allemagne catholique s’honore, le savant historien d’Athanase, Moehler, s’est jeté dans un système d’exégèse véritablement désespéré. Ne pouvant ramener à l’orthodoxie certains passages rebelles des premiers pères de l’église, il distingue subtilement entre la croyance des pères et les preuves sur lesquelles ils l’établissent. La croyance est pure, mais les preuves ne le sont pas, en ce sens qu’elles conduisent à une croyance toute contraire. Voilà une distinction merveilleuse, et bien respectueuse surtout pour ces pères vénérables, dont il faut dire désormais qu’en croyant à certains dogmes ils ne savaient ce qu’ils croyaient, et qu’en voulant prouver leur foi ils travaillaient à sa ruine !
Ce n’est point ici le lieu d’insister davantage, de chercher le trithéisme dans saint Grégoire de Nysse et dans saint Cyrille d’Alexandrie, l’arianisme dans saint Ignace et dans saint Irénée, en un mot dans les pères les plus autorisés le germe des plus célèbres hérésies ; mais je citerai au moins un grand fait, qui me paraît en cette matière absolument décisif : c’est le fait de l’existence et des progrès extraordinaires de l’arianisme au IVe siècle de l’ère chrétienne[7].
On sait qu’Arius niait le dogme du Verbe incarné, coéternel au Père. C’était nier au fond la divinité de Jésus-Christ, qui descendait au rang d’une créature ; c’était nier le dogme de l’Homme-Dieu, qui est l’ame du christianisme. Il ne s’agissait donc point ici d’une subtilité, d’une distinction théologique ; il s’agissait d’un dogme essentiel, lié à la Trinité, à l’Incarnation, à la Rédemption, qui touchait à toutes les croyances, à tous les principes, et jusqu’aux cérémonies du culte. Supposez qu’au IVe siècle la doctrine chrétienne fût arrêtée, organisée sur tous les points ; supposez surtout que, depuis trois siècles, elle n’eût pas un instant varié : je vous demande de m’expliquer comment une hérésie qui la renversait de fond en comble a pu faire une si prodigieuse fortune, comment un simple prêtre d’Alexandrie a pu faire échec à l’église tout entière ? Ce prêtre obscur se lève un jour, et propose sa doctrine sur Jésus-Christ. Son évêque veut étouffer sa voix ; il persiste, et, quelques années après, sa querelle est celle du monde. L’arianisme envahit les conciles, et bientôt, suivant l’expression de saint Jérôme, le monde s’étonne d’être arien.
Qu’on remarque bien qu’il ne s’agit point ici de considérer l’arianisme comme un premier appel au droit d’examen, comme une protestation prématurée de la raison contre un dogme qui la révolte et l’enchaîne ; je parle des progrès de la doctrine d’Arius au sein même de l’église, parmi les fidèles les plus éprouvés, les évêques les plus respectables, les conciles les plus imposans par la solennité et le nombre. Qu’on fasse la part si grande qu’on voudra à l’obscurité des questions théologiques, aux intérêts temporels qui ont pu pousser certains évêques à l’arianisme et influer sur certains conciles, réserves déjà bien périlleuses pour l’infaillibilité de l’église, il reste une difficulté radicalement insoluble : c’est qu’une grande doctrine étant depuis plus de trois siècles, à ce qu’on assure, établie dans l’église et universellement consentie, il se soit rencontré pour autoriser, pour imposer la doctrine contraire, je ne dis pas de nombreux chrétiens, je ne dis pas un certain nombre d’évêques, je ne dis pas un synode ou une forte minorité dans un concile ; je dis des millions de fidèles, des centaines d’évêques, une foule de grands conciles. Sait-on bien que le concile de Milan, qui a condamné et déposé Athanase, en qui s’était personnifiée la foi de Nicée, était composé de trois cents évêques ? Je ne veux pas m’appuyer sur le concile de Rimini, qui comptait plus de membres que celui de Nicée, et qui signa la formule de l’arianisme ; je sais que des intrigues passionnées se mêlèrent à la discussion ; que la faim et la soif vinrent au secours de l’hérésie ; qu’une violence matérielle fut exercée contre les évêques ; mais avant tout ordre de l’empereur Constance, le concile de Rimini comptait quatre-vingts évêques ariens. Le concile de Séleucie était composé de cent quarante-huit évêques, presque tous partisans déclarés de l’arianisme. C’est dans cette assemblée qu’il fut décidé, à la majorité de 105 voix contre 43, que la substance du Fils n’était pas identique à celle du Père (homoiousion), mais semblable seulement (homoousion). Les mots diffèrent peu, et l’on peut rire avec Boileau de l’univers troublé par une diphthongue ; mais allez au fond des choses : entre Jésus-Christ homme et Jésus-Christ homme-dieu, il y a l’infini, il y a, si l’on peut ainsi parler, l’épaisseur du christianisme. Or, ce mot fameux d’homoiousion, qui devint le drapeau de l’orthodoxie, d’où venait-il quand Nicée le consacra ? Si l’on en croit un témoignage très précis, quelque scandale qu’il puisse produire, ce mot sorti pour la première fois d’une bouche hérétique avait été expressément rejeté par le concile d’Antioche.
Ces conciles qui s’accusent réciproquement d’hérésie, ces synodes qui lancent l’anathème sur des hommes reconnus innocens par d’autres synodes, tout cela présente-t-il l’image d’une entente parfaite, d’une organisation définitive dans la doctrine ? Croit-on que le prêtre Arius ne fût pas d’aussi bonne foi que l’évêque Alexandre ? Eusèbe de Nicomédie n’avait pas le grand caractère et le génie de saint Athanase ; mais était-il moins sincère et moins attaché à la tradition des apôtres ? et le concile de Milan était-il moins indépendant du pouvoir civil que celui de Nicée où assistait l’empereur Constantin ?
Je ne citerai plus qu’un témoignage bien propre à peindre le véritable état de l’église au Ive siècle de l’ère chrétienne. Je l’emprunte à un personnage qui fut à la fois spectateur et acteur dans toutes les grandes affaires de son temps
« C’est, dit-il, une chose aussi déplorable que dangereuse, qu’il y ait autant de professions de foi que d’opinions parmi les hommes, autant de doctrines que d’inclinations, et autant de sources de blasphèmes qu’il y a de péchés parmi nous, parce que nous faisons arbitrairement des symboles que nous expliquons arbitrairement. L’homoiousion est successivement rejeté, reçu et expliqué dans différens conciles. La ressemblance totale ou partielle du Père et du Fils devient dans ces temps malheureux un sujet de dispute. Chaque année, chaque mois, nous inventons de nouveaux symboles pour expliquer des mystères invisibles. Nous nous repentons de ce que nous avons fait, nous défendons ceux qui se repentent. Nous anathématisons ceux que nous avons défendus, nous condamnons la doctrine des autres parmi nous, ou notre doctrine chez les autres ; et en nous déchirant avec une fureur réciproque, nous travaillons à notre mutuelle ruine[8]. »
Est-ce là le langage de quelque spectateur ironique, de quelque sceptique pessimiste et morose ? Non ; c’est celui d’un illustre père, d’un grand et vénérable prélat, de saint Hilaire, ce même évêque qui déclare en un autre endroit que dans les dix provinces de l’Asie où il était exilé il n’a trouvé qu’un bien petit nombre de prélats qui connussent la vraie religion, le vrai Dieu. Plus je relis ces témoignages, plus je me persuade que de toutes les entreprises la plus difficile serait d’établir que la doctrine chrétienne était fixée au second siècle, avant la formation de l’école d’Alexandrie.
Nous accorderons maintenant à M. Jules Simon un point de grande conséquence : c’est qu’en définitive, après une élaboration de quatre siècles, le christianisme a opposé à l’école d’Alexandrie une doctrine sur la Trinité qui diffère essentiellement de celle de Plotin. Il est impossible de recueillir avec plus de sagacité, d’analyser avec plus d’ordre et de netteté, de grouper d’une manière plus saillante les différences des deux systèmes. Toutefois, il en est une qui, sans doute, n’a pas échappé à l’habile historien, mais qui méritait d’être mise en un plus grand jour. À nos yeux, c’est la plus essentielle de toutes, et comme elle se rattache à l’ensemble tout entier et à l’esprit même de ces deux grands systèmes d’idées, elle nous conduira à les apprécier l’un et l’autre.
Dans la doctrine alexandrine, la troisième hypostase émane de la seconde comme la seconde émane de la première ; et cette même loi d’émanation par laquelle l’Unité engendre l’Intelligence, et l’Intelligence la Vie, préside aux émanations inférieures et gouverne tout l’univers. Elle est la loi unique, uniforme, nécessaire de l’existence. De là un vaste système où tous les degrés de l’être, depuis l’unité absolue jusqu’aux limites extrêmes du possible, se classent, s’échelonnent en vertu d’un même principe.
Dans la doctrine chrétienne, il en est tout autrement. Les trois personnes de la sainte Trinité ne sont pas unies par le même rapport. Le Père engendre le Fils, mais le Fils n’engendre pas le Saint-Esprit. Le Saint-Esprit est le fruit de l’union du Père et du Fils, il procède de l’un et de l’autre. Je me sers des termes consacrés : le rapport du Père au Fils est un rapport de génération ; le rapport du Saint-Esprit au Père et au Fils est un rapport de procession. Ces distinctions paraîtront subtiles et peut-être puériles à certains esprits ; nous croyons que sous ces définitions en apparence toutes verbales se cachent des idées profondes. Si les trois hypostases de la Trinité sont ainsi conçues, que la seconde émane de la première et la troisième de la seconde, comme il arrive dans la théorie alexandrine, chacune d’elles n’a de rapport immédiat qu’avec celle qui la précède, de sorte que la première et la troisième sont pour ainsi dire étrangères l’une à l’autre. Au contraire, dans la Trinité chrétienne, le Saint-Esprit étant le rapport même du Père et du Fils, il en résulte que les trois personnes de la Sainte-Trinité sont profondément unies ensemble, et, comme dit Bossuet, forment entre elles une sainte et divine société. Le Père connaît et aime le Fils, et il en est connu et aimé. Le Saint-Esprit aime et connaît l’un et l’autre, et lui-même est l’objet de leur connaissance et de leur amour. Le Père, le Fils et le Saint-Esprit, quoique distincts l’un de l’autre, se pénètrent par l’intelligence et l’amour dans un saint et éternel embrassement.
De cette grave différence en résulte une autre : c’est que dans la Trinité chrétienne le monde est profondément séparé de Dieu. Le Père, le Fils et le Saint-Esprit forment, si l’on peut ainsi parler, un cercle divin. Ces trois personnes n’ont de rapport nécessaire qu’entre elles. Elles se suffisent ; elles ne supposent rien au-delà. Si le monde dépend de Dieu, c’est par un lien tout différent de celui qui enchaîne l’une à l’autre les personnes divines. Le monde n’est pas engendré de Dieu, c’est-à-dire formé de sa substance ; il ne procède pas de Dieu, dans la rigueur théologique ; il est librement tiré du néant, c’est-à-dire créé. De là la nature divine profondément séparée de l’univers ; de là l’indépendance, la liberté de Dieu, et, dans cet être auguste, une sorte de personnalité sublime dont la nôtre est une faible image ; de là enfin, dans l’ordre moral, des conséquences inépuisables.
Dans la doctrine alexandrine, au contraire, les degrés de l’existence divine, au lieu de former un cercle, se déploient sur une ligne qui se prolonge à l’infini. L’Unité engendre l’Intelligence, l’Intelligence l’Ame, l’Ame à son tour produit au-dessous d’elle d’autres êtres qui à leur tour en enfantent de nouveaux, jusqu’à ce qu’on arrive à un terme où la fécondité de l’être est absolument épuisée. Il en résulte un système où la fatalité préside, d’où sont exilées la personnalité et la liberté ; où Dieu, décomposé en une série de degrés, se confond presque, en perdant son unité, avec tous les autres degrés de l’existence.
Ce rapide aperçu peut déjà faire entrevoir la supériorité de la doctrine chrétienne sur celle d’Alexandrie, et les causes principales qui ont amené le triomphe du christianisme.
Selon nous, la première et la principale cause de ce triomphe, c’est que la religion chrétienne apportait aux hommes une doctrine plus vraie, et nous ne disons pas seulement une doctrine mieux appropriée au temps et aux circonstances ; nous disons encore, nous disons surtout une doctrine plus raisonnable. Le christianisme, il est vrai, n’a point paru d’abord parler aux hommes au nom de la raison. Saint Paul veut sauver le monde par la folie de la prédication. Il ne sait qu’une seule chose : Dieu crucifié ; il ne s’adresse point aux sages et aux philosophes, mais aux simples d’esprit. Le fougueux Tertullien s’écrie : Credo quia absurdum. De nos jours encore, on prétend prouver l’origine surnaturelle du christianisme en l’opposant à la raison. Étrange honneur qu’on veut faire à la religion la plus raisonnable et la plus digne de l’homme qui fut jamais ! Confusion singulière des formes variées que revêt tour à tour la raison avec son fonds toujours le même et qui ne passe pas ! Opposition insensée qu’on veut établir entre Dieu et les hommes ! Oui, sans doute, le christianisme a été le triomphe de la raison de Dieu sur celle des hommes, c’est-à-dire le triomphe de l’éternelle raison qui enfante tous les systèmes philosophiques et religieux, les détruit et les renouvelle sans cesse et survit à tous, sur un système de croyances et d’idées qui avait fourni sa carrière et n’avait plus rien à faire pour le progrès et le salut du genre humain.
Outre cette cause générale et dominante, nous en signalerons deux autres plus particulières qu’il importe à notre temps de bien connaître et de méditer. Les philosophes d’Alexandrie ont fait deux fautes capitales : la première, ç’a été de se rattacher étroitement à la religion du passé, et d’associer leur destinée avec celle du paganisme ; la seconde, d’avoir voulu être à la fois un système philosophique et une secte religieuse, une école et une église. C’est en grande partie par là qu’ils ont péri. L’histoire, ici, parle assez haut pour être entendue sans long commentaire, et nos conclusions pour le temps présent s’établiront comme d’elles-mêmes.
Quand on considère la situation des esprits et des ames aux premiers siècles de l’ère chrétienne, on demeure convaincu que dans cette dissolution philosophique, morale, religieuse, politique, où était le monde, au milieu de ce scepticisme et de cette indifférence universelle, sous la dure tyrannie que les Césars imposaient aux nations, et quand déjà se faisait entendre au loin le flot menaçant des barbares, le besoin le plus général et le plus pressant de ce monde épuisé, c’était qu’un esprit nouveau vînt relever la personnalité que tout semblait accabler, et qui succombait sous le poids de ses propres fautes et de ses propres misères. Il suffira de rappeler quelques faits pour peindre l’universel abattement des cœurs, à cette orageuse et triste époque. Tout le monde sait le prodigieux entraînement qui, dans les premiers siècles du christianisme, précipitait au désert une foule d’ames d’élite atteintes d’un profond dégoût de la vie active et des hommes ; on se rappelle les merveilles de la Thébaïde, ces dures mortifications, ces jeûnes, ces veilles, ces macérations, ce silence ; ces solitaires qui, sous un soleil brûlant, traversaient, pieds nus, le désert, allant chercher au loin dans le fleuve de quoi arroser une branche morte plantée dans le sable, ironie étrange et profonde, puissante et poétique expression de la vanité de la vie ; ces stylites enfin, immobiles sur leurs colonnes solitaires, l’œil fixé sur le ciel dans une muette extase. Mais voici un fait plus caractéristique encore, s’il est possible. Saint Augustin nous raconte qu’il existait de son temps une secte religieuse, celle des circoncellions, enflammée de la plus étrange frénésie dont il y ait jamais eu d’exemple. Ces fanatiques avaient soif du martyre et de la mort. Il leur importait peu de périr par telle ou telle main, pourvu qu’ils périssent. Les uns couraient dans les temples des dieux pour en insulter les statues ; les autres, fureur plus étrange encore, se précipitaient aux lieux où la justice humaine rendait ses arrêts, et forçaient les juges à ordonner leur prompte exécution. Quelques-uns arrêtaient les voyageurs sur les grands chemins, et les forçaient à leur infliger le martyre en leur promettant une récompense s’ils consentaient à les immoler, et en les menaçant de leur donner la mort s’ils leur refusaient ce singulier service. Lorsque toutes ces ressources leur manquaient, ils annonçaient un jour où, en présence de leurs amis et de leurs parens, ils se précipiteraient du haut d’un rocher ; et on montrait plusieurs précipices devenus célèbres par le nombre de ces suicides religieux[9]. Ce qui n’est pas moins curieux à constater, c’est que ces mêmes signes de découragement, ce même mélange d’exaltation et de désespoir, se rencontraient alors du côté des philosophes et de l’ancien monde, aussi bien que du côté des chrétiens et du monde nouveau. La philosophie avait aussi ses suicides et ses circoncellions. Pérégrinus se brûlait aux jeux olympiques sous les yeux de Lucien, qui nous raconte cette étrange scène en en persiflant le héros. Avec ses martyrs volontaires, la philosophie avait ses miracles et ses ascètes. Sans égaler les Pacome et les Macaire, Porphyre écrivait sur l’abstinence et la pratiquait héroïquement ; Plotin rougissait d’avoir un corps.
Jamais la vie humaine n’avait paru plus méprisable et plus stérile ; jamais la personnalité n’était tombée si bas. Il fallait la relever, ou c’en était fait du monde. Or, le plus frappant caractère de la philosophie alexandrine, c’est l’abaissement systématique, c’est presque l’anéantissement de la personnalité ; tandis qu’au contraire c’est le trait le plus profond de la philosophie chrétienne de la maintenir et de la sanctifier. Alexandrie présente aux hommes un Dieu inaccessible que l’esprit ne peut concevoir, que la bouche ne peut nommer ; un Dieu que l’ame ne possède qu’en se perdant elle-même ; un abîme qui l’engloutit, au lieu d’un Dieu d’amour qui la console et l’embrasse. La philosophie alexandrine promet à l’homme, il est vrai, la possession la plus intime de Dieu dans les ravissemens de l’extase ; mais ce n’est là qu’une illusion. En exaltant outre mesure la personnalité, le mysticisme l’écrase, et pour diviniser le moi il l’absorbe et l’abolit.
La nature humaine porte dans son fonds misérable le germe d’un double dérèglement. Si vous abandonnez la personnalité à elle-même, sans guide supérieur, sans appui divin, elle s’enivre de sa puissance et se dévore par ses propres excès. Si, dans le sentiment exalté de sa faiblesse, elle perd celui de sa force et de sa grandeur, c’est une autre ivresse non moins périlleuse que l’autre, quoique plus noble, et qui souvent porte les mêmes fruits. Ç’a été le caractère et l’excès de la civilisation grecque et romaine de faire l’homme si grand à ses propres yeux qu’il en perdait le sentiment du divin, et ne voulait connaître Dieu qu’à condition de lui imposer sa propre forme. Au premier siècle, cette forte personnalité antique était épuisée ; c’était à l’Orient, terre du mysticisme, à répandre dans la Grèce et dans Rome le sentiment effacé de l’éternel et du divin. Le problème du salut du monde, si l’on peut parler de la sorte, était alors de concilier, de fondre ensemble l’ame de l’Orient et celle de la Grèce. Tous les esprits étaient frappés de la nécessité absolue de cette fusion. Philon le juif, les gnostiques, les kabbalistes, l’essayèrent tour à tour. Ce qui distingue Alexandrie, c’est qu’elle entreprit de réaliser cette harmonie avec plus de suite, de force et de génie, que toutes les autres écoles contemporaines. Voilà pourquoi elle parut si grande. Mais elle échoua dans sa tentative. Elle ne sut point opérer ce difficile mélange de raison et de sentiment qui convient toujours et qui convenait alors plus que jamais au genre humain ; elle y laissa prévaloir et dominer l’élément mystique. Qu’on songe que le sage Plotin, au témoignage de son plus intime ami, avait joui trois fois de l’union extatique, s’était par trois fois identifié avec l’Un. Porphyre, modeste disciple, ne jouit de cette haute faveur qu’une seule fois. Saint Augustin caractérise à merveille ce dernier personnage qui hésita, dit-il, toute sa vie entre les sacriléges secrets de la magie et la profession de philosophe. Pour Jamblique, il n’a plus rien du génie grec ; c’est un prêtre oriental. Vainement Proclus s’efforce de ramener dans Alexandrie l’élément platonicien. Tandis qu’il travaillait laborieusement à cette réforme impossible, le christianisme avait accompli l’union de l’Orient et de la Grèce par le dogme à jamais saint de l’Homme-Dieu.
Certes, le dieu du christianisme est grand. En dehors, au-dessus de l’espace et du temps, il se suffit à lui-même dans la béatitude inaltérable d’une vie parfaite. Il se possède, il se connaît, il s’aime. Fécond sans sortir de soi, il trouve dans son propre fonds une société éternelle, un commerce ineffable d’intelligence et d’amour. Et cependant ce dieu si grand, si indépendant, s’incarne dans l’homme par une effusion de sa bonté. L’homme est faible, il naît pécheur. Heureuse faiblesse, s’écrie un père, heureux péché où éclate la liberté de l’homme qui le rend semblable à Dieu et digne de le connaître et de l’aimer ! Le mystère de l’Incarnation donne à l’homme un prix infini ; il consacre l’union de la personnalité avec Dieu ; il rend la nature humaine capable de l’éternel et du parfait.
La personne humaine réhabilitée relève le prix de la vie. Puisque Dieu même a voulu vivre de la vie des hommes, cette vie n’est donc pas si méprisable. Et quelle a été la vie de ce dieu incarné, la vie qui doit servir de modèle à la nôtre ? Jésus-Christ est-il un contemplatif, un solitaire, un ascète ? Non ; il passe au milieu des hommes en leur faisant du bien. Ses miracles font éclater sa bonté plus encore que sa puissance : c’est un malade qu’il guérit, une fille qu’il rend à sa mère. Il couronne enfin cette vie de charité par un sacrifice suprême, et du haut de sa croix il embrasse le genre humain.
Qu’il y a loin de cette philosophie, de cette morale à la fois si sublimes et si pratiques, à ce mysticisme chimérique d’Alexandrie où l’activité libre, la personnalité sont considérées comme le sceau de la faiblesse, où le comble de la vertu est une vie oisive et extatique, consumée dans l’oubli de soi-même et du genre humain. On lit dans la Cité de Dieu un récit où se caractérise fortement ce contraste profond de l’esprit d’Alexandrie et de celui du christianisme. « Quelqu’un ayant demandé à Apollon à quel dieu il devait s’adresser pour retirer sa femme du christianisme, Apollon lui répondit : Il vous serait peut-être plus aisé d’écrire sur l’eau ou de voler, que de guérir l’esprit blessé de votre femme. Laissez-la donc, dans sa ridicule erreur, chanter d’une voix lugubre un dieu mort condamné à un supplice cruel par des juges équitables. »
Apollon, ici, c’est le paganisme, c’est l’école d’Alexandrie, incapables de comprendre que ce dieu crucifié, c’est l’alliance sublime de Dieu et de l’homme, Dieu s’inclinant avec amour vers sa créature, l’homme se relevant de Dieu, le sentiment du divin exalté et contenu, le monde sauvé. Du reste, nous ne pouvons rien voir là de surnaturel. Le triomphe du christianisme n’est point le scandale de la raison ; le christianisme a vaincu, parce qu’il a apporté aux hommes une philosophie sublime, parce qu’il a réussi à fondre ensemble dans une combinaison profonde et durable les élémens de vitalité et de force que possédait alors le genre humain. Il a fallu sans doute, pour accomplir cette fusion, un souffle de vie, un esprit d’en haut. Ce souffle, cet esprit, c’est Dieu même, présent dans l’humanité, qui l’a faite et qui la conserve, et lui fournit sans cesse, tantôt sous une forme et tantôt sous une autre, sous des lois régulières empreintes d’une parfaite sagesse, la part de vérité qui lui est nécessaire pour subsister et développer ses destinées.
On a dit souvent que, si le christianisme a vaincu Alexandrie, c’est qu’à une époque où le genre humain avait plus besoin de croire que d’examiner, une religion devait nécessairement triompher d’un système de philosophie ; je ne conteste pas que la forme religieuse ne fût alors parfaitement appropriée à l’état du monde ; mais s’il n’avait fallu qu’offrir aux hommes une religion pour les gouverner, Alexandrie avait la sienne ; c’était le paganisme, rajeuni par la philosophie, réformé dans son culte antique par Maximin et Julien. Or, cette tentative de faire revivre le paganisme fut justement la faute des alexandrins et la cause de leur ruine. Ils entreprirent d’être à la fois une philosophie et une église, et de rendre la vie à une religion éteinte. C’était assez d’une de ces deux tentatives pour assurer leur chute. Le paganisme n’existait en quelque sorte plus dès le temps de Xénophane et de Thalès, s’il est vrai qu’une religion ait cessé d’exister du jour où elle ne gouverne plus les intelligences d’élite. Revenir au paganisme, au IIIe siècle de l’ère chrétienne, c’était donc supprimer violemment huit siècles de développement philosophique. Entreprise insensée ! On ne pouvait renouveler le paganisme qu’en altérant, en conservant la lettre et changeant l’esprit ; mais le genre humain repousse l’artifice de ces transformations. Comment s’inclinerait-il devant des symboles qui ne répondent plus à son esprit et à son cœur ? Il était nécessaire d’ailleurs que le sacerdoce se tournât contre les philosophes. En effet, comment les prêtres se seraient-ils accommodés de cette manière si libre d’interpréter les symboles, qui conduisait au fond à identifier tous les cultes. On sait que les Alexandrins se faisaient initier à tous les mystères ; que Proclus se proclamait l’hiérophante de tout l’univers. Haïs, accusés par le sacerdoce, mal compris du peuple, contraints à respecter en apparence ce qu’au fond ils dédaignaient, privés de toute la puissance que donne une conviction sincère et droite, de cette mâle énergie que détruisent toujours les subtilités de l’exégèse et les calculs de la politique, les alexandrins devaient succomber.
Qu’est-ce qui fait la puissance et l’attrait de la philosophie ? qu’est-ce qui en rachète les excès, en compense les doutes, les fatigues et toutes les misères ? C’est qu’elle donne à l’esprit le sentiment de sa liberté, de son indépendance ; la pure, la divine jouissance d’une force qui sent qu’elle se gouverne et se maîtrise elle-même. Qu’est-ce qui fait la vitalité et l’influence d’une religion ? C’est qu’elle offre à l’esprit une règle, à l’ame un appui, à l’imagination un aliment, aux désirs un terme assuré. Voulez-vous être à la fois une école de philosophie et une église ? Comme église, vous perdez toute liberté, toute indépendance, puisqu’une église suppose un symbole fixe, un dogme immuable ; comme école, vous perdez toute règle, toute discipline, puisqu’une école de philosophie suppose une liberté sans limites, le droit absolu de l’individu de contredire ses semblables et de s’inscrire en faux contre tout le genre humain. C’est ainsi qu’en voulant réunir des principes contradictoires vous les neutralisez l’un par l’autre.
C’est l’histoire des alexandrins, et c’est aussi la nôtre. Jetons en effet, en terminant, un coup-d’œil rapide sur la situation de notre époque. Nous rencontrons d’abord un parti très bruyant, très violent, au fond le plus faible de tous, qui se persuade que le moment est bien choisi au XIXe siècle pour dégoûter l’esprit humain de la liberté et de la philosophie, et nous ramener aux croisades et à Grégoire VII. Un autre parti, presque aussi contraire à l’esprit de notre temps, se compose de ces enfans tardifs du XVIIIe siècle, qui ne veulent d’aucune religion positive, et qui disent avec Diderot : « Toutes les religions sont des hérésies de la religion naturelle. »
Ces esprits qui se donnent pour très positifs sont parfaitement chimériques ; car, de toutes les chimères, la plus creuse selon nous c’est la religion naturelle. Qu’entend-on par ce grand mot ? Est-ce un ensemble de croyances communes à tous les hommes ? Qu’on en donne le symbole. Rousseau l’a essayé dans la profession de foi du Vicaire savoyard ; mais il n’a réussi qu’à réunir avec éloquence un certain nombre de nobles pensées, entre lesquelles chacun choisit ce qui lui convient. Ce qu’on appelle religion naturelle, ce n’est donc autre chose au fond que l’instinct religieux, l’idée naturelle de Dieu et de l’ordre. Dès que vous déterminez cette idée par la pensée et par la parole, de deux choses l’une, vous avez un symbole religieux ou un système philosophique.
Entre ces deux partis extrêmes, également violens, également exclusifs, se placent tous les esprits qui, plus étendus, plus prévoyans, plus éclairés, connaissent l’excellence de la philosophie et la nécessité de la religion, et ne veulent sacrifier ni l’une ni l’autre. Mais ils arrivent à ce but commun par des voies bien différentes : les uns croient à la possibilité d’une fusion intime entre le christianisme et l’esprit nouveau, soit qu’après avoir conçu un grand système philosophique, ils soutiennent, comme Hegel et Schelling en Allemagne, que ce système est en parfait accord avec les dogmes du christianisme, soit qu’à l’exemple de l’illustre auteur de l’Essai sur l’Indifférence, ils prennent pour base le dogme catholique et s’efforcent d’y faire pénétrer une philosophie en harmonie avec les progrès et les besoins de l’esprit moderne. Quel a été le résultat de ces tentatives ? En Allemagne, la théodicée hégélienne, qui aboutit à une sorte d’athéisme, et la Vie de Jésus-Christ du docteur Strauss, qui sape le christianisme par sa base ; en France, l’Esquisse d’une Philosophie, où on commence par admettre la Trinité, où l’on finit par nier le péché originel, c’est-à-dire l’Incarnation et la Rédemption. Voilà où conduit le désir de concilier les contraires.
D’autres rêvent une religion nouvelle. Ces esprits généreux ne se trompent, il est vrai, que faute de se rendre un compte assez sévère de leurs propres desseins. Sortis du christianisme orthodoxe, la philosophie ne leur suffit pas : ils la trouvent trop abstraite, trop spéculative, trop isolée du peuple. Ils veulent une religion.
Mais au nom du ciel, que peut être au XIXe siècle une religion nouvelle, hors du christianisme et de la philosophie ? Nous avouons ne pas le comprendre. Cette religion aura-t-elle des prophètes, des miracles, un messie ? On croit rêver en discutant de telles folies. À qui espère-t-on persuader le retour du surnaturalisme ? Depuis Descartes et Galilée, son règne est fini. Les lois de la nature et de l’esprit sont assez connues aujourd’hui pour que l’idée d’une intervention surnaturelle de Dieu soit inévitablement repoussée, non-seulement par la science, mais par le bon sens. Un messie au XIXe siècle est un charlatan ou un fou. Parle-t-on d’une religion prêchée au nom de la raison ? Je demande qui en donnera le symbole. Est-ce par hasard l’état ? Nous voilà revenus à Hobbes. Seront-ce les philosophes ? Qu’on veuille bien en trouver deux qui soient d’accord sur un symbole précis. S’agit-il seulement d’une influence générale, de la diffusion universelle des lumières et de l’esprit de tolérance et de liberté ? C’est à merveille sans doute ; mais on ne satisfait pas, on ne console pas le peuple avec des idées générales. Courbé sur la terre, tout entier aux besoins de chaque jour, il faut qu’on lui apporte tout préparé le pain spirituel, la nourriture de vie. Veut-on que le peuple fasse des cours de métaphysique ? Ou bien, en reviendrons-nous au Catéchisme de Volney ? Le peuple aimera toujours mieux l’Évangile. Tout cela est déraisonnable, contraire à la nature des choses et aux enseignemens de l’histoire. Aucune fusion, aucun mariage n’est possible entre le christianisme et la philosophie. Le christianisme y perdrait sa règle, la philosophie sa liberté. Que l’état concilie les enseignemens de la religion et ceux de la philosophie dans ses écoles, il le doit, il le peut ; car, grace à Dieu, le but de la philosophie et celui de la religion sont les mêmes : élever, fortifier les ames ; et, dans certaines limites, l’accord est parfait. Mais vouloir mettre en harmonie, soit par un mélange impraticable, soit par une séparation factice, deux puissances contraires, c’est aller contre la force des choses, c’est fermer les yeux volontairement sur ce qui s’est passé dans le monde depuis trois siècles.
La philosophie et le christianisme doivent donc se développer au XIXe siècle avec une entière indépendance, et conquérir les ames, chacune avec les moyens qui leur sont propres, sous la protection commune de notre libre société. Ceux qui prédisent la chute prochaine du christianisme connaissent bien mal cette grande religion et plus mal encore le cœur humain et l’état moral de l’Europe. Le christianisme a rendu au genre humain d’inappréciables services ; il est loin d’être au terme de cette sublime mission ; comment aurait-il épuisé sa carrière, puisqu’il n’a pas épuisé ses bienfaits ? Pour nous, philosophes, gardons fermement notre caractère ; défendons notre indépendance absolue avec une inébranlable énergie ; mais ne nous travestissons pas en inspirés et en prophètes. Que les leçons de l’histoire ne soient pas perdues pour nous ; n’oublions pas que la grande école d’Alexandrie, en voulant être une église, perdit sa liberté qui faisait sa force, et qu’en se cachant derrière les symboles du paganisme, elle perdit sa franchise qui faisait sa noblesse et sa dignité.
- ↑ Chez Joubert, rue des Grés, 15.
- ↑ L’Académie des Sciences morales et politiques, qui montre dans le choix des sujets qu’elle met en concours une si remarquable intelligence des besoins de la science, proposa en 1840 un prix sur l’école d’Alexandrie. Voyez l’intéressant rapport de M. Barthélemy Saint-Hilaire sur les résultats de ce concours, et particulièrement sur le mémoire de M. Vacherot, couronné par l’Académie.
- ↑ Métaphysique, liv. I, chap. 4.
- ↑ Voyez la savante monographie de M. Riaux sur Parménide d’Élée.
- ↑ Banquet, traduction de M. Cousin, VI, 326.
- ↑ Voyez la préface de M. Louis Peisse aux Fragmens de Hamilton.
- ↑ Voyez, dans la Revue des Deux Mondes du 15 juin 1841, un remarquable article sur l’arianisme, par M. Lerminier.
- ↑ Hilarius ad Constantium, liv. II, c. IV, v, p. 1227-28.
- ↑ Voyez Gibbon, Histoire de la Décadence de l’Empire romain, tom. IV.