Histoire de l'imagerie populaire/Appendices

E. Dentu (p. 171-275).


CRÉDIT EST MORT




I
origines de cette facétie

Les hommes de la génération qui flotte entre quarante et cinquante ans ont dû plus d’une fois se demander, en s’arrêtant devant les voyantes colorations de M. Crédit mis à mort par de mauvais payeurs, si le peintre, le musicien, le maître d’armes qui tuaient si traîtreusement l’infortuné Crédit, ne devaient pas leur origine facétieuse à un événement plus important en matière de finances.

Crédit est un mot grave dans les sociétés.

Crédit est mort n’avait-il pas pris naissance dans une de ces crises gouvernementales où le bourgeois inquiet ferme sa bourse et achève de miner un trône qu’il lui tarde de voir occuper par un nouveau souverain ?

Une figure accessoire du drame, l’oie, qui tenant une bourse dans son bec, crie : Mon oie fait tout, rappelle le fameux mot du gouvernement constitutionnel : Enrichissez-vous. Mais cette oie appartient à des époques antérieures.

Dans la fameuse estampe représentant le cabaret de Ramponneau[1], au milieu des dessins plaisants qui couvrent les murs, entre Bacchus sur son tonneau et M. Prêt-à-boire qui s’écrie : J’ai soif, on remarque le portrait d’un homme mélancolique au-dessous duquel est charbonné : Crédit est mort, tandis qu’à côté une oie s’avance en criant : Monnoye fait tout.

Monnoye fait tout est un calembour de la race des jeux de mots que se plaisaient à fabriquer les conteurs de la Renaissance. Ce calembour se retrouve également sur d’anciennes enseignes. « On voit encore près des piliers des halles, dit M. Jaime (Musée de la Caricature, 1838), une enseigne de cordonnier : Prenez tous mes souliers et laissez là mon oye. »

Le peuple garde longtemps ses plaisanteries, et les inscrit sur des objets de nature si diverse qu’il est rare qu’ils échappent aux recherches des archéologues. J’écris ces lignes en face de deux grands brocs de faïence, dont le premier porte sur sa panse, en augustales :

Le dernier Entré
La Canne en Main
Doit Verser Dv Vin.

Sur le second broc on lit :

Monnois Fait Tout.

Ces deux énormes pichets étaient en usage dans le compagnonnage. Le dernier entré, la canne en main, le prouve. Peut-être ces brocs se trouvaient-ils sur la table de quelque mère de compagnons, pour désaltérer une bande d’ouvriers qui traversaient le pays ; en tous cas l’inscription témoignant de la suprême importance de l’argent était reproduite en plus d’un endroit, et particulièrement chez les cabaretiers.

Un marchand graveur du quai de la Mégisserie, Jacques Lagniet, a donné place dans son Recueil des plus illustres proverbes (Paris, 1637, in-4º), à quelques-unes des facéties qui amusaient le peuple pendant la jeunesse de Molière.

Une planche de ce Recueil représente un groupe d’hommes causant sur une place publique près d’un monument où est étendue une figure dans son linceul ; près de là, un homme prie, et deux autres versent des larmes. Sur la table du monument est écrit :

crédit est mort

Et au-dessous, comme épitaphe :

Courons petits et grands à cet enterrement ;
Nostre crédit est mort, sa gloire est en fumée.
Il ne nous reste plus qu’un peu de renommée
Que nous allons poser dessus son monument.

Tel est le sujet principal. Dans le haut de la planche, en face d’un bâtiment à fenêtres grillées près duquel est dressée une sorte de guérite, on voit un homme à cheval arrêté par des archers armés qui cherchent à le désarçonner, et sur les pavés de la place publique se lisent ces paroles :

Crédit est mort
Il faut payer.

La gravure est de plus illustrée de deux vers qui ont un double caractère, l’un facétieux, l’autre proverbial :

Si prete non rant si rant non tout si tout non tel si tel non gré
Car a prester cousin germain, au rendre fils de putain.

D’après une estampe du dix-septième siècle.


La légende au bas est plus précise :

Rotisseurs, Hosteliers, Chaircutiers, Boulengers,
Depuis que le Crédit fut mis dessous la tombe,
Ne prestent à pas un, voisins ou estrangers.
Pour les mauvais payeurs surtout ce malheur tombe ;
Les grands et les petits souffrent fort maintenant
Qu’ils n’ont plus de Crédit l’assistance propice.
Chacun pleure et larmoye, hautement se plaignant
Comme un enfant qu’on seure de sa nourrice.

Les quatre derniers vers semblent avoir trait à un événement politique.

Le manque de Crédit a frappé sur « les grands » comme sur « les petits ; » et cependant, de 1620 à 1637, je ne sache pas de révolution financière qui ail influé assez vivement sur la fortune publique pour avoir donné lieu à cette estampe.

À défaut de renseignements historiques, il faut se rabattre sur les détails habituels de la vie.

De mauvais payeurs ont ruiné le crédit chez les fournisseurs de diverses espèces, et ceux-ci, pour l’empêcher de revenir, l’ont enfermé dans une tombe.

Rien ne paraissait devoir éclairer la question, lorsque M. Rathery publia une note au sujet de l’ancienne popularité de cette facétie : « Voici, disait-il, un document qui permet de faire remonter la légende à une époque notablement antérieure. Je le trouve dans un ouvrage de François Sweert, écrivain anversois, qui mourut en 1629 : Epitaphia jaco-seria, latina, gallica, etc. (Cologne, 1623, in-8). Dans la partie consacrée à la France, au milieu d’épitaphes et inscriptions recueillies principalement dans les villes du Nord, telles qu’Arras, Amiens, Valenciennes, etc., et dont la plupart se rapportent à des personnages et à des faits historiques, on en rencontre d’autres qui sont de véritables pièces satiriques affectant la forme d’épitaphes :

de picotin crédit

Cy gist et repose à l’envers
Crédit avec son bonnet pers,
Qui avoit toutes ses richesses
Dedans un grand sac de promesses.
Cy gist Crédit qui rien n’avoit
Que ce qu’un chascun lui donnoit ;
Qui pour quelque chose promise
Eust vendu jusqu’à sa chemise.
Crédit vendoit jusqu’à la paille
Sans recevoir denier ne maille,
Et pource qu’il beuvoit souvent,
Eust un coup d’espée en beuvant,
Et, dict-on, qu’il reçut la playe
Du Capitaine Male-paye.
Or, un peu avant que mourir,
Il luy souvint de requérir
Qu’on donnast à garder son âme
Au cousin germain de sa femme.

tétrastique

L’autre jour un homme me dict
Qu’on avait enterré Crédit.
Crédit est mort, n’en parlons plus.
Qui n’a d’argent, n’a crédit plus.

« Ainsi donc, l’allégorie de Crédit, tué d’un coup d’épée en buvant, existait certainement dès les premières années du dix-septième siècle ; et elle était très probablement plus ancienne. Remarquez en effet, ce capitaine Malepaye, qui figure encore dans notre épitaphe comme meurtrier de Crédit, et qui est remplacé, dans les reproductions modernes, par cette plate traduction : les mauvais payeurs. Ce personnage villonnesque n’autorise-t-il pas à faire remonter au moins jusqu’au quinzième siècle la vieille légende de Crédit est mort ? »

M. Rathery, indulgent pour mes travaux, ajoutait :

« M. Champfleury, qui comprend si bien l’intérêt de ces recherches sur l’art et la littérature populaires, parviendra, nous n’en doutons pas, à compléter l’histoire de Crédit, comme il l’a fait pour celle du Bonhomme Misère. »

Le bienveillant érudit avait un peu trop compté sur ma science en ces matières.

Tout ce que je peux ajouter à l’heure actuelle est l’indication d’une gravure de la Chasse à mon oye, tirée d’un almanach de 1679[2] ; mais l’image a été tellement fatiguée par de longs services, qu’elle aurait besoin de l’interprétation d’un dessinateur archéologue pour être mise sous les yeux du public. Le peu qu’on y découvre donne l’idée de divers personnages faisant des amabilités à l’oie pour l’attirer à eux.

Une courte notice et une pièce de poésie sont jointes à l’image. Alchimistes, docteurs, marchands, courent après la fortune :

Pour posséder cette mon Oye
L’on met et corps et âme en proye.

Tel, est à peu de chose près, le thème développé par le poète en une quinzaine de couplets, dont je fais grâce au lecteur. La conclusion doit suffire :

Mon Oye pour quoi t’enfuis-tu ?
Trop de gens font de moi leur proye.
Si on aimoit bien la Vertu,
On n’aimeroit pas tant mon Oye.

II
images relatives à l’argent

L’imprimeur Pellerin d’Épinal donna, sous la Restauration, une grande popularité à l’image de Crédit est mort ainsi qu’à certaines estampes offrant une parenté avec la légende primitive.


Ce fut évidemment un enseignement à l’usage des mauvaises payes et surtout des artistes que le peuple associait dans la représentation d’un musicien, d’un maître d’armes et d’un peintre, au milieu desquels manque, chose bizarre, un poète. Un archet, un fleuret, un appui-mains étaient primitivement les instruments du crime qui servaient à faire passer Crédit de vie à trépas. Les dessinateurs d’Épinal introduisirent plus tard dans le drame un gourmand, serviette au cou, qui, se lamentant, semblait se demander comment il dînerait demain, la maison de M. Crédit étant fermée. Une figure des derniers plans a son importance : un rémouleur, tout en faisant tourner sa roue, rit des mauvais payeurs et n’admet pas que la morale de mon oie fait tout soit la seule et véritable morale.

Ce gagne-petit, personnifiant le travail, témoigne des sentiments de l’ancienne France : travailler beaucoup, gagner peu, vivre content de son sort. En ce sens, Crédit est mort est d’accord avec le conte du Bonhomme Misère.

Une autre image d’Épinal, plus directement enseignante encore, fut une des dernières représentations du drame, semblable à ceux des directeurs de théâtres qui essayent de perpétuer un succès par l’adjonction de décors, de costumes, de trucs et de ballets. L’estampe dès lors offrit deux tableaux distincts sur la même feuille ; le premier consacré à l’action légendaire de Crédit assassiné par les mauvais payeurs ; l’autre montrant deux débiteurs conduits par la gendarmerie à la prison pour dettes, tandis qu’un troisième sonne à la porte d’un hôpital voisin et qu’un autre en guenilles s’en va mendiant.

Morale un peu vulgaire, le charme des anciennes gravures populaires étant de laisser assez de vague dans la composition pour donner à penser aux esprits naïfs.

À cette mesquine moralité, qui ne parvient pas à cacher son enseignement sous les colorations de figures plaisantes, je préfère l’Horloge de Crédit, une estampe proche parente de Crédit est mort.

Donnera-t-on quelque chose à crédit ? demandent un grenadier, un bûcheron, un hallebardier, un pèlerin.

Quand le coq chantera, crédit on donnera, répond la légende.

Perché en haut d’un monument sur la façade duquel une horloge est gravée, le coq ne paraît pas soucieux de faire entendre sa voix.

Alors chacun des personnages lui adresse la parole en vers.

D’abord le grenadier :

En attendant l’heure d’entrer,
Je fume ma pipe ;
Si le coq ne veut pas chanter,
Je lui coupe les tripes[3].

l’horloge de crédit,
d’après une image d’Épinal.


Le bûcheron s’écrie :

Si l’aiguille n’avance pas,
Tout à l’heure je me fâche.
Et si le coq ne chante pas,
Je le tue à coups de hache.

Avec moins d’irritation un pauvre hallebardier présente sa requête :

Je suis un pauvre sergent,
Toujours sans argent.
L’aiguille ne veut pas avancer
Et le coq ne veut chanter.

Le pèlerin compense par son humilité l’arrogance du coupeur de tripes :

Moi qui reviens lasse (sic)
D’un long pèlerinage,
Je voudrais bien du vin
Pour achever mon voyage.

Ainsi se termine le drame qui n’a pas la portée de Crédit est mort ; c’est pourquoi le succès de cette estampe fut modéré ; je n’en possède que deux variantes, une du commencement de la Restauration et l’autre gravée vers 1840.

Au même ordre d’idées appartient le Grand-diable d’argent, à la queue duquel chacun s’accroche, et qui vomit par toutes ses ouvertures de larges pièces monnayées. Poète, peintre, cordonnier, marchand de vin, boulanger, procureur, se pressent pour attraper au vol quelques écus.

Cette estampe date du dix-septième siècle, et dernièrement encore Glénarec, fabricant d’images de la rue Saint-Jacques, la réimprimait sur une planche du Directoire qui représente, entre autres personnages, une fille de joie (tel est le texte) dénouant son écharpe pour la remplir des générosités du Diable d’argent. Le symbole de l’image est si clair, qu’un de mes amis en ayant acheté une épreuve à mon intention, m’écrivait : « J’ai trouvé ce trésor dans une échoppe au coin de la rue Vieille-du-Temple. La foule s’extasiait. J’ai eu peur qu’elle ne s’ameutât contre moi, parce que je la privais de son beau spectacle. »

Les princes admirent habituellement les œuvres didactiques de versificateurs qui, mettant en antagonisme l’Honneur et l’Argent, passent momentanément pour de grands moralistes ; les amplifications desdits moralistes disparaissent pourtant, aussi délaissées qu’elles avaient jeté de semblants d’éclat. La curiosité constante du peuple pour les estampes populaires où l’argent joue le premier rôle, témoigne de la supériorité des modestes imagiers qui ont laissé des feuilles volantes plus durables que les amplifications bourgeoises de ces assommants La Chaussée.

le grand diable d’argent,
d’après une image de Glémarec, à Paris.


On pourrait montrer l’analogie de l’imagerie avec la céramique. Nevers, berceau de la faïence parlante en France, se rencontre souvent avec Épinal[4].

Il est probable toutefois que ce signe archaïque de Crédit est mort ne se représentera plus dans une société qui, quoiqu’elle ait aboli la prison pour dettes, se montre particulièrement positive et inflexible dans les questions d’argent, n’aime pas le mot de Crédit, tel que le comprenait jadis le bohème, ou du moins ne veut plus qu’on le prononce d’un ton gouailleur.

LA FARCE DES BOSSUS




I
portrait de grattelard

La Bibliothèque bleue, entre autres types curieux, nous a laissé celui du baron de Grattelard, célèbre par ses rencontres, facéties, coq-à-l’âne, gaillardises admirables et conceptions joyeuses ; mais ses questions sont si indiscrètes et partent d’un esprit tellement nourri des vieux conteurs, que même avec la prudence moderne, il est difficile d’en donner un honnête équivalent.

Le Grattelard, qui joue un rôle triomphant dans l’amusante Farce des Bossus, est de la joyeuse famille des Gros-Guillaume, des Turlupin, des Gautier-Garguille, des Scapin et de tous les gibiers de potence qui avaient le privilège d’amuser nos pères.

J’ai retrouvé son portrait au Cabinet des estampes ; par ce dessin, gravé au commencement du dix-septième siècle, on voit quel était l’homme.

Grattelard porte un haut-de-chausses et une culotte à l’italienne, sans trop de recherche, afin de rôder sans attirer les regards. Sur ses reins se balance une grande épée plate, qui pourrait être une batte ; son demi-masque, laissant la bouche libre, est attaché au-dessous du menton comme de nos jours.

Grattelard est donc une variété d’Arlequin, dont le costume mérite d’être étudié, car il montre les enjolivements qui y ont été ajoutés. L’Arlequin du dix-septième siècle n’était pas ce personnage insinuant, amoureux comme un moineau, souple comme un serpent, brodé de paillettes sur toutes les coutures, que les théâtres de pantomime ont mis plus tard à la mode. Les dents noires découpées sur son costume de couleur claire sont d’une ornementation médiocre, mais économique.

Grattelard tient à la main une lettre qu’il montre seulement aux spectateurs : cette lettre est son emblème, comme le hibou est celui de Minerve. Grattelard appartient à la race des valets complaisants qui, à partir du théâtre de Plaute, ne cherchent qu’à tromper les pères avares au profit de fils dissipateurs, portent le désordre dans les ménages, aident à séduire les jeunes filles, et se font gloire de tirer l’argent de toutes mains. Son geste ne le dévoilerait pas, que le graveur a inscrit sous son portrait un quatrain fort propre à le faire connaître :

Ma mine n’est belle ny bonne,
Et Ie vovs Iure sur ma foy,
Qu’on peut bien se fier à moy,
Car Ie ne me fie à Personne.

Tel était l’un des personnages importants du théâtre de Tabarin, où se débitaient des farces grossières. Avec le portrait du fameux Grattelard sont mis en outre en lumière deux personnages épisodiques : Jasmin, sorte de Crispin, Jean Broche, manière de Bartholo, qui tous deux se promènent à quelques pas de Grattelard, avec leurs noms gravés sous leurs ressemblances.

La physionomic et les aptitudes de Grattclard étant connues, il faut le montrer se mêlant d’intrigues sur la place publique et remplissant son rôle d’effronté coquin.

II
parade

Horace est l’amoureux de la farce : « C’est une passion étrange que l’amour ! s’écrie-t-il ; je suis tellement embrasé des beautés de ma maîtresse, que je me consume comme la cire au scul aspect des rayons de ses yeux. On m’a dit qu’un certain nommé Grattelard, qui demeure en ces quartiers, pourrait m’apporter quelque soulagement. Il me faut frapper à sa porte. Holà ! » Grattelard ouvre, et Horace le prie de porter unc missive à sa maîtresse. « Lessive ? dit Grattelard, il n’y a point ici de blanchisseuse, j’ai mis mon linge à la lessive dès la semaine passée. Je dis une missive, reprend Horace. — Ah ! ah ! — Je dis une missive, dit Grattelard, mais qu’appelez-vous missive ? — C’est un poulet que je veux envoyer à ma maîtresse. — Vous êtes un grand sot, dit Grattelard, que fera-t-elle d’un poulet ? Il vaut bien mieux lui envoyer une couple de chapons. »

Lazzi et coq-à-l’âne classiques, dont la tradition a été conservée sur les tréteaux de foires.

Grattelard se fait d’abord prier et refuse : « Tenez, dit-il, voilà votre lettre, j’ai du mal assez à porter mes tourments, sans me charger de ceux d’autrui ; j’en ai toujours une escouade en mes grègues… Mais à qui voulez-vous envoyer ce poulet ? — C’est, dit Horace, à la femme de Trostole, ce vieux bossu que tu connais. »

Tout à l’heure, Grattelard refusait ; maintenant il accepte sans se faire prier. « Je ne manquerai pas de le lui donner, dit-il, revenez ici dans une heure. »

Il n’est même pas question que Grattelard soit séduit par une de ces lourdes bourses de comédie, dont les Horace et les Léandre avaient toujours les poches garnies. Tel est le caractère de cette farce qui court la poste sans transition, et qui change tellement souvent de lieux, de situation qu’elle devait être jouée en parade, à la porte de baraques.

« Ô pauvre homme ! pauvre homme ! s’écrie le bossu Trostole, voici bien de la rabat-joie ; mes créanciers m’ont fait donner assignation au Palais. Patience, patience, je veux voir si je pourrai avoir un défaut contre eux, et veux dire adieu à ma femme. Holà ! — Qu’est-ce, mon mari ? demande la femme, il semble à voir que vous ayez de la tristesse. Où allez-vous maintenant ? — Je m’en vais à mon assignation, répond le bossu Trostole ; mais surtout je vous recommande une chose, de ne pas laisser entrer mes frères au logis ; ce sont trois bossus comme moi. Soignez-moi bien qu’ils n’entrent point à la maison. — Toute votre race est donc bossue ? s’écrie la femme ; c’est que votre père n’avait pas le droit quand il faisait ce procès-là. » Le mari sort, et la femme se dit : « Je ne sais où est allé ce coquin de Grattelard ; on m’a dit qu’il me cherche pour me donner une lettre. »

Comédie naïve ! On n’a pas vu au début que Grattelard connût la femme de Trostole ; elle ignore qu’une lettre lui est destinée, et cependant « on m’a dit, s’écrie la femme du bossu, que Grattelard me cherchait. »

La description que Trostole donne à sa femme de ses trois frères est au moins aussi singulière ; car il est étonnant qu’une femme entende parler de ses beaux-frères seulement après un certain temps de mariage ; mais c’est justement ce qui caractérise l’esprit naïf de cette farce, composée par un ignorant des règles dramatiques les plus simples.

Les trois bossus arrivent. « Il y a longtemps, dit l’un, que nous avons mangé ; mon ventre au besoin servirait d’une lanterne, si on m’avait mis une chandelle dedans. — Voici le logis de notre frère, réplique un autre bossu, il nous faut frapper à la porte. Holà ! — Que demandez-vous, mes amis ? » dit la femme ; et sans attendre la réponse, elle ajoute : « Il n’y a point de potage. — Ne nous connaissezvous point, ma sœur ? — J’ai fait mes aumônes dès le matin, répond la femme. Mais ne seraient-ce pas mes bossus ? ils ont tous leur paquet sur le dos. — Nous sommes vos frères, reprend un des bossus, qui vous prions de nous donner quelque chose pour manger ! » La Trostole se laisse attendrir. — « Encore faut-il avoir pitié d’eux ; mes enfants, entrez, et surtout prenez garde que votre frère ne nous surprenne. »

Trostole revient de l’audience. « Gaillard ! gaillard ! s’écrit-il, foi d’homme, mes affaires sont en bon état. J’ai fait faire mes forclusions, et il est bien vrai que je suis un peu défiant, car j’ai toujours les pièces sur mon dos ; mais patience. Ah ! pauvre homme ! qu’est-ce que j’entends dans ma maison ? Ce sont mes frères sans doute. Holà !

« — Cachez-vous vitement, qu’il ne vous voie pas, dit la femme aux trois bossus. Qui va là ? — N’ai-je pas entendu du bruit, là, derrière ? demande Trostole. Mes frères ne sont-ils pas venus ? Foi d’homme de bien, dites-moi la vérité, car je vous donnerai la gratte. » La femme soutient qu’il n’est entré personne et engage son mari à chercher partout. « — Elle a raison, dit Trostole, mes frères ne sont pas venus. » Et il s’en retourne chez le greffier chercher ses pièces.

« — Je ne sais ce que je dois faire, reprend la femme ; je crois que ces trois bossus ont un réservoir derrière le dos ; ils ont bu un plein tonneau de vin, les voilà ivres. Si mon mari les voit, il criera ; il vaut mieux que je trouve quelque portefaix. »

Justement Grattelard arrive. « Grattelard, dit la femme, il faut que tu me fasses un plaisir ; un bossu est tombé mort devant ma porte, il faut que tu le jettes à la rivière. — Que me donnerez-vous ? — Vingt écus, répond la femme. Tiens, voilà le drôle. — Il est bien pesant, s’écrie Grattelard qui emporte le bossu ivre. — Je n’ai fait marché avec lui que d’en porter un, dit la femme, mais il en portera trois. »

Grattelard reparaît en s’essuyant le front et se plaint du poids du bossu. « Crois-tu l’avoir jeté à l’eau ? dit la femme ; il est revenu. — Au diable soit le bossu ! dit Grattelard, il faut que je le charge encore une fois. » Là-dessus il emporte le second frère et revient chercher ses vingt écus. « Je l’ai jeté si avant qu’il n’en reviendra pas, dit-il. — Comment s’écrie la Trostole, ne le vois-tu pas encore ? — Je me fâche à la fin, dit Grattclard ; s’il revient, je lui attache une pierre au cou. »

La femme ainsi débarrassée de ses trois beaux-frères, rentre chez elle. Son mari sort du greffe ; après avoir levé la sentence et ses pièces, il se dispose à rentrer chez lui. « Mort de ma vie ! s’écrie Grattelard surieux, voilà encore un bossu. Comment, coquin, je vous retrouve ici ; vous irez à la rivière ! » Et sans s’inquiéter des cris de Trostole, il l’emporte sur ses épaules.

Puis il revient chercher son salaire. « J’ai enfin jeté le bossu à l’eau, dit-il à la femme ; mais ce

grattelard,
d’après une image du xviie siècle.


n’est pas sans mal ; il me l’a fallu reprendre quatre fois. — Quatre fois ! s’écrie-t-elle ; n’aurait-il pas jeté mon mari avec les autres ? — Le dernier parlait, par ma foi, dit Grattelard. — Oh ! qu’as-tu fait ? C’est mon mari que tu as jeté dans l’eau. — Il n’y a rien de perdu, dit Grattelard passant brusquement à un autre ordre d’idées ; tenez, voilà une lettre du sieur Horace. — Est-il loin d’ici ? demande la femme déjà consolée. — Puisque votre mari est mort, dit Grattelard, il faut vous marier. »

Horace entre. « Madame, dit-il, si l’affection que je vous porte me peut servir de garantie pour vous sacrifier mes vœux, vous devez croire que je suis un de vos plus fidèles serviteurs. »

Dans le fond reviennent en se battant Trostole et les trois bossus.

Telle est cette comédie bouffonne et sans prétentions, dont le fond triomphe de l’insouciance de l’exécution.

III
diverses incarnations de grattelard

La perpétuité de la légende, les variations qu’elle a subies de siècle en siècle prouvent le comique de la Farce des bossus. On a dit (et je laisse ceci à débattre aux érudits plus autorisés que moi), que le récit primitif nous vient de conteurs italiens ; cependant au tome III du Recueil des fabliaux de Barbazan, on trouve l’histoire en vers des Trois bossus, d’un certain poète Durand, qui paraît avoir vécu au treizième siècle[5].

À ce fabliau je préfère le conte de Straparole (journée V, nouvelle iii). Le stratagème de la femme qui se débarrasse de son mari est le même que chez Tabarin ; mais le thème italien contient d’autres détails plaisants.

Berthaud de Valsable a trois enfants bossus et mâles, du nom de Jambon, Breton et Santon.

Jambon, après une querelle avec ses frères, quitte le toit paternel et va chercher fortune en Italie. Il est d’abord garçon épicier à Vérone, d’où on le chasse à cause de sa gourmandise. Jambon est chargé par son patron de porter trois figues à un voisin : « Étant assailly par sa gourmandise, le traître dit à sa gueulle : Mange, mange, pauvre homme, un affamé ne regarde à rien. Et pour autant qu’il étoit assez gourmand par nature, joint qu’il étoit affamé comme un loup, il print le conseil de la gorge et empoigna une de ces figues, et lui commença à estreindre le cul, taster et retaster en disant : Elle est bonne, elle n’est pas bonne si est, non est ; qu’il l’entama jusques au milieu ; tellement qu’il n’y demeura que la peau. »

La façon dont il se tire de son méfait n’est pas moins piquante :

« Mon maistre vous envoye ici trois figues, mais le diantre m’emporte si je n’en ay mangé deux.

« — Comment as-tu donc fait, mon fils ?

« — Par mon âme, je fis ainsi, respond Jambon. Et en prenant la troisième la mit en sa bouche et la croqua comme les autres. »

Jambon entre ensuite à Rome chez un marchand de drap qui meurt bientôt et dont il épouse la veuve. Contre sa défense, elle reçoit ses frères et les cache dans une auge. C’est ici surtout que Straparole s’est inspiré du fabliau primitif ; le dialogue entre les cadavres et l’homme qui les jette à l’eau est presque identique. Le mari périt de la même façon.

Un autre auteur, Gueullette, dans ses Contes tartares, a un peu modifié la donnée de Straparole. Le début de l’aventure est le même, avec quelque couleur orientale en plus ; au dénoûment, l’auteur fait intervenir un calife (le conte se passe à Damas) qui repêche les trois bossus.

Il les met en présence de la femme, qui ne veut plus reconnaître son mari. Les deux frères délaissés, pour se venger, gardent le silence ; mais ils finissent par faire bonne figure au mari, qui se décide à partager sa fortune avec eux.

Il ne paraît pas nécessaire d’insister sur l’analyse de ce dernier conte qui, à quelques détails près, est semblable à celui de Straparole ; mais par la manière de raconter, qui tient du merveilleux, il est moins intéressant que le récit italien, et surtout moins naïf que le fabliau de Durand.

IV
les trois bossus de besançon

Ces illustres bossus ne pouvant tenir en place dans les livres, se montrèrent en public sur les tréteaux de Tabarin, pour être repris plus tard par Nicolet, qui leur ouvrit la porte de son théâtre de parades.

C’est là que le compilateur qui fournissait de la copie aux imprimeurs de la Bibliothèque bleue, les retrouva[6]. Grattelard fit partie depuis de cette singulière bibliothèque, qui contenait les Compliments de la langue française, les Contes des fées, la Magic naturelle, les Aventures de Cartouche, les Quatre fils Aymon, l’Histoire de Sainte Perpétue, le grand Compost des bergers et cinquante autres volumes aussi variés.

Pellerin, l’imprimeur d’images d’Épinal, alléché par les aventures de ces bossus, en tira la matière d’un conte qui se vendait aux paysans sous le titre : les Trois Bossus de Besançon.

Je retrouve encore les mêmes bossus en Espagne, où ils font les délices du peuple, sous la forme de pliegos. Ces cahiers, ou feuilles volantes, illustrés de grossières gravures sur bois d’après des chansons, des légendes pieuses, des facéties ou des contes, sont la Bibliothèque bleue de l’Espagne. Même impression qu’en France, mêmes images barbares. Le cahier en question n’est que la traduction des Bossus de Besançon, accommodés à l’espagnole : Historia de los tres Corcobados de Braganza. À Bragance près, qui remplace Besançon, le fond de l’histoire est le même[7].

Peu de facéties ont eu un succès si populaire ! Poètes, conteurs, auteurs dramatiques, vécurent aux dépens de ces trois bossus, qui, depuis le treizième siècle, ont roulé leur bosse jusqu’à nos jours.

Cette farce a duré six siècles ; mais je crains que sa dernière heure ne soit sonnée.

Le comique et plus particulièrement le grotesque sont soumis à des variations de modes qui se font sentir aujourd’hui plus que jamais. Nous sommes devenus plus délicats, on peut presque dire meilleurs, en ce sens que les difformités physiques prêtent plus aujourd’hui à la pitié qu’à la risée.

J’ai montré dans l’Histoire de la Caricature moderne la grandeur et la décadence de Mayeux. La farce des bossus tirait ses éléments de succès des mêmes moyens. Trois bossus amusaient extraordinairement le peuple au dix-septième siècle : les premières années du gouvernement constitutionnel furent emplies par les mésaventures du fameux bossu.

Ce genre de déviations nous laisse froids aujourd’hui, et on n’y trouve guère matière à rire. Sans médire de l’art flamand, on se demande pour quel motif les Flamands du dix-septième siècle se plaisaient à peindre des extirpeurs de loupes tenant le patient dans leurs mains armées de bistouris, et conviant tout le village à une opération qui faisait éclater de rire chacun. Il faut la profonde entente de la couleur d’un Brawer pour nous faire oublier le côté sanglant d’une telle chirurgie qui n’évoque à l’heure actuelle aucune idée plaisante.

Il en est de même des bossus du théâtre de Tabarin. Et, si j’ai prêté quelque attention à ce Grattelard, c’est plutôt à cause de sa parenté avec de semblables figures italiennes ; ces personnages de sac et de corde, ne les retrouve-t-on pas à quelques années de là, plus fins et plus alertes, dans les comédies de Molière ?

L’ABBÉ CHANU




I
les quatre vérités — les misères des plaideurs
le catéchisme des normands

Le juge préoccupa souvent les imagiers populaires ; on le voit dans diverses estampes adjoint aux trois ordres représentés par le prêtre, le soldat, le paysan. Religion, Justice, Armée, Agriculture répondaient directement aux sentiments des gens du peuple il n’y a pas cinquante ans encore : c’était avec un chef à la tête, Empereur ou Roi, la forme et les moyens d’action du gouvernement le mieux compris des masses.

Dans l’Image des quatre vérités,

Le prêtre dit : — Je prie pour vous tous.

Le paysan : — Je vous nourris tous.

Le soldat : Je vous défends tous.

Le procureur : — Je vous mange tous.

Cette estampe satirique fait mieux que nulle autre comprendre l’idée que se forme le paysan de la Justice ou, pour mieux dire, du tribunal où il a souvent assisté en qualité de plaideur. Il enveloppe dans une même raillerie tout ce qui touche à la magistrature. Pour le paysan, juge, procureur, huissier ne font qu’un ; ils portent la même robe.

Qui pense ainsi ? Le plaideur ; mais combien ne compte-t-on pas de plaideurs parmi les paysans ?

C’est en cette matière surtout qu’apparaît le trait d’union qui relie l’Imagerie à la littérature populaire. Ce sont des sœurs jumelles qui se quittent rarement et se prêtent un mutuel appui. Ce que ne dit pas l’une est exprimé par l’autre et c’est pourquoi il est utile de signaler divers ouvrages sur les plaideurs qui, s’ils n’ont pas fourni de motifs particuliers aux imagiers, leur ont tracé des épisodes.

La Bibliothèque bleue fut la Bible des tailleurs sur bois ; on ne peut passer cette Bible sous silence.

Les Normands excitaient surtout la verve des anciens conteurs par leur singulier amour des procès et leur esprit de chicane. Qui dit Normand dit plaideur : aussi la littérature populaire n’a-t-elle eu garde de laisser perdre ce type.

C’en est donc fait, Straton, tu ne veux rien entendre,
Quels que soient mes conseils, tu ne saurais t’y rendre.
Ennemi déclaré de ton propre repos,
Tu veux plaider : au moins écoute encor deux mots.

Dans cette occasion les imprimeurs de cette littérature sont en défaut ; ils ont recueilli dans leur collection un ouvrage indigne d’y entrer. Les Misères des plaideurs, consignées dans une mortelle pièce de vers, sont aussi tristes que les comédies à caractère qui, fondues dans un même moule académique, se produisirent à la suite de Destouches.

Tes intérêts tu garderas.

Ces deux mots se continuent pendant trois cents vers, le comble de l’ennui. Il n’y a rien de populaire dans celle littérature que son enveloppe et son prix.

Au début de la Bibliothèque bleue, l’imprimeur prenait le premier livre venu d’un rimailleur de province, enthousiaste de Boileau ; il en détachait les Misères des plaideurs, titre alléchant pour les gens de la campagne, et le colporteur, venant à l’imprimerie chercher les nouveautés, s’en retournait au village, sans se douter que dans ce petit cahier étaient inclus des vers fades, raisonneurs, sans gaieté, qui avaient ouvert sans doute à son auteur les portes d’une académie de province.

Le Catéchisme des Normands, quoique en prose, n’a pas une valeur bien supérieure. Cet opuscule, daté de 1817, composé par un « docteur de Paris, » est en demandes et en réponses. « D. Êtes-vous Normand ? R. Oui, par la grâce de ma naissance et par la grâce de mon intrigue. — D. Quel est le signe du Normand ? R. C’est d’être toujours prêt à faire de faux serments en faveur de celui qui lui donne le plus d’argent. — D. Quelle est la foi du Normand ? R. C’est de trahir ses plus grands amis. — D. Comment connaissez-vous le Normand ? R. Je le connais en ce qu’il a beaucoup d’amour pour sa personne et ses propres intérêts et point du tout pour son prochain. »

Qu’on joigne à ce catéchisme une parodie des commandements de l’Église :

Dieu en vain tu jureras
Pour affirmer un faux serment.
L’argent d’autrui tu n’épargneras
Ni son bonheur pareillement.
Le bien d’autrui tu ne rendras
Et garderas à bon escient,

on a une idée de l’esprit qui inspirait l’auteur du Catéchisme des Normands ; mais la véritable littérature populaire sort triomphante de l’amas de mauvais livres sous lequel elle est enterrée.

les quatre vérités,
tirées de l’Histoire de l’Imagerie chartraine.


II
l’entrée de l’abbé chanu en paradis

Surtout le conte de l’abbé Chanu fait oublier de telles platitudes. Ce petit morceau est plein de gaieté et de raillerie. Quoique l’abbé y soit accusé d’avoir ruiné de pauvres gens, d’avoir trempé dans quelques procès injustes, on n’y sent rien d’amer contre le catholicisme. C’est une malice contre un abbé et non pas contre les abbés. L’anonyme et spirituel auteur de cette brochure populaire n’a cherché que le comique de la situation et du dialogue.

L’abbé Chanu est mort : il s’adresse à saint Pierre : « Bonjour, saint Pierre, je ne croyais pas être sitôt des vôtres ; je viens vous demander une petite place en paradis, je vous promets que je ne serai point importun. » Saint Pierre répond qu’il n’y a point de place, et qu’il en a renvoyé bien d’autres qui valaient mieux que l’abbé. « Voilà une singulière aventure, reprend l’abbé Chanu ; permettez-moi un petit moment, je suis seul ; si vous aviez un peu plus d’éducation, vous y mettriez un peu plus de politique. D’ailleurs je veux parler à M. Saint-Jude, du parlement de Normandie, j’ai quelque chose à lui dire. — M. Saint-Jude n’est point ici, dit saint Pierre, il est en purgatoire. » L’abbé s’étonne qu’un homme aussi considérable qu’un magistrat du parlement de Normandie soit en purgatoire. « Et moi, dit-il, où irai-je ? — Aux enfers, répond saint Pierre, votre place y est retenue il y a longtemps… Vous ne pouvez parler à M. Saint-Jude. Allez donc prendre la place qui vous est réservée ; vous trouverez Cerbère à la porte ; il ne vous dira mot, tout est arrangé en conséquence contre vous, il y a plus de trente ans. — Je ne suis pas des plus réjouis, s’écrie l’abbé, qui me conduira ? Je ne connais ici personne ; n’y aurait-il quelqu’un qui me conduise, en lui promettant quelque chose ? »

Saint Pierre appelle deux anges rebelles et leur confie l’abbé Chanu. En chemin l’abbé interroge ses conducteurs sur l’enfer et sur la cause de son châtiment ; ceux-ci, tout en le plaignant, lui racontent ce qu’ils savent divers morts se sont plaints de l’abbé Chanu, qui commettait des injustices de son vivant. — « Vous avez fait gagner des procès injustes, lui dit un des anges ; vous avez ruiné de pauvres gens qui vous regardaient comme un oracle. L’argent qu’ils vous payaient pour les frais que vous disiez vous être dus, vous leur en redevez encore considórablement ; vous êtes mort sans penser à restitution. Tous ces gens-là ont déposé contre vous. Mon pauvre abbé, vous êtes des nôtres, sans ressources et sans espérance. »

À mesure qu’on approche, l’abbé trouve que la chaleur est énorme. — « Vous vous plaignez tôt, lui dit l’ange rebelle, ce n’est encore que la fumée. — Encore s’il y avait audience, juges ou parlement, peut-être on pourrait juger plus sainement mon affaire. » Heureusement on rencontre en chemin l’huissier Cossard. — « Bonjour, mon ami, bonjour monsieur Cossard. Comme vous voilà ? — Bien chaudement, monsieur l’abbé, dit l’huissier. — Dites-moi, monsieur Cossard, n’y aurait-il pas moyen d’aller en purgatoire ? M. Saint-Jude y est. Si je le trouvais une fois, le diable aurait beau faire. — Cela est vrai, répond M. Cossard, si vous y étiez une fois, ce serait bon. Voilà le chemin. Mais voyez le gros animal qui garde la porte : c’est lui qui gouverne tout ; il s’appelle Cerbère et ne quilte jamais que par l’ordre de Griffon. — M’obligeriez-vous bien, monsieur Cossard, de donner une assignation à Griffon, qui est si méchant ? — Par devant qui ? demande l’huissier. Par devant M. Pluton, dieu des enfers. — À la bonne heure ! si cela vous oblige, je le veux bien. »

L’abbé Chanu dicte l’exploit suivant :

« L’an mil sept cent quatre-vingt-dix, le douzième jour de la présente année, à huit heures du matin, à la requête de M. l’abbé Chanu, détenu dans les Enfers, de la Fournaise-Ardente, paroisse des Flammes-Dévorantes, il demande lieu et domicile dans le Purgatoire, maison demeurante de M. Saint-Jude ; Jean-Nicolas Cossard, huissier exploitant par tous les Enfers, demeurant rue du Soufre-en-Feu, soussigné, donne assignation à M. Griffon, directeur général des lieux infernaux, demeurant rue du Gouffre, paroisse des Eaux-Basses, à son domicile, parlant à sa personne, à comparoir jeudi prochain par devant M. Pluton, pour se voir condamner. »

L’huissier part avec son exploit et va chez M. Griffon. — « Je suis, monsieur, dit-il, votre serviteur, avec bien du respect. Voici un mot de lettre que M. l’abbé Chanu vous envoie. C’est un exploit pour porter au juge. » Griffon porte l’exploit. « Monsieur Pluton, voyez une assignation que l’abbé Chanu m’a fait donner ; il demande la liberté. » Pluton se fâche, dit que celui qui l’assigne est un insolent, et ordonne de déchaîner Cerbère pour dévorer l’imprudent abbé quand il arrivera.

Mais pendant qu’on déchaîne Cerbère, l’abbé Chanu en profite pour enfiler le chemin du Purgatoire. — « C’est bon, dit Cerbère, il ne trouvera pas les portes ouvertes pour y entrer ; il reviendra sûrement. » Cependant on ne voit point reparaître l’abbé, et Cerbère gronde entre ses dents : — « On aurait mieux fait de me laisser à ma place que de me faire courir après cet homme-là ; je prévois que je ne le trouverai pas facilement. » Griffon, Cerbère et Pluton se tourmentent à raison, car l’abbé Chanu a pénétré dans le Purgatoire, où la première personne qui s’offre à lui est le membre du parlement de Normandie. — « Monsieur Saint-Jude, j’ai l’honneur de vous souhaiter le bonjour. — C’est le pauvre petit abbé Chanu ! dit M. Saint-Jude. Ah ! bonjour, mon ami. D’où venez-vous ? — Des enfers. — Quoi ! des enfers ! Comment avez-vous fait pour en sortir ? — Je me suis d’abord présenté à saint Pierre il m’a refusé et m’a envoyé au diable ; mais je souffrais trop je l’ai fait attaquer par M. Cossard que j’ai trouvé heureusement aux enfers. Quand le diable a vu mon assignation, il a été trouver le juge pour lui compter mon procès. On a déchaîné Cerbère après moi. Il venait après ma culotte ; je l’ai aperçu de loin, et je me suis sauvé par le chemin où il était à garder à la porte et je suis venu vous trouver. — Qu’il a d’esprit, ce pauvre petit abbé Chanu ! s’écrie M. Saint-Jude ; il me disait toujours bien qu’il se retirerait des mains du diable. Mais qu’allez-vous faire ici ? Je pars demain en paradis. — C’est bon, dit l’abbé, vous m’y mènerez avec vous, si vous voulez bien. — Je le voudrais bien, mais il n’est pas possible pour le moment, puisque saint Pierre vous a refusé. — Mettez-moi sous votre robe, dit l’abbé Chanu toujours inventif. Saint Pierre ne s’en doutera pas. Une fois que j’y serai entré, bien habile qui m’en chassera. — J’aurai bien des reproches, dit M. Saint-Jude en se consultant. N’importe, partons. »

Ils arrivent à la porte du paradis. — « Bonjour, saint Pierre, dit le membre du parlement de Normandie. Votre pauvre Saint-Jude a fait son temps. — Entrez, monsieur, dit saint Pierre, qui aperçoit seulement alors l’abbé Chanu. Quel est cet hommelà ? Il est damné. Qu’on le chasse ! — Ayez pitié de lui dit M. Saint-Jude, c’est mon ami et mon clerc. — Ah ! se dit l’abbé, j’y suis entré et j’y resterai. Quand on est une fois ici, on n’en ressort jamais. »

Saint Pierre finit par en prendre son parti. — « Voilà, dit-il, un tour dont je ne me serais pas douté ; mais il n’entrera désormais aucune personne avec des robes qu’elle ne soit visitée aux portes. »

III
origines du conte

Quel était cet abbé Chanu ? Peut-être un prêtre normand sur la tête duquel on a accumulé les facéties réservées aux plaideurs de la contrée. Il doit y avoir dans la peinture du personnage quelque satire locale difficile à démêler, l’imprimeur n’ayant pas attaché son nom à ce cahier, qu’on réimprimait en divers pays.

Il est certain cependant que les éditeurs champenois et normands de l’Abbé Chanu ont emprunté ailleurs leur sujet, et qu’ils n’ont pas suffisamment caché leur plagiat en faisant entrer dans la facétie M. Saint-Jude, du parlement de Normandie.

Saint Jude, ou pour mieux dire saint Yves, né en Bretagne, au treizième siècle, est le patron des avocats[8]. On attribue à saint Jude de nombreux miracles, et en cette qualité il a fourni matière aux hagiographes ; mais à la suite de ces pieux joueurs de flûte, sont venus les satiriques.

Des premiers, M. Hauréau dit :

« On ne trouvera dans aucun de ces graves écrits une stance facétieuse, qu’on donne comme extraite d’une prose composée pour une église qu’on ne nomme pas :

Sanctus Yvo erat Brito,
Advocatus et non latro ;
Res miranda populo !

« De cette prose personne ne connaît le reste. Nous estimons qu’elle n’a jamais existé. La prétendue stance, ou séquence, est simplement une épigramme rimée, que nous avons complète Mais ici, du moins, saint Yves est honorablement traité.

« D’autres plaisants n’ont pas eu pour lui les mêmes égards. Ainsi l’on raconte[9] que, pour pénétrer dans le paradis, il profita d’un encombrement qui déconcertait la vigilance de saint Pierre. S’étant glissé dans la foule, il franchit subrepticement le seuil redoutable ; mais saint Pierre j’ayant bien reconnu, voulut le chasser. Il soutint alors, avec un texte de droit romain, qu’il avait possession, et qu’il attendrait pour déguerpir la signification. d’un huissier. Un huissier fut donc cherché dans le Paradis, mais vainement. Dans l’attente d’un huissier, Yves demeura longtemps parmi les saints. Maintenant, tous les huissiers peuvent venir, il y a prescription. »

L’analogie de cette légende avec le conte de la Bibliothèque bleue est complète.

Suivant d’autres commentateurs, saint Pierre fit à saint Yves un meilleur accueil. Après avoir répondu à une religieuse, qui se présentait en même temps que lui : « Bonne dame, nous avons assez de religieuses ; allez faire un tour en purgatoire, » il dil à saint Yves : « Vous, entrez et entrez vite ; nous n’avons pas encore d’avocat. »

LUSTUCRU



Au nombre des sobriquets familiers restés en France dans quelques provinces, est celui de Lustucru, nom d’assonance comique, qui, en compagnie de Malbrough, Grattelard, Roquelaure et Gribouille, sonne joyeusement à l’oreille du peuple.

En remontant à l’origine du nom dans les registres de l’état civil de l’érudition, on comprend pourquoi la mémoire du peuple a conservé le souvenir de Lustucru.

Lustucru, au dix-septième siècle, avait entrepris d’adoucir le caractère des mauvaises femmes. À l’époque où le réformateur proposa son remède, à la fin du règne de Louis XIII, les femmes se livraient à de grandes dépenses d’habits et de paroles ; le langage des Précieuses tournait la tête des maris. comme leur amour des dentelles allégeait la bourse des hommes.

Tout ce qu’il y a de mauvais dans la femme s’agglomérant dans sa tête, Lustucru proposait d’envoyer cette tête chez le forgeron et de la reforger à coups de marteau, jusqu’à ce que l’ouvrier en fît sortir les principes pernicieux.

Telle fut l’idée exprimée par un courageux citoyen, au moment du triomphe des Précieuses !

On pense quels cris amena l’annonce de ce moyen curatif. Il n’y a qu’à se souvenir de l’indignation dont fut accablé Proudhon, de 1848 à 1850, pour s’être permis de rappeler au bon sens quelques folles, réclamant pour leur sexe le droit d’être électrices et éligibles.

Lustucru eût été lapidé s’il eût existé. Son moyen de réforme était véritablement trop barbare.

L’imagerie populaire toutefois s’empara de son idée, et le graveur Lagniet, au Recueil des plus illustres proverbes, a donné une image de la réforme radicale du caractère des femmes avec cette légende :

« Céans Mre Lustucru a un secret admirable, qu’il a rapporté de Madagascar, pour reforger et repolir, sans mal ni douleur, les testes des femmes acariastres, ligeardes, criardes, diablesses, enragées, fantasques, glorieuses, hargneuses, insupportables, sottes, testues, volontaires, et qui ont d’autres incommodités, le tout à prix raisonnable, ceux riches pour de l’argent, et ceux pauvres gratis. »

Quoique la guérison fut obtenue « sans mal ni douleur, » les Précieuses ne parurent pas vouloir s’y prêter.

Tallemant des Réaux s’est chargé de nous apprendre qui était ce Lustucru :

« Quelque folâtre, dit-il, s’avisa de faire un almanach, où il y avoit une espèce de forgeron, grotesquement habillé, qui tenoit une femme avec des tenailles et la redressoit avec son marteau. Son nom étoit L’Eusses-tu-cru, et sa qualité médecin céphalique, voulant dire que c’étoit une chose qu’on ne croyoit pas qui put jamais arriver que de redresser la tête d’une femme. »

Ainsi L’Eusses-tu-cru ou Lustucru (la dernière orthographe a prévalu) était un personnage fictif chargé de continuer les plaisantes inventions du passé, peut-être un descendant de l’inventeur qui avait déjà publié à Rouen le Discours facétieux des hommes qui font saller leurs femmes à cause qu’elles sont trop douces.

Quoi qu’il en soit, ce Lustucru peu galant fut puni. Pour populariser sa doctrine, il s’était servi de l’imagerie, il périt par l’imagerie. De nombreuses estampes furent lancées représentant Lustucru massacré par les femmes[10].

Il faut remarquer en faveur de la galanterie française qu’une attaque contre les femmes amène aussitôt une défense ; si une accusation contre le sexe féminin semble trop rude, aussitôt les défauts de l’homme sont traduits à la barre de l’imagerie populaire. D’autres estampes parurent représentant : L’invention des femmes qui fera ôter la méchanceté de la tête de leurs maris. Le théâtre, quelquefois à la piste de la caricature, trouva bon d’introduire ce Lustucru à la scène. Saumaize, dans la comédie des Véritables Précieuses (1660), fait intervenir un poète qui récite une pièce de vers : la Mort de Lustucru lapidé par les femmes[11].

Lustucru, d’après une gravure normande.


N’est-ce pas assez de facile érudition pour cette satire, qui se continue dans la Bibliothèque bleue par la Méchanceté des filles et les Misères des maris ?

Je dois à l’obligeance de M. Poulet-Malassis la communication d’un vieux bois qui n’est ni fin ni délicat, et qui cependant a tenté les vers (on le voit par les nombreuses piqûres). Cette planche, provenant d’une ancienne imprimeric normande au dixhuitième siècle, est remarquable par ses tailles naïves et farouches. Si elle étonne les graveurs sur bois d’aujourd’hui, qui s’obstinent à imiter avec leurs burins la taille-douce, elle réjouira, je l’espère, les véritables bibliophiles.

A quel usage servait ce bois ? Serait-ce celui de l’almanach dont parle Tallemant des Réaux ? Sa forme carrée donne à croire qu’il était imprimé en tête d’une feuille volante avec la légende au-dessous. Ainsi, il eût été un trait d’union entre le livre et l’imagerie.

Maitre Lustucru le forgeron, en compagnie d’un ouvrier, frappe à tour de bras une tête de femme qu’il tient avec des pinces sur une enclume, et s’écrie : Je te rendrai bonne. À quoi le compagnon ajoute : Maris, réjouissez-vous.

On remarquera qu’une autre tête de mauvaise femme se trouve sur le foyer de la forge, attendant que le forgeron lui fasse subir la même opération pour la rendre bonne également.

Voici bientôt deux siècles qu’a été opérée cette cure féminine. Les maris eurent-ils véritablement sujet de s’en réjouir ? Le cas est douteux, ce violent moyen curatif, auquel la douceur de nos mœurs s’oppose, ayant été abandonné.

LE RÉCOLLET
DE CHATEAUDUN



En 1786, on voyait près de la ville de Châteaudun un couvent de récollets, jadis fort populaires dans la contrée, qui ne trouvaient plus guère de néophytes à recruter. Les courants révolutionnaires empêchaient-ils les âmes blessées de demander la paix à la retraite ? Les doctrines philosophiques remuaient le monde, et il n’était pas difficile de prévoir que la tranquillité des couvents en serait troublée ; mais ici l’étude des tendances de l’époque n’a que faire.

Il s’agit de conter l’événement le plus extraordinaire, sans contredit, de la vie du récollet Victor Bénard, maître des novices du couvent, vicaire de la paroisse Saint-Lubin-d’Isigny, et qui, par son talent d’organiste, occupait plus de place que les religieux ses confrères dans l’esprit du public.

Un jour, le récollet, cloué dans son lit par une maladie subite, ne put se rendre aux orgues, et ce fut une grande privation pour les esprits pieux que les sons de l’instrument prédisposent aux mystères du service divin.

La maladie de l’organiste se prolongea, quoiqu’il fût soigné par un habile praticien de Châteaudun, M. Destrées, médecin « du roy. »

L’état du malade n’offrait aucun danger ; pourtant le docteur le visitait presque tous les jours, lorsqu’il apprit un matin que le récollet était mort à la suite d’une crise nerveuse.

M. Destrées fut atterré à cette nouvelle. Jusquelà, il n’avait remarqué chez le religieux que des symptômes spasmodiques qui ne paraissaient pas de nature assez grave pour enlever si subitement celui qui était confié à ses soins. Aussi, contre l’habitude des médecins, qui reparaissent difficilement dans les maisons où ont succombé leurs malades, M. Destrées se rendit aussitôt au couvent, voulant apprendre de la bouche du supérieur si quelque imprudence n’avait pas déjoué les efforts de la science.

Le père Victor était mort subitement, enlevé par une crise violente ; toutefois, les moines, malgré leur tristesse, se consolaient d’avoir eu le temps de lui administrer le viatique. À cette heure le récollet était déjà exposé au milieu de l’église, dans un cercueil dont le couvercle n’avait pas été clos, afin que les fidèles pussent admirer le calme qui régnait sur les traits du religieux et l’impression de tranquillité ineffable que donne aux morts l’exercice d’une vie pieusement remplie.

Enveloppé dans sa robe monacale, les mains jointes, les yeux fermés, le récollet semblait reposer. La mort ne l’avait touché que du bout de l’aile, et c’était un spectacle véritablement édifiant pour la foule que de s’assurer combien les pratiques religieuses et une bonne conscience laissent de calme au corps.

M. Destrées était de ces praticiens méditatifs qui ont longuement réfléchi sur le mince trait d’union. unissant la mort à la vie, et cependant qui savent quelle résistance cette dernière peut opposer à sa terrible ennemie. En pareille occasion, le docteur fit ce que la science ordonne : s’emparant de la main du récollet, il colla quelques minutes l’oreille contre sa poitrine, et présenta une glace devant les lèvres, sans constater aucun signe de vitalité.

Le corps devait rester exposé deux jours dans la chapelle. Le médecin, après avoir conféré avec le supérieur, obtint l’autorisation de faire sur le cadavre une tentative dernière, et il prit la route de Châteaudun, poussé par une singulière idée.

Il y avait alors en garnison dans la ville un régiment de dragons d’Orléans, commandé par un major avec lequel le médecin était lié.

— J’aurais le plus grand besoin, lui dit-il, de vos musiciens.

— Donnez-vous un bal ? demanda le major.

— Pas précisément.

Quoiqu’il fût interdit de mettre l’orchestre des dragons au service du public, le docteur insistait tellement, sans vouloir entrer dans des détails sur l’emploi des musiciens, que le major lui accorda sa requête.

Tout Châteaudun put alors voir M. Destrées traverser la ville, suivi de quinze musiciens emportant flûtes, cors, hautbois, bassons, clarinettes, trompettes et timbales.

Le cortège se dirigeait vers le couvent, dont les portes, après l’arrivée du docteur, furent fermées à toutes personnes étrangères.

Suivant les instructions de M. Destrées, les dragons prirent place autour du cercueil, pendant que les frères récollets, agenouillés sur les marches de l’autel, priaient pour l’âme du défunt.

À un signal du docteur, la fanfare fit retentir les voûtes de l’église. En même temps, M. Destrées, penché vers la figure du mort, frottait son front et ses tempes de diverses eaux spiritueuses.

Les aubades se succédaient les unes aux autres ; trompettes et flûtes, cors et bassons soufflaient vivement, suivant l’indication du chef d’orchestre.

mort du récollet de chateaudun.
Fac-similé d’une gravure du temps, communiquée par M. Garnier, imprimeur à Chartres.


Quant au docteur, les yeux attentifs, il semblait plonger sous les paupières du récollet.

Une quatrième fanfare touchait à sa fin, lorsque M. Destrées, par un geste, fit signe aux dragons de continuer.

La figure du moine perdait de son impassibilité morbide. Un imperceptible clignotement des paupières semblait faire croire à l’action magnétique des instruments.

— Il faut porter le père Victor à l’infirmerie, dit M. Destrées au supérieur.

Sur l’ordre de celui-ci, deux frères chargèrent le cercueil sur leurs épaules, et les dragons furent congédiés, à l’exception toutefois du chef de musique, que le médecin pria de rester.

M. Destrées recommanda que le moine fût confié à la garde de deux frères qui ne devaient pas le quitter, et de nouveau il reprit la route de la ville.

C’était un homme d’imagination que le docteur ; surtout il avait à cœur de mener sa cure à bonne fin.

À cette époque, un maître à danser fort habile donnait des leçons à Châteaudun. M. Destrées s’ontendit avec lui, et revint en sa compagnie au couvent. Ayant donné un coup d’œil au père Victor, qui était toujours dans le même état, le docteur exigea que dès lors personne ne pût entrer dans l’infirmerie. Cette consigne n’atteignait pourtant ni le supérieur du couvent et un frère servant, ni le maître de danse, ni le chef de musique des dragons, ni le médecin non plus que son chien qui ne le quittait pas.

Le chef d’orchestre du régiment d’Orléans jouait à merveille du violon. Sur l’invitation du docteur i entama avec le maître de danse un menuet que celui-ci dansait en même temps. Ce menuet, d’une allure calme, devait, dans la pensée de M. Destrées, préluder, comme les maestoso de symphonies, aux vivace que réclamait l’opération.

Le menuet tout entier, le docteur le passa à frictionner la figure du défunt.

Au menuet succéda une gavotte déjà d’un rythme plus vif, et le maître de danse exécutait ce dernier pas avec ardeur, sans s’inquiéter s’il dansait au chevet d’un mort. Quant au chien, la musique excitant ses nerfs, il commença à faire sa partie dans le concert.

Alors M. Destrées introduisit dans la bouche du religieux quelques cuillerées d’un vin généreux d’Espagne, dont il existe toujours quelques pièces dans les caves des couvents : ce cordial fit cligner l’œil au moine.

Le maître de danse, quoique son front perlât de sueur, n’en attaquait pas moins de l’archet et des jambes une gigue d’un rythme si gai, qu’entraîné par cet exemple, le frère servant se mit à danser lui-même, et que le chien, se dressant sur les pattes de derrière, entra dans la sarabande.

Violons, médecin, danseurs, étaient en nage. Le chien tirait la langue, la gigue continuait de plus belle.

Le père Victor ouvrit les yeux, sourit, et d’une voix faible demanda quel était ce singulier spectacle.

La gigue allait son train.

Alors seulement on tira le moine du cercueil pour le coucher dans un lit où d’abondantes sueurs, provoquées par une accumulation de couvertures, firent l’effet d’un bain de vapeur bienfaisant.

Le mort était ressuscité !

On pense quel train cette guérison miraculcuse fit dans le pays. De dix lieues à la ronde accouraient les paysans rien que pour voir les murs du couvent où habitait le moine enlevé à la mort si singulièrement.

Une telle aventure occupa toute la France et gagna l’étranger. Le Journal de Paris, le Mercure de France, la Gazette de Genève en entretinrent leurs lecteurs.

Et s’il se trouva quelques sceptiques prétendant que cette guérison était une comédie inventée par les récollets pour attirer l’attention publique et les aumônes sur le couvent, il ne faut pas oublier qu’à la veille de la Révolution l’incrédulité levait hautement la tête.

Toujours est-il que le père Victor, reconnaissant de cette cure merveilleuse, témoignait publiquement sa gratitude au médecin par une lettre adressée le 8 mars 1780, au rédacteur du Journal des affiches chartraines, lettre dont les passages suivants doivent suffire à ceux qui ne croient pas aux miracles :

« Ces deux personnes se mirent à jouer différents airs de violon, et alors je commençai à sourire en voyant danser un de nos concitoyens, un de mes confrères, âgé de soixante-douze ans, et le chien de notre médecin…

« Je ne doute point que les deux violons, introduits dans notre infirmerie par M. Destrées, à qui, après Dieu, je dois la vie, n’aient beaucoup contribué à une espèce de résurrection. »

Une image populaire, retrouvée dernièrement par l’excellent imprimeur de Chartres, M. Garnier, confirme les détails de cette singulière aventure[12].

LA DANSE DES MORTS
DE L’ANNÉE 1848



Sous ce titre, le libraire Georges Wigand, de Leipsick, publia en 1848 une collection de dessins de Rethel accompagnés de poésies de Reinick[13].

Paris comprit ces images. Quelques mois avant éclataient les journées de juin, et il semblait que l’artiste allemand se fût inspiré des incidents de la fatale insurrection ; à ce souvenir se joignait pour chacun l’impression produite par un art véritablement sérieux auquel la France n’est pas habituée. Il entre le plus souvent, au milieu d’insultes sarcastiques, une sorte de colère violente dans nos compositions qu’enfantent les événements politiques. Plus d’emportement que de durée dans les images populaires parisiennes.

Celles qui arrivaient d’Allemagne étaient graves et sévères ; la tradition des vieux maîtres qui s’y faisait sentir, les tailles sobres du burin et jusqu’aux ressouvenirs de la Danse macabre étonnaient le Parisien de 1848, qui ne goûtait, pas plus qu’il ne le goûterait aujourd’hui, un enseignement présenté avec austérité.

Je vis regardant ces images plus d’un homme du peuple méditatif qui, lui-même peut-être, avait pris part à l’insurrection et logcait dans ses yeux la terrible représentation des combats auxquels il avait été mêlé.

Pour moi, sans m’attacher à leur sens contrerévolutionnaire, l’impression de telles compositions fut profonde et durable.

Cachant sous forme symbolique la vive critique des événements contemporains, ces planches appartiennent à un art profondément convaincu.

Rethel, l’artiste, est un maître ; et si le poète n’atteint pas à la hauteur du peintre, tous deux se montrent graves, concis et terribles.

Peintures et légendes ne marchent pas avec ceux qui élèvent des barricades ; au contraire, Rethel et Reinick semblent prendre à tâche de leur montrer

Rethel inv.
liberté, égalité, fraternité (d’après une composition de Rethel).


que toujours la mort les suit et rit à chaque insurgé qui tombe ; mais le peintre et le poète paraissent si pénétrés de leur idée, que même les révolutionnaires, quoique la conclusion de ce symbole soit contraire à leurs aspirations, n’ont qu’à admirer s’ils ont le sens du beau.

Des légendes je donne une traduction littérale, afin que le lecteur se rende compte du souffle germanique qui a dicté cette œuvre.

« Toi, bourgeois, et toi, paysan, s’écrie le poète Reinick dans le prologue, regarde attentivement ces feuilles ; tu verras nue et sans habit une sévère image d’un temps sévère. Souvent il vient par le monde de prétendus nouveaux sauveurs qui parlent de puissance et de bonheur pour tous. Vous les croyez parce que cela vous plaît, voyez d’ici ce qu’il en est. »

Par ce début on peut juger de la pensée qui anime le poète.

La première planche représente les trois sœurs : Liberté, Égalité, Fraternité, habillées de riches draperies ; mais à la place des pieds, sous les plis des étoffes se voient des griffes. Les trois sœurs (trois furies plutôt, si l’on en croit le peintre) ont bâillonné la Justice, lui ont bandé les yeux et lié les mains. Pendant que la Justice est ainsi garrottée dans un palais en ruine, la Mort sort de terre. Alors parle le poète Reinick :

« L’Artifice rusé a volé l’épée de la Justice, le

Rethel inv.
la mort se rend à la ville.


Rethel inv.
une couronne ne vaut pas plus qu’une pipe.


Mensonge lui vola la balance pour les donner à ce compagnon-là. L’Orgueil tend à la mort un chapeau à plumes, la Fureur lui tient le cheval prêt, la Soif du sang apporte la faux. Hé ! créatures ! enfin voilà l’homme qui peut vous faire libres et égaux. »

La seconde planche est un chef-d’œuvre : c’est le matin qui «  du ciel regarde clair comme toujours sur les villes et les champs. »

La Mort, que Reinick appelle l’ami du peuple, est assise sur son grand cheval de brasseur ; elle trotte sauvagement, et de chaque coup du fer sur le pavé sort de terre une petite flamme. Les balances que la mort porte à la main trouveront leur emploi plus tard.

Des moissonneuses qui travaillaient dans les blés, voyant ce singulier chevaucheur, le cigare à la bouche, la faux sur l’épaule, s’enfuient vers la ville, dont on aperçoit au loin les remparts, les cheminées qui fument, la haute cathédrale, et les tours se détachant sur l’horizon.

Le peintre a dessiné ; c’est au tour du poète de parler :

La plume de coq sur le chapeau
Rougeoie dans le soleil, rouge comme sang,
La faux éclaire comme des rayons d’orage ;
Le coursier gémit, les corbeaux crient !

La Mort arrive à la ville, voit une auberge « et plus d’un convive devant. » Pendant qu’on donne

Rethel inv.
l’épée de la justice.


l’avoine au cheval, l’ami du peuple écoute tous ces gens qui jouent, qui jurent et qui sacrent : « Par ces temps de république, combien vaut une couronne ? Pas plus qu’une pipe, » s’écrie la Mort.

Le peuple, toutefois, ne semble pas avoir confiance dans l’estimation de ce bizarre commissaire priseur qui ne fait aucune différence entre une couronne et une pipe. « Attention ! s’écrie la Mort, par farce, je vais vous le démontrer. » Elle prend sa balance, met dans un plateau la couronne, dans l’autre le bout de pipe. Voilà le peuple étonné. L’homme à la faux avait raison, les plateaux sont bien sur la même ligne. Une pipe vaut une couronne, puisqu’une couronne ne pèse pas plus qu’une pipe. C’est pourquoi une vieille aveugle s’enfuit effrayée, conduite par son enfant. — « Toi, femme aveugle, se dit la Mort, tu t’en vas, car tu vois plus clair que les autres. » Les démagogues, quoiqu’ils ouvrent de grands yeux, manquent de clairvoyance ; ils n’ont pas remarqué la tromperie de leur ami qui a pris la balance par l’aiguille, de telle sorte que les plateaux soient forcément toujours égaux.

— Liberté, égalité, fraternité !

Toute la ville crie ce cri et bien d’autres.

— la Maison de ville ! — Vive la république ! — Au marché ! au marché !

Les insurgés suivent la Mort, lancent des pierres dans les fenêtres, mettent le feu aux maisons. Les poutres craquent, les toits s’effondrent, les flammes

Rethel inv.
la barricade.


Rethel inv.
triomphe de la mort.


montent jusqu’au ciel et luttent à qui brillera le plus clair. Sur une estrade la Mort tend une grande épée au peuple. — Toi, peuple, cette épée t’appartient, dit-elle. Qui connaît la justice ? Toi seul, peuple. Dieu parle par la bouche du peuple. — Sang ! sang ! répondent au tribun mille gosiers.

Mais au bout de la place publique, le son du tambour se fait entendre ; la troupe arrive. L’épée de la Justice suffira-t-elle à protéger le drapeau des révolutionnaires ?

— Aux barricades ! aux barricades ! crient les uns. — Dehors les pavés ! répondent les autres. La barricade se dresse ; en haut, tenant l’étendard de la révolte ferme dans la main, on voit le tribun aux maigres jambes. Les balles sifflent. Les gens du peuple tombent ; leur sang ruisselle, rouge comme le drapeau de la barricade. Qui les menait ? — C’était la Mort.

« Qui les menait ? — C’était la Mort, » répète le poète. Le tribun a tenu ce qu’il avait promis : liberté, égalité, fraternité. Ne sont-ils pas, à cette heure, étendus sur le pavé, frères, libres et égaux ? La Mort a levé le masque ; et, dit Reinick, « en vainqueur, haut sur son cheval, s’en va, la raillerie de la pourriture dans le regard, le héros de la rouge république. »

Ainsi finit la légende applicable à plus d’un pays dévoré par la fièvre des révolutions.

On a dit que ces compositions avaient été payées par un parti ; je ne le crois pas. De tels dessins me paraissent spontanés, individuels, sans attaches. Jamais, au lendemain de guerres civiles, les hommes d’ordre n’ont pu, malgré leurs efforts, donner naissance à une œuvre qui exprimât aussi visiblement les causes des colères du peuple. Cela a été tenté plus d’une fois à notre époque, cela est resté à l’état d’utopie.

Un artiste assiste à une insurrection ; il voit que tel côté des barricades est plus arrosé de sang que l’autre. Plein de pitié pour les malheureux de bonne foi qui ont donné leur vie, croyant faire triompher des idées, il rentre chez lui, et, l’amertume au cœur, laisse aller ses crayons dont chaque trait écrit : Toujours la Mort sera avec vous !

Qu’un poète, plus tard, ait été chargé de commenter ces compositions, qu’il ait forcé la note, faisant de la plus éclatante des couleurs un épouvantail pour les esprits timorés, cela se peut. Trop souvent la plume, dans les révolutions, dépasse les violences du crayon, oubliant que le sang dont sont teintes les murailles, les pleurs des femmes dont les maris sont jetés dans les fers, la ruine de tant de familles sans chefs et toutes ces misères de croyants à de généreuses aspirations devraient commander la pitié et non l’insulte.

Il y a toutefois chez Reinick des élans qui manquent aux défenseurs habituels de l’ordre, et il faut citer les derniers vers de l’épilogue dans lequel le poète, quel que soit son sentiment sur la liberté, se montre un ami de l’humanité.

« Cadavre ! oui, là nous sommes égaux ; le cadavre n’est ni haut ni bas, ni pauvre ni riche. Ô égalité ! qui t’amènera ? Ce n’est pas le meurtre, ce ne sont pas les cris du vice. Peut-être un jour fleuriras-tu, quand sera étouffé le hideux égoïsme. Et la liberté ? la mort seule l’apporte-t-elle ? Non. Pour tous rayonne une aurore. Oui, , croyez, les bons sont égaux. Toi, fraternité ! mot le plus pur, on t’a calomnié, faussé, changé en torche de meurtre. Tu pris ta route du ciel, vers le ciel flambe joyeusement, et Dieu bénisse la patrie ! »

L’IMAGERIE DE L’AVENIR



Quelques grands esprits, au dix-huitième siècle, se préoccupèrent des arts du dessin et de leur action. sur les masses. Diderot, dans ses Salons et ses nombreux écrits sur la peinture, ne croyait pas déroger à la philosophie en montrant les aspirations des artistes de son temps ; poussé par le même courant d’idées, Goethe s’entourait d’estampes sur le mérite desquelles il aimait à s’entretenir avec son fidèle Eckermann.

L’époque actuelle a suivi ces sentiers, et de nombreuses recherches sur les arts élucidées par les uns, vulgarisées par les autres, ont ainsi été jointes aux connaissances humaines. L’industrie elle-même, on l’a vu par diverses tentatives, ne demanderait qu’à rompre avec les décors de convention et à faire entrer la plus grande somme d’art dans les objets usuels.

Aussi comprend-on le mot de M. Duruy, ministre de l’instruction publique qui, à une réception officielle, en 1869, disait aux professeurs qu’il entretenait de ses divers projets d’éducation : « J’emploierai des dessinateurs pour remettre dans la bonne voie l’imagerie populaire. »

Certains pourront sourire d’une telle préoccupation pour des images placées au bas de l’échelle des arts ; ceux qui savent quelle peut être leur portée sur de jeunes esprits, applaudissaient alors à cette tentative d’enseignement nouveau[14].


Il est utile de veiller à l’éducation du peuple par l’image ; mais l’artiste, aujourd’hui, est-il propre à faire cette éducation ? Je ne le crois pas il lui faudrait des idées dont il s’est à peine préoccupé ; pour leur donner naissance, ne conviendrait-il pas de commencer par l’éducation de l’artiste lui-même ?

Il y a une dizaine d’années, un peintre de mes amis, pressentant que l’art a un autre but que la fabrique de petits tableaux pour orner les apparte- ments :

— Que faire ? disait-il.

L’industrie, qui s’est emparée de l’empire du monde, dispose de plus d’espace que les cathédrales et attend un artiste digne de couvrir les murailles vides de ses temples.

Est-ce que la recherche des produits tirés des entrailles de la terre n’est pas intéressante à peindre sur les murs d’une gare ? Beaux tableaux que le tra- vail de l’homme dans les mines ! Il est des lignes fertiles en grands hommes. Voilà de beaux portraits. Que de monuments intéressants sur le parcours, d’architectures à combiner aux scènes industrielles, aux paysages, aux personnages célèbres, aux grandes scènes historiques.

— Si un artiste, me disait M. Enfantin, adminis- trateur de chemin de fer, exposait au Salon l’es- quisse d’une semblable conception, je ne doute pas que nos grandes Compagnies ne lui fournissent les moyens de la réaliser.

Mais la plupart des peintres, en face d’un tel pro- gramme, sont effrayés de sa réalisation. Il faut faire ployer tant d’éléments divers : paysages, monuments, grands hommes, travaux industriels, souvenirs his- Loriques, à des compositions qui n’offrent guère de ressources à un symbolisme de convention ! L’éducation artistique moderne ne prépare pas à réaliser de telles conceptions.


Pour appartenir à un ordre beaucoup plus humble, l’Imagerie populaire offre d’aussi grandes difficultés. Formuler un programme ne suffit pas ; un programme est quelquefois une lisière, le plus souvent une barrière.

On pourrait cependant tenter plus d’une application.

En 1848, alors que la nation crut pouvoir se gouverner elle-même, de nombreux plans d’éducation du peuple furent mis en avant, dont la plupart restèrent à l’état de projets. Ce n’étaient pas tant les hommes qui manquaient à la jeune République que l’élan de la nation.

Un des rares personnages qui, dans l’exercice de ses fonctions, prouva combien de réformes étaient nécessaires dans l’administration des Musées, M. Frédéric Villot, mit au service de la République les multiples connaissances qu’une vie consacrée à l’art eût permis de faire servir à l’enseignement des masses. Entre autres projets, M. Villot proposait de fonder une école de gravure en bois. Les chefs-d’œuvre du Louvre seraient reproduits sur de grandes planches avec l’accentuation robuste que les graveurs de Tilien et de Rubens ont donnée aux ouvrages de ces maîtres. Eugène Delacroix, toujours enthousiaste, s’offrait à dessiner lui-même en larges traits, à la plume, le Naufrage de la Méduse, pour répandre, par des fac-similés en bois, cette importante composition parmi les masses. D’autres tableaux, propres à échauffer le cœur du peuple, devaient être publiés d’une façon économique à l’aide de la gravure sur poirier. Cela eût bien valu les Malheurs d’Henriette et Damon.

L’administration ne donna pas suite au plan de M. Frédéric Villot, et Eugène Delacroix en fut pour son enthousiasme, tant les idées d’utilité immédiate sont lentes et difficiles à inculquer dans l’esprit des gouvernants.


C’est de la Moselle et du Bas-Rhin que partaient plus particulièrement les feuilles volantes colportées par toute la France.

L’image, chez tous les peuples, même chez les sauvages, est le premier moyen d’enseignement. Une idole, dégrossie à coups de hache dans un trone d’arbre, indique à ceux dont les lèvres murmurent à peine des sons humains que tel est le dieu qu’il faut adorer.

Les Lorrains et les Alsaciens firent servir la gravure à une série de connaissances et d’enseignements divers. L’image enseigna le respect du au souverain, la mémoire à conserver de ses victoires et de ses conquêtes ; elle excitait la piété des femmes en leur déroulant la légende du Christ en une suite de tableaux.

Il y avait des paresseux et des ivrognes, même dans ces pays voués au travail ; les résultats de la débauche et de l’ivrognerie furent exposés dans une série de feuilles où la moralité se cachait sous l’enjouement. La légende de l’enfant prodigue fut une leçon mise sous les yeux de ceux qui voulaient quitter les champs. Pour ceux qui aimaient la joie, l’image se fit plaisante.

Combien de vicilles gens durent regretter alors de ne pouvoir lire les légendes explicatives au bas de colorations si intéressantes ! Il s’en trouva certainement plus d’un déplorant son ignorance qui se dit : « Je veux que mes enfants apprennent à déchiffrer ces caractères ! » L’image poussa à l’étude de la lecture, la lecture à l’écriture.

Mais on ne peut s’aider des estampes actuelles. Les fabriques d’Épinal se sont jetées sur le Pied qui r’mue et autres semblables articles de Paris inutiles, pour ne pas dire dangereux.

Sans tracer de programme, il est bon d’indiquer comment les étrangers comprennent l’image, le parti qu’ils en tirent et les artistes remarquables qu’ils emploient à cette mission.

l’heure du repos, d’après une composition de rethel.


Elle est difficile la tâche de parler au peuple un langage qui ne soit ni pédantesque ni trop visiblement pédagogique.

Il se produisit en 1848 un exemple de ce que peut la conscience populaire passant dans le crayon d’un artiste. À la suite d’insurrections sanglantes en Allemagne parut la Danse des Morts de 1848. J’en ai montré la portée. Ces planches relèvent directement de l’art populaire. Il leur manque pourtant l’idée conciliatrice.

Le but suprême de l’art est la conciliation.

Le même artiste qui a composé ce lugubre symbole y croyait pourtant. Rethel le prouva en dessinant pour le peuple plus d’une scène domestique semblable à celle qui précède.

Tel est le rôle de l’imagerie.

Nos pères regardaient, en songeant, ces estampes populaires, telles que le Tableau des âges où, du berceau de l’enfant jusqu’au fauteuil du vieillard, gravitent et descendent les hommes et leurs passions. L’Argent était représenté sous des formes saisissantes dans d’autres planches. Le Travail, la Paresse avaient également mis en verve les burins des tailleurs d’images.

Ce sont de ces sujets éternels auxquels l’art est toujours prêt à faire l’aumône de la moitié de son manteau.


La République a réalisé des progrès, entrevus par quelques bons esprits sous l’Empire. Sur tout le territoire français furent fondées des écoles pour lesquelles la nation prodiguait ses millions, malgré les milliards que lui avait enlevés l’Allemagne.

L’instruction gratuite et obligatoire, décrétée par Je Parlement, amènera des résultats qui paieront la France des sacrifices qu’elle s’est imposés.

— Savez-vous quels sont les soldats qui marchent le mieux en campagne ? disait, pendant une revue, un général étranger à un officier français. Ce sont les plus instruits.

C’est que tout se tient en éducation : la discipline du corps comme la discipline de l’esprit.


Si je reviens, sans transition apparente, sur les peintures décoratives des monuments, c’est que le Conseil municipal de Paris a voulu rehausser l’élément civil par des pompes particulières à l’élément religieux. D’importantes compositions, glorifiant les travaux des champs et des ateliers, sont appelées à décorer les municipalités d’images rappelant les citoyens à la grandeur de leurs devoirs.

Mais la peinture des sujets modernes sur une vaste échelle offre plus de difficultés que celle des sujets religieux et mythologiques. La religion, la fable ont depuis l’antiquité une tradition, de grands artistes de toutes les écoles pour les interpréter. À de très rares exceptions, la vic moderne n’a pas trouvé le maître qui en extraie et en fasse jaillir le grand, l’épique, l’idéal. Oui, l’idéal, car si vous voulez frapper les yeux du peuple, si vous montrez au citoyen la représentation du mariage, l’acte le plus grave de la vie, encore faut-il que la sensation profonde qui s’empare des époux, les larmes des mères, l’émotion des assistants soient retracées profondément par l’artiste et non avec la mesquine réalité des tableaux de commande.

Il ne faut pas décourager les jeunes peintres d’aujourd’hui ; ils se sont prêtés de leur mieux à des courants modernes dont le premier mot n’avait pas été dit dans les écoles où ils étudiaient. L’époque actuelle leur demande beaucoup, car n’est-ce pas à l’aide de son génie épuré par l’étude et toute une vie de labeur que Rembrandt illuminait ses figures de marchands drapiers à Amsterdam et leur communiquait cette sorte de puissante transfiguration supérieure aux banales transfigurations religieuses de la plupart des peintres italiens ?

Ces questions auxquelles je me laisse entraîner, quoique j’en voie les hors-d’œuvre, ont une parenté avec l’imagerie ; la fresque, la statuaire parlent, aux yeux de l’homme, comme parle l’image aux yeux de l’enfant.

Trois mois avant la guerre, et sans que rien en apparence la fit pressentir, je fus attiré à la montre d’un marchand de tableaux par une aquarelle claire, transparente, et d’un intérêt inexprimable pour moi. Je la regardais chaque jour en allant à mes travaux. Le sujet, pourtant, était bien simple. À la lisière d’un vaste champ que la charrue venait de sillonner pour d’autres récoltes, se tenaient debout de gros sacs de pommes de terre bosselés et ventrus ; au loin apparaissait, sur le bleu de l’horizon, le toit de briques d’une petite habitation perdue dans le feuillage.

Ni hommes ni animaux n’animaient ce labourage, et cependant l’impression que laissait la peinture était particulièrement vivace : ces gros sacs, avec leurs fruits débordant par l’ouverture, étaient le témoignage d’une année d’abondance ; la terre qui avait donné ces produits allait s’ouvrir encore pour de nouvelles semences. À l’horizon, le toit de briques de la cabane indiquait qu’à l’intérieur de braves gens vivant en paix, se reposaient d’avoir été tout le jour courbés sur cette terre féconde.

C’est à la simplicité des sujets qu’on reconnaît le véritable artiste : il ne communique à la foule une émotion qu’en la ressentant.

Certainement j’aurais acheté cette délicate aquarelle, si la signature du peintre ne m’eût fait craindre que le marchand n’en demandât un trop gros prix.

Qu’importe que la peinture n’entrât pas en ma possession ! Elle était plus solidement accrochée dans mon cerveau que sur le mur de ma chambre.

À un an de distance, je la regarde en moi ; l’aquarelle me charme par ses tons discrets et me fait oublier les rigueurs de l’exil ; elle illumine le grenier où je travaille dans une petite ville perdue de la Gironde. Personne ne peut m’enlever mes sensations ; elles défient les outrages du temps.

L’aquarelle est pour moi le symbole de la paix qui ne peut tarder. Après tant d’épreuves douloureuses, les pauvres gens de la campagne seront rappelés à leurs travaux, à leurs semailles, à leurs chaumières.


La paix devait venir, mais après combien d’anxiétés, de malheurs, de désastres. Si Paris, privé de nouvelles, pouvait croire à des renforts inattendus, la province ne conservait nul espoir et les récits du succès des armées allemandes ne pouvaient laisser aucun doute à ceux dont les familles étaient enserrées dans la capitale.

Ceux qui ont cru à l’indifférence des provinces non occupées se trompent. Plus d’un cœur battait à l’unisson avec ceux des villes assiégées, des campagnes menacées, et je me rappelle le déchirement profond que me causa un récit de guerre par un correspondant du Journal de Cologne, attaché à l’état-major allemand. Le journaliste parlait en philosophe, en humanitaire ; mais le tableau qu’il faisait des ravages de la guerre n’en était pas moins poignant.

Depuis huit jours j’ai déposé la plume et j’espère, pendant huit jours encore, jouir d’un repos que je crois mérité, puisque voici cinq mois et demi que je suis les corps d’armée par voies et par chemins.

C’est une chose terrible d’écrire toujours avec du sang, de voir du sang, d’y penser sans cesse, d’y rêver la nuit. On tombe peu à peu dans une humeur entièrement contraire à la nature humaine. Tout, autour de nous, est la négation, la destruction, l’anéantissement dans leur expression la plus brutale. L’eil s’habitue à voir toutes les contrées en proie à la dévastation et à la ruine ; l’esprit se dégrade aux plus mauvais instincts… À la façon des enfants qui font le mal par plaisir, un courant irresistible pousse les hommes les plus pacifiques à la violence et les entraîne à détruire, sans savoir pourquoi, tous les objets, même les plus insignifiants, du moment qu’ils semblent vouloir se soustraire à la devastation commune.

Une horloge qui se présente sur notre chemin et balance son pendule au bruit de son tic-tac régulier, nous irrite les nerfs, car comment se fait-il qu’elle marche encore lorsque tant d’autres sont arrêtées ? Une tasse dont l’anse n’est pas brisée, une assiette qui conserve le plus mince filet d’or, un tableau tranquillement suspendu dans son cadre, un rideau dans lequel on n’a point taillé une demi-douzaine de mouchoirs, tout objet, en un mot, qui n’est pas entièrement ou partiellement détruit, nous excite à des convoitises nerveuses, car tout doit être ruiné puisque tout est devenu sans maître.

Aucun homme, dans cette guerre, n’a droit à sa vie, puisque la première balle peut la lui ravir en un instant ; aucun toit n’a le droit de recouvrir une maison ; nul n’a de titre de propriété sur aucun objet, puisque cet objet lui sera ravi à la première occasion par un autre qui croira en avoir besoin.

Voici une maison dont les vitres ne sont pas complètement


brisées. Dans une heure les bouteilles vides ou les bâtons de chaises lancés au dehors par les hôtes d’un moment briseront les vitres, à moins qu’une bombe envoyée par l’ennemi ne vienne faire des ravages pires encore. Voilà une voiture, un équipage, qui peut-être appartenait à un officier d’intendance ; le lendemain, la capote a disparu : les soldats ont emporté le cuir pour s’en faire des souliers.

Ainsi tout aboutit à une destruction totale. Et pourtant l’œil aspire à revoir une culture : les pensées entraînent graduellement à désirer le retour de l’ordre et de la paix ; mais où le trouver ? L’œuvre de dévastation continue, partout et toujours[15].


De tels sujets ouvrent un vaste champ aux artistes. En première ligne, l’imagerie populaire doit être patriotique. Combien de faits glorieux pour la défense du sol restent ignorés ! Tout dernièrement, un ancien ministre de l’instruction publique, M. Paul Bert, groupait dans un discours chaleureux les traits. de bravoure de 1870-71. Ces actes, dont on ne saurait trop répandre la connaissance en France, éveilleraient le sentiment patriotique de la jeunesse aux batailles de l’Empire, entreprises dans un vain esprit de conquête, ils opposeraient des faits d’armes glorieux et ignorés ; ils prouveraient qu’en de fatales circonstances, le sang français fut prodigué généreu

  1. Voir une reproduction de cette gravure, en tête des Chansons populaires, par M. Ch. Nisard, Dentu, 1867, 2 vol. in-18.
  2. Recueil d’Almanachs pour l’an 1679, Présenté au Roy par la Veufve Damien Foucault, Imprimeur et Libraire ordinaire de Sa Majesté.
  3. Les modernes éditeurs d’Epinal, rougissant de ces rimes par assonance, out corrigé le dernier vers ainsi : « Je lui coupe la tripe. »
  4. Voir Histoire des faïences patriotiques sous la Révolution (Dentu, 1867). Voir également les numéros 7 et 524 du catalogue de mon Cabinet de Faïences historiques.
  5. Les amis de l’arrangé pourront relire la collection de Legrand d’Aussy (tome 1V, p. 256), qui en a donné, en 1829, une sorte de traduction, ou plutôt une imitation.
  6. La première édition que je connaisse est une plaquette petit in-18, imprimée en 1738, à Troyes, avec privilège du sieur Garnier.
  7. Mon exemplaire est de 1850, imprimé à Valladolid.
  8. M. Hauréau, de l’Académie des inscriptions, a écrit sur lui une notice développée dans le tome XXV de l’Histoire littéraire de la France.
  9. Voir Millin et Roparts.
  10. Voir au Cabinet des Estampes le Recueil des boufsonneries de l’abbé de Marolles, t. II.
  11. On voit dans l’importante Bibliothèque de l’Opéra-National, formée en grande partie grâce aux soins et à la générosité de M. Charles Nuitter, une affiche de théâtre non datée (vers 1660), qu’il faut citer tout entière, quoique la partie consacrée à Lustucru n’en forme pas la tête :
    LES COMÉDIENS DV ROY
    entretenvs par sa majesté

    « Le Chevalier de fin matois est une si plaisante Comédie que nous ne pouuons pas douter qu’il n’y ait une grande et belle Assemblée le Vendredy xiij, jour de Février, à la représentation que nous vous en donnerons ; et, pour vous faire connoistre que nous cherchons vos plaisirs avec empressement, vous aurez à l’issue la Farce de L’Vsse-tv-Crv. Nous ne prendrons que l’Ordinaire [c’est-à-dire que les prix ne seront pas augmentés].

    « En attendant nos grandes et superbes Machines de la Conqueste de la Toison d’Or.

    « C’est à l’Hostel du Marais, vieille rue du Temple, à deux heures. »

    Cette affiche est imprimée en rouge brique sur gros papier bis commun.

  12. Les personnes qui désireraient plus de détails à ce sujet les trouveront dans les Chroniques et légendes beauceronnes de M. Lecocq. Chartres, 1866.
  13. Auch ein Lodtentans aus dem Fabre 1848. Erfunden und gereichnet von Alfred Rethel. Mit ertlarendem Lert von A. Reinick. Leipsick, G. Wigand. Grand in-4°, obl. de 2 pages et de 6 planches.
  14. Il se traduisit à cette époque par des planches scientifiques, destinées aux écoles. Le sentiment n’a pas, dans d’autres images prêté son appui à la science, comme on l’espérait.
  15. Journal de Hans Wachenhusen, publié par la Gazette de Cologne au commencement de 1871.