Histoire de l'expédition chrestienne/Livre I/chapitre I


De la cause qui a meu l’Auteur à escrire cette Histoire, &
de la maniere qu’il a observée.


CHAPITRE PREMIER.


LEs commencemens des longs voyages & des choses difficiles, qui avec le cours du temps se sont eslevees, ont souvent esté entièrement incognus à la posterité. Recherchant plusieurs fois la cause dont cecy pouvoit proceder, à peine en ay je peu trouver une autre, sinon que les commencemens de toutes choses (& mesme de celles qui croissent en apres à une grandeur demesurée) sont si foibles & petis en leur source qu’ilz semblent ne promettre rien moins que la grandeur qui s’en doit ensuyvre. Pour cete cause, ceux qui tirent, comme on dit, ces choses du berceau de leur enfance, ne se peinent pas beaucoup de reduire en memoire, ce qui pour lors ne semble pas meriter qu’on s’en souvienne : si ce n’est d’aventure que nous aymions mieux avouër, que les premiers commencemens de semblables entreprises sont envelopez de tant & de si grandes difficultez, que les auteurs d’icelles estant entièrement occupez à l’action, sont non moins à faute de temps que de pouvoir, empeschez d’ecrire.

C’est pourquoy pour deduire l’entrée de nostre Compagnie aux frontieres par tant de siecles fermées de ce tres ample Royaume, & les premices du Christianisme parmi ceste nation illustre des tenebres de l’oubli, j’ay entrepris de reduire en une narration historique ce que le Pere Matthieu Ricci a laissé en ses commentaires pour servir ce mémoire à la posterité apres sa mort. J’ay encor esté principalement meu d’une autre cause à ce faire, à fin que s’il arrive qu’il plaise a la divine bonté que de cete petite semence d’Evangile il se ramasse quelque jour une agréable moisson dans les magasins de l’Eglise Catholique, les fideles, qui viendront apres, sçachent depuis quel temps en là les oeuvres admirables de Dieu en la conversion de ce peuple, doivent estre publiées. En après si par quelque evenement ou plustost par le jugement secret de Dieu les fruictz esperez n’en provenoient pas, qu’ilz cognoissent combien nostre petite Compagnie de Jesus a, ou faict, ou enduré pour entrer comme par force en cete estendue demesurée de forests d’infidelité, & avec combien de labeur ou d’industrie cultivant ce mesme nouveau champ, elle l’a eslevé à une grande esperance.

Or qui pourra doubter que cet affaire dont nous traitons ne soit entièrement divin, veu qu’il s’agist du tout des moyens d’amener les ames à la lumiere de l’Evangile ? Nous tascherons donc plus en une chose pieuse de plaire au lecteur débonnaire par la candeur de la verité, que par le fard des paroles. En apres nous n’entendons pas que par ceste narration il soit rien desrogé à noz annales, ou aux lettres particulières de noz confreres, qui les puisse empescher d’estre authorisees au tesmoignage de la verité comme il appartient, si ce n’est d’aventure qu’ilz contrarient à ceci. Car ce n’est pas nostre intention de poursuyvre tout en ceste histoire, ny d’esplucher entièrement tout ce que nous deduirons, estans beaucoup d’autres choses arrivées, qui aussi eussent peu estre racontées.

Mais d’autant que les affaires de la Chine sont quasi non moins esloignez de ceux de l’Europe par la raison, que par la distance des lieux, & que tout cet escrit est dédié à l’Europe seule ; j’ay trouve bon, devant que commencer ce que j’ay desseigné, de premettre quelque chose de la situation de ce Royaume, coustumes, mœurs, loix & autres semblables, afin de n’estre en apres contraint, & non sans degoust, d’interrompre souvent le fil de mon discours. Enquoy nous tiendrons tel ordre, que nous ne toucherons ce en quoy ilz sont différents d’avec les nostres, qu’autant qu’il conviendra pour l’intelligence de l’histoire. Et encore que plusieurs volumes se lisent en Europe du mesme sujet, j’estime toutefois qu’il ne sera pas fascheux d’ouir le mesme de ceux de nostre Compagnie : d’autant que nous avons maintenant vescu trente ans entiers en ce Royaume, nous avons veu leurs plus nobles provinces, nous entrons tous les jours en conference avec les principaux de ce peuple, les souverains Magistrats & hommes lettrez, nous parlons le propre & naturel langage des Chinois, nous avons apris de propos délibéré leurs coustumes, mœurs, loix, ceremonies & finalement, ce qui est de grande importance, nous avons jour & nuict leurs livres en main. Ce qui a entièrement manqué à ceux qui ne sont jamais parvenus en ce monde presque nouveau, & qui s’apuyans sur la foy des autres ont escrit non ce qu’ilz ont veu, mais ce qu’ils ont ouy. Or nous reduirons donc briefvement en peu de chapitres de ce premier livre ce qui meriteroit d’estre estendu en plusieurs volumes, si on le traitoit selon la dignité du sujet.