Histoire de dom Bougre, portier des chartreux, éd. 1920/Texte entier

La place réservée à cette Préface ne permet pas de continuer à dépouiller le dossier comme je l’ai fait jusqu’ici, et je me bornerai à donner les indications qu’il fournit, avec le minimum de citations, me réservant de revenir sur cette curieuse histoire dans une étude plus complète.

Texte établi par HelpeyCluny (Maurice Duflou.) (p. 5-247).

Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux
Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux

PRÉFACE



Voici le plus célèbre et le plus ancien des romans érotiques français. Le plus ancien, car les ouvrages antérieurs n’étaient pas des romans, mais des Dialogues ; exemples : L’Escole des Filles et les traductions du Meursius. Le Portier des Chartreux est le premier roman érotique selon cette formule du roman moderne, à la fois philosophique et réaliste, qui a remplacé celle des interminables romans du xviie siècle, précieux, prétentieux et ennuyeux.

Le Portier des Chartreux nous conte une histoire vécue, ou du moins imaginée comme si elle avait été vécue, et l’auteur assaisonne son récit de considérations philosophiques dont beaucoup ne manquent pas d’audace, même pour l’époque.

Jusqu’ici, c’est à Voltaire que l’on avait attribué l’invention du roman philosophique. Or, le Portier des Chartreux a, sur les contes de Voltaire, le mérite de l’antériorité. Quand parut le Portier, Voltaire avait quarante-cinq ans et n’avait encore écrit ni Candide, ni Zadig. Ce sont donc deux jeunes clercs de procureur, deux jouvenceaux de vingt années qui, en se jouant, donnèrent au roman français sa forme définitive, du moins celle qu’il a adoptée depuis près de deux siècles.

Le croirait-on ? Le Portier des Chartreux, premier roman français dans la formule moderne, le Portier des Chartreux, premier roman français érotique, le Portier des Chartreux, ouvrage licencieux dont la célébrité ne fut éclipsée, après un siècle, que par celle de Gamiani, le Portier des Chartreux est demeuré un livre aux origines incertaines.

On l’attribue généralement à un jeune avocat, Gervaise de Latouche, mais sans autres précisions, et l’on n’a pu encore se mettre d’accord sur la date de la première édition, les évaluations bibliographiques allant de 1741 à 1750 !

Les documents imprimés contemporains ne sont que deux : une analyse du roman, publiée en 1742, et une note de Bachaumont, datée de 1782, et annonçant la mort de l’auteur.

Maigre provende. Je revendique la découverte de deux importants dossiers de pièces originales, relatifs aux trois premières éditions du Portier. Entendons-nous. Je n’ai point fait surgir de la poussière d’archives secrètes ces dossiers bourrés de renseignements précieux et précis. Avant moi, d’autres les auraient pu parcourir, et M. Funck-Brentano les avait soigneusement dépouillés et fait figurer dans le Catalogue imprimé des Archives de la Bastille, à la Bibliothèque de l’Arsenal. Mon mérite, si mérite il y a, fut donc simplement d’être allé consulter, après maintes recherches infructueuses, ledit Catalogue.

Il est vrai que cette idée fort simple n’était encore venue à aucun de ceux qui ont eu à réimprimer le Portier des Chartreux, ou à en dresser l’état-civil, si j’ose dire. On se bornait à puiser dans l’inépuisable Bibliographie Gay, ce monument d’erreurs bibliographiques, ce qui est évidemment plus facile et moins absorbant que d’aller fouiller dans les Bibliothèques.

Donc, on trouve, aux Archives de la Bastille, sous les cotes 11505 et 11694, deux dossiers bourrés de renseignements sur le Portier des Chartreux, sans préjudice de diverses indications éparses dans plusieurs autres dossiers. C’est de là que j’ai tiré toutes les précisions que je vais donner. Ces dossiers volumineux sont composés de pièces originales : rapports et notes de police, dénonciations de « mouchards », lettres de cachet, ordres d’écrou, demandes de libération, pétitions des emprisonnés ou de leurs familles, etc., etc.

Lors de la prise de la Bastille, en 1789, ils furent, avec les autres, dispersés au vent et piétinés dans la boue. Ce qu’on en put recueillir, après plusieurs jours, fut soigneusement reclassé et constitue les dossiers tels qu’ils nous sont parvenus. Mais tous deux, le premier surtout, sont certainement incomplets. Il est vraisemblable que de nombreuses pièces ont dû s’égarer ou être détruites. En dehors de cette présomption, deux preuves certaines existent, que voici :

1° Une note du dossier 11505 est ainsi conçue (folio 29) :

Remis à Monsieur des pièces où il était parlé de Gervaise comme soupçonné d’être auteur du Portier. 5 septembre 1753.

Nottes et renseignements sur tous les Coaccusés de cette affaire.

Il ne peut s’agir de Monsieur, titre réservé au frère du roi, puisque en 1753 nous étions sous Louis XV et que celui-ci n’avait pas de frère. Vraisemblablement, Monsieur aurait dû être suivi d’un nom, omis par le rédacteur de la note, et qui ne pouvait être que celui du Lieutenant de Police. Nous verrons plus loin ce qu’on peut conclure de cette soustraction de pièces importantes.

2° Dans le Catalogue Monmerqué (Paris, Téchener, 1861), on cite, sous le n° 3689, l’édition de 1806 du Dictionnaire Critique de Peignot, avec cette adjonction :

Ajouté : Une lettre autographe, dénonçant au lieut. de police Demarville, comme auteurs de Dom Bougre, Portier des Chartreux, Billard et Gervaise, clercs du palais, et portant en tête une note de police portant neuf noms des auteurs de ce livre. La lettre est signée d’initiales.

Il est évident qu’il s’agit là d’un document soustrait en 1789 au dossier de Dom Bougre.

Voyons, après ce préambule, les précisions que nous apportent les pièces originales de la Bastille.

Les auteurs du “ Portier ”

J’ai cité plus haut Bachaumont. C’est à cette source unique qu’ont puisé, depuis un siècle et demi, tous les bibliographes qui ont attribué le Portier des Chartreux à l’avocat Jacques-Charles Gervaise de Latouche, né à Amiens vers 1719[1]. Bachaumont, donc, dans le tome xxii des Mémoires Secrets pour servir à l’Histoire de la République des Lettres en France (Londres, 1783), publie la note que voici :

Le 30 novembre 1782, M. Gervaise, l’auteur du Portier des Chartreux, livre si fameux et qui lui avoit procuré tant de chagrin, vient de mourir. Il s’étoit livré depuis tout entier au Barreau, où il faisoit des mémoires très-grasieux, très-scientifiques, bien opposés à cette première production. Il avoit un extérieur froid, qui contrastoit merveilleusement avec la chaleur prodigieuse de l’ouvrage cité ci-dessus, chef-d’œuvre original dans son genre, où, à côté des tableaux les plus licencieux et les plus obscènes, se trouve quelquefois la morale la plus exquise.

M. Gervaise commençoit à vieillir, il avoit placé tout son pécule chez le Prince de Guemenée, et l’on prétend que la nouvelle de cette banqueroute lui a donné le coup de la mort.

Il faut noter ici, en passant, la légende du manuscrit « trouvé chez l’auteur après sa mort ». Ce n’est vraisemblablement qu’une supercherie d’éditeur, destinée à masquer une réimpression « considérablement réduite », sans doute pour raisons d’économie. On verra à ce sujet la bibliographie ci-après.

Revenons à l’auteur. Sur quoi repose l’affirmation de Bachaumont ? Doit-on considérer Gervaise de Latouche comme l’auteur du Portier des Chartreux ? Oui, puisque le dossier 11505 de la Bastille nous en fournit des preuves, ou du moins de fortes présomptions, car il ne reste trace d’aucune preuve. On a vu plus haut qu’en 1753, un personnage qui était peut-être le Lieutenant de Police, a distrait du dossier des pièces « où il était parlé de Gervaise comme soupçonné d’être auteur du Portier ». Il me semble qu’il y a là comme un aveu, et que cette soustraction de pièces compromettantes n’a pu avoir lieu qu’à la demande de Gervaise lui-même. Mais ce n’est là qu’une hypothèse et je me borne à la présenter.

Le dossier 11505 est intitulé :

Année 1741. — Bureau du Sr Duval à la Police.
Auteurs Imprimeurs et Colporteurs de mauvais livres.

Voyons ce qui se rapporte à l’auteur, ou plutôt aux deux auteurs, car il y eut deux auteurs soupçonnés, « conjointement et solidairement » comme on dirait en style de procureur, et non l’un après l’autre.

Du 23 février 1741 au 10 juin de la même année, douze personnes « accusées et prévenues d’avoir composé, vendu, colporté, imprimé et débité un livre plein d’Estampes Indécentes, qui a pour titre, Dom B… Portier des Chartreux, et plusieurs autres ouvrages contraires à la Religion et aux bonnes mœurs », douze personnes, dis-je, furent arrêtées et détenues à la Bastille ou à Bicêtre, par les soins du Commissaire Regnard L’aîné, et sur enquêtes du sieur Dubut, « exempt de la prévosté generalle des Monnoyes ». Quatre autres personnes furent également « enquêtées », mais non arrêtées, et parmi ces quatre figure le « nommé Gervaise, Clerc de Procureur ».

Une première note (folio 17), datée du 15 avril, dit : « Auteurs de D. B. Billard et Gervaise, clercs de procureur. 3 pièces. — Joindre au dossier. » Ces trois pièces sont disparues.

Une autre pièce (folio 27), dit : « Gervaise, Billard, Clercs de Procureur, qu’on dit être auteurs ».

Nous trouvons plus loin deux dénonciations anonymes visant les auteurs : l’une (folio 65) est ainsi conçue :

L’auteur de dom b… demeure dans une maison à côté de la comédie. Il est âgé d’environ vingt deux ans[2], ne porte point d’épé, porte habit noir peruque noué blonde, on le dit avocat.

Le voilà bien, le conspirateur en perruque blonde et collet noir !

L’autre (folio 66) est plus explicite :

Monsieur Dubut, exempt, est averti qu’un de ceux dont il a des lettres de cachet pour l’ouvrage du portier Des Chartreux nommé Sr. Billiard (sic) voltige continuellement et que ce soir il est allé chercher chés Mr. Desportes le jeune peintre qui demeure cloître St Nicolas vis avis la Boutique du portier[3] il a dit que demain sur les huit heures il yroit à la campagne il est actuellement en la demeure susditte.

Une note (folio 68) au dos du résumé d’un interrogatoire de l’abbé Nourry, — nous aurons à revoir ce personnage — dit :

Sçavoir quel est l’auteur et le prix que le manuscrit a été vendu.

On sçait qu’il a été vendu quatre à cinq cens livres et que c’est le ne Gervaise clerc de Mr. Lambotte quy l’a vendu.

On sçait aussy que le dit Gervaise s’en est repenty sur les recherches qui l’a vû (sic) que l’on en faisoit.

Le 8 avril 1741, l’exempt Dubut écrivait au policier

Duval :
Monsieur,

J’ay l’honeur de vous rendre compte, qu’en conséquence de vos ordres, je me suis informé du contenu dans la lettre qui vous a été adressé ce matin. J’ay apris que les nes Billard et Gervaises demeurent chez le Sr Lambotte, procureur, qu’ils y sont clercs.

L’avis quy vous est doné par cette lettre paroit d’autant plus sure, que c’est la mesme maison qui a été indiqué depuis longtemps, pour etre le domicile de l’auteur de dom b…, que le dit auteur a été aussi indiqué pour etre clerc, et demeurer chez un homme du pallais où il y avoit d’autres clercs que luy.

La seulle raison quy vous a empeché de prendre un parti, a été la crainte que l’on aretta l’un pour l’autre, ne sçachant point le nom du dit auteur.

Au verso de cette note, de deux écritures différentes :

M. Duval me doner cette note pour mon 1er travail avec M. de Maurepas.

On peut faire perquisition chez la dame Dalainville sous prétexte de contrebande et arrêter les 2 clers de Lambot s’informer auparavant s’ils ne sont pas avocats.

Le 14 avril, le Lieutenant de Police, M. de Marville, signait cet ordre de perquisition :

En conséquence des ordres du Roy, M. le Commisre....... se transportera dans la chambre des Srs Gervaise et Billiard, Clercs du Sr Lambotte Procureur, à l’effet d’y faire perquisition et la saisie des manuscrits et imprimés contraires à la Religion, à l’État et aux bonnes mœurs, qui pourront s’y trouver, dont le dt Sr Commissaire dressera procès verbal.

On ne trouve au dossier aucune pièce rendant compte de la perquisition. Sans doute le procès-verbal figure-t-il parmi les pièces compromettantes soustraites au dossier en 1753. Mais le 15 avril, Dubut note :

Monsieur de Marville juge à propos de prendre un ordre du roy, pour aretter les nes Gervaises et Billiard clercs de procureur, pour avoir composés un livre obsenne, et quy a pour titre le dom b… portier des chartreux.

Et le 19 avril, autre note :

Les nommés Gervaise et Billiard. Ce sont deux Clerc de Procureur qui ont composé le Livre intitulé Dom B… portier des chartreux, un Livre abominable avec des Estampes impudiques. Je pense qu’il conviendroit de faire arrêter et conduire ces deux particuliers à la Bastille.

Au folio suivant, autre note, sans date, mais postérieure :

S. E. Mg. le Cardal de fleury

Le nommé Billard.

C’est un Clerc de Procureur qui est autheur du Livre intitulé Dom B… Portier des Chartreux, ouvrage des plus obscènes. Je l’ay fait conduire à la Bastille le 19 avril 1741. Il est necessaire qu’il soit expédié un ordre en forme du mesme jour. Je pense qu’il conviendroit aussy d’y faire conduire le nommé Gervaises son camarade qui a travaillé avec luy à cet ouvrage.

Et le Cardinal a annoté d’un mot : Bon.

Interrogé le 24 avril, au sujet des auteurs, l’abbé Nourry répond :

A dit qu’il ne les connoit point, que tantôt il a ouï dire que c’estoit un nomé Morand cy devant notaire ayant une maison à Villeneuve St Georges, que même c’est le Sr Morand qui a fait les fonds pour l’impression de l’ouvrage, qu’il a aussi entendu nommer d’autres comme Destouches et Gervaise, mais qu’il n’en est pas sûr…

On reconnaîtra sous ces deux noms le seul Gervaise de Latouche.

Le 9 mai, Billard était libéré, après 20 jours de Bastille. Voir le folio 144 :

S. E. Mgr. le Cardal de fleury.

Le nomé Billard a été conduit à la Bastille par ordre du Roy du 19 avril 1741 parce qu’il étoit violemment soupçonné d’être autheur d’un Livre intitulé le Dom B… Comme il paroit n’avoir eu aucune part à cet ouvrage, j’ay signé un ordre pour le rendre Libre le 9 may 1741. Il est nécessaire qu’il en soit expédié un en forme du même jour.

Le Cardinal annote : Bon pour la liberté.

Et il n’est plus question de Billard, et pas davantage de Gervaise. On ne sait ni le résultat de la perquisition dans leur chambre ; ni si Billard a été interrogé et ce qu’il a dit ; ni pourquoi l’ordre d’arrêter Gervaise ne fut pas signé. On en peut tirer plusieurs conclusions. Pour ma part, j’en tirerai celle-ci : Gervaise de Latouche avait des protecteurs puissants. Dès 1741, ils ont pu lui éviter la lettre de cachet, et faire sortir rapidement de la Bastille son ami et collaborateur Billard. En 1753, ils ont fait disparaître du dossier toutes les pièces compromettantes pour le jeune clerc, devenu depuis avocat, s’il ne l’était déjà en 1741.

Je crois aussi que le Portier des Chartreux peut être, sans contestation possible, attribué non au seul Gervaise de Latouche, mais aux deux jeunes clercs du procureur Lambotte : Billard et Gervaise.

Citons, pour en finir avec les auteurs, cet extrait de la Bibliographie Gay (4e édition, 1894-1897) :

Le savant M. Hubaud, le bibliophile marseillais, nous écrivait peu de temps avant sa mort : « Je joins ici deux anecdotes qui m’ont été racontées par le neveu d’un ami intime de l’auteur, nommé M. Is… Ce dernier fut arrêté à Paris par des agents de police pour être traduit devant le ministre. Comme on le conduisait, il fut rencontré par une personne de sa connaissance, qui, surprise de le voir ainsi mené, s’informe auprès des agents. Ceux-ci lui répondirent qu’ils étaient chargé d’arrêter l’avocat Gervaise. — Mais ce n’est pas l’avocat Gervaise que vous conduisez, leur dit l’interrogateur, c’est M. Is… La chose ayant été reconnue, celui-ci fut relâché. L’événement fut fort heureux pour lui, attendu que si des perquisitions avaient été faites à son domicile, on aurait découvert une malle qui contenait l’édition entière du Portier, malle que l’avocat Gervaise, par prévoyance, l’avait prié de lui garder[4]. L’autre particularité est que ledit M. Is…, qui était dans la confidence de l’avocat Gervaise, était parvenu à lui faire supprimer beaucoup de détails excessivement orduriers décrits dans le manuscrit. Tout lecteur attentif s’apercevra qu’effectivement il se trouve des lacunes dans l’imprimé, notamment aux scènes des orgues et de la piscine. Quelques phrases qui subsistent encore à la 18e gravure[5] pourrait mettre sur la voie d’une de ces mutilations. D’ailleurs cette seconde partie n’a guère plus du tiers des pages de la première ».

J’avoue, malgré une lecture fort attentive, n’être pas parvenu à retrouver la trace des fameuses lacunes. Ce doit être encore là une légende sans fondement. À moins que le rédacteur n’ait consulté une édition réduite du xixe siècle ?

La première édition : janvier 1741.

Certains bibliographes ont indiqué la date de 1750, d’autres celle de 1745, pour l’édition originale du Portier. La Bibliographie Gay la dit antérieure au 1er juin 1741, parce qu’un document de cette date parle d’une seconde édition en préparation. Nous verrons cela plus loin.

Le dossier de la Bastille nous fournit à ce sujet des indications précises :

1° Le tapissier Blangy — qu’on retrouvera dans un autre chapitre — assure qu’il avait fait graver les premières planches du Portier « plus de deux ans avant », soit en 1738. Il en faut donc conclure que l’ouvrage était écrit et peut-être même en cours d’impression, dès 1738.

2° Les premières opérations de police relatives à la première édition sont du 4 février 1741. Mais il est vraisemblable que deux ou trois semaines avaient dû s’écouler entre la parution du volume et les arrestations. En fixant à janvier 1741 la date de l’édition originale, on doit serrer de très près la réalité. L’abbé Nourry a d’ailleurs déclaré que l’ouvrage avait été imprimé, croit-il, en décembre ou janvier.

J’ajoute qu’aucun indice ne permet d’identifier cette première édition, pas plus que la seconde, et je renvoie sur ce point à la Bibliographie qui suit.

Les éditeurs : Un notaire, un marquis,
une comédienne et… un carme !

On a vu, par l’un des documents que nous avons cité, qu’un ancien notaire nommé Morand, habitant à Villeneuve-St-Georges, avait avancé les fonds (cinq mille livres) pour l’édition de l’ouvrage. Ce commanditaire ne fut pas inquiété.

Les véritables éditeurs se nomment le marquis Le Camus et sa maîtresse, une demoiselle Ollier, comédienne. Détail amusant, l’exempt Dubut les catalogue, dans une note : « Jansénistes auteurs et débiteurs de livres prohibés ». C’est qu’ils apparaissent, en effet, comme faisant habituellement le commerce de livres prohibés, jansénistes ou… obscènes. Une autre note du même Dubut répète : « Jansénistes convulsionnaires et débiteurs d’estampes indécentes ».

Le marquis et la comédienne vivaient ensemble depuis environ neuf années. La demoiselle Ollier habitait chez une dame d’Alainville.

Les demoiselles Ollier, dit Dubut, sont deux sœurs, elles ont couru les théâtres de province, elles donnent à jouer à Paris à présent, outre cela, elles se sont toujours mêlées de faire imprimer et de distribuer des ouvrages prohibés…

Le marquis Le Camus ne fut pas plus inquiété que le notaire Morand, bien qu’il soit cité comme l’éditeur dans toutes les notes et tous les interrogatoires. La demoiselle Ollier fut conduite à la Bastille le 8 mars. Un rapport de Dubut, du 21 mars, indique que le marquis ne quitte plus l’abbé Nourry, et que tous deux font des démarches pour faire libérer la Ollier.

La comédienne fut relâchée le 22 juin et exilée à Toulouse. Elle se borna à se rendre à Rueil, chez une de ses tantes, où elle ne tarda point à scandaliser, par sa conduite, les personnes bien pensantes. Le 11 septembre 1743, un certain Lyonnard, gendre de la dite tante, adressait une requête au lieutenant de police Berryer pour dénoncer la demoiselle Ollier, coupable de mener une mauvaise vie, d’avoir rompu son ban, et surtout de dilapider le bien de sa tante, dont le fils dudit suppliant était héritier… En 1746 encore, les plaintes, anonymes maintenant, se succédaient. Mais le lieutenant de police avait écrit, en marge de la première dénonciation : « Je ne puis me mesler de cette affaire », et la demoiselle Ollier continua de mener joyeuse vie à Rueil ou à Saint-Germain-en-Laye, « malgré que le curé ait été prévenu ».

Le marquis avait été faire imprimer le Portier du côté de Blois, et il en avait même rapporté des dés d’argent que l’on appelle des dés de Blois.

L’imprimeur « n’ayant pas été payé du tout[6] » a conservé une partie de l’édition. Une autre partie fut saisie, en feuilles, dans la maison de Mme d’Alainville, dans un cabinet loué par la demoiselle Ollier. En outre, sur les 14 à 1500 exemplaires de l’édition complète[7] 700 avaient été envoyés en Hollande par un nommé Stella, — que nous reverrons plus loin, lui aussi — par l’intermédiaire d’un imprimeur de Rouen, Jean-Baptiste Mazuel ou Machuel. Le destinataire était le libraire Paupie, de La Haye. Le policier Duval chargea son collègue Pontcarré, de Rouen, d’arrêter au passage la grosse balle de livres contenant l’Histoire de Dom B… Elle était partie de Paris peu de jours avant le 19 février. Cette surveillance n’aboutit point. Une autre partie de l’édition avait été entreposée à Versailles, chez le nommé Maillard, valet de chambre tapissier du duc de Tallard. Maillard fut d’abord détenu à l’Hôtel de Ville, puis transféré à Bicêtre le 10 avril. Sans doute a-t-on saisi chez lui les exemplaires qui y étaient déposés, mais le dossier est muet à ce sujet, ainsi que sur la date de sa libération.

Un quatrième personnage intervint dans l’édition de janvier 1741 du Portier des Chartreux, et c’est… un sacristain des Carmes de Cluny !

L’abbé Charles Nourry, 45 ans, né à Paris, clerc tonsuré, sacristain de Saint Sébastien en Trière de l’Ordre de Cluny, habitait alors à Paris, depuis cinq années, chez sa sœur, Mme d’Alainville, rue de la Comédie-Française. Il y était venu à l’occasion d’un procès qu’il avait contre le Chapitre de Lyon.

C’est lui qui s’était chargé, « pour rendre service au marquis Le Camus, à la demande de Mme d’Alainville, sa sœur », de vendre le Portier aux colporteurs, qui le payaient un louis. Son neveu l’aidait dans cette propagande édifiante. Je passe sur les dénégations premières de l’abbé, et sur ses aveux réticents d’abord, puis plus explicites. Mis à la Bastille le 14 avril, le sacristain des Carmes de Cluny en sortit le 5 juillet, à la demande du cardinal d’Auvergne, pour être exilé à l’abbaye de Saint Rambert, diocèse de Lyon.

Plusieurs colporteurs furent également arrêtés, dont les noms importent peu.

Les graveurs des estampes.

Deux autres complices de plus d’importance sont à mentionner : le nommé Blangy, tapissier, et Philippe Lefèvre, graveur.

Blangy avait entrepris, à la demande du marquis, en 1738, de faire graver les planches du Portier. Il en avait chargé Philippe Lefèvre. À mesure qu’elles étaient gravées, Blangy remettait les planches au marquis, chez la demoiselle Ollier. C’est le marquis qui lui fournissait les dessins. Le dossier ne nous indique pas le nom du dessinateur. On a vu plus haut que Billard fréquentait un jeune peintre nommé Desportes. Aurions-nous là le nom du dessinateur des planches ?

Pour en revenir à Blangy, le tapissier s’aperçut que Lefèvre avait tiré pour son compte 400 exemplaires des planches, et que les imprimeurs Benoît et Jacques Thévenar les avait mis en vente après y avoir imprimé au bas des vers « posetige » (postiche) ! Le marquis s’en faisait livrer, lui, 2000 exemplaires. Je ne crois pas qu’on ait jamais identifié cette suite du Portier, vendue à part avec des vers au bas des planches. Toujours est-il que Blangy, révolté de l’indélicatesse de Lefèvre, avait abandonné l’entreprise « depuis plus de deux ans ». (Déclaration écrite du 5 mai 1741.) Il n’avait pas gagné 50 livres, et le marquis lui en redevait 48 ! Blangy avait ainsi fait graver 18 planches par Lefèvre, et les 10 autres — car il devait y en avoir 28[8] — furent gravées on ne sait par qui.

Je n’ai rencontré aucun exemplaire de l’édition originale — ou de celle que je crois être l’originale — avec 28 figures. L’exemplaire de la Bibliothèque Nationale n’a que 16 planches et un frontispice. Mais on sait que l’iconographie des érotiques est impossible à établir, la plupart des exemplaires étant incomplets des gravures, ou truffés de gravures supplémentaires.

Un autre graveur fut compromis dans cette affaire, un sieur Lucas, demeurant rue Saint-Jacques, à l’hôtel de la Couture. On perquisitionna chez lui le 4 février 1741. Lucas était couché, et l’on s’aperçut qu’il « resserroit et chiffonnoit quelques choses » dans son lit. C’étaient deux estampes d’environ douze pouces de haut sur dix-huit de large.

Il n’est pas très certain, cependant, que cette affaire s’apparente à celle du Portier, malgré le classement de la pièce avec les autres, car le nom de Lucas ne figure pas sur la liste inscrite en tête du dossier 11505.

Un rapport de Dubut, du 21 mars, donne d’autre part cette indication :

… je viens d’apprendre que c’est Stella qui a fait graver, pour le marquis Le Camus et la Aulier, les planches du dom B…, qu’il est en grande liaison avec eux, il est parti aujourd’hui pour l’Espagne et a recommandé au ne Lefeuvre d’aller chés Monsieur le comte de Quélus, le prier de solliciter la révocation de sa lettre d’exile.

Plusieurs Bibliographes attribuent, notons le fait, la gravure des planches au comte de Caylus. Ce dernier aurait-il gravé les dernières planches, à la demande de Stella ? Je pense plutôt que c’est à titre de « confrère » que Lefèvre était invité à solliciter la protection du comte de Caylus.

Le graveur Philippe Lefèvre, mis à la Bastille le 28 février, n’en sortit que le 6 juillet, malgré plusieurs interventions de ses confrères et d’autres personnes.

Blangy et sa femme furent arrêtés le 28 février également. La femme en sortit le 15 avril et le mari le 13 mai.

La seconde édition : juin 1741.

La Bibliographie Gay, je l’ai noté plus haut, dit que l’édition originale est antérieure au 1er juin 1741, car il en est question, à cette date, dans les Amusemens du cœur et de l’esprit (La Haye, 1742, 5e édition, tome iv).

Ce recueil, en effet, consacre plusieurs pages à une lettre relative au Portier. Cette lettre[9] est datée du 1er juin 1741, et dit expressément : « On nous menace d’une nouvelle Édition d’un Livre qui… Il s’agit du Portier des Chartreux ».

Cette indication précise est confirmée expressément par le dossier 11505 de la Bastille (folio 160), note de l’exempt Dubut :

… j’ay aretté et conduit au chateau de la bastille les nes Dameret et Guillaume le jeune et la nee Michelle Neveu pour avoir vendu un livre intitulé dom b… et être du complot de la seconde édition du dit livre.

Ce 10 juin 1741.

Une autre note sans date, classée par erreur dans la première partie du dossier, dénonce le nommé Minet[10] comme « l’un de ceux qui a fait réimprimer le dom b… Ils sont six ». C’est Minet qui les vendait à Dameret. Notons que Dameret est qualifié graveur. Après deux interventions du marquis de La Luzerne et de sa femme, Mme Guignonville de La Luzerne, dont les lettres sont au dossier, Dameret fut libéré, avec ses deux complices, le 11 août. Le libraire Charles Guillaume, quai des Augustins, était un récidiviste de la librairie clandestine, si l’on en croit Dubut. Il avait installé chez lui une imprimerie secrète, et avait été, pour ce fait, conduit à la Bastille avec ses ouvriers. Il avait juré de ne plus recommencer, mais on voit qu’il n’avait pas tenu parole. Il aurait vendu plus de 40 exemplaires de la seconde édition du Portier, « qu’il tenoit de celuy qui l’a fait imprimer. On ne sçait mesme s’il n’a pas eu part à l’édition mais on n’est pas seur de cette circonstance ».

Une dénonciation signée Domet, et datée du 11 juillet, accuse de l’impression un nommé François :

On m’assure que le noe François imprimeur imprime actuellement d. B. et le fait débitter dans Paris par une nièce qui a un petit savoyard qu’elle fait marcher devant elle avec un sac remply de ce Livre et d’autres de mesme Espece…

Un mouchard signale que le nommé Minet s’appelle en réalité Thominet. La dénonciation visant Dameret, non signée et datée du 3 juin, est adressée à l’exempt Dubut et se termine par cette phrase savoureuse :

Vous ne délaisserez pas le malheureux dans l’indigence.

Antoine Dameret payait les exemplaires 7 ou 8 livres. Michelle Neveu était une fille adoptée par Dameret et sa femme, et qui les aidait dans leur commerce de livres. On ne sait trop pourquoi Dameret est qualifié graveur. Un long mémoire justificatif, qu’il écrivit à la Bastille, expose son existence et ses déboires. D’abord cordonnier, il vint à Paris pour y monter une fabrique de savon, industrie mise à la mode « par la contagion de Marseille ». Mais son projet avorta et il dût se faire colporteur. Enfin sa femme le quitta après lui avoir emporté des marchandises (liqueurs, quincaillerie) et de l’argent. Elle se rendit à la Ferté-Milon, son pays natal, chez une de ses sœurs, qui lui conseillait de quitter Dameret après lui avoir soutiré le plus d’argent possible.

On a vu que le 11 juillet on parlait encore de l’impression de la seconde édition. Je pense qu’il s’agissait tout bonnement du brochage ou de la reliure, le tirage ayant forcément été achevé dès le début de juin.

Une lettre anonyme du 20 septembre dénonce un autre des six « éditeurs » :

Pour suprimer la planche nouvelle [les planches ?] de dom bougre et enpaicher la vente des Exemplaire il ne faut que serer les pouces au nomé Boudelot fameux colporteur il sait le magazin et en vent plus à lui seul que tous les autres en semble ; il a aussi des relasion avec des étrangé et fais plus d’un mauvais comerce il loge rue brise miche chez un cordonier, il se nome ausy Lesperance.

En décembre, enfin, la police fut de nouveau alertée. Deux musiciens, qui chantaient dans les cafés « des chansons des plus dissolues », nommés Cligny et Roussel, vendaient également le Portier. Ils le tenaient d’un boîteux qui mangeait rue des Augustins, au Panier Fleury. Le boîteux, qui se disait ancien officier, était un suédois nommé Le Baron. Il logeait au second étage, rue des Fossés-de-Monsieur-le-Prince, chez le sieur Villebrun, tapissier. C’était précédemment la demeure de Stella… Cligny et Roussel furent arrêtés sous l’inculpation de faux-monnayage. Le dossier ne dit pas si la perquisition ordonnée fut effectuée chez le suédois, ni ce qu’il advint, ensuite, de cette affaire.

La seconde édition était accompagnée d’une Suite, vendue à part, d’estampes « des plus nues ». Rien ne permet d’identifier cette seconde édition et ses gravures : ce n’était probablement qu’une réimpression textuelle de la première (avec reproduction de la Suite) et peut-être sous la même rubrique.

La troisième édition : 1748.

En janvier 1749, Simon Viélard, cordonnier, et Simon Le Clerc, gagne-deniers, furent embastillés « pour s’être mêlés du Portier ». Depuis le 20 octobre 1748, on était sur la piste d’une nouvelle édition. Une surveillance, qui n’aboutit pas, avait été établie rue et faubourg Saint-Jacques, aux alentours du magasin de la Vve Bruyère, où, tous les mardis et vendredis, un courrier de l’abbaye de Gif venait avec un cheval noir portant deux grands paniers couverts de toile cirée et contenant des papiers.

Le 2 février 1749, on interrogeait un nouvel accusé, qui venait d’être arrêté : François-Xavier d’Arles de Montigny, 47 ans, natif de Besançon, écuyer, catholique, demeurant rue Traversière, chez sa sœur, la demoiselle d’Arles.

Arles de Montigny, agent secret à Liége, avait profité de son séjour là-bas pour entreprendre l’impression de livres obscènes. Il avait fait les frais de l’édition originale de Thérèse Philosophe et d’une nouvelle édition du Portier. Ce ne peut être que celle qui porte la date 1748 et la rubrique Francfort. À la Bastille, l’écuyer-espion mangea le morceau et dénonça ses complices. L’imprimeur était un nommé Delorme Latour, libraire à Liége. (Le 17 mars 1750, il était à Paris et on demandait s’il fallait l’arrêter.)

Le 2 mars 1749, l’écuyer offrait, contre sa mise en liberté, de livrer à la police les manuscrits (sic) et planches originales de Thérèse Philosophe. Il rappelait qu’il avait dévoilé l’existence, connue de lui seul, de 1200 exemplaires du Portier aux environs de Paris, au Petit Montreuil ou à Bourg-la-Reine. Ces douze ballots du Portier furent ensuite transportés à Versailles. Ou plutôt, les deux premières indications fournies par Montigny étaient fausses, et les 1200 exemplaires avaient été déposés depuis le début à Versailles. Sur les indications de Montigny, on perquisitionna chez Michel Gamache, relieur, rue Montagne-Sainte-Geneviève, dans la maison attenante au Collège de Montaigu. Un nommé Louvet avait proposé à Gamache de faire entrer dans Paris les 1200 exemplaires du Portier. Il lui remit une carte portant un signe (c’était le valet de cœur). Gamache se rendit à Versailles, chez le voiturier Lalonde, qui lui exhiba un valet de cœur portant le même signe de reconnaissance, et lui remit les douze ballots. Gamache les conduisit au Château de Versailles, dans une chambre du deuxième étage, près de la Chapelle.

Cela peut sembler étonnant. Mais il y a plus fort encore. Une note du 26 juillet 1749, adressée à M. d’Argenson et conservée au dossier, nous apprend que la police a retrouvé les douze ballots du Portier des Chartreux à Versailles, dans la chambre du Prédicateur du Roy ! ! !

Ainsi, la première édition de Dom Bougre était vendue par un sacristain des Carmes, et la troisième édition était entreposée chez le prédicateur du Roy !…

Il ne s’agit point là d’une plaisanterie, car l’affirmation est encore répétée sur le titre même du dossier 11694 :

Le S. d’Arles de Montigny, à la Bastille en 1749.

Pour avoir fait imprimer Thérèse Philosophe et réimprimer le Portier des Chartreux.

Une partie de l’édition du Portier fut trouvée à Versailles dans la chambre du Prédicateur du Roi.

Et comme si cette preuve ne suffisait pas, deux autres documents de la Bastille nous en donnent une seconde et une troisième.

On trouve, en effet, dans la Liste des Ouvrages Imprimés qui sont au dépôt de la Bastille et destinés pour être brûlés ou mis au Pilon dans le Château, May 1749 (dossier 10505), ces deux articles :

21. — Histoire du portier des chartreux, in-12, 1741, non assemblé, dont on n’a point retiré d’exemplaires pour M. Berrier.

22. — Histoire du portier des chartreux, in-8o, 1748. 2 vol. en feuille de la chapelle du roi (sic).

Et dans un autre document de la même date (May 1749) : État des ouvrages imprimés qui sont au dépôt de la Bastille… et dont on a retiré plusieurs exemplaires pour être remis à M. Berryer Lieutenant de Police (Dossier no 7067), on trouve cet article :

no 17. — Histoire du Portier des Charteux. 2 vol. in-8o. Toute l’édition y est. Édition de 1748. Sans figures. 20 exemplaires. La feuille fait pour deux. N° saisi dans la chambre du Prédicateur du Roy à la Chapelle à Versailles.

Enfin, dans l’État des Livres saisis qui sont chès M. Berryer à la Chambre aux Livres (commencé le 6 novembre 1749) on mentionne, sous le no 16, le Portier des Chartreux sans figures. C’est certainement l’édition de 1748, puisqu’on n’a point pris d’exemplaire de 1741 pour M. Berryer.

Arles de Montigny ne fut libéré que le 16 août 1750. Ses dénonciations l’avaient peu servi.

Bibliographie.

1re édition. Janvier 1741. — Histoire de Dom B…, Portier des Chartreux. Écrite par lui-même. Avec figures. A Rome, chez Philotanus, imprimeur.

Exemplaire de la Bibliothèque Nationale (Enfer 326)[ws 1], saisi chez Alfred Bégis en 1866. Un vol. in-16 de 2 + 318 pp. Avec 1 frontispice et 16 figures libres, dont deux grandes qui se replient. La seconde partie commence à la page 193.

C’est, dit la Bibliographie Gay, l’édition la plus ancienne connue. Elle n’est citée que dans le Catalogue manuscrit du marquis de Paulmy (no 6060) mais un exemplaire est dans la collection de M. B. Les gravures qui y sont contenues, et dont quelques-unes paraissent étrangères au sujet, sont au nombre de 23 ; elles ont été gravées, dit-on, par Caylus. Elles sont bien gravées, mais assez mal dessinées. L’exemplaire de Paulmy était décoré exceptionnellement de 28 miniatures peintes sur vélin, mais il aura sans doute été détruit avec les autres livres libres de la Collection de l’Arsenal.

Je crois qu’il faut voir en cette édition de Rome, sans date, la première édition… ou la seconde. La date de 1745, donnée par Gay, est fantaisiste. On aurait sûrement mentionné aux dossiers de la Bastille une édition de 1745.

2e édition. Juin 1741. — Édition inconnue. Peut-être a-t-elle la même rubrique que la première. Voir ce que j’en ai dit dans un chapitre précédent de cette Préface.

3e édition. 1748. — Histoire de Dom B***, Portier des Chartreux. Écrite par lui-même. À Francfort, chez J.-J. Trotener, imprimeur-libraire, aux Cigognes, mdccxlviii.

Bibl. Nat. (Enfer 328)[ws 2]. Exemplaire de J. L. Hubaud. Avec 1 frontispice et 20 figures libres. Le frontispice est encadré d’ornements style Louis XV. Suite différente de la précédente. Un vol. in-8o de 288 pages.

C’est l’édition imprimée à Liége, aux frais d’Arles de Montigny.

4e édition. 1751. — … A Rome, chez Philotanus, 1751.

Citée par Gay, sans autre précision.

5e édition. 1756. — … A Rome, chez Philotanus. 1756.

Un vol.petit in-8o de 290 pages et figures. Cité par Gay.

6e édition. 1771. — … 1771 (sans indication de rubrique).

Unvol. inv in-8o avec une Dédicace Satyrique à M. de Sartine. Cité par Gay. Je n’ai rencontré aucune des quatre éditions contenant cette Dédicace.

7e édition. 1772. — Histoire de Gouberdom, Portier des Chartreux. Première Partie. Cette édition a été revue, corrigée et augmentée sous les yeux du Saint-Père.

Communiqué par un libraire. Un vol. de 6 + 333 pages. Avec 1 frontispice, 20 planches libres et une vignette gravée dans le titre : sur un canapé, le Pape relève les jupes d’une femme. Un exemplaire incomplet à la Bibl. Nat. (Enfer 846).

Édition augmentée de plusieurs pièces de vers : 1. On baise la mule du Pape. L’origine de cette cérémonie (39 vers). — 2. Félicités éternelles (12 vers). — 3. Imitation (4 vers). — 4. Chapitre général des Cordeliers (172 vers). La première est au début, les deux suivantes à la fin de la première partie et la dernière à la fin du volume.

8e édition. 1776. — Histoire de Dom B… — … 1776 (sans indication de rubrique).

Un vol. in-8o, avec la Dédicace à M. de Sartine. Cité par Gay.

9e édition. 1777. — … 1777 (sans indication de rubrique).

Un vol. in-8o, avec la Dédicace à M. de Sartine. Cité par Gay.

10e édition. 1777. — Histoire de Dom B***, Portier des Chartreux. Écrite par lui-même. Nouvelle édition, revue, corrigée et augmentée, sous les yeux du Saint-Père. Avec vingt-une figures en taille-douce. Première Partie. À Rome. Aux dépens des Chartreux, mdcclxxvii.

Bibl. Nat. (Enfer 329). Deux vol. de 4 + 176 et 4 + 115 pages. Avec 1 frontispice et 8 figures seulement, sur les 20. Frontispice différent de 1748.

Cette édition de 1777 n’a pas la Dédicace à M. de Sartine. Elle est donc différente de la précédente.

11e édition. 1781. — Histoire de Gouberdom… Rome. 1781.

Deux parties, grand in-8o, avec 1 frontispice et 22 figures différentes de toutes les autres éditions. Cité par Gay.

12e édition. 1783. — Histoire de Gouberdom, Portier des Chartreux. Nouvelle édition, revue, corrigée et augmentée sous les yeux du Saint-Père. Première Partie. À Rome, mdcclxxxiii.

Communiqué par un libraire. Deux vol. de 2 + 250 et 2 + 175 pages. Avec 1 frontispice et 18 figures (sur 19), tirées en sanguine pâle. M. D. possède 2 exemplaires incomplets de la même édition. L’un a les gravures tirées en noir, l’autre en sanguine pâle.

13e édition. 1784. — Le Portier des Chartreux… Bruxelles. 1784.

2 tomes in-18, figures. Cité par Gay.

Je crois que la rubrique est, en réalité : Londres. Voir ma note à la 21e édition.

14e édition. 1786. — Histoire de Gouberdom… Rome. 1786.

Deux parties, grand in-8o, avec 1 frontispice et 12 gravures. Cité par Gay.

15e édition. 1787. — Histoire de Dom B… 1787.

Un vol. in-8o, avec la Dédicace à M. de Sartine. Cité par Gay.

16e édition. 1787. — Mémoires de Saturnin, Écrits par lui-même. Nouvelle édition, corrigée et augmentée, avec Figures. Première Partie. À Londres, mdcclxxxvii.

Bibl. Nat. (Enfer 330-331). Deuxvol.  de 4 + 235 et 4 + 151 pages. Exemplaire saisi chez Alfred Bégis en 1866. Avec 1 frontispice et 23 figures libres, gravées par Elluin et Borel. Un second exemplaire (Enfer 889)[ws 3] est sans gravures, mais dans le format in-8o, sur grand papier teinté vert.

Première édition Cazin. C’est la suite — la plus belle de toutes — dont nous avons reproduit les figures les plus intéressantes.

17e édition. 1788. — Le Portier des Chartreux. Londres. 1788.

vol. in-18 (Cazin) avec 24 figures. Il y a des exemplaires in-8o sur papier d’Angoulême ou d’Annonay. Cité par Gay.

18e édition. 1789. — Mémoires de Saturnin. Londres. 1787.

Contrefaçon de la première édition Cazin. Citée par Gay. Je la place à 1789.

19e édition. 1789. — Histoire de Gouberdom. Versailles. 1790.

Deux parties in-18, 175 et 126 pages et 20 gravures. Avec une Épitre Dédicatoire à Marie-Antoinette. Cité par Gay.

20e édition. 1830. — Le Portier des Chartreux ou Mémoires de Saturnin. Nouvelle édition, imprimée sur le vrai manuscrit de l’auteur, après sa mort. Tome premier. Londres. 1788.

Bibl. Nat. (Enfer 1003). Couverture imprimée sur papier bleu. 2 vol. de 168 et 88 pages. Avec 23 lithographies coloriées. Pas de frontispice.

Édition faite vers 1830 et qui doit reproduire le titre de la deuxième édition Cazin. L’histoire du « vrai manuscrit de l’auteur » ne doit être qu’une supercherie destinée à justifier de nombreuses coupures dans le texte. On sait que Gervaise de Latouche était mort en 1782. Il est peu probable qu’il ait conservé un manuscrit aussi compromettant. Cette édition de 1830 — et sans doute celle de 1788 — contient deux pièces de vers : page 5 du tome i : Épitre au Portier des Chartreux (12 vers). — Page 5 du tome ii : Conversion du Portier des Chartreux (12 vers).

21e édition. 1835. — Le Portier des Chartreux ou Mémoires de Saturnin. Nouvelle édition, imprimée sur le vrai manuscrit de l’auteur, après sa mort. Orné de vingt-six gravures. Tome premier. Londres. 1784.

Bibliothèque D. Deux tomes de 216 et 114 pages. Avec 1 frontispice et 25 gravures.

Les deux pièces de vers de l’édition précédente sont également reproduites. Réimpression faite vers 1835. Gay la mentionne, avec la rubrique 1783 ou 1784. Je crois qu’il y a une confusion de plus à l’actif de la Bibliographie Gay. La treizième édition doit porter la rubrique Londres, 1784. C’est celle-ci (1835) qui aurait été réimprimée à Bruxelles, sous la même rubrique et la même date. Dans tous les cas, la mention du manuscrit de l’auteur aurait vu le jour en 1784 et non en 1788.

22e édition. 1840. — Histoire de Dom B… Rome. 1777.

Deux tomes in-12 à 17 francs. Réimpression allemande, sur mauvais papier et sans figures, citée par Gay, et que je place à 1840.

23e édition. 1867. — Le Portier des Chartreux. Amsterdam. 1867.

Deux vol. in-12, avec 16 figures d’après les Cazin. Prix : 16 frs. Cité par Gay.

24e édition. 1874. — Le Portier des Chartreux. Grenoble, imprimerie de la Grande-Chartreuse.

Deux parties in-8o, avec 1 frontispice et 21 figures. Catalogue Vital-Puissant, 1874. Cité par Gay.

25e édition. 1875. — Édition complète, collationnée sur l’édition originale. Le Portier des Chartreux ou Mémoires de Saturnin, écrits par lui-même. Amsterdam. 1875.

Communiqué par un libraire. Couverture muette. Titre en rouge et noir. Un vol. in-24, de 4 + 231 pages, sur super-royal teinté. Tiré à 60 exemplaires sur super-royal et 15 sur Hollande.

La mention du titre n’est pas exacte, car cette édition n’est pas plus complète qu’aucune de celles du xixe siècle.

26e édition. 1883. — Le Portier des Chartreux ou Mémoires de Saturnin, écrits par lui-même. Amsterdam. 1883.

Bibliothèque D. Couverture muette. Titre en noir. Un vol. in-16 de 207 pages, sur beau vergé à la forme.

27e édition. 1889. — Le Portier des Chartreux ou Mémoires de Saturnin, écrits par lui-même. Amsterdam. 1889.

Titre en noir. Un vol. in-12 de 4 + 212 pages, sur vergé. Un autre exemplaire, communiqué par un libraire, contenait 2 frontispices et 25 figures libres, d’après plusieurs Suites anciennes.

28e édition. 1908. — J.-Ch. Gervaise de Latouche, avocat au Parlement de Paris. Histoire de Saturnin, Portier des Chartreux, écrite par lui-même (A. D. 1741). Version complète originale, collationnée sur le manuscrit n° 412 B de la Bibliothèque de l’Arsenal (Fonds de la Bastille), et purgée des addenda et variantes apocryphes contenues dans les éditions modernes. Paris, mimviii.

Bibliothèque D. Couverture imprimée en rouge et noir, ainsi que le titre intérieur. Un vol. in-8o de 199 pages, sur beau vélin à la forme. Avec 1 frontispice et 9 figures libres, modernes, en héliogravure, tirées en bistre foncé.

Le sous-titre n’est qu’une supercherie. On assure que cette réimpression fut préparée par Armand Silvestre. Toujours est-il qu’il n’y a point à l’Arsenal de manuscrit du Portier des Chartreux, et que la cote est purement fantaisiste[11]. Cette édition est réduite d’un bon tiers. En fait d’addenda et de variantes apocryphes, d’ailleurs, les éditions modernes n’ont à leur compte que de nombreuses suppressions. À part cela, cette réimpression est belle, et la suite bien dessinée.

29e édition. 1915. — Le Portier des Chartreux ou Histoire de Saturnin. Écrite par lui-même. Paris. Chez tous les Libraires.

Bibl. L. P. Couverture imprimée en noir. Un vol. in-16 de 2 + 202 pages, sur beau vélin surglacé. Avec 1 frontispice et 9 figures libres.

Réimpression de l’édition et de la Suite de 1908. Je crois qu’il y eut d’autres tirages, ultérieurement.

Deux jugements sur le “ Portier ”

Veut-on savoir comment les contemporains ont accueilli le Portier des Chartreux et quel jugement ils ont porté sur ce roman licencieux ? Nous avons la chance de posséder un document significatif à ce sujet. C’est la lettre insérée, en 1742, dans la cinquième édition des Amusemens du cœur et de l’esprit, et dont nous avons parlé plus haut. En voici la première partie, qui contient une critique sévère de Dom Bougre :

Extrait d’une lettre de paris du 1 juin 1741.

On nous menace d’une nouvèle Edition d’un Livre qui rencherit sur toutes les horreurs que la licence de la presse a répanduës depuis quelques années. Vous devinez bien à ce caractère qu’il s’agit du Portier des Chartreux. Devroit-on seulement le nomer ; et à titre d’ouvrage d’agrément mérite-t’il une place dans nos fastes Littéraires ? Si ce Livre, avec toutes ses obscenités, étoit d’un médiocre mérite dans son genre (qu’on me passe cette qualification) il faudroit sans doute l’abandoner au sort qui est réservé aux mauvais ouvrages : bientôt un profond oubli puniroit la témérité de l’Ecrivain. Mais l’inconvenient de le faire conaître à ceux qui pouroient l’ignorer et qui ne doivent jamais le lire, peut-il balancer l’interêt des mœurs ; et peut-on enfin laisser passer un ouvrage de cette nature sans le noter du moins d’infamie ?

Quand on a lu ce sale Roman, on est presqu’autant indigné de la profanation du talent qu’il décele dans l’Ecrivain, que de toutes les horreurs dont il est rempli. On seroit tenté de plaindre un home qui a pu abuser de son esprit d’une maniere aussi criminelle, si un pareil abus méritoit des sentimens aussi moderés. Il faut bien peu respecter les homes pour respecter aussi peu leurs mœurs. Raconter que des Ecrivains délicats et polis nous peignent l’amour et la volupté sous les trais les plus séduisans, mais couverts d’un léger voile et d’une gaze déliée, qu’il seroit permis quelquefois de tracer des crayons agréables de nos plaisirs, pourvu qu’ils dérobent aux yeux ce qu’on présente à l’imagination ; ces peintures ne seront dangereuses que pour ceux qui se trouveront dans la disposition du danger : mais la vuë mème des objets tels que les ofre le Portier, et les nudités qui animent ses tableaux soulevent et font rougir l’honète home. Comparer ce Livre à l’Aretin, l’Aloysia et pareilles ordures, ce seroit en afaiblir l’idée. Le libertinage y est encore plus rafiné, et la débauche la plus exercée n’a jamais rien étalé de si lubrique. L’amour naturel et l’antiphysique y forment mile tableaux diférens et s’y peignent sous toutes sortes de formes. Au reste on y aperçoit beaucoup d’esprit et un grand feu d’imagination, mais qui paraît partout allumé du feu de la débauche qui l’a dicté. C’est la lubricité mème distilée dans une suite d’images et réchaufée par les expressions les plus libertines. L’ouvrage n’est pas également soutenu partout, il y a des imaginations pitoyables, et le libertinage de l’esprit semble avoir entraîné celui du stile, point d’art dans les transitions. A côté d’endroits merveilleux, on en trouve de négligés qui dégoutent par la bassesse et l’inégalité de l’expression ; on diroit que ces négligences sont un coup de l’art dans une pareille matiere ; il y a de tems en tems de l’élévation, de l’élégance, de la Poësie mème ; mais ce n’est le plus souvent qu’un alliage bizarre du langage le plus épuré avec celui des Cieux qui ont inspiré l’Auteur. Enfin toutes les regles du Roman sont violées dans celui-ci : Religion, mœurs, honèteté, vérité, vraisemblance, rien n’est ménagé. Quelque soit l’Auteur de cét ouvrage, s’il a cherché en le composant, la gloire que tout home d’esprit cherche à tirer de ses productions, et qui en est le tribut legitime, il mérite d’en être privé et d’être éternellement enseveli sous les ténebres dont il est couvert. Si c’est pour satisfaire sa propre corruption, c’est un monstre dans la societé et un empoisoneur public.

Voilà, Monsieur, ce que je pense, et de l’Auteur, et du Livre en question. Il s’agit de vous en décrire la marche, et j’aurai fait en deux coups de plume.

Suit une longue analyse du roman, qui montre du moins que le sévère censeur l’avait lu et relu avec attention…

La Bibliographie Gay[12] de son côté, reproduit un jugement dont elle n’indique pas la source, et qui est fort élogieux dans sa concision :

L’histoire de dom B… est aussi remarquable par sa hardiesse philosophique, sa composition ingénieuse, son style rapide et correct, que par son obscénité. En somme, l’Histoire de dom B… est, en prose, un ouvrage aussi remarquable que l’est, en vers, l’Ode à Priape, de Piron. On y trouve un portrait de l’abbé Desfontaines plus hardi que tous ceux qu’on lit dans Pétrone.

On ne saurait mieux dire, à mon avis.



Un seul mot, pour terminer.

La présente réimpression, qui constitue, sauf erreurs ou omissions, la trentième édition du Portier des Chartreux, a été soigneusement revue sur l’édition de Rome, chez Philotanus, qui doit être l’édition originale, et qui est, en tous cas, la plus ancienne édition connue. Si l’on compare le texte que nous donnons à celui de 1908, par exemple, on s’apercevra que l’ouvrage est augmenté d’un bon tiers. Je n’ai pu rencontrer que peu d’éditions du xixe siècle du Portier, mais toutes celles que j’ai vues étaient plus ou moins incomplètes, par rapport à l’édition de 1741. En particulier, la suppression des passages philosophiques a donné au roman des jeunes Billard et Gervaise l’allure d’un ouvrage uniquement et bassement obscène.

Qu’on le lise attentivement, dans son texte correct et intégral, et l’on souscrira sans peine, j’en suis convaincu, au jugement cité par la Bibliographie Gay.

En tous cas, et quelque opinion que l’on ait sur la littérature érotique, si l’on considère la date à laquelle il fut écrit et le jeune âge de ses auteurs, on ne refusera pas du moins au Portier des Chartreux le mérite de l’originalité et la gloire d’avoir, avant Candide et Zadig, créé le prototype d’une formule de roman dont le succès est loin d’être épuisé, après bientôt deux siècles.

Helpey,
bibliographe poitevin.



Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux
Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux


Histoire de Dom Bougre, Portier des Chartreux, édition de 1922, Figure
Histoire de Dom Bougre, Portier des Chartreux, édition de 1922, Figure

Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux
Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux


HISTOIRE DE DOM BOUGRE

PORTIER DES CHARTREUX

PREMIÈRE PARTIE



Que c’est une douce satisfaction pour un cœur d’être désabusé des vains plaisirs, des amusements frivoles et des voluptés dangereuses qui l’attachaient au monde ! Rendu à lui-même après une longue suite d’égarements, et dans le calme que lui procure l’heureuse privation de ce qui faisait autrefois l’objet de ses désirs, il sent encore ces frémissements d’horreur qui laissent dans l’imagination le souvenir des périls auxquels il est échappé ; mais il ne les sent que pour se féliciter de la sûreté où il se trouve : ces mouvements lui deviennent des sentiments chers, parce qu’ils servent à lui faire mieux goûter les charmes de la tranquillité dont il jouit.

Telle est, cher lecteur, la situation du mien. Quelles grâces n’ai-je pas à rendre au Tout-Puissant, dont la miséricorde m’a retiré de l’abîme du libertinage où j’étais plongé et me donne aujourd’hui la force d’écrire mes égarements pour l’édification de mes frères !

Je suis le fruit de l’incontinence des révérends Pères Célestins de la ville de R… Je dis des révérends Pères, parce que tous se vantaient d’avoir fourni à la composition de mon individu. Mais quel sujet m’arrête tout à coup ? Mon cœur est agité : est-ce par la crainte qu’on ne me reproche que je révèle ici les mystères de l’Église ? Ah ! surmontons ce faible remords. Ne sait-on pas que Tout homme est homme, et les moines surtout ? Ils ont donc la faculté de travailler à la propagation de l’espèce. Eh ! pourquoi la leur interdirait-on ? Ils s’en acquittent si bien !

Peut-être, lecteur, attendez-vous avec impatience que je vous fasse un récit détaillé de ma naissance : je suis fâché de ne pouvoir pas si tôt vous satisfaire sur cet article, et vous allez me voir de plein saut chez un bonhomme de paysan que j’ai pris longtemps pour mon père.

Ambroise, c’était le nom du bonhomme ; il était le jardinier d’une maison de campagne que les Célestins avaient à un petit village, à quelques lieues de la ville ; sa femme, Toinette, fut choisie pour me servir de nourrice : un fils qu’elle avait mis au monde, et qui mourut au moment que je vis le jour, aida à voiler le mystère de ma naissance. On enterra secrètement le fils du jardinier, et celui des moines fut mis à sa place : l’argent fait tout.

Je grandissais insensiblement, toujours cru et me croyant moi-même fils du jardinier ; j’ose dire

— Ah !… doucement, ma chère Toinette, ne va pas si vite !… Ah ! coquine… tu me fais mourir de plaisir, va vite !… Eh ! vite !… Ah ! je me meurs !…

Surpris d’entendre de pareilles exclamations, dont je ne sentais pas toute l’énergie, je me rassis ; à peine osais-je remuer. Si l’on m’avait su là, j’avais tout à craindre ; je ne savais que penser, j’étais tout ému.

L’inquiétude où j’étais fit bientôt place à la curiosité. J’entendis de nouveau le même bruit, et je crus distinguer qu’un homme et Toinette répétaient alternativement les mêmes mots que j’avais déjà entendus. Même attention de ma part. L’envie de savoir ce qui se passait dans cette chambre devint à la fin si vive qu’elle étouffa toutes mes craintes.

Je résolus de savoir ce qui en était. Je serais, je crois, volontiers entré dans la chambre d’Ambroise pour voir ce qui s’y passait, aux risques de tout ce qui aurait pu arriver.

Je ne fus pas à cette peine. En cherchant doucement avec la main si je ne trouverais pas quelque trou à la cloison, j’en sentis un qui était couvert par une grande image.

Je la perçai et me fis jour. Quel spectacle ! Toinette, nue comme la main, étendue sur son lit, et le Père Polycarpe, procureur du couvent, qui était à la maison depuis quelque temps, nu comme Toinette, faisant… quoi ? ce que faisaient nos premiers parents quand Dieu leur eut ordonné de peupler la terre, mais avec des circonstances moins lubriques.

Cette vue produisit chez moi une surprise mêlée de joie et d’un sentiment vif et délicieux qu’il m’aurait été impossible d’exprimer.

Je sentais que j’aurais donné tout mon sang pour

— Ah !… doucement, ma chère Toinette, ne va pas si vite !… Ah ! coquine… tu me fais mourir de plaisir, va vite !… Eh ! vite !… Ah ! je me meurs !…

Surpris d’entendre de pareilles exclamations, dont je ne sentais pas toute l’énergie, je me rassis ; à peine osais-je remuer. Si l’on m’avait su là, j’avais tout à craindre ; je ne savais que penser, j’étais tout ému.

L’inquiétude où j’étais fit bientôt place à la curiosité. J’entendis de nouveau le même bruit, et je crus distinguer qu’un homme et Toinette répétaient alternativement les mêmes mots que j’avais déjà entendus. Même attention de ma part. L’envie de savoir ce qui se passait dans cette chambre devint à la fin si vive qu’elle étouffa toutes mes craintes.

Je résolus de savoir ce qui en était. Je serais, je crois, volontiers entré dans la chambre d’Ambroise pour voir ce qui s’y passait, aux risques de tout ce qui aurait pu arriver.

Je ne fus pas à cette peine. En cherchant doucement avec la main si je ne trouverais pas quelque trou à la cloison, j’en sentis un qui était couvert par une grande image.

Je la perçai et me fis jour. Quel spectacle ! Toinette, nue comme la main, étendue sur son lit, et le Père Polycarpe, procureur du couvent, qui était à la maison depuis quelque temps, nu comme Toinette, faisant… quoi ? ce que faisaient nos premiers parents quand Dieu leur eut ordonné de peupler la terre, mais avec des circonstances moins lubriques.

Cette vue produisit chez moi une surprise mêlée de joie et d’un sentiment vif et délicieux qu’il m’aurait été impossible d’exprimer.

Je sentais que j’aurais donné tout mon sang pour être à la place du moine. Que je lui portais d’envie ! que son bonheur me paraissait grand ! Un feu inconnu se glissait dans mes veines ; j’avais le visage enflammé, mon cœur palpitait, je retenais mon haleine, et la pique de Vénus, que je pris à la main, était d’une force et d’une roideur à abattre la cloison, si j’avais poussé un peu fort. Le Père fournit sa carrière, et se retirant de dessus Toinette, il la laissa exposée à toute la vivacité de mes regards. Elle avait les yeux mourants et le visage couvert du rouge le plus vif. Elle était toute hors d’haleine ; ses bras étaient pendants, sa gorge s’élevait et se baissait avec une précipitation étonnante. Elle serrait de temps en temps le derrière, en se raidissant et en jetant de grands soupirs.

Mes yeux parcouraient avec une rapidité inconcevable toutes les parties de son corps, il n’y en avait pas une sur laquelle mon imagination ne collât mille baisers de feu.

Je suçais ses tétons, son ventre ; mais l’endroit le plus délicieux, et dessus lequel mes yeux ne purent plus s’arracher, quand une fois je les y eus fixés, c’était… Vous m’entendez. Que cette coquille avait pour moi de charmes ! Ah ! l’aimable coloris ! Quoique couverte d’une petite écume blanche, elle ne perdait rien à mes yeux de la vivacité de sa couleur. Au plaisir que je ressentais, je reconnus le centre de la volupté. Il était ombragé d’un poil épais, noir et frisé. Toinette avait les jambes écartées : il semblait que sa paillardise fût d’accord avec ma curiosité pour ne me rien laisser à désirer.

Le moine, ayant repris vigueur, vint de nouveau se présenter au combat ; il se remit sur Toinette avec une nouvelle ardeur ; mais ses forces trahirent son courage, et, fatigué de piquer inutilement sa monture, je lui vis retirer l’instrument de la coquille de Toinette, lâche et baissant la tête. Toinette, dépitée de sa retraite, le prit et se mit à le secouer ; le moine s’agitait avec fureur, et paraissait ne pouvoir supporter le plaisir qu’il ressentait.


Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux
Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux

J’examinais tous leurs mouvements ; sans autre guide que la nature, sans autre instruction que l’exemple, et, curieux de savoir ce qui pouvait occasionner ces mouvements convulsifs du Père, j’en cherchai la cause en moi-même. J’étais surpris de sentir un plaisir inconnu qui augmentait insensiblement, et devint enfin si grand que je tombai pâmé sur mon lit. La nature faisait des efforts incroyables, et toutes les parties de mon corps semblaient fournir au plaisir de celle que je caressais. Il tomba enfin de cette liqueur blanche, dont j’avais vu une si grande profusion sur les cuisses de Toinette.

Je revins de mon extase, et retournai au trou de la cloison ; il n’était plus temps : le dernier coup était joué, la partie était finie. Toinette se rhabillait, le Père l’était déjà.

Je restai quelque temps l’esprit et le cœur remplis de l’aventure dont je venais d’être témoin, et dans cette espèce d’étourdissement qu’éprouve un homme qui vient d’être frappé par l’éclat d’une lumière étrangère. J’allais de surprise en surprise ; les connaissances que la nature avait mises dans mon cœur venaient de se développer, les nuages dont elle les avait couvertes s’étaient dissipés. Je reconnus la cause des différents sentiments que j’éprouvais tous les jours à la vue des femmes. Ces passages imperceptibles de la tranquillité aux mouvements les plus vifs, de l’indifférence aux désirs, n’étaient plus des énigmes pour moi. Ah ! m’écriai-je, qu’ils étaient heureux ! La joie les transportait tous deux. Il faut que le plaisir qu’ils goûtaient soit bien grand. Ah !… qu’ils étaient heureux ! L’idée de ce bonheur m’absorbait ; elle m’ôtait pour un moment tout pouvoir d’y réfléchir. Un silence profond succédait à mes exclamations. Ah ! reprenais-je aussitôt, ne serai-je jamais grand, pour en faire autant à une femme ? Je mourrais sur elle de plaisir, puisque je viens d’en avoir tant. Ce n’est là sans doute qu’une faible image de celui que le Père Polycarpe goûtait avec ma mère ; mais, poursuivais-je, je suis bien simple ! Est-il absolument nécessaire d’être grand pour avoir ce plaisir-là ? Pardi ! il me semble que le plaisir ne se mesure pas à la taille ; pourvu que l’on soit l’un sur l’autre, cela doit aller tout seul !

Sur-le-champ il me vint dans l’esprit de faire part de mes nouvelles découvertes à ma sœur Suzon ; elle avait quelques années de plus que moi : c’était une petite blonde fort jolie, qui portait une de ces physionomies ouvertes que l’on serait tenté de croire niaises, parce qu’elles paraissent indolentes. Elle avait de ces beaux yeux bleus, pleins d’une douce langueur, qu’il semble que l’on tourne sur vous sans intention, mais dont l’effet n’est pas moins sûr que celui des yeux brillants d’une brune piquante qui vous lance des regards passionnés. Pourquoi cela ? Je n’en sais rien, car je me suis toujours grossièrement contenté du sentiment, sans être tenté d’en pénétrer la cause. Ne serait-ce pas parce qu’une belle blonde, avec ses regards languissants, semble vous prier de lui donner votre cœur, et que ceux d’une brune veulent vous l’enlever de force ? La blonde ne demande qu’un peu de compassion pour sa faiblesse, et cette façon de demander est bien séduisante ; vous croyez ne donner que la compassion, et vous donnez de l’amour. La brune, au contraire, veut que vous soyez faible, sans vous promettre qu’elle le sera. Le cœur se gendarme contre celle-ci, n’est-il pas vrai ?

Je l’avoue à ma honte, il ne m’était pas encore venu dans l’esprit de jeter sur Suzon un regard de concupiscence, chose rare chez moi, qui convoitais toutes les filles que je voyais. Il est vrai qu’étant la filleule de la dame du village, qui l’aimait et la faisait élever chez elle, je ne la voyais pas souvent. Il y avait même un an qu’elle était au couvent ; elle n’en était sortie que depuis huit jours que sa marraine, qui devait venir passer quelque temps à la campagne, lui avait permis de venir voir Ambroise.

Je me sentis tout à coup enflammé du désir d’endoctriner ma chère sœur et de goûter avec elle les mêmes plaisirs que je venais de voir prendre au Père Polycarpe avec Toinette.

Je ne fus plus le même pour elle. Mes yeux sourirent à mille charmes que je ne lui avais pas aperçus. Je lui trouvais une gorge naissante plus blanche que les lis, ferme, potelée. Je suçais déjà avec un délice inexprimable ces deux petites fraises que je voyais au bout de ses tétons ; mais surtout, dans la peinture de ses charmes, je n’oubliais pas ce centre, cet abîme de plaisirs dont je me faisais des images si ravissantes. Animé par l’ardeur vive et brûlante que ces idées répandaient dans tout mon corps, je sortis, j’allai chercher Suzon. Le soleil venait de se coucher, la brune s’avançait : je me flattais qu’à la faveur de l’obscurité que la nuit allait répandre, je serais dans un moment au comble de mes désirs, si je la trouvais.

Je l’aperçus de loin qui cueillait des fleurs. Elle ne pensait pas alors que je méditais de cueillir la fleur la plus précieuse de son bouquet. Je volai à elle ; la voyant toute entière à une occupation aussi innocente, je balançai dans le moment si je lui ferais connaître mon dessein. À mesure que j’approchais, je sentais ralentir la vivacité de ma course. Un tremblement soudain semblait me reprocher mon intention. Je croyais devoir respecter son innocence, et je n’étais retenu que par l’incertitude du succès.

Je l’abordai, mais avec une palpitation qui ne me permettait pas de dire deux mots sans reprendre haleine.

— Que fais-tu donc là, Suzon ? lui dis-je en m’approchant d’elle et voulant l’embrasser.

Elle s’échappa en riant et me répondit :

— Comment ! ne vois-tu pas que je cueille des fleurs ?

— Ah ! ah ! repris-je, tu cueilles des fleurs ?

— Eh ! vraiment oui, me répliqua-t-elle ; ne sais-tu pas que c’est demain la fête de ma marraine ?

Ce nom me fit trembler, comme si j’eusse craint que Suzon ne m’échappât. Mon cœur s’était déjà fait (si j’ose me servir de ce terme) une habitude de la regarder comme une conquête sûre ; et l’idée de son éloignement semblait me menacer de la perte d’un plaisir que je regardais comme certain, quoique je n’en eusse pas encore goûté.

— Je ne te verrai donc plus, Suzon ? lui dis-je d’un air triste.

— Pourquoi donc, me répondit-elle, ne viendrai-je pas toujours ici ? Mais, allons, poursuivit-elle d’un air charmant, aide-moi à faire mon bouquet.

Je ne lui répondis qu’en lui jetant quelques fleurs au visage ; aussitôt elle de m’en jeter aussi.

— Tiens, Suzon, lui dis-je, si tu m’en jettes davantage, je te… Tu me le payeras !

Pour me faire voir qu’elle bravait mes menaces, elle m’en jeta une poignée. Dans le moment ma timidité m’abandonna ; je ne craignais pas d’être vu. La brune, qui empêchait qu’on ne pût voir à une certaine distance, favorisait mon audace. Je me jetai sur Suzon ; elle me repousse, je l’embrasse ; elle me donne un soufflet, je la jette sur l’herbe ; elle veut se relever, je l’en empêche ; je la tiens étroitement serrée dans mes bras en lui baisant la gorge, elle se débat ; je veux lui fourrer la main sous la jupe, elle crie comme un petit démon ; elle se défend si bien que je crains de n’en pouvoir venir à bout et qu’il ne survienne du monde.

Je me relevai en riant, et je crus qu’elle n’y entendait pas plus de malice que je voulais qu’elle n’y en entendît. Que je me trompais !

— Allons, lui dis-je, Suzon, pour te faire voir que je ne voulais pas te faire de mal, je veux bien t’aider.

— Oui, oui, me répondit-elle avec une agitation au moins égale à la mienne, va, voilà ma mère qui vient, et je…

— Ah ! Suzon, repris-je vivement en l’empêchant d’en dire davantage, ma chère Suzon, ne lui dis rien ; je te donnerai… tiens, tout ce que tu voudras !

Un nouveau baiser fut le gage de ma parole ; elle en rit ; Toinette arriva. Je craignais que Suzon ne parlât, elle ne dit mot, et nous retournâmes tous ensemble souper.

Depuis que le Père Polycarpe était à la maison, il avait donné de nouvelles preuves de la bonté du couvent pour le prétendu fils d’Ambroise : je venais d’être habillé tout neuf. En vérité, sa révérence avait en cela moins consulté la charité monacale, qui a des bornes fort étroites, que la tendresse paternelle, qui souvent n’en connaît pas. Le bon Père, par une pareille prodigalité, exposait la légitimité de ma naissance à de violents soupçons. Mais nos manants étaient de bonnes gens et n’en voyaient pas plus que l’on ne voulait leur en faire voir. D’ailleurs, qui aurait osé porter un œil de critique et de malice sur le motif de la générosité des révérends Pères ? C’étaient de si honnêtes gens, de si bonnes gens ; on les adorait dans le village ; ils faisaient du bien aux hommes et aimaient l’honneur des femmes ; tout le monde était content. Mais revenons à ma figure, car je vais avoir une aventure illustre.

À propos de cette figure-là, j’avais un air espiègle qui ne prévenait pas contre moi. J’étais mis proprement, des yeux malins, de longs cheveux noirs me tombaient par boucles sur les épaules et relevaient à merveille les couleurs de mon visage, qui, quoique un peu brun, ne laissait pas de valoir son prix. C’est un témoignage authentique que je me crois obligé de rendre au jugement de plusieurs très honnêtes et très vertueuses personnes à qui j’ai rendu mes hommages.

Suzon, comme je l’ai dit, avait fait un bouquet pour madame Dinville (c’était le nom de sa marraine), femme d’un conseiller de la ville voisine, qui venait à sa terre prendre le lait, pour rétablir une poitrine dérangée par le vin de Champagne et quelques autres causes.

Suzon s’étant mise dans ses petits atours, qui la rendirent encore plus aimable à mes yeux, il fut dit que je l’accompagnerais. Nous allâmes au château. Nous trouvâmes la dame dans un appartement d’été où elle prenait le frais. Figurez-vous une femme d’une grandeur médiocre, poil brun, peau blanche, le visage laid en général, enluminé d’un rouge champenois, mais des yeux alertes, amoureux, et tétonnière autant que femme au monde. Ce fut d’abord la première bonne qualité que je lui remarquai : ç’a toujours été mon faible que ces deux boules-là ! C’est aussi quelque chose de si joli, quand vous tenez cela dans la main, quand vous… Ah ! chacun le sien : qu’on me passe celui-ci !

Sitôt que la dame nous aperçut, elle jeta sur nous un regard de bonté, et sans changer de situation. Elle était couchée sur un canapé, une jambe dessus et l’autre sur le parquet ; elle n’avait qu’un simple jupon blanc, assez court pour laisser voir un genou qui n’était pas assez couvert pour faire penser qu’il serait bien difficile de voir le reste ; un petit corset de la même couleur, et un pet-en-l’air de taffetas couleur de rose, bichonnée d’un petit air négligé, et la main passée sous son jupon, jugez à quelle intention ! Mon imagination fut au fait dans le moment, et mon cœur la suivit de près ; mon sort était de devenir, désormais, amoureux à la vue de toutes les femmes qui se présenteraient à mes yeux : les découvertes de la veille avaient fait éclore ces louables dispositions.

— Ah ! bonjour, ma chère enfant, dit madame Dinville à Suzon ; eh bien ! tu reviens donc me trouver ? Ah !… tu m’apportes un bouquet ; mais, vraiment, je te suis bien obligée, ma chère fille ; embrasse-moi donc !

Embrassade de la part de Suzon.

— Mais, continua-t-elle, en jetant les yeux sur moi, quel est donc ce beau gros garçon-là ? Comment ! petite fille, vous vous faites accompagner par un garçon ? Cela est joli !

Je baissai les yeux ; Suzon lui dit que j’étais son frère ; révérence de ma part.

— Ton frère ? reprit madame Dinville ; allons donc ! continua-t-elle en me regardant, en m’adressant la parole, baise-moi, mon fils. Oh ! je veux que nous fassions connaissance ensemble.

Aussitôt, pour ébaucher la connaissance, elle me donne un baiser sur la bouche ; je sens une petite langue se glisser entre mes lèvres et une main qui joue avec les boucles de mes cheveux. Je ne connaissais pas encore cette manière de baiser ; elle me mit dans une étrange émotion. Je jetai sur la dame un regard timide et je rencontrai ses yeux brillants et pleins de feu qui attendaient les miens au passage et qui les firent baisser.

Nouveau baiser de même nature, après lequel je fus libre de me remuer, car je ne l’étais guère de la façon dont elle me tenait embrassé. Je n’en étais pourtant pas fâché : il me semblait que c’était toujours autant de retranché sur le cérémonial de la connaissance qu’elle disait vouloir faire avec moi. Je ne fus sans doute redevable de ma liberté qu’à la réflexion qu’elle fit sur le mauvais effet que pouvait produire la vivacité de ses caresses, prodiguées avec si peu de ménagement à une première vue ; mais ses réflexions ne furent pas de longue durée, elle reprit la conversation avec Suzon, et le refrain de chaque période était : « Suzon, venez me baiser ». D’abord le respect me faisait tenir écarté.

— Eh bien, dit-elle en m’adressant de nouveau la parole, ce gros garçon-là ne viendra donc pas aussi me baiser ?

J’avançai et j’appuyai sur la joue. Je n’osais encore aller à la bouche : je lui fis un baiser un peu plus hardi que le premier. Je ne fus en reste avec elle que de quelque chose de plus passionné qu’elle mit dans le sien. Elle partageait ainsi ses caresses entre ma sœur et moi, pour me donner le change sur le sujet de celles qu’elle me faisait. Sa politique me rendait justice : j’étais plus habile que ma figure ne le promettait. Je me fis insensiblement si bien à ce petit manège que je n’attendais pas le refrain pour prendre ma part. Peu à peu ma sœur se trouva sevrée de la sienne ; je m’établis dans le privilège exclusif de jouir des bontés de la dame ; Suzon n’avait plus que les paroles.

Nous étions assis sur le canapé : nous babillions, car madame Dinville était grande babillarde. Suzon était à sa droite, j’étais à sa gauche. Suzon regardait dans le jardin, et madame Dinville me regardait ; elle s’amusait à me défriser, à me pincer la joue, à me donner de petits soufflets, et moi, je m’amusais à la regarder, à lui mettre la main, d’abord en tremblant, sur le col ; ses manières aisées me donnaient beau jeu ; j’étais effronté ; la dame ne disait mot, me regardait, riait et me laissait faire. Ma main, timide dans les commencements, mais devenue plus hardie par la facilité qu’elle trouvait à se satisfaire, descendait insensiblement du col à la gorge, et s’appesantissait avec délices sur un sein dont la fermeté élastique la faisait tant soit peu rebondir. Mon cœur nageait dans la joie ; déjà je tenais dans la main une de ces boules charmantes que je maniais à souhait. J’allais y mettre la bouche ; en avançant, on arrive au but. J’aurais, je crois, poussé ma bonne fortune jusqu’où elle pouvait aller, quand un maudit importun, le bailli du village, vieux singe envoyé par un démon jaloux de mon bonheur, se fit entendre dans l’antichambre. Madame Dinville, réveillée par le bruit que fit cet original en arrivant, me dit :

— Que faites-vous donc, petit fripon ?

Je retirai la main précipitamment. Mon effronterie ne tint pas contre un pareil reproche ; je rougis, je me croyais perdu. Madame Dinville, qui voyait mon embarras, me fit sentir, par un petit soufflet qu’elle accompagna d’un sourire charmant, que sa colère n’était que pour la forme, et ses regards me confirmèrent que ma hardiesse lui déplaisait moins que l’arrivée de ce vilain bailli.

Il entra, l’ennuyeux personnage ! Après avoir toussé, craché, éternué, mouché, il fit sa harangue, plus ennuyeuse encore que sa figure. Si nous en eussions été quittes pour cela, ce n’aurait été que demi-mal, mais il semblait que le maraud eût donné le mot à tous les importuns du village, qui vinrent tour à tour faire leur salamalec. J’enrageais. Quand madame Dinville eut répondu à bien de sots compliments, elle se tourna de notre côté et nous dit :

— Ah çà ! mes chers enfants, vous reviendrez demain dîner avec moi : nous serons seuls.

Il me sembla qu’elle affectait de jeter les yeux sur moi en disant ces derniers mots. Mon cœur trouvait son compte dans cette assurance, et je sentis que, sans faire tort à mon penchant, mon petit amour-propre ne laissait pas d’être flatté.

— Vous viendrez, entendez-vous, Suzon ? continua madame Dinville, et vous amènerez Saturnin (c’était le nom que portait alors votre serviteur).

— Adieu, Saturnin, me dit-elle en m’embrassant.

Pour le coup, je ne fus en reste de rien avec elle.

Nous sortîmes.

Je me sentais dans une disposition qui, assurément, m’aurait fait honneur auprès de madame Dinville sans la visite imprévue de ces ennuyeux complimenteurs ; mais ce que je sentais pour elle n’était pas de l’amour, ce n’était qu’un désir violent de faire avec une femme la même chose que j’avais vu faire au Père Polycarpe avec Toinette. Le délai d’un jour que madame Dinville m’avait donné me paraissait immense. J’essayai, chemin faisant, de remettre Suzon sur les voies, en lui rappelant l’aventure de la veille.

— Que tu es simple, lui dis-je, Suzon. Tu crois donc que je voulais te faire du mal hier ?

— Que voulais-tu donc me faire ? répondit-elle.

— Bien du plaisir.

— Quoi ! reprit-elle avec une apparence de surprise, en me mettant la main sous la jupe, tu m’aurais fait bien du plaisir ?

— Assurément ; si tu veux que je t’en donne la preuve, viens avec moi, lui dis-je, dans quelque endroit écarté.

Je l’examinais avec inquiétude ; je cherchais sur son visage quelques marques des effets que devait produire ce que je lui disais : je n’y voyais pas plus de vivacité qu’à l’ordinaire.

— Le veux-tu bien, dis, ma chère Suzon ? continuai-je en la caressant.

— Mais encore, reprit-elle, sans faire semblant d’entendre la proposition que je lui faisais, qu’est-ce donc que ce plaisir dont tu me fais tant d’éloge ?

— C’est, lui répondis-je, l’union d’un homme avec une femme, qui s’embrassent, qui se serrent bien fort et qui se pâment en se tenant étroitement serrés de cette façon.

Les yeux toujours fixés sur le visage de ma sœur, je ne laissais échapper aucun des mouvements qui l’agitaient ; j’y voyais la gradation insensible de ses désirs ; sa gorge bondissait.

— Mais, me dit-elle, avec une naïveté curieuse qui me paraissait de bon augure, mon père m’a quelquefois tenu comme tu le dis, et je ne sentais pas cependant ce plaisir que tu me promets.

— C’est, repartis-je, qu’il ne te faisait pas ce que je voudrais te faire.

— Et que me voudrais-tu donc faire ? me demanda-t-elle d’une voix tremblante.

— Je te mettrais, lui répondis-je effrontément, quelque chose entre les cuisses qu’il n’osait pas te mettre.

Elle rougit, et me laissa, par son trouble, la liberté de continuer en ces termes :

— Vois-tu, Suzon, tu as un petit trou ici, lui dis-je en lui montrant l’endroit où j’avais vu la fente de Toinette.

— Eh ! qui t’a dit cela ? me demanda-t-elle, sans lever les yeux sur moi.

— Qui me l’a dit ? repris-je, assez embarrassé de sa question, c’est q… c’est que toutes les femmes en ont autant.

— Et les hommes ? poursuivit-elle.

— Les hommes, lui répondis-je, ont une machine à l’endroit où vous avez une fente. Cette machine se met dans cette fente, et c’est là ce qui fait le plaisir qu’une femme prend avec un homme. Veux-tu que je te fasse voir la mienne ? mais à condition que tu me laisseras toucher à ta petite fente ; nous nous chatouillerons, nous ferons bien aise.

Suzon était toute rouge. Les discours que je lui tenais paraissaient la surprendre ; il semblait qu’elle eût peine à m’en croire : elle n’osait me laisser mettre la main sous sa jupe, dans la crainte, disait-elle, que je ne voulusse la tromper et que je n’allasse tout déclarer. Je l’assurai que rien au monde ne serait capable de m’en arracher l’aveu ; et, pour la convaincre de cette différence que je lui disais se trouver entre nous deux, je voulus lui prendre la main ; elle la retira, et nous continuâmes notre entretien jusqu’à la maison.

Je voyais bien que cette petite friponne prenait goût à mes leçons, et que si je la trouvais encore une fois cueillant des fleurs, il ne me serait pas difficile de l’empêcher de crier. Je brûlais d’envie de mettre la dernière main à mes instructions et d’y joindre l’expérience.

À peine étions-nous entrés dans la maison que nous vîmes arriver le Père Polycarpe ; je démêlai le motif de sa visite, et je n’en doutai plus, quand sa révérence eut déclaré d’un air aisé qu’elle venait prendre le dîner de famille. On croyait Ambroise bien loin : il est vrai qu’il ne les gênait guère, mais on est toujours bien aise d’être débarrassé de la présence d’un mari, quelque commode qu’il soit. C’est toujours un animal de mauvaise augure.

Je ne doutai pas que je n’eusse cette après-midi le même spectacle que j’avais eu la veille, et sur-le-champ je formai le dessein d’en faire part à Suzon. Je pensais, avec raison, qu’une pareille vue serait un excellent moyen pour avancer mes petites affaires avec elle ; je ne lui en parlai pas. Je remis cette épreuve à l’après-dînée, bien résolu à n’employer ce moyen qu’à l’extrémité, comme un corps de réserve décisif pour une action.

Le moine et Toinette ne se gênaient pas en notre présence : ils nous croyaient des témoins peu dangereux. Je voyais la main gauche du Père se glisser mystérieusement sous la table et agiter les jupes de Toinette, qui lui souriait et me paraissait écarter les cuisses pour laisser apparemment le passage plus libre aux doigts libertins du paillard moine.

Toinette avait de son côté une main sur la table, mais l’autre était dessous et rendait vraisemblablement au Père ce que le Père lui prêtait. J’étais au fait : les plus petites choses frappent un esprit prévenu. Le révérend Père chopinait de bonne grâce ; Toinette lui répondait sur le même ton : ses désirs parvinrent bientôt au point d’être gênés par notre présence ; elle nous le fit connaître en nous conseillant, à ma sœur et à moi, d’aller faire un tour dans le jardin ; j’entendis ce qu’elle voulait nous dire. Nous nous levâmes aussitôt et leur laissâmes, par notre départ, la liberté de faire autre chose que glisser les mains sous la table. Jaloux du bonheur que notre départ allait les mettre en état de goûter, je voulus encore essayer de venir à bout de Suzon sans le secours du tableau que je devais offrir à ses regards. Je la conduisais vers une allée d’arbres, dont l’épais feuillage faisait une obscurité qui promettait beaucoup d’assurance à mes désirs. Elle s’aperçut de mon dessein, et ne voulut pas m’y suivre.

— Tiens, Saturnin, me dit-elle ingénuement, je vois que tu veux encore m’entretenir de cela ; eh bien, parlons-en.

— Je te fais donc plaisir, lui répondis-je, quand j’en parle ? Elle me l’avoua. Juge, lui dis-je, ma chère Suzon, par celui que mes discours te donnent, de celui que tu aurais…

Je ne lui en dis pas davantage : je la regardais, je lui tenais la main que je pressais contre mon sein.

— Mais, Saturnin, me dit-elle, si… cela allait faire du mal ?

— Quel mal veux-tu que cela fasse ? lui répondis-je, charmé de n’avoir plus qu’un aussi faible obstacle à détruire ; aucun, ma chère petite, au contraire.

— Aucun, reprit-elle en rougissant et en baissant la vue, et si j’allais devenir grosse ?

Cette objection me surprit étrangement. Je ne croyais pas Suzon si savante, et j’avoue que je n’étais pas en état de lui donner une réponse satisfaisante.

— Comment donc, grosse ? lui dis-je ; est-ce que c’est comme cela que les femmes deviennent grosses, Suzon ?

— Sans doute, me répondit-elle d’un ton d’assurance qui m’effraya.

— Et où l’as-tu donc appris ? lui demandai-je, car je sentais bien que c’était son tour à me donner des leçons.

Elle me répondit qu’elle voulait bien me le dire, mais à condition que je n’en parlerais de ma vie.

— Je te crois discret, Saturnin, ajouta-t-elle, et si tu étais capable d’ouvrir jamais la bouche sur ce que je vais te dire, je te haïrais à la mort.

Je lui jurai que jamais je n’en parlerais.

— Asseyons-nous ici, poursuivit-elle en me montrant un gazon où l’on n’était à l’aise que pour causer sans être entendu.

J’aurais bien mieux aimé l’allée ; nous n’y aurions été vus ni entendus : je la proposai de nouveau, elle n’y voulut pas venir.

Nous nous assîmes sur le gazon, à mon grand regret ; pour comble de malheur, je vis arriver Ambroise. N’ayant plus d’espérance pour cette fois, je pris mon parti. L’agitation où me mit le désir d’apprendre ce que devait me dire Suzon fit diversion à mon chagrin.

Avant de commencer, Suzon exigea encore de nouvelles assurances de ma part : je les lui donnai avec serment. Elle hésitait, elle n’osait encore ; je la pressai si fort qu’elle se détermina.

— Voilà qui est fait, me dit-elle, je t’en crois, Saturnin ; écoute, tu vas être étonné de ma science, je t’en avertis. Tu croyais m’apprendre quelque chose tantôt, j’en sais plus que toi : tu vas le voir ; mais ne crois pas pour cela que j’aie moins pris de plaisir à ce que tu m’as dit ; on aime toujours à entendre parler de ce qui flatte.

— Comment donc, Suzon, tu parles comme un oracle ; on voit bien que tu as été en couvent. Que cela façonne une fille !

— Oh ! vraiment, me répondit-elle ; si je n’y avais jamais été, j’ignorerais bien des choses que je sais.

— Eh ! dis-le moi donc, ce que tu sais ! repris-je vivement ; je meurs d’envie de l’apprendre.

— Il n’y a pas longtemps, continua Suzon, que, pendant une nuit fort obscure, je dormais d’un profond sommeil ; je fus réveillée en sentant un corps tout nu qui se glissait dans mon lit : je voulus crier, mais on me mit la main sur la bouche, en me disant : « Tais-toi, Suzon, je ne veux pas te faire de mal ; est-ce que tu ne reconnais pas la Sœur Monique ? » Cette Sœur venait, depuis peu, de prendre le voile de novice ; c’était ma meilleure amie.

— Jésus ! lui dis-je, ma bonne, pourquoi donc me venir prendre dans mon lit ?

— C’est que je t’aime ! me répondit-elle en m’embrassant.

— Et pourquoi êtes-vous toute nue ?

— C’est qu’il fait si chaud que ma chemise même est trop pesante ; il tombe une pluie terrible ; j’ai entendu le tonnerre qui grondait : j’en ai bien peur ; ne l’entends-tu pas aussi ? Quel bruit il fait ! Ah ! serre-moi bien fort, mon petit cœur, mets le drap par-dessus notre tête pour ne pas voir ces vilains éclairs. Là, bon ! Ah ! ma chère Suzon, que j’ai peur !

— Moi, qui ne crains pas le tonnerre, je tâchais de rassurer la Sœur, qui, pendant ce temps-là, me passait sa cuisse droite entre les miennes et sa gauche par-dessus, et, dans cette posture, elle le frottait contre ma cuisse droite, en me mettant la langue dans la bouche et en me donnant de petits coups sur la fesse avec la main. Après qu’elle se fut un peu remuée de cette façon-là, je crus sentir qu’elle me mouillait la cuisse. Elle poussait des soupirs ; je m’imaginais que c’était la peur du tonnerre qui faisait cela. Je la plaignais ; mais bientôt elle reprit sa posture naturelle. Je croyais qu’elle allait s’endormir et je me préparais à en faire autant, quand elle me dit : « Tu dors donc, Suzon ? » Je lui répondis que non, mais que j’allais bientôt le faire.

— Tu veux donc, reprit-elle, me laisser mourir de frayeur ? Oui, je mourrai si tu te rendors ; donne-moi la main, ma chère petite, donne.

Je me laissai prendre la main, qu’elle porta aussitôt à sa fente, et elle me dit de la chatouiller avec mon doigt dans le haut de cet endroit. Je le fis par amitié pour elle. J’attendais qu’elle me dît de finir, mais elle ne disait mot, écartait seulement les jambes et respirait un peu plus vite qu’à l’ordinaire, en jetant de temps en temps des soupirs et en remuant le derrière. Je crus qu’elle se trouvait mal, et je cessai de faire aller le doigt.

— Ah ! Suzon, me dit-elle d’une voix entrecoupée, achève, je te prie, achève.

Je continuai.

— Ah ! ah ! s’écria-t-elle en s’agitant bien fort et en m’embrassant étroitement, dépêche, ma petite reine, dépêche ! Ah ! vite, ah !… je me meurs !

Au moment qu’elle disait cela, tout son corps se roidit et je me sentis de nouveau la main mouillée ; enfin, elle poussa un grand soupir et resta sans mouvement. Je t’assure, Saturnin, que j’étais bien étonnée de tout ce qu’elle me faisait faire.


Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux
Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux

— Et tu n’étais pas émue ? lui dis-je.

— Oh ! que si, me répondit-elle ; je voyais bien que tout ce que je venais de lui faire lui avait donné beaucoup de plaisir, et que si elle voulait m’en faire autant j’en aurais beaucoup aussi ; mais je n’osais le lui proposer. Elle m’avait cependant mise dans un état bien embarrassant. Je désirais, et je n’osais lui dire ce que je désirais : je remettais avec plaisir la main sur sa fente ; je prenais la sienne, que je portais, que je faisais reposer sur différents endroits de mon corps, sans oser pourtant la mettre sur le seul où je sentais que j’en avais besoin. La Sœur, qui savait aussi bien que moi ce que je lui demandais, et qui avait la malice de me laisser faire, eut à la fin pitié de mon embarras et me dit en m’embrassant : « Je vois bien, petite coquine, ce que tu veux ». Aussitôt elle se couche sur moi, je la reçois dans mes bras. « Ouvre un peu les cuisses », me dit-elle. Je lui obéis. Elle me coule le doigt où le mien venait de lui faire tant de plaisir : elle répétait elle-même les leçons qu’elle m’avait données ; je sentais le plaisir monter par degré et s’accroître à chaque coup de doigt qu’elle donnait. Je lui rendais en même temps le même service. Elle avait les mains jointes sous mes fesses ; elle m’avait avertie de remuer un peu le derrière, à mesure qu’elle pousserait. Ah ! qu’elle semait de délices dans ce charmant badinage ! Mais elles n’étaient que le prélude de celles qui devaient suivre. Le ravissement me fit perdre toute connaissance ; je demeurai pâmée dans les bras de ma chère Monique. Elle était dans le même état : nous étions immobiles. Je revins ensuite de mon extase. Je me trouvai aussi mouillée que la Sœur, et, ne sachant à quoi attribuer un pareil prodige, j’avais la simplicité de croire que c’était du sang que je venais de verser ; mais je n’en étais pas effrayée, au contraire : il semblait que le plaisir que je venais de goûter m’eût mise en fureur, tant je me sentais d’envie de recommencer. Je le dis à Monique ; elle me répondit qu’elle était lasse et qu’il fallait attendre un peu. Je n’en eus pas la patience et je me mis sur elle, comme elle venait de se mettre sur moi. J’entrelaçai mes cuisses dans ses cuisses, et, me frottant comme elle l’avait fait, je retombai en extase.

— Eh bien ! me dit la Sœur, charmée des témoignages que je lui donnais du plaisir que je ressentais, es-tu fâchée, Suzon, que je sois venue dans ton lit ? Oui, je gage que tu me veux du mal d’être venue te réveiller.

— Ah ! lui répondis-je, que vous savez bien le contraire ! Que pourrais-je vous donner pour une nuit aussi charmante ?

— Petite coquine, reprit-elle en me baisant, va, je ne te demande rien : n’ai-je pas eu autant de plaisir que toi ? Ah ! que tu viens de m’en faire goûter ! Dis-moi, ma chère Suzon, poursuivit-elle, ne me cache rien : n’avais-tu jamais pensé à ce que nous venons de faire ?

Je lui dis que non.

— Quoi ! reprit-elle, tu ne t’étais jamais mis le doigt dans ton petit conin ?

Je l’interrompis pour lui demander ce qu’elle entendait par ce mot.

— Eh ! c’est cette fente, me répondit-elle, où nous venons de nous chatouiller. Quoi ! tu ne savais pas encore cela ? Ah ! Suzon, à ton âge, j’en savais plus que toi.

— Vraiment, lui répondis-je, je n’avais garde de goûter ce plaisir. Vous connaissez le Père Jérôme, notre confesseur : c’est lui qui m’en a toujours empêchée. Il me fait trembler quand je vais à confesse ; il ne manque pas de me demander exactement si je ne fais pas d’impuretés avec mes compagnes, et il me défend surtout d’en faire sur moi-même. J’ai toujours eu la simplicité de l’en croire ; mais je sais à présent à quoi m’en tenir sur ses défenses.

— Et comment, me dit Monique, t’explique-t-il ces impuretés qu’il te défend de faire sur toi-même ?

— Mais, lui répondis-je, il me dit, par exemple, que c’est quand on se met le doigt où vous savez, quand on se regarde les cuisses, la gorge ; il me demande si je ne me sers pas de miroir pour m’examiner autre chose que le visage ? Il me fait mille questions semblables.

— Ah ! le vieux coquin ! s’écria Monique ; je gage qu’il ne cesse de t’entretenir de cela.

— Vous me faites, dis-je à la Sœur, prendre garde à certaines actions qu’il fait pendant que je suis dans le confessionnal et que j’ai toujours prises sottement pour de pures marques d’amitié. Le vieux scélérat ! J’en connais à présent le motif.

— Eh ! quelles actions donc ? me demanda vivement la Sœur.

— Ces actions, lui répondis-je, c’est de me baiser à la bouche, en me disant de m’approcher pour qu’il entende mieux, de me considérer attentivement la gorge pendant que je lui parle, de me mettre la main dessus, et me défendre de la montrer, sous prétexte que c’est une marque de coquetterie ; et, malgré ses sermons, il ne tire pas la main, qu’il avance de plus en plus sur mon sein et pousse même quelquefois jusqu’à mes tétons. Quand il l’ôte, c’est pour la porter aussitôt sous sa robe, qu’il remue avec de petites secousses. Il me presse alors entre ses genoux ; il m’approche avec sa main gauche, il soupire, ses yeux s’égarent ; il me baise plus fort qu’à l’ordinaire, ses paroles sont sans suite ; il me dit des douceurs et me fait des remontrances en même temps. Je me souviens qu’un jour en retirant la main de dessous sa robe pour me donner l’absolution, il me couvrit toute la gorge de quelque chose de chaud qui se répandit par petites gouttes. Je l’essuyai au plus vite avec mon mouchoir, dont je n’ai pas pu me servir depuis. Le Père tout interdit, me dit que c’était de la sueur qui coulait de ses doigts. Qu’en pensez-vous, ma chère Monique ? dis-je à la Sœur.

— Je te dirai tout à l’heure ce que c’était, me répondit-elle. Ah ! le vieux pécheur ! Mais, sais-tu bien, Suzon, continua-t-elle, que tu viens de me conter ce qui m’est arrivé avec lui ?

— Comment donc ! lui dis-je, vous ferait-il aussi quelque chose à vous ?

— Non, assurément, me répondit-elle, car je le hais à la mort, et je ne vais plus à lui depuis que je suis devenue plus savante.

— Et comment avez-vous donc appris, lui demandai-je, à connaître ce qu’il vous faisait ?

— Je consens à te le dire, me répondit la Sœur ; mais sois discrète, car tu me perdrais, ma chère Suzon.

— Je ne sais, Saturnin, poursuivit ma sœur après un moment de silence, si je dois révéler tout ce qu’elle m’apprit.

L’envie de savoir une histoire, dont le prélude me charmait, me donna des expressions pour vaincre l’irrésolution de Suzon. Je mêlai les caresses aux assurances, et je vins à bout de la persuader. C’est la Sœur Monique qui va s’exprimer par la bouche de Suzon.

Quelque emporté que doive paraître le caractère de cette Sœur, je crains que mes expressions ne soient encore au-dessous de la réalité. Le peu de temps que j’ai passé avec elle m’en a fait concevoir une idée qu’il ne m’est guère possible de rendre fidèlement.


HISTOIRE DE LA SŒUR MONIQUE


Nous ne sommes pas maîtresses des mouvements de notre cœur. Séduites en naissant par l’attrait du plaisir, c’est à lui que nous offrons nos premiers sentiments. Heureuses celles dont le tempérament ne s’effraye pas des conseils austères de la raison ! Elles y trouvent un secours contre le penchant de leur cœur. Mais doit-on leur envier leur bonheur ? Non. Qu’elles jouissent du fruit de leur sagesse : elles l’achètent assez cher, puisqu’elles ne connaissent pas le plaisir. Eh ! qu’est-ce que cette sagesse, après tout, dont on nous étourdit les oreilles ? Une chimère, un mot consacré à exprimer la captivité où l’on retient notre sexe. Les éloges que l’on fait de cette vertu imaginaire sont pour nous ce qu’est pour un enfant un hochet qui l’amuse et l’empêche de crier. Des vieilles, que l’âge a rendues insensibles au plaisir, ou plutôt que la retraite leur interdit, croient se dédommager de l’impuissance de le goûter par les portraits hideux qu’elles nous en font. Laissons-les dire, Suzon. Quand on est jeune, on ne doit avoir d’autre maître que son cœur : ce n’est que lui qu’il faut écouter, ce n’est qu’à ses conseils qu’il faut se rendre.

Tu croiras facilement qu’ayant de pareilles inclinations il ne fallait pas moins que la contrainte d’un cloître pour m’empêcher de m’y livrer ; mais c’est dans ce lieu même, où l’on voulait étouffer mes désirs, que j’ai trouvé le moyen de les satisfaire.

Toute jeune que j’étais, quand ma mère, après la mort de son quatrième mari, vint demeurer dans ce couvent en qualité de dame pensionnaire, je ne laissai pas d’être effrayée de la résolution qu’elle avait prise. Sans pouvoir distinguer le motif de ma frayeur, je sentais qu’on allait me rendre malheureuse. L’âge, en me donnant des lumières, m’éclaira sur la cause de mon aversion pour le cloître. Je sentais qu’il me manquait quelque chose, la vue d’un homme. Du simple regret d’en être privée, je passai bientôt à réfléchir sur ce qui pouvait me rendre cette privation si sensible. Qu’est-ce donc qu’un homme ? disais-je. Est-ce une espèce de créature différente de la nôtre ? Quelle est la cause des mouvements que sa vue excite dans mon cœur ? Est-ce un visage plus aimable qu’un autre ? Non ; le plus ou le moins de charmes que je trouve n’excite que plus ou moins d’émotion.

L’agitation de mon cœur est indépendante de ces charmes, puisque le Père Jérôme lui-même, tout désagréable qu’il est, m’émeut quand je suis près de lui. Ce n’est donc que la seule qualité d’homme qui produit ce trouble ; mais pourquoi le produit-elle ? J’en sentais la raison dans mon cœur, mais je ne la connaissais pas ; elle faisait ses efforts pour briser les liens où mon ignorance la réduisait. Efforts inutiles ! Je n’acquérais de nouvelles connaissances que pour tomber dans de nouveaux embarras.

Quelquefois je m’enfermais dans ma chambre, je m’y livrais à mes réflexions : elles me tenaient lieu des compagnies où je me plaisais le plus. Qu’y voyais-je dans ces compagnies ? Des femmes ; et quand j’étais seule, je ne pensais qu’aux hommes ; je sondais mon cœur, je lui demandais raison de ce qu’il sentait ; je me déshabillais toute nue, je m’examinais avec un sentiment de volupté ; je portais des regards enflammés sur toutes les parties de mon corps ; je brûlais, j’écartais les cuisses, je soupirais ; mon imagination échauffée me présentait un homme, j’étendais les bras pour l’embrasser, mon conin était dévoré par un feu prodigieux. Je n’avais jamais eu la hardiesse d’y porter le doigt. Toujours retenue par la crainte de m’y faire mal, j’y souffrais les plus vives démangeaisons sans oser les apaiser.

Quelquefois j’étais prête à succomber ; mais, effrayée de mon dessein, j’y portais le bout du doigt, et je le retirais avec précipitation ; je me le couvrais avec le creux de la main, je le pressais. Enfin, je me livrai à la passion, j’enfonçai, je m’étourdis sur la douleur, pour n’être sensible qu’au plaisir : il fut si grand que je crus que j’allais expirer. Je revins avec une nouvelle envie de recommencer, et je le fis autant de fois que mes forces me le permirent.

J’étais enchantée de la découverte que je venais de faire : elle avait répandu la lumière dans mon esprit. Je jugeai que, puisque mon doigt venait de me procurer de si délicieux moments, il fallait que les hommes fissent avec nous ce que je venais de faire seule, et qu’ils eussent une espèce de doigt qui leur servît à mettre où j’avais mis le mien, car je ne doutais pas que ce ne fût là la véritable route du plaisir. Parvenue à ce degré de lumières, je me sentis agitée du désir violent de voir dans un homme l’original d’une chose dont la copie m’avait fait tant de plaisir.

Instruite par mes propres sentiments de ceux que la vue des femmes doit réciproquement faire naître dans le cœur des hommes, je joignis à mes charmes tous les petits agréments dont l’envie de plaire a inventé l’usage. Se pincer les lèvres avec grâce, sourire mystérieusement, jeter des regards curieux, modestes, amoureux, indifférents ; affecter de ranger, de déranger son fichu, pour faire fixer les yeux sur sa gorge ; en précipiter adroitement les mouvements, se baisser, se relever : je possédais ces petits talents dans le dernier degré de la coquetterie ; je m’y exerçais continuellement ; mais, ici, c’était les posséder en pure perte. Mon cœur soupirait après la présence de quelqu’un qui connût le prix de mon savoir et qui me fit connaître l’effet qu’il aurait fait sur lui.

Continuellement à la grille, j’attendais que mon bonheur m’envoyât ce que je souhaitais depuis si longtemps inutilement : je me faisais amie de toutes les pensionnaires que leurs frères venaient voir. En demandait-on quelqu’une, je ne manquais pas de passer sans affectation devant le parloir ; on m’appelait, j’y courais, et j’ose dire que ceux que j’y trouvais ne me voyaient pas impunément.

J’y examinais un jour un beau garçon, dont les yeux noirs et vifs me rendaient avec usure mes regards. Un sentiment délicat et piquant, détaché même du plaisir ordinaire que la présence des hommes me procurait, fixait agréablement mon attention sur lui. L’opiniâtreté de mes regards, qu’il avait d’abord reçus avec assez d’indifférence, anima les siens : il ne les détourna plus de dessus moi. Il n’était rien moins que timide, ou plutôt il était d’une hardiesse qui, soutenue des charmes de sa figure, lui répondait du succès avec toutes les femmes qu’il voudrait attaquer. Il profitait des moments que sa sœur détournait la vue pour me faire des signes auxquels je ne comprenais rien, mais que ma petite vanité voulait que je fisse semblant d’entendre, et que j’autorisais par des sourires qui l’enhardirent au point de lui faire faire des gestes que je compris parfaitement bien. Il porta la main entre ses cuisses : je rougis, et, malgré moi, j’en suivis du coin de l’œil le mouvement. Il la tira en me faisant signe avec la main gauche qu’il appuya au-dessus du poignet de la droite. Il ne fallait pas être bien savante pour sentir qu’il voulait dire que ce qu’il venait de toucher était de cette longueur. Son action m’avait mise en feu. La pudeur voulait que je m’éloignasse ; mais la pudeur fait une faible résistance quand le cœur est d’intelligence pour la trahir. L’amour me faisait rester. Je baissai timidement la vue, mais bientôt je reportai sur Verland (c’était son nom) des yeux que je voulais faire paraître irrités, et que le plaisir rendait languissants. Il le sentit ; il vit que je l’avais entendu ; il vit que je n’avais pas la force de le désapprouver ; il profita de ma faiblesse, et pour ne me rien laisser à désirer sur l’ardeur dont ses regards me témoignaient qu’il était animé, il joignit le premier doigt de sa main gauche avec le pouce, et mit dans cette espèce de fente le second doigt de sa main droite : il le poussait, le retirait et jetait des soupirs. Le fripon me rappelait par là des circonstances trop charmantes pour me laisser la force de lui témoigner la colère que méritait ce nouveau manque de respect. Ah ! Suzon, que j’étais contente de lui ! et que je me figurais que je l’aurais bien été davantage, si nous nous fussions trouvés seuls ; mais, quand nous l’aurions été, une grille impénétrable eût arrêté nos plaisirs.

Dans le moment on appela ma compagne ; elle nous dit qu’elle allait voir ce qu’on lui voulait et qu’elle ne tarderait pas à revenir. Son frère profita de cet instant pour s’expliquer plus clairement ; il ne me tint pas de grands discours, mais ils signifiaient beaucoup. Quoique le compliment ne fût pas extrêmement poli, il me parût si naturel que je m’en souviens toujours avec plaisir. Nous autres femmes, nous sommes plus flattées d’un discours où la nature parle toute seule, quelque peu mesurées que soient ses expressions, que de ces galanteries fades que le cœur désavoue et que le vent emporte. Revenons au compliment de Verland ; le voici : « Nous n’avons pas de temps à perdre ; vous êtes charmante, je bande comme un carme, je meurs d’envie de vous mettre ; enseignez-moi un moyen d’y passer dans votre couvent ».

Je fus si étourdie de ses paroles et de l’action dont il les dit, que je demeurai immobile, de façon qu’il eut le temps de passer la main au travers de la grille, de me prendre les tétons, de me les manier, et de me dire encore d’autres douceurs de la même force avant que je fusse revenue de ma surprise ; et quand j’en revins, je me trouvai si peu en état d’arrêter ses transports que sa sœur le surprit dans cette occupation : elle fit le lutin, me dit des injures, en dit à son frère, et je ne le revis plus.

Tout le couvent sut bientôt mon aventure : on chuchotait, on me regardait, on riait, on parlait, on se raillait. Je m’en inquiétais fort peu, pourvu que le murmure ne passât pas les pensionnaires. J’étais sûre de la discrétion des jolies, mais je ne l’étais pas trop de celles des laides, et celles-ci, qui étaient sûres de n’avoir jamais de pareilles occasions de pécher, crièrent au scandale, bas d’abord, puis haut, et si haut que les vieilles le surent. J’en avais ri au commencement : je tremblai alors, et j’avais bien raison de trembler, car les Mères discrètes assemblèrent le Conseil pour délibérer entre elles sur ce que l’on ferait à une effrontée qui se laissait toucher les tétons, crime irrémissible aux yeux d’une bande de vieilles momies qui n’avaient plus que des tétasses à jeter sur l’épaule. On trouva le cas grave : toute autre que moi eût été renvoyée. Que je l’aurais souhaité ! Mais je devais apporter une bonne dot. Ma mère les avait assurées qu’elle me ferait prendre le voile ; on me ménagea, et le résultat du Conseil fût qu’on me châtierait. On se mit en devoir de le faire : je l’avais prévu. Je m’étais cantonnée dans ma chambre : on força ma porte, on m’attaqua. Je mordis l’une, j’égratignai l’autre, je donnai des coups de pied, je déchirai des guimpes, j’arrachai des bonnets ; enfin, je me défendis si bien que je lassai mes ennemies au point de les faire renoncer à leur entreprise. Elles n’emportèrent de leur action que la honte d’avoir fait voir que six Mères n’avaient pu venir à bout d’une jeune fille : j’étais une lionne dans ce moment.

La rage et le soin de ma défense m’avaient jusqu’alors occupée toute entière. Je ne songeais qu’à donner le démenti aux vieilles, mais je devins bientôt aussi faible que j’étais hardie et vigoureuse un moment auparavant. La colère fit place au désespoir. Moins flattée du plaisir de me voir en sûreté que pénétrée de l’affront qu’on avait voulu me faire, j’avais le visage baigné de mes larmes. Comment reparaître dans le couvent ? disais-je. Je vais être moquée ; peu me plaindront, toutes me fuiront. Ah ! me voilà couverte de honte ! Mais je veux aller trouver ma mère, poursuivais-je ; elle pourra me blâmer, mais peut-être me pardonnera-t-elle. Un garçon m’a… eh bien, où est donc ce grand crime ? Y ai-je consenti ? C’est ainsi que je raisonnais. Oui, continuai-je, je vais la trouver.

Je me levai de dessus mon lit dans ce dessein, et j’y aurais été, si, en faisant un pas pour ouvrir ma porte, je n’eusse marché sur quelque chose qui roula et me fit tomber.

Je voulus voir ce qui pourrait m’avoir fait faire cette chute : je cherchai, je trouvai. Figure-toi ce que je devins à la vue d’une machine qui représentait au naturel une chose dont mon imagination m’avait fait souvent la peinture : un vit !

— Un vit ! eh, qu’est-ce que cela ? demandai-je à la Sœur.

— Ah ! me dit-elle, il ne tiendra qu’à toi de ne pas rester longtemps dans cette ignorance. Jolie comme tu es, que d’aimables cavaliers se trouveront heureux de pouvoir t’instruire ! Mais ils n’en auront pas la gloire : c’est à moi qu’elle est réservée. Un vit, ma chère Suzon, est le membre d’un homme : on l’appelle le membre par excellence, parce qu’il est le roi de tous les autres. Ah ! qu’il mérite bien ce nom ! Mais si les femmes lui rendaient la justice qu’il mérite, elles l’appelleraient leur Dieu. Oui, c’en est un : le con est son domaine, le plaisir est son élément, il va le chercher dans les replis les plus cachés ; il pénètre, il sonde, il le trouve, il s’y plonge, il le goûte, il le fait goûter ; il y naît, il y vit, il y meurt et renaît aussitôt pour le goûter encore. Mais ce n’est pas à lui seul qu’il doit tout son mérite. Soumis aux lois de l’imagination et de la vue, sans elles il ne peut rien ; il est mou, lâche, petit et n’ose se montrer. Avec elles, fier, ardent, impétueux, il menace, se lance, brise, renverse tout ce qui ose lui faire résistance.

— Attendez, dis-je à la Sœur, l’interrompant, vous oubliez que vous parlez à une novice. Mes idées se perdent dans votre éloge. Je sens que j’adorerai quelque jour ce Dieu dont vous parlez, mais il est encore étranger pour moi ; avant que d’aimer il faut connaître. Proportionnez vos expressions à la faiblesse de mes connaissances ; expliquez-moi d’une manière simple tout ce que vous venez de me dire.

— Je le veux bien, me répondit la Sœur. Le vit est mou, lâche et petit quand il est dans l’inaction, c’est-à-dire quand les hommes ne sont pas excités ou par la vue d’une femme, ou par les idées qui leur en viennent ; mais offrons-nous à leurs yeux, découvrons la gorge, laissons voir nos tétons, montrons-leur une taille fine, une jambe dégagée — les grâces d’un joli visage ne sont pas toujours nécessaires, — un rien les frappe, leur imagination travaille ; elle s’exerce, elle va pénétrer toutes les parties de notre corps ; elle se fait les plus beaux portraits ; elle donne de la fermeté à des tétons qui, souvent n’en ont guère ; elle présente un sein appétissant, un ventre blanc et poli, des cuisses rondes, potelées, fermes, une petite motte rebondie, un petit conin entouré de tous les charmes de la jeunesse : ils pensent alors qu’ils goûteraient des délices inexprimables s’ils pouvaient y mettre leur vit. Dans le moment, ce vit devient gros, s’allonge, se durcit, et plus il est gros, plus il est long, plus il est dur, plus il fait de plaisir à une femme, parce qu’il remplit davantage, il frotte bien plus fort, il entre bien plus avant, il produit des délices, des élancements qui vous ravissent.

— Ah ! dis-je à Monique, que ne vous dois-je pas ? je sais à présent les moyens de plaire, et je ne manquerai pas dans l’occasion de me découvrir la gorge, de montrer mes tétons.

— Prends-y garde me dit la Sœur, ce n’est pas là le vrai moyen de plaire ; il faut plus d’art que tu ne penses : les hommes sont bizarres dans leurs désirs, ils seraient fâchés de devoir à notre facilité des plaisirs qu’ils ne peuvent pourtant pas goûter sans nous ; leur jalousie les indispose contre tout ce qui ne vient pas d’eux-mêmes ; ils veulent qu’on ne leur présente les objets que couverts d’une gaze légère, qui laisse quelque chose à faire à leur imagination, et les femmes n’y perdent rien ; elles peuvent se reposer sur l’imagination des hommes du soin de peindre leurs charmes : libérale pour ce qui la flatte, elle ne les peindra pas à leur désavantage. Tu ne sais pas que c’est cette peinture, que les hommes se font, qui fait naître leurs désirs, ou l’amour, c’est la même chose, car quand on dit, Monsieur… est amoureux de Madame… c’est la même chose que si l’on disait, Monsieur… a vu Madame… sa vue a excité des désirs dans son cœur, il brûle d’envie de lui mettre son vit dans le con. Voilà véritablement ce que cela veut dire, mais comme la bienséance ne veut pas qu’on dise ces choses-là, on est convenu de dire, Monsieur… est amoureux.

Charmée de tout ce que la Sœur me disait, je ne me sentais que plus d’impatience de savoir le reste de son histoire, je la pressai de la continuer ; volontiers, reprit-elle, nous nous sommes un peu arrêtées, mais ce détail était nécessaire pour ton instruction.

Revenons à la surprise que me causa la vue de cette machine que je venais de ramasser.

J’avais mille fois ouï parler de godmiché ; je savais que c’était avec cet instrument que nos bonnes Mères se consolaient des rigueurs du célibat. Cette machine imite le vit ; elle est destinée à en faire les fonctions ; elle est creuse et s’emplit de lait chaud pour rendre la ressemblance plus parfaite et suppléer par ce lait artificiel à celui que la nature fait couler du membre d’un homme. Quand celles qui s’en servent se sont mises, par un frottement réitéré, dans la situation d’avoir besoin de quelque chose de plus, elles lâchent un petit ressort : le lait part et les inonde. Elles trompent ainsi leurs désirs par une imposture dont la douceur leur fait oublier celles de la réalité.

Je jugeai que l’agitation avait fait tomber ce précieux bijou de la poche de quelqu’une des Mères qui m’étaient venues attaquer. Je n’étais pourtant pas sûre que ce fût véritablement un godmiché ; mais mon cœur me le disait. Cette vue dissipa toute ma douleur : je ne pensai plus qu’à ce que je tenais dans la main, et je voulus sur-le-champ en faire l’essai. Sa grosseur m’effrayait à la vérité, mais elle m’animait. Mes craintes cédèrent bientôt à l’ardeur que sa vue m’inspirait. Une douce chaleur, avant-coureur du plaisir que j’allais goûter, se répandit par tout mon corps ; il tremblait de l’émotion où j’étais, et je poussais de longs soupirs.

Je commençai par bien fermer ma porte de peur de nouvelle surprise ; et, sans quitter les yeux de dessus le godmiché, je me déshabillai avec toute l’ardeur d’une jeune mariée que l’on va mettre dans le lit nuptial. L’idée du secret qui devait ensevelir les plaisirs dont j’allais m’enivrer leur donnait une pointe de vivacité qui m’enchantait. Je me jetai sur mon lit, mon cher godmiché à la main ; mais, ma chère Suzon, quelle fut ma douleur quand je vis que je ne pouvais pas le faire entrer ! Je me désespérai, je fis des efforts capables de déchirer mon pauvre petit conin. Je l’entr’ouvrais, et, appuyant le godmiché dessus, je me faisais un mal insupportable. Je ne me rebutai pas. Je crus que si je me frottais avec de la pommade, cela m’ouvrirait davantage. J’en mis ; j’étais en sang, et ce sang, mêlé avec la pommade et ce que la fureur où j’étais faisait sortir de mon con avec un plaisir qui me transportait, aurait sans doute ouvert le passage, si l’instrument n’eût été d’une grosseur prodigieuse.

Je voyais le plaisir près de moi et je n’y pouvais atteindre. J’étais forcenée, je redoublais mes efforts, mais inutilement. Le godmiché maudit rebondissait et ne me laissait que la douleur. Ah ! m’écriai-je, si Verland était ici, l’eût-il encore plus gros, je me sens assez de courage pour le souffrir. Oui, je le souffrirais, je le seconderais, dût-il me déchirer, dussé-je en mourir ; je mourrais contente, pourvu qu’il me le mît. S’il me faisait de la douleur, reprenais-je, que les plaisirs qu’il me donnerait rendraient cette douleur bien douce ! Je le tiendrais dans mes bras, je le serrerais étroitement, il me serrerait de même ; je collerais sur sa bouche vermeille des baisers enflammés ; je les prodiguerais sur ses yeux, ses beaux yeux noirs et pleins de feux ; il me tiendrait dans ses bras ; quelle volupté ! Il répondrait à mes transports par des transports aussi vifs ; j’en ferais mon idole ! Oui, je l’adorerais : un beau garçon comme lui mérite bien de l’être. Nos âmes se confondraient : elles s’uniraient sur nos lèvres brûlantes. Ah ! cher Verland, pourquoi n’es-tu pas ici ? Quelles délices ! L’amour en inventerait pour nous, je me livrerais à tout ce que ma passion m’inspirerait. Mais hélas ! reprenais-je, pourquoi m’abuser par une si douce illusion ? Je suis seule, hélas ! je suis seule, et, pour comble de douleur, je tiens dans mes mains une ombre, une apparence de plaisir, qui ne sert qu’à augmenter mon désespoir, qui m’inspire des désirs sans pouvoir les satisfaire. Instrument maudit, continuai-je en apostrophant le godmiché et en le jetant au milieu de ma chambre avec rage, va faire les délices d’une malheureuse à qui tu peux servir ; tu ne feras jamais les miennes : mon doigt vaut mille fois mieux que toi ! J’y eus aussitôt recours et je me donnai tant de plaisir que j’oubliai la perte de ceux que je m’étais promise d’avoir avec le godmiché. Je tombai épuisée de lassitude et m’endormis en pensant à Verland.

Je ne me réveillai le lendemain que fort tard ; le sommeil avait amorti mes transports amoureux mais n’avait rien changé à la résolution que j’avais prise de sortir du couvent. Les mêmes raisons qui m’avaient déterminée à prendre cette résolution me firent encore sentir avec plus de force la nécessité de l’exécuter. Je me regardai dès lors comme libre, et le premier usage que je fis de ma liberté fut de me tranquilliser au lit jusqu’à dix heures. La cloche eut beau sonner, je ne parus pas. Je m’applaudissais du dépit que ma désobéissance devait causer à nos vieilles. Je me levai à la fin, je m’habillai ; et pour me mettre dans l’obligation de suivre mon dessein, je commençai par déchirer mon voile de pensionnaire, que je regardais comme une marque de servitude.

Je me sentis le cœur plus libre : il me semblait que je venais de franchir une barrière qui, jusque-là, s’était opposée à ma liberté. Mais comme j’allais et je venais dans ma chambre, ce maudit godmiché se présente encore à mes yeux. Cette vue me rend immobile ; je m’arrête, je le prends ; je vais m’asseoir sur mon lit, je me mets à considérer l’instrument. Qu’il est beau ! disais-je en le prenant avec complaisance dans la main, qu’il est long, qu’il est doux ! C’est dommage qu’il soit si gros : à peine ma main peut-elle l’empoigner ! Mais il m’est inutile… Non, jamais il ne pourra me servir, continuai-je en levant ma jupe et en essayant de nouveau de le faire entrer dans un endroit qui me faisait encore une douleur cuisante des efforts que j’avais faits la veille. J’y trouvai les mêmes difficultés, et il fallut encore me contenter de mon doigt. Je travaillai avec tout le courage que la vue de l’instrument m’inspirait, et je poussai les choses au point que, les forces me manquant, je demeurai insensible au plaisir même que je me donnais ; ma main n’allait plus que machinalement, et mon cœur ne sentait rien. Ce dégoût momentané me fit naître une idée qui me flatta beaucoup.

Je vais sortir, me dis-je, je n’ai plus rien à ménager ; sortons avec éclat : je veux porter cet instrument à la Mère supérieure ; nous verrons comment elle soutiendra cette vue.

Je jouissais d’avance, en allant à l’appartement de la Supérieure, de la confusion que j’allais lui causer en lui montrant le godmiché. Je la trouvai seule ; je l’abordai d’un air libre :

— Je sais bien, lui dis-je, Madame, qu’après ce qui s’est passé hier et l’affront que vous avez voulu me faire, je ne peux plus rester avec honneur dans votre couvent. (Elle me regardait avec surprise et sans me répondre, ce qui me donna la liberté de continuer.) Mais, Madame, sans en venir à de pareilles extrémités, si j’avais fait une faute, — et c’est de quoi je ne conviens pas, puisque la violence que l’indigne Verland me faisait, m’ôtait la liberté de me défendre — vous auriez pu vous contenter de me faire une réprimande ; quoique je ne l’eusse pas méritée, je l’aurais soufferte, et je me serais bornée à gémir sans me plaindre, puisque les apparences parlaient contre moi.

— Une réprimande, Mademoiselle, me répondit-elle alors sèchement, une réprimande pour une action comme la vôtre ! Vous méritiez une punition exemplaire, et sans les égards que nous avons pour Madame votre mère, qui est une sainte dame, vous…

— Vous ne punissez pas toutes les coupables, interrompis-je vivement, et vous en avez dans le couvent qui font bien autre chose !

— Bien autre chose ! reprit-elle ; nommez-les moi, je les châtierai.

— Je ne vous les nommerai pas, lui répondis-je, mais je sais qu’il y en avait une parmi celles qui m’ont hier traitée avec tant d’indignité.

— Ah ! s’écria-t-elle, c’est pousser trop loin l’effronterie ! c’est pousser la corruption du cœur et le dérèglement de l’esprit jusqu’où ils peuvent aller ! Juste ciel ! joindre la calomnie aux actions les plus criminelles, accuser les plus saintes de nos Mères, des exemples de vertu, de chasteté et de pénitence, quelle dépravation de cœur !

Je lui laissai tranquillement achever son éloge, et quand je vis qu’elle s’arrêtait, je tirai froidement le godmiché de dessous ma robe, et le lui présentant :

— Voilà, lui dis-je du même air, une preuve de leur sainteté, de leur vertu, de leur chasteté, ou du moins de l’une d’elles !

J’examinais pendant ce temps-là le visage de notre bonne Supérieure. Elle me regardait, elle rougissait, elle était interdite : ces témoignages involontaires ne me laissèrent pas douter que le godmiché ne fût à elle ; j’en fus encore plus convaincue par son ardeur à me l’ôter des mains.

— Ah ! ma chère enfant, me dit-elle (la restitution que je venais de lui faire m’avait réconciliée avec elle), ah ! ma chère fille, se peut-il que dans une maison où il y a tant d’exemples d’édification, il se trouve des âmes assez abandonnées de Dieu pour faire usage d’une pareille infamie ? Ah ! mon Dieu ! j’en suis toute hors de moi. Mais, ma chère fille, ne dites jamais que vous avez trouvé cela : je serais forcée d’user de sévérité, de faire des recherches, et je veux prendre le parti de la douceur. Mais vous, ma chère enfant, pourquoi voulez-vous nous quitter ? Allez, retournez à votre chambre, je raccommoderai tout ; je dirai qu’on s’est trompé. Comptez sur mon affection, car je vous aime beaucoup. Soyez sûre qu’on ne vous en verra pas de plus mauvais œil, malgré ce qui s’est passé. Je vois bien qu’effectivement nous avons eu tort de vous traiter comme cela : vous n’étiez pas coupable. Je parlerai sur le bon ton à mademoiselle Verland. Jésus, mon Dieu ! continuait-elle en regardant le godmiché, que le démon est malin ! Je crois, le ciel me pardonne, que c’est un… Ah ! la vilaine chose !

Au moment que la Supérieure achevait ces mots, ma mère entra.

— Qu’ai-je donc appris, Madame ? dit-elle à la Supérieure ; et sur-le-champ m’adressant la parole : Et vous, Mademoiselle, pourquoi vous trouvez-vous ici ?

Il fallait répondre, j’étais déconcertée, je rougissais, je baissais les yeux ; on me pressa, je bégayai.

La Supérieure prit la parole pour moi ; elle le fit avec esprit. Si elle ne me donna pas tout à fait le tort dans la conduite qu’on avait tenue avec moi, elle ne me chargea pas assez pour faire croire que je fusse bien coupable. Ma faute passa pour une imprudence où le cœur n’avait eu aucune part, pour une violence de la part d’un jeune téméraire, que l’on promit bien de ne plus laisser revenir à la grille, et on conclut qu’il n’y avait que mademoiselle Verland de criminelle, puisque c’était elle qui avait fait éclater une chose qu’elle devait taire, si ce n’était pour l’honneur de son frère, du moins pour le mien, qui, pourtant, n’en souffrirait point, parce que, dit la Supérieure, elle voulait réparer l’insulte que l’on m’avait faite. Je n’en pouvais pas souhaiter davantage. Je sortais blanche comme neige d’une aventure, où, sans me faire injure, on pouvait mettre le tort de mon côté ; mais je n’avais garde d’en tomber d’accord. Ma mère me plaignit et me parla avec une douceur qui me toucha.

Les âmes zélées pour la gloire de Dieu savent tirer profit de tout. Il fut arrêté entre la Supérieure et ma mère qu’ayant eu le malheur de scandaliser, quoique involontairement, mon prochain, je devais me réconcilier avec le Père des miséricordes et m’approcher du très saint sacrement de la pénitence. On me fit là-dessus bien des exhortations, que je passe pour ne pas t’ennuyer.

Ma mère m’avait presque convertie avec ses sermons. Cependant, la peine que je sentais à avouer mes fautes aurait dû me faire douter de ma conversion, et le Père Jérôme m’en arrachait la confession plutôt que je ne le lui faisais. Dieu quel plaisir il avait, ce vieux pécheur ! Je ne lui en avais jamais tant dit ; encore ne sut-il pas tout ; car je ne crois pas que Dieu puisse faire un grand crime à une pauvre fille de chercher à se soulager quand elle est pressée. Elle ne s’est pas faite elle-même ; est-ce sa faute si elle a des désirs, si elle est amoureuse ? Est-ce sa faute si elle n’a pas un mari pour la contenter ? Elle cherche à apaiser ces désirs qui la dévorent, ce feu qui la brûle ; elle se sert des moyens que la nature lui donne : rien n’est moins criminel.

Malgré les petits mystères que j’avais faits au Père Jérôme, je ne laissais pas d’être pénétrée. Était-ce repentir ? Non. La véritable cause était le refus que le Père avait fait de me donner l’absolution. Je craignais qu’il ne fournît une nouvelle matière à la médisance ; j’en étais touchée jusqu’aux larmes. Je craignais qu’en allant offrir ma confusion aux yeux de mes ennemies, je ne leur donnasse un nouveau sujet de triompher. J’allai me placer sur un prie-dieu, vis-à-vis de l’autel ; mes pleurs m’assoupirent, je m’endormis. J’eus pendant mon sommeil le rêve le plus charmant ; je songeais que j’étais avec Verland, qu’il me tenait dans ses bras, qu’il me pressait avec ses cuisses. J’écartai les miennes, je me prêtais à tous ses mouvements. Il me maniait les tétons avec transport, les serrait, les baisait. L’excès du plaisir me réveilla : j’étais réellement dans les bras d’un homme !…

Encore tout occupée des délices de mon songe, je crus que mon bonheur changeait l’illusion en réalité. Je crus être avec mon amant : ce n’était pas lui ! On me tenait étroitement embrassée par derrière. Au moment que j’ouvris les yeux, je les refermai de plaisir et je n’eus pas la force de regarder celui qui me le donnait. Je me sentis inondée d’une liqueur chaude, et quelque chose de dur et de brûlant que l’on m’enfonçait en jetant des soupirs. Je soupirais aussi, et dans le moment une liqueur semblable que je sentais s’échapper de toutes les parties de mon corps avec des élancements délicieux, se mêlant avec celle que l’on répandait une seconde fois, me fit retomber sans mouvement sur mon prie-dieu.

Ce plaisir qui, s’il durait toujours, serait plus piquant mille fois que celui qu’on goûte dans le ciel, hélas ! ce plaisir finit trop tôt. Je fus saisie de frayeur en pensant que j’étais seule, pendant la nuit, dans le fond d’une église : avec qui ? je ne le savais pas ; je n’osais m’en éclaircir, je n’osais remuer ; je fermais les yeux, je tremblais. Mon tremblement augmenta encore quand je sentis qu’on me pressait la main et qu’on la baisait. Le saisissement m’empêcha de la retirer ; je n’en avais pas la hardiesse ; mais je me rassurai un peu en entendant dire à mes oreilles, d’une voix basse :

— Ne craignez rien ; c’est moi !

Cette voix, que je me souvenais confusément d’avoir entendue, me rendit le courage, et j’eus la force de demander qui c’était, sans pourtant avoir celle de regarder.

— Eh ! c’est Martin, me répondit-on, le valet du Père Jérôme.

Cette déclaration dissipa ma frayeur. Je ne craignis plus de lever les yeux, je le reconnus. Martin était un petit blond, éveillé, joli, amoureux. Ah ! qu’il l’était ! Il tremblait à son tour et attendait ma réponse pour fuir ou me baiser encore. Je ne lui fis pas, mais je le regardai d’un air riant, avec des yeux qui se ressentaient encore du plaisir que je venais de goûter. Il vit bien que ce n’était pas un signe de colère : il se jeta dans mes bras avec passion ; je le reçus de même, et sans penser que quelqu’un, s’apercevant que je manquais dans le couvent, pourrait venir et nous trouver ensemble… Te dirai-je ? L’amour rend tout excusable. Sans respect pour l’autel sur les marches duquel nous étions, Martin me pencha un peu, me leva les jupes, me porta la main partout ; aussi passionnée que lui, je portai la mienne à son vit : j’eus pour la première fois de ma vie le plaisir d’en manier un !

Ah ! que le sien était joli ! petit, mais long, et tel qu’il me le fallait. Quel feu ! quelle démangeaison voluptueuse se coula sur-le-champ par tout mon corps ! J’étais muette, je serrais ce cher vit dans ma main ; je le considérais, je le caressais, je l’approchais de mon sein, je le portais à ma bouche, je le suçais ; je l’aurais avalé ! Martin avait le doigt dans mon con, le remuait doucement, le tirait, le remettait et renouvelait ainsi mes plaisirs à chaque instant ; il me baisait, me suçait le ventre, la motte et les cuisses ; il les quittait pour porter des lèvres brûlantes sur ma gorge. Je fus en un moment toute couverte de ses baisers. Je ne pus pas tenir contre ces attaques de plaisir. Je me laissai tomber, l’attirant doucement à moi avec mon bras droit dont je le serrais amoureusement ; je le baisais à la bouche, tandis que de la main gauche, tenant l’objet de tous mes vœux, je tâchais de me l’introduire et de me procurer un plaisir plus solide. Un égal transport le fit coucher sur moi : il se mit à pousser.

— Arrête, lui dis-je d’une voix entrecoupée par mes soupirs, arrête mon cher Martin ; ne va pas si vite, restons un moment.

Aussitôt, me coulant sous lui et écartant les cuisses le plus qu’il m’était possible, je joignis les jambes sur ses reins. Mes cuisses étaient collées contre ses cuisses ; son ventre contre mon ventre, son sein contre mon sein, sa bouche sur ma bouche : nos langues étaient unies, nos soupirs se confondaient. Ah ! Suzon, quelle charmante posture ! Je ne pensais à rien au monde, pas même au plaisir que j’avais, n’étant occupée qu’à le sentir. L’impatience m’empêcha de le goûter plus longtemps. Je fis un mouvement. Martin en fit autant, et notre bonheur s’évanouit ; mais avant que de le perdre, nous sentîmes combien il était grand : il semblait qu’il eût ramassé ses traits les plus vifs et les plus ravissants pour nous en accabler. Nous restâmes sans sentiment, n’ouvrant les yeux que pour nous presser de nouveau ; le plaisir se refusait à nos efforts.

Il est temps, poursuivit Monique, de t’apprendre, Suzon, ce que c’était que cette eau bénite dont le Père Jérôme t’arrosa un jour la gorge en te donnant l’absolution.

Ma première action, quand Martin fut retiré de mes bras, fut de porter la main où j’avais reçu les plus grands coups. Le dedans, le dehors, tout était couvert de cette liqueur dont l’effusion m’avait fait tant de plaisir ; mais elle avait perdu toute sa chaleur et était froide alors comme la glace. C’était du foutre. On appelle ainsi une matière blanche et épaisse qui sort du vit ou du con quand on décharge. La décharge est l’action qui suit ce frottement voluptueux par où l’on prélude.

— Comment, dis-je à Monique, c’en était donc que vous répandiez tout à l’heure ?

— Oui vraiment, me dit-elle, et tu m’en as donné aussi, petite friponne ! N’as-tu pas senti ton petit conin tout mouillé ? C’en était, mais, ma chère petite, le plaisir que tu as senti est mille fois au-dessous de celui qu’on goûte dans les bras d’un homme, car ce qu’il nous donne se mêlant avec ce que nous lui donnons, il rentre, nous pénètre, nous enflamme, nous rafraîchit, nous brûle. Quelles délices, Suzon ! Ah ! ma chère Suzon, elles sont au-dessus de l’expression, au-dessus de l’imagination même ! Mais écoute le reste de mon aventure, poursuivit-elle.

J’étais bien chiffonnée, comme tu peux croire, après l’exercice amoureux que je venais de faire : je me remis le mieux qu’il me fut possible et je demandai à Martin quelle heure il était.

— Oh ! il n’est pas tard, me répondit-il, et je viens d’entendre la cloche du souper.

— Je me passerai bien d’y aller, repris-je ; je vais vite me coucher ; mais avant que je te quitte, apprends-moi, mon cher Martin, par quel hasard tu t’es trouvé ici, comment as-tu osé me venir…

— Oh ! pardi ! me répondit-il, ce n’est pas la hardiesse qui me manque. Mais v’là comme ça été : j’étais venu pour parer l’église, car comme vous savez, c’est demain bonne fête ; je vous ai aperçue. M’est avis, ai-je dit à part moi en vous reluquant, que v’là une demoiselle qui prie bian le bon Dieu ! Pardi ! ce me suis-je fait, y faut qu’alle ait bian la rage de la dévotion pour s’en venir à c’t’heure-ci dans l’église, pendant que tretoutes prennent leur becquée ! Mais ne dormirait-elle pas aussi ? ce me suis-je dit, voyant qu’ous ne bronchiez ni pied ni patte. Pardi ! je le croirais bian. Voyons un peu ça. Je me suis stapendant approché tout fin près de vous, et j’ai vu qu’ous dormiais. Je sis resté là un petit bout de temps à vous lorgner, et pendant ce temps-là mon cœur faisait tic toc, tic toc.

Le guiable est bian fin : « Martin, m’a-t-il corné aux oreilles, alle est bian jolie au moins : v’là un biau coup à faire, mon enfant ; si tu laisses échapper c’t’occasion-là, tu ne la retrouveras pas ; avise-toi, Martin. » Pardi ! je me sis avisé tout de suite. J’ai levé tout doucement voutre collerette, et j’ai vu deux petits tétons bian blancs. Pardi ! j’ai mis la main dessus, et pis je les ai baisés aussi tout doucement ; et pis voyant qu’ous dormiais comme un sabot, j’ai eu envie de faire autre chose, et c’t’autre chose-là, je l’ai faite en vous troussant bravement voutre cotillon par derrière ; et pis j’ai poussé ; et pis, dame, vous savez le reste.

Malgré son langage grossier, l’air d’ingénuité avec lequel Martin s’expliquait me charmait.

— Eh bien, lui dis-je, mon cher ami, as-tu eu bien du plaisir ?

— Oh ! pardi ! me répondit-il en m’embrassant, j’en ai tant eu que je sis prêt à recommencer, si vous voulez.

— Non, pas pour le présent, lui dis-je ; peut-être s’apercevrait-on de quelque chose ; mais tu as la clef de l’église ; si tu veux venir demain à minuit, tiens la porte ouverte : je viendrai te trouver, entends-tu, Martin ?

— Oh ! morgué ! me répondit-il, c’est bian dit ; nous nous en donnerons à cœur-joie ; nous n’aurons pas d’espions à c’t’heure-là.

Je l’assurai que je m’y trouverais. La réflexion me fit résister à mon envie et aux prières de Martin, qui voulait que nous fissions cela encore une petite fois, disait-il, avant que de nous quitter. Mon refus l’aurait plongé dans la tristesse, si je ne l’eusse consolé par l’espérance du lendemain. Nous nous embrassâmes, je rentrai dans le couvent et je regagnai heureusement ma chambre sans avoir été aperçue.

Tu devineras facilement que je mourais d’impatience de me visiter et de savoir en quel état j’étais après les assauts que je venais d’essuyer. Je sentais une vive cuisson ; à peine pouvais-je marcher. J’avais pris une lumière au dortoir ; je tirai bien mes rideaux pour n’être vue de personne, et, m’étant assise sur ma chaise, une jambe sur mon lit et l’autre sur le plancher, je fis mon examen. Quelle fut ma surprise lorsque je trouvai que mes lèvres, qui étaient auparavant si fermes et si rebondies, étaient devenues toutes molles et comme flétries ! Les poils qui les couvraient d’espace en espace, quoiqu’ils se ressentissent encore de l’humidité, formaient mille petites boucles. L’intérieur était d’un rouge vif et enflammé, il était d’une sensibilité extrême. La démangeaison m’y faisait porter le doigt et, sur-le-champ, la douleur me forçait de le retirer. Je me frottais contre les bras de mon fauteuil et je le couvrais des marques de la vigueur de Martin. Le plaisir combattait contre la fatigue ; mais mes yeux s’appesantissaient insensiblement. Je me couchai et je dormis d’un sommeil qui ne fut interrompu que par des songes charmants qui me rappelaient les délices que j’avais goûtées.

On ne me dit rien le lendemain sur mon absence ; on la regarda comme un reste du ressentiment que je devais avoir du traitement que l’on m’avait fait. Je gardai un air fier qui confirma cette pensée. J’assistai comme les autres à l’Office ; toutes mes compagnes communièrent, moi je ne communiai pas, et, à te dire vrai, je m’étais mise au-dessus de la honte de ne pas suivre leur exemple. L’amour dissipe bien des préjugés. La présence de mon petit amant, que je voyais rôder dans l’église, me dédommageait assez. Plus d’une parmi mes compagnes aurait bien quitté au même prix la nourriture spirituelle où elles couraient.

Je jetais sur mon amant plus de regards amoureux que je n’en jetais de dévotion sur l’autel. Aux yeux d’une femme du monde, Martin n’aurait été qu’un polisson : à mes yeux, c’était l’amour même : il en avait la jeunesse, il en avait toutes les grâces. La connaissance de son mérite caché me faisait passer légèrement sur la négligence de son extérieur. Je m’aperçus cependant qu’il s’était accommodé ce jour-là et qu’il tâchait de se donner meilleur air qu’à l’ordinaire. Je lui sus bon gré de son attention, que j’aimai mieux attribuer à l’envie de me plaire qu’au mérite de la fête qu’on célébrait. Rien n’échappe aux yeux d’une amante. Je le voyais qui jetait les yeux du côté des pensionnaires et tâchait de me découvrir. Je ne voulais pas qu’il me reconnût ; j’avais soin de me cacher ; mais j’aurais été fâchée qu’il n’eût pas pris cette peine inutile. Que veux-tu ? j’en étais amoureuse, mais amoureuse à la rage. Juge si j’attendis avec impatience que la nuit fut venue pour lui tenir la parole que je lui avais donnée.

Elle vint enfin, cette nuit si ardemment souhaitée. Minuit sonna. Ah ! que je sentis alors de trouble ! je ne traversai le corridor qu’en tremblant, et quoique tout le monde fut enfoncé dans le sommeil, je croyais les yeux de tout le monde ouverts sur moi. Je n’avais, pour me conduire, d’autre lumière que celle de mon amour. Ah ! disais-je en marchant à tâtons dans l’obscurité, si Martin m’avait manqué de parole, j’en mourrais de douleur ! Il était au rendez-vous, mon cher Martin, aussi amoureux, aussi impatient que j’avais été ponctuelle. J’étais vêtue fort légèrement ; il faisait chaud, et je m’étais aperçue la veille que les jupes, les corps, les mouchoirs de gorge, tout cela était trop embarrassant. Sitôt que je sentis la porte ouverte, un tressaillement de joie me coupa la parole. Je ne la recouvrai que pour appeler mon cher Martin à voix basse : il m’attendait ; il accourut dans mes bras, il me baisait ; je lui rendais caresse pour caresse. Nous nous tînmes longtemps étroitement serrés, mais revenus de ces premiers mouvements de notre joie, nous cherchâmes réciproquement à en exciter de plus grands. Je portai la main à la source de mes plaisirs ; il porta la sienne où il savait que je l’attendais avec impatience. Il fut bientôt en état de la contenter. Il se déshabilla, me fit un lit de ses habits ; je me couchai dessus. Nos plaisirs se succédèrent pendant deux heures avec une rapidité, avec des mouvements de vivacité qui ne me laissaient pas le temps de les désirer ; nous nous y livrions comme si nous ne les eussions pas encore goûtés, comme si nous ne dussions plus les goûter. Dans le feu du plaisir, on ne songe guère à ménager les moyens de l’entretenir. L’ardeur de Martin ne répondait plus à la mienne ; il fallut s’arracher des bras de l’amour, il fallut se retirer.

Notre bonheur ne dura guère plus d’un mois, et j’y comprends le temps que la nécessité faisait donner au repos. Quoiqu’il ne fût pas rempli par le plaisir de voir mon amant, il l’était par celui de penser à lui et par les agréables idées qui disposaient mon cœur aux délices que sa présence ramenait. Ah ! que les nuits heureuses que j’ai passées dans ses bras ont coulé rapidement, et que celles qui les ont suivies ont été longues !

Redouble ton attention, ma chère Suzon, redouble-moi tes promesses de m’être toujours fidèle et de ne jamais révéler un secret que je n’ai jamais confié qu’à toi. Ah ! Suzon, qu’il est dangereux d’écouter un penchant trop flatteur et de s’y livrer sans réflexion ! Si les plaisirs que j’avais goûtés étaient délicieux, l’inquiétude qui les suivit me les fit payer bien cher. Que je me repentis d’avoir été trop amoureuse ! Les suites de ma faiblesse se présentèrent à mon imagination avec des circonstances affreuses. Je pleurai, je gémis…

— Que vous arriva-t-il donc ? lui demandai-je.

— Je m’aperçus, me répondit-elle, que mes règles ne coulaient plus ; il y avait huit jours que le temps de les avoir était passé, elles ne paraissaient pas ; j’en fus surprise. J’avais souvent ouï dire que cette interruption était un signe de grossesse. J’étais continuellement attaquée de maux de cœur, de faiblesses. Ah ! m’écriai-je, il n’est que trop vrai, malheureuse ! Hélas ! je le suis, il n’en faut plus douter, je suis grosse ! Un torrent de larmes succédait à ces accablantes réflexions.

— Vous étiez grosse ! dis-je à la Sœur avec étonnement. Ah ! chère Monique, eh ! comment avez-vous fait pour en dérober la connaissance à des yeux intéressés ?

— Je n’eus, me répondit-elle, que la douleur de savoir mon malheur, et non celle d’en essuyer les suites. Martin l’avait causé, il m’en délivra. La découverte que j’avais faite ne m’empêchait pas de me rendre toujours à nos rendez-vous ; j’étais inquiète, j’étais tremblante, mais j’étais encore plus amoureuse. Le poids victorieux du plaisir m’entraînait. Qu’en peut-il arriver davantage ? disais-je. Mon malheur est à son comble. Que ce qui me l’a causé serve du moins à m’en consoler !

Une nuit, après avoir reçu de Martin ces témoignages d’un amour ordinaire qui ne se ralentissait pas, il s’aperçut que je soupirais tristement et que ma main, qu’il tenait dans la sienne, était tremblante (quand ma passion était satisfaite, l’inquiétude reprenait dans mon cœur la place que l’amour y occupait un moment avant) ; il me demanda avec empressement la cause de mon agitation et se plaignit tendrement du mystère que je lui faisais de mes peines.

— Ah ! Martin, lui dis-je, mon cher Martin, tu m’as perdue ! Ne dis pas que mon amour pour toi n’est plus le même, j’en porte dans mon sein une preuve qui me désespère : je suis grosse !

Une pareille nouvelle le surprit. L’étonnement fit place à une profonde rêverie ; je ne savais qu’en penser. Martin était toute mon espérance dans cette circonstance cruelle ; il balançait : que devais-je en penser ? Peut-être, disais-je, abattue par son silence, peut-être médite-t-il sa fuite ? Il va m’abandonner à mon désespoir. Ah ! qu’il reste ! j’aime mieux perdre la vie en l’aimant que mourir faute de le haïr ! Je versais des larmes, il s’en aperçut. Aussi tendre, aussi fidèle que je craignais de le voir perfide, tandis que je le croyais occupé du soin de se dérober à mon amour, il ne l’était que de celui de tarir mes pleurs en me délivrant de leur cause. Il m’annonça, en m’embrassant avec tendresse, qu’il en avait trouvé le moyen. La joie que me causa cette promesse n’égala pas celle de m’être trompée dans mes soupçons ; il me rendait la vie. Charmée des assurances qu’il me donnait, je fus curieuse de savoir quel était ce moyen qu’il prétendait employer pour me délivrer de mon fardeau. Il me dit qu’il voulait me donner d’une boisson qui était dans le cabinet de son maître, et dont la Mère Angélique avait fait l’expérience avant moi. Je voulus savoir ce que le Père Jérôme pouvait avoir de particulier avec cette Mère. Je la haïssais mortellement, parce qu’elle avait paru une des plus animées contre moi le jour de l’aventure de la grille. Je l’avais toujours prise pour une vestale ; que je me trompais ! D’autant plus sévère qu’elle savait mieux déguiser son caractère vicieux, qu’elle voilait sous des apparences de la vertu ses inclinations corrompues, elle était en intrigue réglée avec le Père Jérôme. Martin m’en apprit toutes les circonstances. Il me dit qu’en furetant dans les papiers de son maître, il avait trouvé une lettre où elle lui marquait qu’elle se trouvait, pour l’avoir trop écouté, dans le même embarras où je me trouvais pour avoir trop écouté Martin ; que le Père lui avait envoyé une petite fiole de cette liqueur dont je devais user ; que la Mère, en recevant le présent, avait parue transportée de joie, et qu’il en avait trouvé une seconde lettre par laquelle elle marquait à son vieil amant que la liqueur avait fait merveilles ; qu’on n’avait plus aucune incommodité, et qu’on était prête à recommencer.

— Ah ! mon cher ami, dis-je à Martin, apporte-moi dès demain de cette liqueur : tu me tireras de toutes mes peines !

Et portant mes vues plus loin, je crus que par le moyen de ces lettres je pourrais servir ma vengeance et ma haine contre la Mère Angélique : je les demandai à Martin qui, ne sentant pas combien cette imprudence nous coûterait cher, crût me marquer son amour en me les apportant le lendemain avec ce qu’il m’avait promis.

J’avais fait réflexion que la lumière pourrait me trahir, si on en apercevait dans ma chambre à pareille heure. Je modérai l’impatience où j’étais de lire les lettres de la Mère ; j’attendis que le jour parût, il vint, je lus : elles étaient écrites d’un style passionné, et aussi peu mesuré que la figure et les manières de celle qui les avait écrites l’étaient beaucoup. Elle y peignait sa fureur amoureuse avec des traits, avec des expressions dont je ne l’aurais jamais crue capable ; enfin, elle ne se gênait pas, parce qu’elle comptait que le Père Jérôme aurait la précaution, comme elle le lui marquait, de brûler ces lettres. Il avait eu l’imprudence de n’en rien faire, et je triomphais. Je songeai longtemps de quelle manière je devais me servir de ces lettres pour perdre mon ennemie. Les rendre moi-même à la Supérieure, il n’y avait pas d’apparence, c’était une démarche trop dangereuse pour moi : il aurait fallu rendre compte de la façon dont je les avais eues ; les faire rendre par quelqu’un, ç’aurait été l’exposer à des questions dont il ne serait peut-être pas sorti à son honneur et qui auraient pu entraîner ma perte. Je choisis un autre parti, qui fut de les porter moi-même à la porte de la Supérieure au moment que je saurais qu’elle devait rentrer. Je m’arrêtai à cette idée. Imprudente que j’étais ! Je devais brûler ces lettres. Que de chagrins je m’apprêtais ! Je m’enlevais mon amant ! Cette réflexion, si elle me fût venue, aurait éteint mon ressentiment. Quelque douceur que la vengeance me présentât, aurait-elle un moment balancé la douleur de perdre Martin ? Non ; il m’était mille fois plus précieux que ce qui me flattait le plus dans ce moment. Je ne remis l’exécution de mon projet que jusqu’au temps que je serais hors de danger : je le fus bientôt. J’avais demandé à Martin une trêve de huit jours ; elle n’était pas encore expirée. Je crus pouvoir alors exécuter le dessein que j’avais formé : il eut tout l’effet que j’en pouvais attendre. La Supérieure trouva les lettres, fit venir la Mère Angélique et la convainquit. Peut-être la réflexion eût-elle obtenu sa grâce, si un crime plus grand, et que les femmes ne pardonnent jamais, la rivalité, n’eût rendu sa punition nécessaire pour le repos de la Supérieure ; car, quoiqu’elle ne manquât pas, comme je te l’ai dit, de ces secours capables d’émousser la pointe des aiguillons de la chair, il est bien difficile, quand on a grand appétit, de s’en tenir à cette nourriture artificielle qui charme la faim sans la calmer.

Un godmiché n’est, à proprement parler, qu’un secret pour endormir le tempérament ; mais son sommeil n’est pas de longue durée ; il se réveille, et, furieux de la tromperie qu’on lui a faite, il ne s’apaise que par la réalité.

La Supérieure était dans ce cas. Une fille qui a acquis quelques connaissances dans les mystères de l’amour voit clair dans une intrigue. Si les objets lui manquent, l’imagination y supplée ; elle s’aigrit des difficultés qu’on lui oppose, elle perce et va quelquefois plus loin que la réalité ; mais avec un homme, une femme du caractère de la Supérieure, du caractère du Père Jérôme, je craignais moins d’en trop penser que de n’en pas penser assez. La liaison qui régnait entre eux ne me laissait pas douter que le Directeur ne partageât secrètement ses consolations spirituelles entre elle et la Mère Angélique. La promptitude du châtiment de celle-ci confirma mes soupçons ; elle alla bientôt expier dans la solitude d’une chambre obscure le crime de m’avoir déplu et d’avoir voulu enlever à la Supérieure le cœur d’un amant confirmé dans ses bonnes grâces.

Je ne fus pas longtemps à me repentir de ce que j’avais fait ; je m’étais toujours flattée que l’orage ne tomberait que sur la Mère Angélique : il alla plus loin. Le Directeur, outré de se voir enlever sa maîtresse favorite, soupçonna mon amant d’être la cause de son malheur : il ne pouvait sacrifier que lui à son ressentiment, il le fit, le chassa, et je ne l’ai pas revu depuis.

Voilà mon histoire, ma chère Suzon, poursuivit la Sœur Monique ; je ne te recommande pas le secret ; tu es intéressée à le garder ; te voilà associée à mes plaisirs ! Hélas ! je n’en ai presque pas goûté depuis que j’ai perdu mon amant. Que n’est-il ici, continua-t-elle en m’embrassant, je le mangerais de caresses !


Le souvenir de Martin l’animait, ses discours avaient produit sur moi le même effet. Nous nous trouvâmes, sans y penser, dans une disposition qui ne nous permit pas d’attendre le lendemain pour célébrer la perte de ce cher amant. Je rappelais à Monique les plaisirs qu’elle avait autrefois goûtés avec lui. Trompée par mes caresses, elle oubliait que je n’étais qu’une fille, elle me prodiguait les mêmes noms qu’elle lui prodiguait dans leurs transports. J’étais son ange, j’étais son dieu ! Je n’avais pas encore l’idée d’un bien plus grand que celui dont je jouissais, et Monique dans mes bras comblait tous mes désirs. L’imagination va toujours plus loin que ce que l’on possède. Monique, songeant au plaisir que lui avait causé le frottement du poil de Martin quand elle l’avait senti contre ses fesses, la nuit de l’aventure du prie-dieu, m’en avait promis autant si je voulais le lui procurer encore. J’y consentis. Elle se coucha sur le ventre, j’agissais : nous nous animâmes de façon qu’à force de chercher à nous le procurer à toutes deux en même temps, l’agitation nous fit trouver l’une la tête au chevet du lit, et l’autre la tête au pied.

Dans cette situation, nous nous rapprochâmes ; l’une de mes cuisses était sur le ventre de Monique, et l’autre sous ses fesses : mon ventre et mes fesses étaient de même entre ses cuisses ; étroitement collées l’une contre l’autre, nous nous pressions en soupirant, nous nous frottions réciproquement, nous nous répandions à chaque instant. Les sources de notre plaisir, gonflées par un jaillissement continuel, et qui n’avait d’autre issue que de passer de l’une dans l’autre, étaient comme deux réservoirs de délices où nous mourions plongées sans sentiment, où nous ne ressuscitions que par l’excès du ravissement. L’épuisement seul mit fin à nos transports. Enchantées l’une de l’autre, nous ne nous quittâmes qu’en nous promettant de recoucher ensemble le lendemain. Elle y revint et me rendit encore plus savante à cette seconde entrevue. Ces nuits charmantes n’ont été interrompues que par ma sortie du couvent pour venir ici.

Ce que Suzon venait de me raconter avait si fort agi sur mon imagination, que je n’avais pu refuser à l’énergie de ses discours des marques de sensibilité relatives au sujet. Quoique j’eusse affecté de vouloir lui dérober la vue des larmes qu’elle m’arrachait, le plaisir de les répandre, les regards passionnés que je jetais sur elle en les répandant, m’avaient trahi ; elle s’était aperçue de mes mouvements ; mais, charmée d’avoir fait sur moi l’impression qu’elle s’était promise d’y faire, elle me dissimulait adroitement sa satisfaction, et, par une politique mal entendue, elle combattait encore en elle-même le doux penchant qui devait être le prix de l’ardeur qu’elle m’inspirait. Autant ses discours m’avaient causé d’étonnement, autant me donnèrent-ils d’espérance. Ces peintures si vives et si animées des situations et des sentiments de la Sœur Monique, dans une circonstance à peu près semblable à celle où nous nous trouvions, ne pouvaient partir que d’un cœur pénétré. Elle ne m’avait rien caché de ses propres actions, elle ne m’avait pas même déguisé sa sensibilité pour les plaisirs de l’amour. Elle avait dit tous les mots : rien n’avait été fardé. Si nous eussions été dans l’allée, elle n’aurait pas dit un mot que je n’en eusse profité, elle n’aurait pas fait une peinture que je n’y eusse joint la représentation au naturel. Elle n’avait pas voulu y venir. Que devais-je penser de cette résistance ? Comment l’accorder avec ce que je venais d’entendre ? Ah ! si j’avais pu lire dans son cœur, que je me serais épargné d’inquiétude ! Ferme dans la résolution de suivre mon dessein, mais en garde contre une précipitation qui aurait pu effaroucher Suzon, je pris mes mesures d’une façon détournée. J’allai chercher dans le récit même qu’elle venait de me faire des armes pour la combattre. Je me contentai de lui demander d’abord, avec un air d’indifférence, si la Sœur Monique était jolie.

— Comme un Ange, me répondit-elle. Je ne sais pas ce qu’il faut pour faire une fille qui plaise, mais je m’imagine que pour plaire elle doit être faite comme la Sœur Monique. Sa taille est fine et bien prise ; sa peau est d’une blancheur, d’une douceur parfaites ; elle a la plus belle gorge du monde, le visage un peu pâle, mais joli et formé de façon que les plus belles couleurs lui conviendraient moins que cette pâleur ; ses yeux sont noirs et bien fendus ; mais, contre l’ordinaire des brunes, elle les a languissants ; il n’y reste qu’assez de feu pour faire juger qu’ils seraient brillants si elle n’était pas si amoureuse.

— Tu me rends compatissant pour elle, dis-je à Suzon. Sa passion pour les hommes la rendra malheureuse pour toute sa vie.

— Désabuse-toi, me répondit Suzon, ce n’est que depuis peu, comme je te l’ai dit, qu’elle a pris le voile, encore ne l’a-t-elle fait que par complaisance pour sa mère. Le temps de prononcer ses vœux n’est pas encore arrivé ; son bonheur dépend de la mort d’un frère, dont sa mère fait son idole. Il court grand risque de ne pas vivre plus longtemps que sa sœur ne le souhaite. Il s’est déjà fait blesser à Paris dans un bordel…

— Un bordel ! eh ! qu’est-ce que cet endroit ? demandai-je à Suzon, par pressentiment sans doute de ce qui devait m’y arriver un jour.

— Je vais t’en dire, me répondit-elle, ce que j’en ai appris de la Sœur Monique, qui sait tout ce qui a rapport avec ses inclinations. C’est un lieu où s’assemblent des filles tendres et faciles, dont le métier est de recevoir avec complaisance les hommages des libertins et de se prêter à leurs désirs, sous l’espoir de la récompense. Leur penchant les y mène, le plaisir les y fixe.

— Ah ! m’écriai-je en l’interrompant, que je voudrais être dans une ville où il y eût de ces endroits-là ! Et toi, Suzon ?

Elle ne me répondit rien, et je compris assez par son silence qu’elle ne serait pas plus cruelle qu’une autre pour son tempérament, et que ce plaisir n’aurait pas moins d’empire sur son cœur que sur celui de ces filles tendres que l’empressement des hommes érigeait en idoles publiques.

— Je crois, ajoutai-je, que la sœur Monique irait là aussi volontiers que son frère.

— Je t’en réponds, me dit-elle ; cette pauvre fille aime les hommes à la fureur ; l’idée seule l’en enchante.

— Et toi, petite friponne, tu ne les aimes donc pas ?

— Je ne te cache pas, me répondit-elle, que je les aimerais si ce qu’on fait avec eux n’était pas si dangereux.

— Tu le crois ? lui dis-je ; il ne l’est pas tant que tu le penses. Va, Suzon, pour faire cela avec une femme, elle ne devient pas toujours grosse. Vois, ajoutai-je, cette dame qui est notre voisine : il y a longtemps qu’elle est mariée, elle le fait avec son mari, et cependant elle n’a pas d’enfants. Cet exemple parut l’ébranler. Écoute, ma chère Suzon, poursuivis-je, et comme inspiré par une intelligence au-dessus de mon âge, qui me faisait pénétrer dans les mystères de la nature, la Sœur Monique t’a dit que quand Martin lui mettait, elle était toute remplie de ce qu’il lui donnait : c’était sans doute ce qui lui avait fait un enfant.

— Eh bien, dit Suzon, en me regardant fixement, et cherchant dans mes yeux un moyen de satisfaire son envie sans s’exposer aux hasards, que veux-tu dire par là ?

— Ce que je veux dire, repris-je, c’est que si c’est ce que l’homme répand qui produit cet effet, on peut l’empêcher en se retirant, quand on sent que cela va venir.

— Eh ! le peut-on faire ? interrompit vivement Suzon. N’as-tu jamais vu deux chiens l’un sur l’autre ? On a beau les battre pour les faire finir, ils crient, ils se démènent, ils voudraient se retirer et ne peuvent pas : ils sont sans doute attachés de façon que cela leur est impossible. Dis-moi, si un homme se trouvait attaché de cette façon à une femme, que quelqu’un vint, qu’on les surprit ?

Cette objection me démonta, l’exemple était sensible ; il semblait que Suzon eût prévu ce que j’allais lui proposer. L’exemple était pour nous, nous allions nous trouver dans le même cas, si Suzon se rendait. Elle semblait attendre ma réponse avec impatience, et si j’avais pu découvrir ce qui se passait dans son âme, j’aurais vu qu’elle se repentait de m’avoir proposé une difficulté que je n’étais pas en état de résoudre. D’autant plus intéressé à détruire son préjugé que je ne doutais presque pas que mon bonheur ne dépendît de ma réponse, je cherchais des raisons pour la convaincre. Je me souvenais parfaitement que le Père Polycarpe n’avait pas eu la veille cette difficulté à se retirer de dessus Toinette. Je lui aurais cité cet exemple, mais j’aimais mieux le lui faire voir. Mes raisonnements ne la persuadèrent pas, mais ses désirs suppléaient à ce qu’ils avaient de défectueux. Elle affectait cependant d’insister encore, et je sentis qu’il n’y aurait pas d’autre moyen de la persuader que de lui montrer un exemple du contraire. Dans le moment, j’aperçus le bonhomme Ambroise qui sortait de la maison et qui prenait le chemin de la rue. Je regardai son départ comme l’occasion la plus favorable qui pût se présenter. Ne doutant pas que le Père et Toinette ne profitassent de la liberté que leur laissait sa bonhomie pour réparer le temps que sa présence leur avait fait perdre, je dis d’un ton assuré à Suzon :

— Viens, je veux te faire voir que tu t’es trompée.

Je me levai sur-le-champ et j’aidai Suzon à en faire autant, non sans lui avoir auparavant porté sous la jupe une main qu’elle repoussa en folâtrant.

— Où vas-tu donc me mener ? me demanda-t-elle, voyant que je prenais le chemin de la maison.

La petite friponne croyait que j’allais la mener dans l’allée : elle m’y aurait suivi. Que j’aurais bien mieux fait d’y aller ! Mais je n’étais pas assez expérimenté pour voir qu’elle ne demandait pas mieux. Je craignais quelque nouvelle résistance de sa part, et mon destin m’entraînait. Je lui répondis que j’allais la mener dans un lieu où elle verrait quelque chose qui lui ferait plaisir.

— Où donc ? me répondit-elle avec impatience, voyant que j’avançais toujours vers la maison.

— Dans ma chambre, lui répondis-je.

— Dans ta chambre ? me dit-elle ; oh ! Je n’y veux pas aller ! Tiens, Saturnin, cela est inutile : tu me ferais quelque chose !

Je lui jurai que non, et je connus, à l’air dont elle consentait à y venir, qu’elle était moins fâchée de m’y suivre qu’elle ne l’aurait été si, en lui promettant d’être sage, je ne lui avais pas donné un prétexte pour s’y laisser conduire. Que je me rappelle avec plaisir ces traits charmants de mon enfance ! L’habitude d’accorder tout à mes passions et l’usage le plus immodéré des plaisirs n’ont point émoussé dans mon cœur ma sensibilité pour ces précieux instants de ma vie.

Nous entrâmes dans ma chambre sans avoir été aperçus ; je tenais Suzon par la main, elle tremblait ; je marchais sur la pointe des pieds, elle m’imitait ; je lui fis signe de ne point parler, et, la faisant asseoir sur mon lit, je m’approchai doucement de la cloison : personne n’y était encore.

Je dis d’une voix basse à Suzon que l’on ne tarderait pas à venir.

— Mais que veux-tu donc me montrer ? me demanda-t-elle, intriguée par mes façons mystérieuses.

— Tu vas le voir, lui répondis-je ; et sur-le-champ, en avancement du privilège que je comptais que cette vue allait me donner, je la renversai sur mon lit, en tâchant de lui glisser la main sur les cuisses.

Je n’en étais pas encore à la jarretière, qu’elle se leva avec action, et dit qu’elle ferait du bruit si j’étais assez hardi pour la toucher. Elle alla même jusqu’à faire semblant de vouloir sortir : je pris cette grimace pour une marque de colère, et je fus assez simple pour m’imaginer qu’elle voulait effectivement se retirer. J’étais interdit, le cœur me battait, à peine osais-je répondre ; et quoique ce ne fût qu’en bégayant, je persuadai facilement une fille qui aurait été bien fâchée que mon silence l’eût mise dans la nécessité de joindre l’effet à la menace : elle consentit de rester. J’allais désespérer de pouvoir venir à bout de mon entreprise, quand j’entendis ouvrir la porte de la chambre d’Ambroise. Le cœur me revint, et j’attendais avec impatience que la curiosité de Suzon fit pour moi ce que je n’avais pas pu faire moi-même.

— Les voici ! lui dis-je, en lui faisant signe de se taire et en la ramenant sur le lit ; les voici, ma chère Suzon !

Je m’approchai aussitôt de la cloison ; j’écartai l’image qui dérobait à mes regards ce qui se passait dans la chambre, et j’aperçus le Père qui prenait sur la gorge de Toinette des gages peu équivoques de sa bonne volonté. Immobiles, serrés étroitement l’un contre l’autre et recueillis en eux-mêmes, il semblait qu’ils voulussent, par une profonde méditation, se remplir de la grandeur des mystères qu’ils allaient célébrer.

Attentif à leurs mouvements, j’attendais qu’ils les poussassent un peu plus loin pour faire signe à Suzon d’avancer. Toinette, ennuyée de la longue méditation, se débarrassa la première des bras du moine, et, jetant corset, jupe, chemise, tout à bas, elle parut telle que la bienséance du mystère l’exigeait. Ah ! que j’aimais à la voir dans cet état ! Ma fureur amoureuse, que les combats de Suzon n’avaient fait qu’irriter, redoubla d’un degré à cette vue.

Suzon, que mon attention rendait impatiente, avait quitté le lit et s’était approchée de moi. J’étais si fort occupé que je ne m’en étais pas aperçu.

— Laisse-moi donc voir aussi ! me dit-elle en me repoussant un peu.

Je ne demandais pas mieux. Je lui cédai aussitôt mon poste et je me tins à côté d’elle, à examiner sur son visage les impressions qu’y produirait le spectacle qu’elle allait voir. Je m’aperçus d’abord qu’elle rougissait ; mais je présumais trop de son penchant à l’amour pour craindre que cette vue ne produisît un effet contraire à celui que j’en espérais. Elle resta. Curieux alors de savoir si l’exemple opérait, je commençai par lui couler la main sous la jupe. Je ne trouvai plus qu’une résistance médiocre ; elle se contentait de me repousser doucement la main avec la sienne, sans cependant l’empêcher de monter jusqu’aux cuisses ; elle les serrait étroitement, et ce n’était qu’aux transports des combattants que j’étais redevable de la facilité que je trouvais à les desserrer insensiblement. J’aurais compté le nombre des coups que donnaient ou recevaient le Père et Toinette par celui des pas que ma main, plus ou moins pressée, faisait sur ses charmantes cuisses. Enfin, je gagnai le but. Alors Suzon, sans pousser plus loin sa résistance, m’abandonna tout, et écartait elle-même les jambes pour laisser à ma main toute la facilité de se contenter. J’en profitai, je portai le doigt à l’endroit sensible, à peine pouvait-il y entrer. Elle tressaillit aussitôt qu’elle sentit que l’ennemi s’était emparé de la place, et ses tressaillements se renouvelaient au moindre petit mouvement de mon doigt.

— Je te tiens, Suzon ! dis-je alors, je te tiens.

Je levai aussitôt son jupon par derrière, et je vis le plus beau, le plus blanc, le mieux tourné, le plus ferme, le plus charmant petit cul qui soit possible d’imaginer. Non, aucun de ceux que j’ai vus dans le cours de ma vie, aucun de ceux à qui j’ai le plus fait de fête, aucun n’a jamais approché du cul de ma chère Suzon !


Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux
Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux

Fesses divines, dont l’aimable coloris l’emportait sur celui du visage ; fesses adorables, sur lesquelles je collai mille baisers amoureux, pardonnez si je ne vous rendis pas alors le véritable hommage qui vous était dû ! Oui, vous méritiez d’être adorées ; vous méritiez l’encens le plus pur ; mais vous aviez un voisin trop redoutable… Je n’avais pas encore le goût assez épuré pour connaître votre véritable valeur : je le croyais seul digne de toute ma passion ! Cul charmant, que mon repentir vous a bien vengé ! Oui, je conserverai toujours précieusement votre mémoire ! Je vous ai élevé dans mon cœur un autel où tous les jours de ma vie je pleure mon aveuglement !

J’étais à genoux devant cet adorable petit cul, je l’embrassais, je le serrais, je l’entr’ouvrais, je m’extasiais ; mais Suzon avait mille autres beautés qui piquaient ma curiosité. Je me levai avec transport, je fixai mes regards avides sur deux petits tétons durs, fermes, bien placés, arrondis par l’amour lui-même. Ils se levaient, se baissaient, haletaient et semblaient demander une main qui fixât leurs mouvements. J’y portai la mienne, je les pressai. Suzon se laissait aller mollement à mes transports. Rien ne pouvait l’arracher au spectacle qui l’attachait. J’en étais charmé ; mais son attention était bien longue pour mon impatience. J’étais brûlé d’un feu qui ne pouvait s’éteindre que par la jouissance. J’aurais voulu voir Suzon toute nue, pour me rassasier de la vue entière d’un corps dont je baisais, dont je maniais de si charmantes parties. Il me semblait qu’il n’y avait que cette vue qui pût suffire à remplir mes désirs. Je fus bientôt en état d’éprouver le contraire, je déshabillai Suzon sans qu’elle s’y opposât. Nu de mon côté, je cherchais tous les moyens possibles d’assouvir ma passion ; je n’avais pas assez de force pour la presser. Mille et mille baisers répétés, les marques les plus vives de l’amour étaient mille fois au-dessous de ce que je sentais. Je tâchais de lui mettre, mais l’attitude était gênante : il fallait le mettre par derrière. Elle écartait les jambes et les fesses, mais l’entrée était si petite qu’il m’était impossible d’en venir à bout. J’y mettais le doigt, et je l’en retirais tout couvert d’une liqueur amoureuse. La même cause produisait sur moi le même effet. Je faisais de nouveaux efforts pour prendre dans ce charmant endroit la même place que mon doigt venait d’y occuper, et toujours même impossibilité, malgré les facilités qu’on me donnait.

— Suzon, dis-je, enragé de l’obstacle que son opiniâtre attention apportait à mon bonheur, laisse-les, viens, ma chère Suzon ; nous pouvons avoir autant de plaisir qu’eux.

Elle tourna les yeux sur moi ; ils étaient passionnés. Je la prends amoureusement entre mes bras, je la porte sur mon lit, je la renverse, elle écarte les cuisses, mes yeux se jettent avec fureur sur une petite rose vermeille qui commence à s’épanouir. Un poil blond, et placé par petits toupets, commençait à ombrager une motte dont le pinceau le plus délicat rendrait faiblement la blancheur vive et animée. Suzon, immobile, attendait avec impatience des marques de ma passion plus sensibles et plus satisfaisantes. Je tâchai de les lui donner ; je m’y prenais fort mal : trop bas, trop haut, je me consumais en efforts inutiles.


Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux
Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux

Elle me le mit elle-même. Ah ! il sentit alors qu’il était dans le véritable chemin ! Une douleur, que je ne comptais pas trouver sur une route que je croyais couverte de fleurs, m’arrêta d’abord. Suzon en ressentit une pareille ; mais nous ne nous rebutâmes pas ; Suzon tâchait de rendre la route plus large ; je faisais des efforts plus violents ; elle les secondait. Déjà j’avais fait la moitié de ma course ; Suzon roulait sur moi des yeux mourants ; son visage était enflammé, elle ne respirait que par intervalles, elle me renvoyait une chaleur prodigieuse. Je nageais dans un torrent de délices, mais j’en espérais encore de plus grandes, je me hâtais de les goûter. Ô ciel ! des moments si doux devaient-ils être troublés par le plus cruel des malheurs ! Je poussais avec ardeur ; mon lit, ce malheureux lit, témoin de mes transports et de mon bonheur, nous trahit. Il n’était que de sangle ; la cheville manqua, nous tombâmes avec un bruit affreux. Cette chute m’eût été favorable, puisqu’elle m’avait fait entrer jusqu’où je pouvais aller, quoiqu’avec une extrême douleur pour tous les deux. Suzon se faisait violence pour retenir ses cris. Effrayée, elle tâchait de s’arracher de mes bras ; j’étais furieux d’amour et de désespoir, et je ne la serrais que plus étroitement. Mon opiniâtreté me coûta cher.

Toinette, avertie par le bruit, accourt, ouvre et nous voit. Quel spectacle pour les yeux d’une mère, d’une mère, d’une fille, d’un fils ! La surprise la rendit immobile ; et comme si elle eût été retenue par quelque chose de plus puissant que ses efforts, il semblait qu’elle ne pût avancer. Elle nous regardait avec des yeux enflammés plutôt par la lubricité que par la fureur, elle avait la bouche ouverte pour parler, et la voix expirait sur ses lèvres.

Suzon était tombée en faiblesse ; ses yeux tendres se fermaient. Sans avoir ni le courage, ni la force de me retirer, je jettais les miens alternativement sur Toinette et Suzon, sur l’une avec rage, sur l’autre avec douleur. Enhardi par l’immobilité où l’étonnement semblait retenir Toinette, je voulus en profiter : je poussai ; Suzon donna alors un signe de vie, elle jeta un profond soupir, rouvrit les yeux, me serra, donna un coup de cul. Suzon goûtait le souverain plaisir : elle déchargeait ; ses ravissements me faisaient envie ; j’allais les partager. Toinette se lança sur moi au moment que je sentais les approches du plaisir ; elle m’arracha des bras de ma chère Suzon.

ô Dieux ! n’avais-je pas assez de force pour me venger ? Le désespoir me l’ôta sans doute, puisque je restai immobile dans les bras de cette marâtre jalouse.

Le Père Polycarpe, qui n’était pas moins curieux que Toinette de savoir ce qui venait de se passer, accourut dans cet intervalle, et ne demeura pas moins surpris qu’elle, à la vue du spectacle qui s’offrait à ses yeux, surtout de Suzon nue, couchée sur le dos, et qui se passait un bras sur les yeux en portant la main de l’autre à l’endroit coupable, comme si une pareille posture eût pu dérober ses charmes aux regards d’un moine lascif. Ce fut sur elle qu’il les porta d’abord. Les miens y étaient fixés comme sur leur centre, et ceux de Toinette l’étaient sur moi. La surprise, la rage, la crainte, rien ne m’avait fait débander. J’avais le vit décalotté et plus dur que le fer. Toinette le regardait. Cette vue obtint ma grâce et me réconcilia avec elle. Je sentais qu’elle m’entraînait doucement hors de la chambre. J’étais troublé, je ne savais ce que je faisais. Nu comme j’étais, je la suivis sans y penser, et tout cela se fit sans qu’il se fût dit une parole de part ni d’autre.


Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux
Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux

Toinette me conduisit dans sa chambre. Je m’aperçus, quand nous fûmes entrés, qu’elle fermait la porte aux verrous. La crainte me retira alors de mon étourdissement. Je voulus fuir ; je cherchais quelque refuge qui pût me dérober au ressentiment de Toinette. N’en trouvant pas, je me jetai sous le lit. Toinette reconnût le motif de ma frayeur et tâcha de me rassurer.

— Non, Saturnin, me dit-elle ; non, mon ami, je ne veux pas te faire de mal.

Je ne la croyais pas sincère et je ne sortais pas de ma place. Elle vint elle-même pour m’en retirer. Je voyais qu’elle tendait les bras pour m’attraper, je me reculais ; mais j’eus beau faire, elle me prit, par où ? par le vit ! Il n’y eut plus moyen de me défendre. Je sortis au plutôt, elle m’attira, car elle n’avait pas lâché prise.

La confusion de paraître in naturalibus ne m’empêcha point d’être surpris de trouver Toinette elle-même toute nue, elle qui, un moment avant, s’était offerte à mes yeux, sinon dans un état décent, du moins avec quelque chose qui cachait le nécessaire. Elle ne me lâchait pas le vit, qui reprenait dans sa main ce que la crainte lui avait fait perdre de sa force et de sa roideur. Dirai-je mon faible ? En la voyant, je ne pensai plus à Suzon : l’objet présent seul m’occupait ; je ne savais comment je sortirais de cette scène, mais je bandais toujours à bon compte : mes craintes étaient subordonnées à la passion. Toinette me tenait toujours le vit, et moi je regardais le con de Toinette.

Que fit ma ribaude ? Elle se coucha sur son lit et m’entraîna sur elle.

— Viens donc, petit couillon, me dit-elle en me baisant ; mets-le moi, là, bon !

Je ne me fis pas prier davantage, et, ne trouvant pas beaucoup de difficulté, je lui enfonçai jusqu’aux gardes. Déjà disposé par le prélude que j’avais fait avec Suzon, je sentis bientôt un flux de délices qui me fit tomber sans mouvement sur la lubrique Toinette, qui, remuant avec agilité la charnière, reçut les prémices de ma virilité. C’est ainsi que pour mon premier coup d’essai, je fis cocu monsieur mon père putatif. Mais qu’importe ?

Quelle foule de réflexions pour ces Lecteurs dont le tempérament froid et glacé n’a jamais ressenti les fureurs de l’amour ! Faites-les, Messieurs, ces réflexions ; donnez carrière à votre morale ; je vous laisse le champ libre, et ne veux dire qu’un mot. Bandez aussi fort que je bandais, vous foutriez, qui ? le diable !

J’allais répéter un aussi charmant exercice, quand nous fûmes interrompus par un bruit sourd qui partait de ma chambre. Toinette, qui vit bien de quoi il s’agissait, se leva en criant au Père de finir. Elle se rhabilla au plus tôt, me dit de me remettre sous le lit et courut pour empêcher que les choses ne fussent poussées plus loin.

À peine eut-elle le dos tourné, que je volai au trou. J’aperçus le moine qui tenait dans ses bras Suzon qui s’était rhabillée, mais dont le cotillon et la chemise étaient levés. La jaquette du moine l’était aussi et je jugeai que le bruit ne venait que de l’extrême grosseur du membre de sa Révérence, qui faisait sans doute des efforts inutiles pour le faire entrer dans un endroit qui n’était pas fait pour lui. Le débat finit à l’aspect de Toinette ; elle fondit sur les combattants, et arrachant Suzon des bras de l’incestueux Célestin, lui donna, avec deux ou trois soufflets, la liberté de sortir. Il semblait que l’action vigoureuse que Toinette venait de faire l’eût épuisée et qu’il ne lui restât plus assez de force pour marquer son mécontentement au Père Polycarpe : elle le regardait tout essoufflée. Un moine ne manque guère d’impudence ; cependant celle du Père ne tint pas contre la honte d’avoir été surpris en flagrant délit, peut-être contre la crainte des reproches dont il croyait que Toinette allait l’accabler, ou plutôt contre l’idée d’infamie dont il croyait qu’un moine devait être noté, quand il entreprenait d’exploiter une fille sans en venir à bout. Il rougissait ; il pâlissait, et n’osait presque regarder Toinette qui, de son côté, paraissait agitée des mêmes mouvements.

Moi, de mon trou, je les examinais attentivement et je m’attendais à être bientôt spectateur de quelque crise violente : je le craignais. Que je les connaissais peu l’un et l’autre ! Le moine paraissait confus, mais il ne débandait pas : un moine débande-t-il jamais ? Toinette paraissait furieuse, mais elle regardait le vit du moine : son faible était toujours de sacrifier toute sa colère à cette vue. Mon exemple devait m’avoir préparé à lui voir une pareille indulgence pour le Père : le raccommodement fut bientôt fait. Le moine s’approcha d’elle, et j’entendis qu’il lui disait, en lui mettant en main son joyeux aiguillon :

— Si je n’ai pu foutre la fille, du moins je foutrai la mère.

Oh ! pour cette insulte, Toinette était toujours disposée à la lui pardonner ; elle s’offrit même de bonne grâce pour victime à la fureur amoureuse du moine ; il la saisit, il l’embrassa, et tombant l’un sur l’autre sur les débris de mon lit, ils scellèrent réconciliation par une copieuse décharge ; du moins j’eus lieu de le juger aux transports du Père et aux serrements de cul de Toinette.

Pendant ce temps-là, allez-vous demander, que faisait ce petit bougre de Saturnin ? Se contentait-il de regarder comme un sot par le trou, sans se joindre du moins en idées, aux caresses des deux champions ? Belle demande ! Saturnin était nu, il était encore en feu des caresses que Toinette lui avaient faites ; le spectacle qu’il avait devant les yeux l’échauffait encore : que voulez-vous qu’il fît ? Il se branlait ; il enrageait de voir le moine sur Toinette sans en pouvoir tirer sa part, et le petit coquin déchargeait au moment que madame sa mère serrait le cul et que le Père se pâmait. Vous voilà instruit ; revenons à nos gens.

— Eh bien, dit le moine, trouves-tu que je fasse cela aussi bien que Saturnin ?

— Que Saturnin ! répondit-elle ; moi, j’ai fait quelque chose avec Saturnin ? Bon ! le petit fripon n’a-t-il pas été se cacher sous le lit où il est encore ? Mais patience, laissez venir Ambroise, les étrivières ne lui manqueront pas ; il les aura, et de la bonne façon !

J’écoutais ce colloque : jugez si une pareille promesse dut me faire plaisir ! Je redoublai mon attention, et j’entendis le Père qui répliquait :

— Là, là, Toinette, ne nous fâchons pas ; vous savez qu’il ne doit pas toujours demeurer ici ; il est assez grand à présent, n’est-il pas vrai ? Je veux l’emmener quand je partirai.

— Mais, reprit Toinette, vous ne songez pas que si ce petit coquin-là reste ici, nous ne pourrions plus rien faire ? Cela a de la langue et je me doute presque qu’il nous a découverts. Tenez justement ! poursuivit-elle en apercevant le trou de la cloison. Ah ! mon Dieu ! je n’avais pas encore remarqué ce trou. Il aura tout vu par là, le petit chien !

Je jugeai qu’elle allait venir vérifier son doute, et vite je me refourrai sous le lit, d’où je n’eus garde de sortir une seconde fois, quelque envie que j’eusse d’entendre le reste d’une conversation qui commençait à m’intéresser si fort. Je me tins clos et couvert, et j’attendis avec impatience le résultat de leurs discours. Je n’attendis pas longtemps. On vint bientôt me tirer de ma prison ; j’entendis ouvrir la porte, je tremblais que ce ne fut Ambroise. S’il m’avait vu là, quelle jolie scène pour moi ! C’était Toinette qui m’apportait mes habits et qui me dit de m’habiller au plus tôt. Je ne la regardais que de travers, après ce que je lui avais ouï dire à mon sujet. Je me hâtai de faire ce qu’elle me disait, mais je bravais ses menaces. Je remarquai qu’elle achevait de s’habiller aussi, et qu’elle se mettait même sur son propre. J’eus bientôt fait de mon côté, elle eût bientôt fait du sien.

— Allons, Saturnin, me dit-elle, venez avec moi.

Force me fut de la suivre. Où me mena-t-elle ? Chez monsieur le curé. J’avouerai franchement que la vue du presbytère me fit trembler. Le pasteur avait eu plusieurs fois l’honneur de me visiter le derrière (chose que, par parenthèse, il ne haïssait pas) et je craignais bien fort que ce ne fut encore pour lui procurer le même divertissement que l’on me menait chez lui. Je n’osais pas tout à fait laisser voir mes craintes à Toinette. Si je lui fait sentir que j’ai peur, disais-je, c’est peut-être réveiller le chat qui dort ; elle ne manquera pas de saisir l’occasion. Mais pourquoi m’amène-t-elle donc ici ? Je n’en sais trop rien. Faisons de nécessité vertu ; entrons toujours.

J’entrai, et effectivement j’en fus quitte pour la peur, car Toinette en me présentant au saint homme, le pria de vouloir me garder pendant quelques jours chez lui. Cette expression « pendant quelques jours » me rassura. Bon ! dis-je en moi-même, et quand ces quelques jours seront passés, le Père Polycarpe m’emmènera avec lui.

Cette espérance me charma, et fis que je me familiarisais plus aisément avec ma retraite, sur le motif de laquelle je n’osais pourtant réfléchir sans me sentir saisi de douleur. Suzon, chère Suzon, je te perdrai donc pour toujours ? m’écriais-je dans un coin de la salle où je m’étais d’abord retiré par frayeur, et où je restais par goût, parce que je rêvais à mon aise : à quoi ? À Suzon. L’agitation où j’étais depuis quelques heures n’avait fait que suspendre ce que je sentais pour elle, mais quand je fus revenu à moi-même, son idée m’occupa tout entier.

Oui, je me sentais déchirer le cœur quand je pensais que j’allais la perdre. Mon imagination se repaissait de tous ses charmes, elle parcourait toutes les beautés de son corps, c’étaient ses cuisses, c’étaient ses fesses, c’était sa gorge, ses petits tétons blancs et durs, que j’avais baisés tant de fois. Je me rappelais le plaisir que j’avais eu avec elle, et, réfléchissant sur celui que j’avais pris avec Toinette : qu’aurait-ce été, disais-je, si je l’eusse goûté sur Suzon ! Je me suis pâmé sur Toinette, je serais mort sur Suzon. Ah ! je n’aurais pas de regret à la vie, si je la perdais dans ses bras. Mais que sera-t-elle devenue ? Exposée aux fureurs de Toinette, elle va mourir de chagrin. Peut-être pleure-t-elle à présent, peut-être me maudit-elle ? Suzon pleure, et j’en suis la cause. Suzon me maudit ; elle jure de me haïr : Pourrai-je vivre si elle me hait, moi qui l’adore, moi qui souffrirais tout au monde pour lui épargner le moindre chagrin ? Hélas ! elle prévoyait notre malheur, et c’est moi qui l’y ai plongée !

Telles étaient les pensées qui m’agitaient alors ; elles me plongeaient dans une noire mélancolie dont je ne sortis qu’au son d’une clochette qui m’avertis qu’on avait servi le souper ; on vint m’appeler.

Laissons pour un moment Suzon ; nous la retrouverons bien toujours ; elle joue un rôle assez important dans ces mémoires. Allons prendre un repas, et faisons connaître quelques vues des originaux avec qui je le pris. Commençons par le chef.

Monsieur le curé était une de ces figures qu’on ne saurait regarder sans avoir envie de rire ; haut de quatre pieds, le visage large d’un demi et enluminé d’un rouge foncé qui ne lui venait pas de boire de l’eau ; un nez épaté surmonté de rubis ; de petits yeux noirs et vifs, ombragés d’épais sourcils ; un front petit, le poil frisé comme un barbet ; joignez-y un air goguenard et malin, voilà monsieur le curé. Avec cela, le coquin avait de bonnes fortunes, plus d’une m’en aurait encore dit des nouvelles dans le village. Il cultivait volontiers la vigne du Seigneur ; il faisait le petit Célestin. Ces petits magots-là sont d’ordinaire de vigoureux sires à ce jeu, et notre curé ne manquait pas, je crois, de ces talents, qui valent mieux qu’une belle figure, quand il est permis de les faire valoir.

Passons au second cartouche du tableau célestin de la maison de monsieur le curé et disons un mot de sa respectable gouvernante.

Madame Françoise était une vieille sorcière plus maline qu’un vieux singe, plus méchante qu’un vieux diable. Ôtez cela, c’était la bonté même. Son visage portait bien cinquante bonnes années ; la coquetterie est de tout pays et de toutes conditions : la vieille ne s’en donnait pas trente-cinq. Mais, malgré ses discours, elle était très canonique, et si canonique que, depuis une quinzaine d’années qu’elle était au service de monsieur le curé, elle l’avait garanti des retraites incommodes qu’il avait coutume de faire au séminaire, au moins deux ou trois fois chaque lustre, disgrâces qui avaient dégoûté le patron de la jeunesse ; et, quoique la dame Françoise eût les yeux bordés de rouge, le nez barbouillé de tabac, la bouche fendue jusqu’aux oreilles, et qu’elle n’eût plus dans cette bouche que quelques dents mal assurées, monsieur le curé, par reconnaissance pour ses services passés, ne démentait en rien son estime, et qui plus est, ses caresses pour elle. Madame Françoise était la surintendante de la maison ; tout passait par ses mains, jusqu’à l’argent des pensionnaires, qui n’en sortait guère. Elle ne parlait jamais de monsieur le curé qu’en nom collectif ; apportait-on de quoi dire une messe :

— Nous vous la dirons !

Donnait-on quelque chose de moins :

— Nous ne pouvons pas vous en dire pour ce prix-là !

— Eh ! madame Françoise (Madame gros comme le bras : elle se serait offensée qu’on n’eût pas mis cette honorable qualité à la tête de son nom), eh ! madame Françoise, je n’ai pas davantage !

— Néant ! Comment donc, vous croyez apparemment qu’on nous donne cela à nous ! Il nous faut du vin, il nous faut des cierges ; et notre peine, la comptez-vous pour rien ?

À l’ombre de l’union qui régnait entre madame Françoise et monsieur le curé, croissait une fille, soi-disante nièce du pasteur, mais qui lui appartenait de plus près que par la qualité de nièce. C’était une grosse joufflue, un peu picotée de petite vérole, mais fort blanche et une gorge adorable ; un nez tirant sur celui de monsieur le curé, aux rubis près qu’elle n’avait pas encore, mais beaucoup de disposition à en avoir un jour ; des yeux petits, mais ardents. Il n’aurait tenu qu’à elle de passer pour rousse, si elle n’avait pas ouï dire que c’était une couleur proscrite et que le blond était plus séant pour les belles ; comme elle croyait l’être, elle en prenait les attitudes. Ce n’est pas que le blond ou le roux eussent fort inquiété certain grand coquin d’écolier de philosophie qui venait de temps en temps passer huit ou dix jours au presbytère, et qui y venait moins par amitié pour monsieur le curé que pour sa charmante nièce, que le maraud serrait de près, et de si près que…

Mais il n’est pas encore temps de raconter ce qui m’arriva à son sujet.

Mademoiselle Nicole (c’était le nom de cette aimable personne), telle que je viens de vous la présenter, était l’objet des tendres vœux de tous les pensionnaires. Les externes voulaient aussi s’en mêler ; les grands étaient assez bien reçus, les petits fort mal. Je n’étais pas des plus grands, par malheur pour moi. Ce n’est pas que je n’eusse plusieurs fois tenté de pousser ma pointe auprès de cette aimable pouponne, mais mon âge parlait encore contre moi. On avait toujours eu la cruauté de refuser de m’admettre à la preuve que j’offrais de donner, que je n’étais jeune que par la figure, et pour achever de me désespérer, on ne manquait pas de confier mes entreprises amoureuses à la dame Françoise, la dame Françoise les confiait à monsieur le curé, et celui-ci ne me ménageait pas. J’enrageais d’être petit, car je voyais bien que c’était là la cause de tous mes malheurs.

La difficulté de réussir auprès de Nicole m’avait dégoûté. Des rebuts de la part de la nièce, les étrivières de la part du curé ; il n’y avait pas moyen d’y tenir. Tout cela n’avait pourtant pas éteint mes désirs ; ils n’étaient que cachés, la présence de Nicole les ralluma. Il ne manquait plus qu’une occasion qui leur donnât la liberté d’éclater, elle ne tarda pas à venir ; mais l’ordre des faits exige que cette aventure n’aille qu’à son tour, et son tour n’est pas encore venu : c’est celui de madame Dinville.

Je n’avais pas oublié que cette dame m’avait fait promettre d’aller dîner avec elle le lendemain. Je me couchai dans la résolution de lui tenir parole, et on juge bien que le jour ne changea rien à cette résolution. Si on me demandait si véritablement c’était pour madame Dinville que je voulais aller au château, à cela je ne saurais trop que répondre. En général, je dirais que c’était l’idée du plaisir qui m’y conduisait, mais je sentais que si ce plaisir m’était présenté par Suzon, il me serait bien plus sensible que si je le recevais de madame Dinville. L’espérance d’y trouver ma chère Suzon n’était pas sans vraisemblance, et voici comme je raisonnais : Pourquoi m’a-t-on mis chez monsieur le curé ? C’est, sans doute, parce que le Père Polycarpe s’est douté que Toinette m’a donné une leçon qui n’est pas de son goût ; et c’est dans la crainte que je ne m’accoutumasse trop aisément à ces leçons qu’il a jugé à propos de me placer ici. Toinette a bien vu autre chose de la part du Père ; elle a donc pour le moins autant de raisons d’éloigner Suzon du moine, que le moine en a eu de m’éloigner de Toinette. Si je trouve Suzon au château, il y a de petits bois dans le jardin : je l’engagerai à y venir. La petite friponne est amoureuse, elle y viendra, je la tiendrai à l’écart, nous serons seuls, nous n’aurons rien à craindre. Ah ! que de plaisirs je vais goûter ! Ces agréables idées me conduisirent jusqu’à la porte du château. J’entrai.

Tout était dans un calme profond chez madame Dinville. Je ne trouvai personne sur mon passage, ce qui me donna la liberté de traverser une longue file d’appartements. Je n’entrais dans aucun sans sentir mon cœur agité par l’espérance de voir Suzon et la crainte de ne la pas trouver.

— Elle sera dans celui-ci, disais-je, ah ! je vais la voir… Personne ! Dans un autre de même.

J’arrivai ainsi jusqu’à une chambre dont je trouvai la porte fermée, mais la clef y était. Je n’étais pas venu si loin pour reculer, j’ouvris ; ma hardiesse fut un peu déconcertée à la vue d’un lit où je jugeai qu’il devait y avoir quelqu’un couché. J’allais me retirer, quand j’entendis une voix de femme demander qui c’était, et en même temps je reconnus madame Dinville, qui ouvrait les rideaux et avançait la tête. J’allais me retirer, si la vue de sa gorge ne m’en eût ôté le pouvoir en me rendant immobile.

— Eh ! c’est mon ami Saturnin, s’écria-t-elle ; viens donc m’embrasser, mon cher enfant.

Aussi hardi après ces paroles que j’étais timide avant qu’elle eût ouvert la bouche, je courus sans façon me jeter dans ses bras.

— J’aime, me dit-elle d’un air de satisfaction, quand je me fus acquitté d’un devoir où le cœur avait eu plus de part que la politesse, j’aime qu’un jeune homme se pique d’obéir ponctuellement.

À peine eut-elle achevé ces mots que je vis sortir d’un cabinet de toilette une petite figure minaudière, qui parut en écorchant d’un ton de fausset l’air d’une chanson nouvelle alors, dont il marquait la cadence par des pirouettes qui répondaient à merveille aux bizarres accents de sa voix.

À la brusque apparition de cet Amphion moderne, à qui j’entendis donner le nom d’abbé, je rougis pour madame Dinville des marques indiscrètes de bienveillance qu’elle venait de me donner, et pour mon propre compte, du motif de celles dont j’avais payé les siennes. Mais je me vengeai bientôt du trouble qu’il venait de me causer, par le jugement que je portai sur lui. La situation où l’on se trouve influe ordinairement sur la façon de penser des choses que l’on voit. Je ne doutai pas que mon arrivée imprévue n’eût dérangé une partie qui ne souffre de tiers qu’à titre d’importun : pouvais-je effectivement penser qu’un homme pût se trouver seul avec une femme sans y faire ce que je sentais que j’aurais fait moi-même.

Dans la crainte qu’il n’eût pénétré le sujet de ma visite, à peine osais-je jeter les yeux sur lui. Si la curiosité me les faisait quelquefois lever, la crainte de rencontrer sur son visage quelque sourire malin me les faisait baisser sur-le-champ ; je n’y trouvai pourtant pas ce que j’appréhendais si fort d’y apercevoir, et, perdant l’habitude de le regarder comme un témoin redoutable, mes yeux s’accoutumèrent insensiblement à ne plus voir en lui qu’un importun qui par sa présence allait gêner les plaisirs dont mon imagination avait fait un portrait si riant à mon cœur.

Je l’examinais avec attention, et, réfléchissant sur le nom d’abbé, que je venais de lui entendre donner, je cherchais dans toute sa petite personne quelques marques justificatives de cette qualité qui me paraissait fort mal placée. Je n’avais sur le mot d’abbé que des idées extrêmement bornées ; je m’imaginais que tous les abbés du monde devaient être faits comme monsieur le curé ou monsieur le vicaire ; et j’avais peine à concilier l’air bonhomme que je leur connaissais avec les pétulantes extravagances de celui que j’avais devant les yeux.

Ce petit Adonis, nommé l’abbé Fillot, était le fils du Receveur des Tailles de la ville voisine, homme fort riche, Dieu sait aux dépens de qui. Il revenait de Paris, comme la plupart des sots de sa trempe, plus chargé de fatuité que de doctrine, et il avait accompagné madame Dinville à sa campagne, pour lui faire passer le temps plus agréablement. Écolier, abbé, tout était bon pour elle.

La dame sonna, on vint ; c’était Suzon. Mon cœur tressaillit à sa vue ; j’étais charmé que mes conjectures se trouvassent aussi heureusement. Elle ne m’aperçut pas d’abord, parce que j’étais caché par les rideaux du lit sur lequel madame Dinville m’avait fait asseoir, situation que, par parenthèse, monsieur l’abbé commençait à ne pas trouver à son gré. Il avait peine à souffrir la petite liberté que madame Dinville me donnait, et je voyais qu’il taxait de mauvais goût la complaisance qu’elle me témoignait.

Suzon s’avança, elle me vit. Dans le moment, ses belles joues s’animèrent des plus vives couleurs ; elle baissa les yeux, l’agitation lui coupa la parole. J’étais dans un état peu différent du sien, excepté qu’elle baissait les yeux, et que les miens étaient fixés sur elle. Les charmes de madame Dinville, dont elle ne me ménageait pas la vue, sa gorge, ses tétons et les autres beautés de son corps, dont un drap jaloux dérobait, à la vérité, le spectacle à mes yeux mais n’en rendait la peinture que plus vive à mon imagination, tout cela avait fait dans mon cœur des impressions qui tournèrent en l’instant au profit de Suzon. Mais la réflexion corrigea bientôt un sentiment trop précipité et me ramena, non pas tout d’un coup, à mon caractère dominant.

Si j’eusse eu le choix de Suzon ou de madame Dinville, je n’aurais pas balancé : Suzon avait la pomme ; mais on ne me présentait pas l’alternative. La possession de Suzon n’était pour moi qu’une espérance fort incertaine, et la jouissance de madame Dinville était presque une certitude, ses regards m’en assuraient. Ses discours, quoique gênés par la présence du petit abbé, ne détruisaient pas l’espoir que ses yeux me laissaient concevoir. Suzon, après avoir été chargée d’avertir une femme de chambre, sortit, et son départ commença à restituer à madame Dinville des désirs qui lui appartenaient, puisqu’ils étaient son ouvrage.

Je restai cependant si troublé, les mouvements de mon cœur, combattus et détruits alternativement par deux causes qui l’intéressaient également, l’une par l’idée du plaisir, l’autre par celle du plaisir accompagné de quelque chose de plus touchant, étaient dans une si grande confusion, que je ne m’aperçus pas de la brusque disparition de l’abbé. Madame Dinville l’avait bien vu sortir ; mais, s’imaginant que je l’avais vu aussi, elle ne croyait pas qu’il fût besoin de m’en faire souvenir. Elle se pencha sur son coussin, et, me regardant avec une douce langueur qui me disait inutilement qu’il ne tenait qu’à moi de devenir heureux, elle me prenait tendrement la main, qu’elle me pressait dans la sienne, en la laissant de temps en temps tomber d’un air indifférent sur ses cuisses, qu’elle serrait et desserrait avec un mouvement lascif. Ses regards accusaient ma timidité, et semblaient me reprocher que je n’étais plus le même que la veille. Toujours préoccupé de la pensée que l’abbé nous examinait, je restais dans une défiance niaise qui l’impatienta.

— Tu dors, Saturnin ? me dit-elle.

Un galant de profession aurait profité de l’occasion pour débiter une tirade d’impertinences. Je ne l’étais pas, je n’en dis qu’une :

— Non, Madame, je ne dors pas.

Quoique cette réponse innocente diminuât de beaucoup l’idée que mon effronterie de la veille avait pu lui donner de mon savoir, elle ne fit pas de tort à sa bonne volonté pour moi ; elle fit un effet tout contraire ; elle me donna un nouveau titre à ses yeux, me fit regarder comme un novice, morceau délicat pour une femme galante, dont l’imagination est voluptueusement flattée par l’idée d’un plaisir d’autant plus vif, que celui qui le lui donne n’en connaît pas tout le prix, et l’aiguise lui-même par des ravissements qu’il n’a jamais éprouvés, par des transports qui augmentent la vivacité de ceux qu’elle ressent. C’est ainsi que pensait madame Dinville, et n’est-ce pas ainsi que pensent toutes les femmes ?

Mon indifférence fit connaître à la dame que sa façon d’attaquer ne faisait que glisser sur moi, et qu’il fallait quelque chose de plus frappant pour m’émouvoir. Elle me lâcha la main, et, étendant les bras avec un bâillement étudié, elle m’étala une partie de ses charmes. Son action retira mes esprits de l’engourdissement où ils étaient depuis la sortie de Suzon. Je me réveillai, la vivacité reparut sur mon visage, l’idée de Suzon se dissipa ; mes yeux, mes regards, mon impatience, tout fut dans l’instant pour madame Dinville. Elle s’aperçut de l’effet de sa ruse, et pour mener mes désirs par degrés, et m’encourager insensiblement à perdre ma timidité, elle me demanda, en jetant les yeux de côté et d’autre, ce qu’était devenu l’abbé. J’eus beau regarder je ne le voyais pas ; je sentis ma sottise.

— Il est sorti, reprit-elle ; et, affectant de jeter un peu son drap en se plaignant de la chaleur, elle me découvrit une cuisse extrêmement blanche, sur le haut de laquelle un bout de chemise paraissait mis exprès pour empêcher mes regards d’aller plus loin, et plutôt à dessein d’exciter que de contenter ma curiosité. Malgré l’obstacle qu’elle opposait, j’entrevis quelque chose de vermeil qui me mit dans un trouble dont ses yeux intéressés reconnurent bientôt le motif. Elle recouvrit adroitement un endroit dont la vue avait fait tout l’effet qu’elle en espérait. Je lui pris d’un air timide une main qu’elle m’abandonna sans résistance ; je la baisai avec transport ; mes yeux, que je fixai sur elle, étaient enflammés, les siens étaient brillants et animés. Les choses se disposaient à merveille ; mais il était écrit que les plus belles occasions s’offriraient sans que je pusse en profiter. Cette maudite femme de chambre que l’on avait dit à Suzon d’avertir, arriva dans le temps qu’on n’avait guère besoin d’elle. Je lâchai promptement la main que je tenais, la soubrette entra en riant comme une folle ; elle se tint un moment à la porte, pour se dédommager, par l’abondance de ses éclats, de la gêne que la présence de sa maîtresse allait leur faire.

— Qu’avez-vous donc, extravagante ? lui dit madame Dinville d’un air sec.

— Ah ! madame répondit-elle, monsieur l’abbé…

— Eh bien, qu’a-t-il fait ? reprit sa maîtresse.

Dans le moment rentra l’abbé en se cachant le visage avec son mouchoir. Les ris de la suivante augmentèrent à sa vue.

— Qu’avez-vous donc ? lui demanda madame Dinville.

— Vous voyez mon visage, répondit-il, en nous découvrant un visage qui paraissait sortir d’un violent assaut, voilà l’ouvrage de mademoiselle Suzon.

— De Suzon ? reprit madame Dinville, en éclatant à son tour.

— Voilà ce que coûte un baiser, poursuivit-il froidement ; ce n’est pas l’acheter trop cher, comme vous voyez.

Je ne pus m’empêcher de rire comme les autres de l’air aisé dont l’abbé nous parlait de son malheur. Il soutint sur le même ton les railleries que madame Dinville ne lui ménageait pas.

Elle s’habilla ; l’abbé, malgré le mauvais état de son visage, fit le coquet à la toilette, dit des impertinences, contrôla la coiffure, fit des contes à madame Dinville qui riait de ses balivernes. La suivante pestait contre ses corrections, et moi je riais de la figure du petit homme. Allons dîner.

Nous étions quatre à table : madame Dinville, Suzon, l’abbé et moi. Qui fit une sotte figure ? Ce fut moi, quand je me vis placé vis-à-vis de Suzon ; l’abbé, qui était à son côté, faisait bonne mine à mauvais jeu et paraissait bien embarrassé à persuader à madame Dinville que les traits railleurs dont elle l’accablait n’étaient pas capables de le déconcerter. Suzon n’était guère moins confuse, cependant je croyais voir dans ses regards furtifs qu’elle n’aurait pas été fâchée que nous eussions été seuls. Sa vue m’avait encore rendu infidèle à madame Dinville, et je souhaitais avec impatience que nous fussions sortis de table dans l’espérance de trouver quelque moyen de nous dérober. Le dîner fini, je fis signe à Suzon : elle m’entendit, elle sortit. J’allais la suivre ; madame Dinville m’arrêta en me disant qu’elle voulait que je lui servisse d’écuyer à la promenade. Se promener à quatre heures après-midi dans l’été ! La proposition parut extravagante à l’abbé, mais ce n’était pas pour avoir son approbation qu’elle la faisait. Elle avait ses vues ; elle savait qu’il était trop amoureux de son teint pour l’exposer avec aussi peu de ménagement à l’ardeur du soleil : aussi prit-il le sage parti de rester. J’aurais bien voulu me dispenser de suivre la dame pour aller rejoindre Suzon, mais je n’osais proposer un prétexte, et je sacrifiai mon envie à la déférence dont je crus devoir payer l’honneur qu’on voulait bien me faire.

Suivis des yeux par l’abbé, dont les éclats de rire extravagants prévenaient notre retour, et se vengeaient par avance de ceux que nous ne lui avions pas ménagés, nous marchions, avec une gravité concertée, au milieu des parterres sur lesquels le soleil dardait ses rayons les plus ardents. Madame Dinville ne leur opposait qu’un simple éventail, et moi l’habitude. Nous fîmes plusieurs tours avec une indifférence qui désespérait notre railleur. Je ne pénétrais pas encore le dessein de la dame et je ne concevais pas qu’elle pût résister à une chaleur que je commençais à trouver moi-même insupportable. J’allais m’impatienter de la qualité d’écuyer, et j’y aurais volontiers renoncé, mais je ne connaissais pas encore toutes les fonctions de cet emploi, et on m’en réservait une qui devait me consoler de l’ennui de la première.

Notre opiniâtreté avait forcé l’abbé de se retirer, nous étions au bout d’une allée ; madame Dinville se lança dans un petit bosquet dont l’agréable fraîcheur ne nous promettait plus qu’une promenade charmante, si nous la continuions dans cet aimable endroit. Je le lui dis.

— Je n’y suis pas venue pour en sortir si tôt, me répondit-elle, en jetant sur moi des yeux qui cherchaient à pénétrer dans les miens si je n’étais pas au fait du motif de sa promenade.

Elle n’y trouva rien. Je ne m’attendais pas au bonheur qui m’était préparé. Elle me tenait le bras qu’elle serrait affectueusement, et comme une personne extrêmement fatiguée, elle penchait la tête sur mon épaule, et approchait son visage si près du mien que j’aurais été un sot si je n’eusse pas pris un baiser qui se présentait de lui-même. On me laissa faire. Je réitérai ; même facilité, j’ouvris les yeux.

— Oh ! pour le coup, dis-je en moi-même, si elle le veut, c’est une affaire faite ; nous n’aurons pas ici d’importuns.

Il semblait qu’elle eût pénétré ma pensée, car nous étions engagés dans un labyrinthe dont les détours et l’obscurité nous dérobaient aux yeux les plus clairvoyants, elle me dit qu’elle voulait profiter de la fraîcheur du gazon. Elle s’assit à l’abri d’une charmille, qui entourait un petit carré où nous étions, rendait l’endroit délicieux pour l’usage auquel elle le destinait ; j’en fis autant, et je me mis à côté d’elle. Elle me regarda, me serra la main et se coucha. Je crus que l’heure du berger allait sonner, et déjà je préparais l’aiguille, quand tout à coup elle s’endormit. Je crus d’abord que ce n’était qu’un assoupissement léger causé par la chaleur, et qu’il me serait facile de dissiper ; mais voyant qu’il augmentait, j’eus la simplicité de me désespérer d’un sommeil dont la promptitude et la force devaient m’être suspectes.

— Encore, disais-je, si c’était après avoir satisfait mes désirs, je lui pardonnerais ! Mais avoir la cruauté de s’endormir au moment qu’elle me donnait les plus belles espérances, je ne pouvais m’en consoler.

Je l’examinais avec douleur : elle était dans le même habillement que la veille ; elle n’avait rien sur la gorge, mais elle y avait suppléé d’une façon qui en rendait l’impression plus piquante : elle y avait mis son éventail, qui suivait les mouvements du sein et se soulevait assez pour m’en laisser entrevoir la blancheur et la régularité. Pressé par mes désirs, je me sentais des envies de la réveiller, qui étaient sur-le-champ détruites par la crainte de l’indisposer et de faire évanouir, par mon impatience, un reste d’espoir dont son réveil me flattait encore. Je cédai cependant à la démangeaison de porter la main sur sa gorge.

— Elle dort d’un sommeil trop profond pour se réveiller, disais-je, et quand elle se réveillerait, mettons les choses au pis, elle me grondera, voilà tout. Je l’ai bien fait hier, elle ne l’a pas trouvé mauvais ; le trouvera-t-elle aujourd’hui ? Essayons.

Je portai une main tremblante sur un téton, tandis que je jetais les yeux sur le visage, prêt à finir au moindre signe qu’elle ferait ; elle n’en fit pas, je continuai. À peine ma main osait-elle s’appesantir ; elle ne faisait, pour ainsi dire, que friser la superficie, comme une hirondelle qui rase l’eau en y trempant de temps en temps ses ailes. Bientôt j’ôtai l’éventail, et bientôt je pris un baiser : rien ne la réveilla. Devenu plus hardi, je changeai de posture, et mes yeux, animés par la vue des tétons à faire de nouvelles découvertes, voulurent descendre plus bas. Je mis la tête aux pieds de la dame, et collant mon visage contre terre, je cherchais à pénétrer dans l’obscur pays de l’amour, et je ne voyais rien. Ses jambes étaient croisées et la cuisse droite se trouvant collée sur la gauche mettait mes regards en défaut. Je voulus du moins me dédommager en touchant de l’impossibilité de voir. Je coulai la main sur la cuisse et j’avançai insensiblement jusqu’au pied de la montagne. Déjà je touchais du bout du doigt l’entrée de la grotte, je croyais n’en pas souhaiter davantage, je croyais y borner tous mes désirs. Parvenu à ce point, je ne m’en trouvai que plus malheureux. J’aurai voulu que mes yeux participassent au plaisir de ma main ; je la retirai, et je retournai à ma première place pour y examiner de nouveau le visage de ma dormeuse. Je n’y trouvai aucune altération, il semblait que le sommeil eut versé sur elle ses pavots les plus assoupissants. J’entrevoyais cependant un œil dont le clignotement m’inquiétait. Je l’examinais avec défiance, et si dans l’instant il ne se fût fermé tout à fait, peut-être me serais-je contenté de ce que j’avais fait, et aurais-je attendu le réveil pour en faire davantage, mais l’immobilité de cet œil suspect me rendit la confiance. Je retournai à mon poste inférieur, et devenu plus entreprenant par l’espérance de l’impunité, je commençais à lever le jupon le plus doucement qu’il m’était possible. Elle fit un mouvement, je la crus réveillée. Je me retirai avec précipitation, et le cœur frappé d’un sentiment de frayeur, tel que peut l’avoir un homme qui voit un précipice dont le hasard vient de le sauver. Je me remis en tremblant à ma place sans oser la regarder ; mais je ne restai pas longtemps dans cette contrainte ; mes yeux retournèrent sur elle ; je reconnus avec plaisir que le mouvement qu’elle avait fait ne venait pas de son réveil, et je crus n’avoir à remercier que la fortune de l’heureuse situation dans laquelle elle venait de se mettre. Ses jambes s’étaient décroisées ; elle avait le genou droit élevé, et le jupon tombé par ce moyen sur son ventre exposait à mes yeux et ses cuisses et ses jambes, et sa motte et son con ! Je m’énivrai de ce charmant spectacle. Un bas proprement tiré, noué sur le genou avec une jarretière feu et argent, une jambe faite au tour, un petit pied mignon, une mule, la plus jolie du monde, des cuisses, ah ! des cuisses dont la blancheur éblouissait, rondes, douces, fermes ; un con d’un rouge de carmin, entouré d’une haie de petits poils plus noirs que le jais, et d’où sortait une odeur plus douce que celle des parfums les plus délicieux ! J’y mis le doigt, je le chatouillai un peu. Le mouvement qu’elle avait fait ayant extrêmement écarté ses jambes, j’y portai aussitôt la bouche, en tâchant d’y enfoncer la langue. Je bandais d’une force, ah ! les comparaisons l’exprimeraient faiblement !

Rien ne put alors m’arrêter : réflexion, crainte, respect, tout disparut. Mon cœur était devenu la proie des désirs les plus violents et les plus impétueux ; j’aurais foutu la sultane favorite en présence de mille eunuques, le cimeterre nu, et prêts à laver mes plaisirs dans mon sang. Je m’étendis sur madame Dinville, je l’enconnai, avec la précaution pourtant de ne pas m’appuyer sur elle de peur que la pesanteur de mon corps ne la réveillât. Appuyé sur mes deux mains, je ne la touchais qu’avec mon vit, je ne la poussais qu’avec un mouvement doux et réglé, qui me faisait avaler à longs traits le plaisir : je n’en prenais que la fleur.

Les yeux fixés sur ceux de ma dormeuse, je collais de temps en temps ma bouche sur la sienne ; la précaution que j’avais prise de m’appuyer sur mes mains ne tint pas contre le ravissement où je me trouvai bientôt. Plus d’attentions, je me laissai tomber sur la dame, il ne fut plus en mon pouvoir de faire autre chose que de la serrer et la baiser avec fureur. La fin du plaisir me rendit l’usage de mes yeux que le commencement m’avait ôté, elle me rendit le sentiment que j’avais perdu : je ne le recouvrai que pour voir des transports de madame Dinville que je n’étais plus en état de partager. Ma dormeuse venait de croiser les mains sur mes fesses, et, élevant le derrière qu’elle remuait avec une vivacité prodigieuse, elle m’attirait sur elle de toute sa force. J’étais immobile, et je lui baisais encore la bouche avec un reste de feu que le sien commençait à rallumer.

— Cher ami, me dit-elle à demi-voix, pousse encore un peu ; ah ! ne me laisse pas en chemin.

Je me remis à travailler sur de nouveaux frais, plein d’une ardeur qui ne s’éteignit pas sitôt que la sienne, car, à peine eus-je donné cinq ou six coups qu’elle perdit connaissance. Cette vue ne fit que m’animer davantage, je doublai le pas, je l’atteignis, je tombai sans mouvement dans ses bras, et nous confondîmes nos plaisirs dans nos embrassements mutuels.

Quand l’évanouissement du plaisir nous eut avertis qu’il était temps de changer de posture, je me retirai et j’avoue que je ne le fis pas sans confusion. Je baissais la vue, la dame avait les yeux tournés sur moi et m’examinait. J’étais sur mon séant ; elle me passa une main sur le col, me fit recoucher sur l’herbe, et porta l’autre main à mon vit. Elle se mit à me le chatouiller, à me baiser.

— Que veux-tu donc faire, grand innocent ? me dit-elle ; as-tu peur de me montrer un vit dont tu sais si bien te servir ? Te cachai-je quelque chose, moi ? Tiens, vois mes tétons, baise-les ; mets cette main-là dans mon sein, bon ; et celle-ci, porte-la à mon con ; à merveille ! Ah ! fripon, que tu me fais de plaisir !

Animé par la vivacité de ses caresses, j’y répondais avec la même ardeur ; mon doigt s’acquittait à merveille de sa fonction : elle roulait des yeux passionnés en m’embrassant et en me poussant de profonds soupirs dans la bouche. Elle tenait ma cuisse droite passée dans les siennes, et elle la serrait avec des redoublements de soupirs, qu’elle termina en se laissant tomber sur moi et en me couvrant des preuves parlantes du plaisir que je venais de lui donner.

Mon vit avait repris toute sa roideur, mes désirs renaissaient avec une nouvelle vivacité. Je me mis à mon tour à l’embrasser, à la serrer dans mes bras. Elle ne me répondait que par des baisers. J’avais toujours le doigt dans son con ; je lui écartai les jambes en regardant ce charmant endroit avec complaisance. Ces approches du plaisir sont plus piquantes que le plaisir même. Est-il possible d’imaginer quelque chose de plus délicieux que de manier, que de considérer une femme qui se prête à toutes les postures que votre lubricité peut inventer ? On se perd, on s’abîme, on s’anéantit dans l’examen d’un joli con ; on voudrait n’être qu’un vit pour pouvoir s’y engloutir. Pourquoi n’a-t-on pas la prudence de s’en tenir à ce charmant badinage ? L’homme, insatiable dans ses désirs, en forme de nouveaux dans le sein des plaisirs même ; plus les plaisirs qu’il goûte sont vifs, plus les désirs qu’ils font naître sont violents.

Découvrez une partie de votre gorge à votre amant, il veut la voir toute entière ; montrez-lui un petit téton blanc et dur, il veut le toucher : c’est un hydropique dont la soif s’accroît en buvant ; laissez-lui toucher, il voudra le baiser ; laissez-lui porter la main plus bas, il y voudra porter le vit : son esprit, ingénieux à lui forger de nouvelles chimères, ne lui laissera pas de repos qu’il ne vous l’ait mis.

S’il vous le met, qu’arrive-t-il ? Semblable au chien de la fable, il lâche l’os pour prendre l’ombre, il perd tout en voulant tout avoir. Tout cela est excellent, mais après tout, il en faut toujours revenir au proverbe : « Vit bandant n’a point d’arrêt », et moi-même, qui prêche ici comme un docteur, hélas ! si le ciel l’avait voulu, je serais le premier à faire le contraire de ce que je dis, s’il se présentait une femme dans l’attitude où l’avais mise madame Dinville, les jambes écartées, me montrant un con rouge et vermeil, où il ne tiendrait qu’à moi de me plonger dans une source de plaisirs, m’amuserais-je à lanterner, à baisoter, à chatouiller, à la foutaise, enfin ? Non, parbleu ! Je la foutrais sonica.

Jugez si je fus longtemps à coniller autour de ma fouteuse ! Je l’enconnai vigoureusement. Elle, vive et infatigable, m’embrassa, en répondant avec un mouvement égal aux coups que je lui donnais. J’avais les mains croisées sous ses fesses, elle avait les siennes croisées sur les miennes ; je la serrais avec transport, elle me serrait de même ; nos bouches étaient collées l’une sur l’autre, elles étaient deux cons ; nos langues se foutaient ; nos soupirs, poussés et confondus l’un dans l’autre, nous causaient une douce langueur, qui fut bientôt couronnée par une extase qui nous enleva, qui nous anéantit.

On a grande raison de dire que la vigueur est un présent du ciel. Libéral envers ses fidèles serviteurs, il consent que leurs rejetons participent à cette libéralité et que la force génitale soit héréditaire et passe des moines à leurs enfants : c’est le seul patrimoine qu’ils leur laissent. Hélas ! que je l’ai promptement dissipé, ce patrimoine ! Mais n’anticipons pas sur les événements ; retarder le récit de son malheur, c’est en adoucir le sentiment.

Toute l’étendue du don du Ciel m’était nécessaire pour sortir à mon honneur de l’aventure où j’étais engagé. Si j’avais affaire à forte partie, je pouvais, sans vanité, m’appliquer les paroles du Cid :

Je suis jeune, il est vrai, mais aux âmes bien nées
La valeur n’attend pas le nombre des années.

J’en avais jusqu’alors donné les marques les plus vigoureuses à madame Dinville, mais il semblait que son courage s’accrût avec ma résistance, et elle s’aperçut bientôt que je ne me battais plus qu’en retraite. Elle m’excitait, elle m’animait à lui porter de nouveaux coups ; elle s’y présentait, et contribuait par ses caresses à me procurer une nouvelle victoire.

Je recommençais à la regarder avec langueur ; je retrouvais du plaisir à lui baiser la gorge ; je lui grattais le con avec plus de vitesse, je soupirais. Elle s’aperçut de l’heureuse disposition où ses caresses m’avaient mis.

— Ah ! le fripon ! me dit-elle en me baisant les yeux ; tu bandes : qu’il est dur, ton cher vit ! qu’il est gros ! qu’il est long ! Coquin ! tu feras fortune avec un vit comme celui-là, eh bien ! veux-tu recommencer, dis ?

Je ne lui répondis qu’en la pressant amoureusement de se renverser.

— Attends donc, reprit-elle, attends, mon ami, je veux te faire goûter un plaisir nouveau, je veux te foutre à mon tour : couche-toi comme je l’étais tout à l’heure.

Je me couchai aussitôt sur le dos ; elle monta sur moi, me prit elle-même le vit, me le plaça et se mit à pousser. Je ne remuais pas, je lui laissais tout faire, et je n’avais d’autre fatigue que celle de recevoir le plaisir qu’elle me donnait. Je la contemplais de temps en temps ; elle interrompit son ouvrage pour m’accabler de baisers. Ses tétons cédaient avec de petites secousses au mouvement de son corps et venaient se reposer sur ma bouche où je les suçais. Une sensation voluptueuse m’avertit de l’approche du grand plaisir. Je joignis mes élancements à ceux de ma fouteuse ; je déchargeai, elle déchargea, et je me retrouvai tout couvert du foutre dont elle m’avait inondé. Excédé, brisé par l’exercice violent, par les assauts que j’avais livrés et reçus depuis près de deux heures, je me sentis accablé par une envie de dormir à laquelle je cédai sans résistance. Madame Dinville me plaça elle-même la tête sur son sein, et voulus que je goûtasse les douceurs du sommeil dans un endroit où je venais de goûter toutes celles de l’amour, et qui était encore brûlant de mes baisers. Elle m’essuya elle-même la sueur de mon visage, et me donnant un baiser :

— Dors, me dit-elle, mon cher amour ; dors tranquillement ; je me contenterai de te voir.

Je m’assoupis bientôt, je dormis d’un profond sommeil, et le soleil s’approchait de l’horizon quand je me réveillai. Je n’ouvris les yeux que pour les porter sur madame Dinville, elle me regardait d’un air riant. Elle s’était occupée à faire des nœuds pendant mon sommeil. Elle interrompit son ouvrage pour me glisser la langue dans la bouche, et le laissa bientôt dans l’espérance que j’allais l’occuper à faire des nœuds d’une autre espèce. Elle ne me cacha point ses désirs et me pressa de les satisfaire. J’étais d’une nonchalance qui irritait son impatience. Je n’avais ni dégoût, ni envie, cependant je sentais que s’il eût dépendu de moi, j’aurais préféré le repos à l’action. Ce n’était pas là le dessein de la dame. Elle me tenait dans ses bras et m’accablait de caresses brûlantes : peine perdue, j’y étais insensible, je tâchais moi-même, mais en vain, d’exciter des désirs que je n’avais plus. Elle s’y prit d’une autre façon pour ranimer ma chaleur éteinte. Elle se coucha sur le dos, se troussa : elle connaissait combien une semblable vue avait de pouvoir sur moi ; elle remuait le derrière d’une manière lascive ; je sentais quelques légères émotions ; je portais la main sur ce qu’elle me montrait, mais je la portais d’un air indifférent. Je chatouillais avec plus d’indifférence encore ; elle me tenait pendant ce temps-là le vit, et semblable à un médecin qui tâte le pouls à un criminel à qui l’on donne la question, et sur sa force ou sa faiblesse règle la dose qu’on doit lui donner, elle me branlait avec plus ou moins de vitesse, proportionnément aux degrés de lubricité qu’elle sentait naître. Elle en vint enfin à son honneur : je bandai, elle triomphait ; je voyais dans ses yeux pétillants la joie que lui causait le retour de ma virilité. Charmé moi-même de l’effet de ses caresses, je voulus sur-le-champ lui donner des marques de ma reconnaissance. Elle les reçut avec une fureur amoureuse dont la vivacité seconda si bien mon zèle. Elle me serrait, se lançait avec des mouvements si rapides et si passionnés que je déchargeai sans presque m’être donné aucune peine, mais avec tant de plaisir que je voulus du mal à mon vit de l’obstacle qu’il avait apporté par sa lenteur à une jouissance aussi délicieuse. Il était temps de quitter ce gazon où nous venions de nous livrer à tous les transports de l’amour.


Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux
Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux

Nous le quittâmes, et pour tromper la pénétration maligne de ceux qui, nous voyant échauffés comme nous l’étions, ne pourraient en soupçonner la cause, nous fîmes quelques tours dans le labyrinthe, et ces tours ne se firent pas sans causer.

— Que je suis contente de toi, mon cher Saturnin, me disait madame Dinville. Et toi ?

— Moi, lui répondais-je, je suis enchanté des plaisirs que vous venez de me faire goûter !

— Oui, reprenait-elle, mais je ne suis guère sage de m’être ainsi livrée à tes désirs ; sauras-tu avoir de la discrétion, Saturnin ?

Je lui répliquai que je voyais bien qu’elle ne m’aimait guère, et qu’elle se repentait des bontés qu’elle avait eues pour moi, puisqu’elle me croyait capable d’en abuser. Elle fut si contente de ma réponse, que j’en aurais été sur-le-champ payé par le plus tendre baiser, si nous ne nous étions pas trouvés à l’entrée du parterre, et à portée d’être aperçus, mais, sans me répondre, elle me serra la main contre son cœur, et me regarda d’un air de langueur qui me charma.

Nous allions extrêmement vite ; la conversation était tombée, et je m’apercevais que madame Dinville jetait des yeux inquiets de côté et d’autre. Je n’avais garde d’en pénétrer la cause ; je ne la soupçonnais pas ; vous ne l’auriez pas soupçonnée vous-même, et vous ne vous seriez pas attendu qu’après avoir travaillé comme nous l’avions fait, la dame ne fût pas contente de sa journée. Ce n’était pourtant que l’envie de la couronner avec honneur qui la rendait si attentive, et qui la faisait examiner si soigneusement si quelque indiscret domestique ne viendrait pas y mettre obstacle. Mais, direz-vous, il fallait donc qu’elle eût le diable au cul ? D’accord ; elle venait de sucer ce pauvre petit Bougre ; il n’en pouvait plus ; il était rendu, cela est vrai, mais comment a-t-elle fait pour le faire bander ? Oh ! c’est ce que vous allez voir.

En garçon qui commençait à savoir son monde, puisque j’y venais de faire une entrée assez brillante, j’aurais crû manquer à mon devoir si je n’avais pas remis madame Dinville dans son appartement. Cela fait, je me préparais à lui tirer ma révérence, et je croyais l’embrasser pour la dernière fois de la journée :

— Eh quoi ! me dit-elle avec surprise, tu veux t’en aller, mon ami ? Il n’est pas huit heures ; va, reste, je ferai ta paix avec ton curé.

Je lui avais dit que j’avais changé de demeure et que j’avais l’honneur d’être un des pensionnaires de monsieur le curé. L’idée du presbytère me faisait baisser l’oreille, et je n’étais pas fâché que l’obligeante madame Dinville m’épargnât une heure de dégoût. Elle me fit asseoir sur son canapé, alla fermer la porte de sa chambre, et vint se mettre à côté de moi. Aussitôt, me prenant une main qu’elle pressait dans les siennes, elle me regarda fixement et sans me parler. Je ne savais que penser de ce silence, elle le rompit :

— Tu ne te sens donc plus d’envie ? me dit-elle.

L’impuissance où j’étais de la satisfaire me rendait muet ; l’aveu de ma faiblesse me coûtait à faire. Confus et désespéré, je baissais les yeux.

— Nous sommes seuls, mon cher Saturnin, reprit-elle, en me baisant avec des redoublements d’amour qui ne me rendaient pas plus amoureux ; personne au monde ne peut nous voir ; déshabillons-nous, couchons-nous sur mon lit. Viens, mon fouteur, viens, allons nous mettre tous nus. Va ! je te ferai bientôt bander.

Elle me prit dans ses bras, et me porta, pour ainsi dire, sur son lit. Elle m’aida à me déshabiller, et sa promptitude secondant son impatience, elle me vit bientôt dans l’état qu’elle désirait, nu comme la main. Je la laissais faire, plutôt par complaisance que par l’idée du plaisir. Elle me renverse sur son lit, et se couchant sur moi, elle me couvrait de ses baisers. Elle me suçait le vit, et aurait voulu le faire entrer jusqu’aux couilles dans sa bouche. Elle semblait extasiée dans cette posture, elle me couvrait d’une salive blanche semblable à de l’écume ; mais elle employait en vain toute la chaleur de ses caresses pour ranimer un corps glacé par l’épuisement. À peine mon vit se dressait-il, et c’était si faiblement, qu’elle n’en pouvait tirer aucun service. Elle courut aussitôt à une cassette d’où elle tira une petite fiole remplie d’une liqueur blanchâtre, qu’elle versa dans le creux de sa main, et m’en frotta les couilles et le vit à plusieurs reprises.

— Va, me dit-elle alors avec un air de satisfaction, nos plaisirs ne sont pas encore passés, mon cher Saturnin : tu m’en diras tout à l’heure des nouvelles.

J’attendais avec impatience l’accomplissement de sa prédiction. De petits picotements, que je sentais déjà dans les couilles, commençaient à me faire entrevoir quelque possibilité dans la réussite de son secret. Pour lui donner le temps d’opérer, elle se déshabillait à son tour. À peine se fut-elle montrée nue à mes yeux qu’une chaleur prodigieuse m’enflamma le sang ; mon vit banda, mais d’une force effroyable et telle que je ne l’avais pas encore sentie. Je devins enragé et, m’élançant sur elle, à peine lui donnai-je le temps de se reconnaître et de se mettre en posture. Je la dévorais ; à peine lui laissais-je la respiration libre ; je ne la voyais plus, je ne connaissais plus rien : toutes mes idées étaient concentrées dans son con.

— Arrête, mon cher amour ! s’écria-t-elle, en s’arrachant de mes bras ; ne nous pressons pas, mon cher roi, ménageons nos plaisirs, et, puisqu’ils ne peuvent durer qu’un instant, rendons-les vifs et si délicieux que nous ne songions pas à leur durée. Mets ta tête à mes pieds et tes pieds à la mienne. Je le fis. Mets ta langue dans mon con, et moi je vais mettre ton vit dans ma bouche.

Nous y voilà ! Cher ami, que tu me fais de plaisir !


Histoire de Dom Bougre, Portier des Chartreux, édition de 1922, Figure
Histoire de Dom Bougre, Portier des Chartreux, édition de 1922, Figure

Dieux ! qu’elle m’en faisait aussi. Mon corps, étendu sur son corps, nageait dans une mer de délices ; je lui dardais ma langue le plus avant que je pouvais ; j’aurais voulu y mettre la tête, m’y mettre tout entier ! Je suçais son clitoris ; j’allais jusqu’au fond puiser un nectar rafraîchissant, plus délicieux mille fois que celui que l’imagination des poètes faisait servir sur la table des dieux par la déesse de la jeunesse, à moins que ce ne fût le même, et que la charmante Hébé ne leur donnât son conin à sucer. Si cela est, tous les éloges qu’ils ont donnés à cette boisson divine sont bien au-dessous de la réalité. Quelque critique de mauvaise humeur m’arrêtera ici tout court, et me dira :

— Que buvaient donc les déesses ?

— Elles suçaient le vit de Ganimède.

Madame Dinville me tenait le derrière serré dans ses bras, et je pressais ses fesses dans les miens ; elle me branlait avec la langue et avec les lèvres, et je lui en faisais autant ; elle m’avertissait, par de petites secousses et en écartant les cuisses, du progrès que le plaisir faisait sur elle, et les mêmes signes qui m’échappaient lui faisaient connaître celui qu’il faisait sur moi. Modérant ou augmentant la vivacité de nos caresses, nous plongions ou nous avancions celui qui devait y mettre le comble ; il vint insensiblement : alors, nous roidissant, nous serrant avec plus de force, il semblait que nous eussions ramassé toutes les facultés de notre âme pour ne nous occuper que des délices que nous allions goûter.

Loin d’ici, fouteurs à la glace,
Dont le vit, effrayé d’aller jusqu’à deux coups,
Mollit au premier coup et déserte la place ;
Loin d’ici : mes transports ne sont pas faits pour vous.

Nous déchargeâmes en même temps ; je pressai dans ce moment, je couvris tout le con de ma fouteuse ; je reçus dans ma bouche le foutre qui en sortait, je l’avalai, elle en fit autant de celui qui sortait de mon vit. Le charme se dissipa, et je ne gardai du plaisir que je venais d’avoir qu’une légère idée qui, en s’évanouissant comme l’ombre, ne me laissa que le désespoir de ne pouvoir le renouveler. Tels sont les plaisirs.

Retombé dans le même état de dégoût et d’affaiblissement dont le secret de madame Dinville m’avait retiré, je la pressai d’y recourir encore.

— Non, mon cher Saturnin, me dit-elle ; je t’aime trop pour vouloir te donner la mort. Contente-toi de ce que nous avons fait.

Je n’étais pas pressé de mourir, et un plaisir qu’il nous fallait acheter aux dépens de sa vie n’était plus de mon goût. Nous nous rhabillâmes. J’étais trop content de ma journée pour négliger de prendre des assurances d’en passer encore de semblables. Madame Dinville, qui n’était pas plus mal satisfaite que moi, me prévint.

— Quand reviendras-tu ? me demanda-t-elle en m’embrassant.

— Le plus tôt que je pourrai, lui répondis-je, mais jamais assez tôt pour mon impatience ; demain, par exemple ?

— Non, me dit-elle en souriant, je te donne deux jours : reviens me voir le troisième, et le jour que tu viendras, continua-t-elle en rouvrant la même cassette d’où elle avait tiré cette eau admirable dont j’avais éprouvé la vertu et en me donnant quelques pastilles qu’elle y prit, tu auras soin de manger cela. Surtout, Saturnin, sois discret ; ne parle à personne de tout ce que nous avons fait.

Je l’assurai d’un secret éternel ; nous nous embrassâmes pour la dernière fois, et je la laissai bien persuadée qu’elle venait de recevoir l’offrande de mon pucelage.

Madame Dinville était restée dans son appartement. Elle m’avait averti de faire en sorte que l’on ne m’aperçut pas ; l’obscurité me favorisait. Je traversais une antichambre, quand je me vis arrêté, par qui ? par Suzon.

Sa vue me rendit immobile : il semblait que sa présence me reprochât les plaisirs que je venais de goûter. Mon imagination, d’intelligence avec mon cœur pour m’accabler, la rendait témoin de tout ce que je venais de faire. Elle me prit la main et demeura sans parler. La confusion me faisait baisser la vue. Inquiet cependant de son silence, je ne confiai qu’à mes yeux le soin de lui en demander la cause, je les levai sur elle : je m’aperçus qu’elle versait des larmes. Suzon y reprit dans le moment l’empire que les caresses de madame Dinville lui avaient enlevé. Je ne pouvais concevoir que sa maîtresse eût fasciné mes yeux et mon cœur au point de ne voir qu’elle, de n’être sensible qu’au plaisir d’être avec elle, et j’avais la simplicité de regarder comme l’effet de quelque sortilège ce qui n’était que celui de mon tempérament et de l’attrait des plaisirs.

— Suzon, dis-je à ma sœur d’un ton pénétré, tu pleures, ma chère Suzon ; tes yeux se couvrent de larmes quand tu me vois ; est-ce moi qui les fais couler ?

— Oui, c’est toi, me répondit-elle ; je rougis de te l’avouer, cruel Saturnin, oui, c’est toi qui me les arraches ; c’est toi qui me désespères et qui va me faire mourir de douleur.

— Moi ! m’écriai-je ; juste ciel ! Suzon, oses-tu me faire de pareils reproches ? Les ai-je mérités, moi qui t’aime ?

— Tu m’aimes ? reprit-elle : ah ! je serais trop heureuse si tu disais vrai ! Mais peut-être viens-tu de jurer la même chose à madame Dinville. Si tu m’aimais, l’aurais-tu suivie ? N’aurais-tu pas trouvé un prétexte pour venir me trouver quand je suis sortie ? Vaut-elle mieux que moi ? Qu’as-tu fait avec elle pendant toute l’après-dînée ? Qu’as-tu dit ? Pensais-tu à Suzon, à une sœur qui t’aime plus que sa vie ? Oui, Saturnin, je t’aime ; tu m’as inspiré pour toi une passion si violente que je mourrais de douleur si tu n’y répondais pas. Tu te tais ? poursuivit-elle, ah ! je ne le vois que trop : ton cœur ne se faisait pas de violence pour suivre une rivale que je vais haïr à la mort, car elle t’aime, je n’en saurais douter ; tu l’aimes aussi : tu n’étais occupé que du plaisir qu’elle se promettait, tu ne songeais guère à la douleur que tu m’allais causer ! J’en suis encore pénétrée. Peux-tu la voir sans en ressentir toi-même ?

Attendri par des reproches dont l’éloquente facilité me faisait reconnaître les impressions de l’amour que je venais moi-même d’éprouver, en exprimant à madame Dinville des sentiments qui, quoique momentanés, prenaient leur source dans mon cœur, et naissaient de la passion que ses caresses y avaient allumée :

— Suzon, répondis-je, tu déchires mon cœur par tes plaintes. Cesse-les, n’accable pas ton malheureux frère ; tes larmes le désespèrent ; je t’aime plus que moi-même, je t’aime plus que je ne peux dire !

— Ah ! reprit-elle, tu me rends la vie, ne penses donc plus qu’à moi. Depuis hier toi seul m’occupes, ton imagination me suit partout, sois de même, mais écoute, Saturnin : si je consens d’oublier l’injure que tu m’as faite, ce n’est que sous la promesse que tu ne verras plus madame Dinville. As-tu assez d’amour pour moi pour me la sacrifier ?

— Oui, lui répondis-je, je te la sacrifie ; tous ses charmes ne valent pas un seul de tes baisers.

En lui disant cela, je l’embrassais, et elle ne rebutait pas mes caresses.

— Saturnin, reprit-elle en me serrant tendrement la main, sois sincère : madame Dinville aura exigé de toi que tu reviennes la voir : quand t’a-t-elle dit de revenir ?

— Dans trois jours, lui répondis-je.

— Et tu viendras, Saturnin ? me dit-elle tristement.

— Dis-moi ce qu’il faut que je fasse, lui répliquai-je. Si je viens, ce ne sera pour la désespérer par mon indifférence ; mais si je ne viens pas, qu’il en coûtera à mon cœur d’être si longtemps sans voir ma chère Suzon !

— Je veux que tu reviennes, reprit-elle, mais il ne faudra pas qu’elle te voie. Je ferai semblant d’être malade ; je resterai au lit, nous passerons la journée ensemble. Mais ajouta-t-elle, tu ne sais pas où est ma chambre ? Suis-moi, je vais t’y conduire.

Je me laissai mener ; je marchais d’un pas tremblant, averti par un secret pressentiment du malheur qui allait m’arriver.

— C’est ici, me dit Suzon, l’appartement qu’on m’a donné. Auras-tu regret d’y passer la journée avec moi ?

— Ah ! Suzon, lui répondis-je, quelles délices tu me promets ! Nous serons seuls, ma chère Suzon, nous nous verrons continuellement, nous nous abandonnerons à tout notre amour ! Suzon, conçois-tu ce bonheur comme moi ?

Elle se taisait ; elle paraissait enfoncée dans une profonde rêverie. Je la pressai de s’expliquer.

— Je t’entends bien, me répondit-elle d’un ton qui marquait l’agitation de son âme. Tandis que nous serons seuls, que nous nous livrerons à tout notre amour… Ah ! Saturnin, que tu parles de ce jour avec indifférence, et que les plaisirs qu’il te promet te touchent peu, si tu as la force de les attendre deux jours !

Je sentis toute la force de son reproche. L’impossibilité de lui en prouver l’injustice me mettait au désespoir. Une foule de réflexions cruelles vint se présenter à mon imagination. Quels tristes retours sur les plaisirs que je venais de goûter avec madame Dinville ! Je les maudissais, je me détestais, je me désolais.

— Ciel ! m’écriai-je au fond de mon cœur, je suis avec Suzon, j’aurais donné mon sang pour jouir de ce bonheur ! J’y suis, et je ne puis en profiter, je suis épuisé, je n’ai pas même la force de former un désir ! Hélas ! de quoi me servirait d’en former, si je n’ai pas celle de les satisfaire ?

Au milieu de cette confusion de pensées, je me ressouvins des pastilles que madame Dinville m’avait données. Je jugeai que l’effet devait en être semblable à celui de son eau. Ne doutant pas qu’il ne fût aussi prompt, j’en avalai quelques-unes. L’espoir de désabuser bientôt Suzon me la fit embrasser avec une ardeur qui nous trompa tous deux : Suzon, qui la prit pour un témoignage de mon amour, et moi, qui la regardai comme une marque du retour de ma vigueur. Suzon, abusée par l’idée du plaisir qu’elle comptait que j’allais lui donner, tomba sur son lit à demi pâmée. Quoique je me défiasse encore de moi-même, j’aurais cru l’accabler de douleur si je ne m’étais pas mis en état de justifier l’espérance qu’elle venait de concevoir. Je me couchai sur elle, et, collant ma bouche sur sa bouche, je lui mis mon vit dans la main. Il était encore mou, mais je crus que son secours hâtant l’effet des pastilles, il serait bientôt dans l’état où je le souhaitais. Elle le serrait, elle le remuait, elle le branlait et rien n’avançait. Je fis des efforts cent fois plus grands que ceux que je venais de faire avec madame Dinville. J’avais beau faire, un froid mortel m’avait glacé le corps ! C’est Suzon, disais-je, c’est ma chère Suzon que j’embrasse ; et je ne bande pas ! Je baise ses tétons, ses deux charmants tétons que j’idolâtrais hier : ne sont-ils plus les mêmes aujourd’hui ? Ils n’ont rien perdu de leur rondeur, de leur dureté, de leur blancheur. Cette peau que je touche est aussi douce et aussi belle qu’elle l’était quand sa vue m’enchantait. Ses cuisses, que je presse contre mes cuisses, ne sont-elles pas brûlantes comme elles l’étaient hier ? Elle les écarte, j’ai le doigt dans son con, hélas ! et je n’y peux mettre que le doigt !

Suzon soupirait de ma faiblesse ; je maudissais le funeste présent de madame Dinville. Je m’imaginais qu’elle avait prévu ce qui devait m’arriver en sortant de chez elle, et que, pour me désespérer, elle avait voulu achever, avec ses pastilles, l’épuisement où elle m’avait mis. L’opiniâtreté de ma froideur confirma si bien cette pensée, que quelque honte que j’envisageasse à avouer mon impuissance à Suzon, j’étais prêt à le faire, quand je sortis d’embarras d’une manière à laquelle je n’avais pas lieu de m’attendre. On va penser que l’amour fit tout à coup un miracle en ma faveur, que je bandai, que j’enconnai, que je foutis ? Point du tout. Une main invisible, ouvrant avec fracas les rideaux de mon lit, vint m’appliquer le plus épouvantable soufflet que j’eusse senti de ma vie.

Effrayé de cet étrange accident, je n’eus pas la force de crier ; à peine eus-je celle d’ouvrir la porte et de fuir, laissant là Suzon exposée à la fureur du spectre, car je ne doutais pas que ce n’en fût un. Je sortis du château en diligence et je tremblais encore dans mon lit, où je m’étais mis en arrivant chez le curé, à qui je fis un récit détaillé d’un spectacle que je n’avais pas eu, et que mon imagination me faisait croire à moi-même véritable. Je n’en imposai au pasteur que sur le lieu de la scène, que je n’eus garde de mettre dans la chambre de Suzon.

La frayeur jointe à l’épuisement me jeta dans un abattement qui me procura un profond sommeil. Je me réveillai le lendemain avec le même accablement : je voulus me lever, il me fut impossible. Surpris d’une lassitude que je ne pouvais attribuer qu’à l’exercice de la veille, quoiqu’alors, dissipé par la vivacité de l’action, je ne l’eusse pas sentie, je reconnus pour la première fois combien il est nécessaire de se ménager dans ses transports amoureux et ce que coûte une complaisance trop aveugle pour les désirs de ces sirènes voluptueuses qui vous sucent, qui vous rongent, et qui ne vous lâcheraient qu’après avoir bu votre sang, si leur intérêt, soutenu de l’espérance de vous attirer encore par leurs caresses, ne les retenait. Pourquoi ne fait-on ces réflexions qu’après coup ? En amour la raison n’éclaire jamais que notre repentir.

Le repos avait insensiblement effacé de mon esprit l’impression des idées lugubres que la frayeur y avait tracées, mais devenu tranquille sur mon compte, mon cœur n’en ressentit que plus vivement les inquiétudes que lui causait l’incertitude du sort de Suzon. Je me représentais avec un frisson d’horreur l’état où je l’avais laissée. Elle sera morte, disais-je tristement ; timide comme je la connais, il n’en fallait pas tant pour lui donner la mort.

Elle n’est donc plus ! continuais-je, accablé par cette réflexion cruelle. Suzon n’est plus ! Ah ! ciel !

Mon cœur, que ces douloureuses pensées avaient serré d’abord, s’ouvrit bientôt après à un torrent de larmes, et j’en versais encore quand je vis entrer Toinette, qu’on avait instruite de ma maladie. Sa vue m’épouvanta. Je tremblais qu’elle ne vint me confirmer un malheur dont je ne doutais plus, et je mourais d’envie de me l’entendre répéter de sa bouche. Il n’en fut pas question, et son silence sur ce sujet, joint à celui de tout le monde, me fit croire que ma douleur pouvait être sans fondement. J’en vins jusqu’à penser que Suzon en avait peut-être été quitte comme moi pour la frayeur. Le chagrin que j’avais ressenti de sa mort fit place à la curiosité de savoir ce qui s’était passé dans sa chambre après mon départ, mais c’était une curiosité que je ne pouvais satisfaire qu’après mon rétablissement.

Les deux jours de repos que madame Dinville m’avait accordés étaient expirés, nous étions au troisième, et quoique je commençasse à me sentir une vigueur qui m’assurait de ma guérison, je ne fus nullement tenté de lui aller chercher de l’exercice au château. Le souvenir de ce qui m’était arrivé agissait encore si puissamment sur mon imagination, qu’il étouffait mes désirs avant leur naissance. Je ne songeais cependant qu’avec chagrin à l’obstacle que cette funeste aventure avait mis aux plaisirs que je m’étais promis d’avoir avec Suzon. Cette réflexion me fit penser aux pastilles de madame Dinville, et uniquement dans la vue d’éprouver jusqu’à quel point elles pourraient faire monter ma nouvelle vigueur, j’en mangeai ce qui me restait. Je ne dirai pas si leur effet fut vif ou lent ; mais, après avoir dormi d’un profond sommeil, occasionné ou non par cette drogue luxurieuse, je me réveillai par la force de l’érection que je sentais. J’en aurais été effrayé, et j’aurais craint que mes nerfs, dont la tension prodigieuse me faisait une vive douleur, ne se rompissent, si je n’eusse éprouvé presque la même chose chez madame Dinville. J’étais fort embarrassé. Qu’on rie de mon embarras, que l’on me dise, si l’on veut :

— Eh quoi ! brave Dom Bougre, n’aviez-vous pas quatre doigts et le pouce à la main, secours certain et infaillible contre l’intempérance de la chair ? Demandez plutôt à ces cafards de prêtres, à ces hypocrites, qui portent la mortification sur leurs faces blêmes et hideuses, et la luxure, la paillardise la plus sensuelle dans leur cœur corrompu. Comment font-ils ? On ne trouve pas toujours un bordel, une dévote sous sa main ; mais on a toujours un vit. Ils s’en servent, ils se branlent jusqu’à se faire venir cette couleur pâle que les sots prennent pour l’effet de leurs austérités. Que ne vous serviez-vous de la même recette ? N’est-elle pas souveraine ?

Je le savais, mais il n’y avait pas longtemps qu’il m’était arrivé de me trouver brisé, moulu, impotent, pour m’en être un peu trop donné. Je me sentais des dispositions à m’en donner encore, peut-être un peu plus que de raison, et je n’étais pas fort curieux de me revoir dans le même état. J’étais en garde contre la tentation, je me contentais de me branloter, de donner de temps en temps quelques petites secousses, de faire venir le plaisir jusqu’à ma portée, et de m’arrêter tout à coup, puis de recommencer, et cela m’amusait. Le plaisir n’est pas si grand que quand vous faites le cas, mais vous avez la faculté de le répéter autant de fois que vous le jugez à propos. Votre imagination se joue, voltige sur tous les objets qui vous ont charmé les yeux : c’est la brune, c’est la blonde, c’est la petite, c’est la grande. Avec un coup de poignet vous foutez toute la terre ; vos désirs ne connaissent pas l’intervalle des conditions ; ils vont jusque sur le trône, et les beautés les plus fières, forcées de céder, vous accordent tout ce que vous leur demandez. Du trône vous descendez rapidement à la grisette : vous vous représentez une fille timide, qui n’a pas encore essayé des plaisirs de l’amour, qui ne connaît la nature de vos désirs que par ceux qu’elle ressent ; vous lui donnez un baiser sur la bouche, vous la voyez rougir, vous levez sans obstacle un mouchoir qui vous cachait une gorge naissante, qui palpite, qui soupire ; vous descendez plus bas, vous trouvez un petit conin chaud, brûlant, vous lui faites faire une résistance que l’intérêt de votre plaisir augmente, diminue, fait évanouir à son gré.

Le plaisir est d’un naturel vif et sémillant. S’il était possible de le comparer à quelque chose, je le comparerais à ces feux qui sortent brusquement de la terre, et qui s’évanouissent au moment que votre œil, frappé par l’éclat de la lumière, cherche à en pénétrer la cause. Oui, voilà le plaisir : il se montre et s’échappe. L’avez-vous vu ? Non. Les sensations qu’il a excitées dans votre âme ont été si vives, si rapides, qu’anéantie par la force de son impulsion, elle s’est trouvée dans l’impuissance de le connaître. Le vrai moyen de le tromper, de le fixer, de le forcer à demeurer avec vous, c’est de badiner avec lui, de l’appeler, de le considérer, de le laisser échapper, de le rappeler, de le laisser fuir encore pour le retrouver, enfin, en vous livrant tout entier à ses transports.

J’étais dans cette occupation ; la nuit était déjà fort avancée ; j’allais finir mon badinage pour m’abandonner au sommeil, quand, malgré l’obscurité, j’entrevis quelqu’un en chemise qui passait aux pieds de mon lit et qui disparut dans l’instant. Je fus moins effrayé que réveillé par une pareille vision. Je pensai que c’était cet abbé dont je vous ai parlé dans le portrait de mademoiselle Nicole. C’est lui, dis-je en moi-même, oui, c’est lui ; où va ce bougre-là ? Foutre Nicole ! Ira-t-il tout seul ? Non, parbleu ! car je le vais suivre.

Je me jette en bas du lit : j’étais en habit de combat, c’est-à-dire en chemise ; je savais les aîtres. Je gagnai un petit corridor où était la chambre de la belle. Je marchais à tâtons, et j’entrai à tâtons dans une chambre dont la porte n’était pas fermée ; je la repoussai et je m’approchai avec beaucoup de circonspection du lit où je croyais nos amants occupés à prendre leurs ébats. J’allongeais la tête, en prêtant une oreille attentive ; j’attendais que leurs soupirs m’apprissent si mon tour tarderait longtemps à venir. J’entendais respirer quelqu’un, mais ce quelqu’un paraissait être seul.

Ne serait-il pas venu ? dis-je alors bien étonné. Non, assurément, il n’y est pas, poursuivais-je, en redoublant d’attention. Il n’y est pas. Oh ! parbleu ! monsieur l’abbé, vous n’en tâterez, ma foi ! que d’une dent. Dans le moment, je coulai ma main entre les jambes de la belle dormeuse, et je me hasardai à lui donner un baiser sur la bouche.

— Ah ! me dit-on d’une voix basse, que vous vous êtes fait attendre ! Je dormais ; montez donc.

Ma foi ! je montai dans le lit, et bientôt sur ma Vénus. Elle me reçut assez froidement dans ses bras. Je fus sensible à cette marque d’indifférence, qu’elle s’imaginait donner à un amant que je croyais aimé tendrement. Je m’applaudissais de l’heureux succès que la fortune avait pris soin de donner à mes désirs, je la remerciais du moyen qu’elle me procurait de tirer une vengeance aussi douce des mépris de ma tigresse.

Je la baisais à la bouche ; je lui pressais les yeux avec mes lèvres ; je me livrais à des transports d’autant plus vifs qu’on leur avait toujours refusé la liberté d’éclater. Je lui maniais les tétons, cette gorge charmante (assurément Nicole en avait une des plus belles) ferme, élevée, grasse, blanche, des tétons bien séparés, bien formés, durs, en un mot, une gorge accomplie. Je nageais sur un fleuve de délices ; enfin j’achevai un ouvrage que j’avais souhaité tant de fois faire avec cette divinité. Je lui en donnai une si bonne dose qu’il me parut par ses hélas ! ses exclamations et ses transports, qu’elle ne s’attendait pas d’être si bien régalée. À peine eus-je fourni ma carrière, que ne me sentant que plus animé par cette première course, je repris du champ, et par une seconde, qui ne fut pas moins vigoureuse que la première, je donnai une nouvelle matière à ses éloges. Je l’avais mise en goût, et je jugeai, aux caresses, aux noms tendres qu’elle me prodiguait, qu’elle n’attendait qu’une troisième preuve de valeur pour mettre cette nuit au-dessus de toutes celles qu’elle disait que nous avions passées ensemble. Quoique je sentisse encore mon fourniment assez bien garni pour lui donner cette satisfaction, la crainte d’être surpris par l’abbé amortit un peu mon courage. Je ne savais à quoi attribuer sa lenteur. Je ne pouvais en accuser qu’un changement de résolution. Je crus que je pouvais reprendre haleine, et ne pas précipiter mes coups comme je venais de le faire.

Deux décharges abattent un peu les fumées de l’amour ; l’illusion se dissipe, l’esprit rentre dans ses fonctions ; les nuages dont la force de la passion l’obscurcissaient, s’évanouissent ; les objets cessent alors d’être ce qu’ils étaient, l’esprit leur assigne leur véritable prix. Les belles y gagnent, les laides y perdent : tant pis pour elles. Je voudrais en passant, donner un conseil à celles-ci.

Laides, quand vous accordez vos faveurs à quelqu’un, ménagez-les, ne l’en accablez pas : quand on n’a plus rien à désirer, on ne désire plus ; la passion s’éteint par une jouissance trop complète. Prenez-y garde ; vous n’avez pas les mêmes ressources qu’une belle, à qui ses charmes promettent un prompt retour de ces désirs qu’elle vient d’assouvir, et que le moindre sourire, la moindre caresse, va rallumer avec plus de feu.

La réflexion que je viens de faire cadre le mieux du monde avec ce que j’éprouvai. Je m’amusais à parcourir avec la main les beautés de ma nymphe ; j’étais surpris de trouver une différence dans les mêmes choses que je maniais actuellement, et que j’avais maniées un moment auparavant. Ses cuisses, qui m’avaient paru douces, fermes, remplies, unies, étaient devenues ridées, molles, sèches ; son con n’était plus qu’une conasse ; ses tétons que des tétasses, ainsi du reste. Je ne pouvais concevoir un pareil prodige ; j’accusais mon imagination de s’être refroidie, je voulais du mal à ma main du rapport trop fidèle qu’elle lui faisait. Ce n’est pas que ces témoignages incertains m’eussent empêché de livrer un troisième assaut. J’allais m’y présenter, et déjà on se préparait à le recevoir, quand nos oreilles furent frappées par un charivari qui se fit entendre dans la chambre voisine, que je prenais pour celle de la dame Françoise, notre vénérable gouvernante.

— Ah ! le chien ! criait une voix enrouée ; ah ! la misérable ! ah ! la…

À ces mots, ma mignonne, que j’étais prêt d’enconner, me repoussant me dit :

— Ah ! mon Dieu, que fait-on à notre fille ? Est-ce qu’on la tue ? Allez donc voir.

Je ne répondis pas. Frappé du discours que l’on venait de me tenir, je ne savais pas où j’en étais :

— Notre fille ? disais-je ; Nicole aurait-elle une fille ?

Le bruit continuait, et l’on continuait de me presser d’aller au secours. Je ne m’en remuais pas davantage. On s’impatiente, on court au fusil, on allume de la chandelle, et, à la faveur de la lumière, je reconnais, le dirai-je ? la dame Françoise, cette vieille… Ah ! quand je me rappelle ce désagréable moment, je demeure encore pétrifié, comme je le fus à la vue de ce fantôme. Je vis bien que je m’étais trompé de porte, et je me mordais les doigts dans la rage où j’étais de me voir la dupe de ce misérable abbé, ou plutôt de mon impatience qui ne m’avait pas permis de faire attention à la disposition des lieux. Je jugeai que monsieur le curé, s’étant apparemment trouvé en humeur de s’ébaudir cette nuit-là avec sa gentille chambrière, l’avait avertie de se tenir prête pour la danse, et que c’était ce qui m’avait attiré le tendre reproche que la dame, qui me prenait pour le pasteur, m’avait fait sur ma lenteur à me rendre à mon poste ; que le saint prêtre, pour éviter le scandale, avait attendu que la nuit fût plus avancée pour tenir à sa beauté la parole qu’il lui avait donné, et que trompé par l’obscurité de la nuit, il était tombé dans la même erreur que moi, ou peut-être que trouvant la porte de la chambre de sa chère nièce ouverte, la tendresse l’avait fait courir à son lit, où il l’avait trouvée plus occupée qu’elle ne devait l’être, que frappé de l’idée d’infamie, dont elle couvrait son front respectable, il s’était jeté à travers les combattants, et leur avait dit à tous les deux plus que leur nom, et même donné des témoignages de sa colère plus forts que jeu.

Mais le bruit redouble ; ils s’étranglent ; quel tintamarre effroyable ; eh ! vite, madame Françoise, volez sur le champ de bataille : l’honneur, l’amour, la curiosité, la tendresse maternelle, tout vous en fait une loi. Allez séparer des ennemis si chers, et dont la mort vous ferait mourir de douleur ; mais, au nom de Dieu, laissez la porte ouverte pour que je puisse me sauver. Oh ! la chienne ! elle la ferme à double tour. Malheureux Saturnin, comment vas-tu faire ? Comment vas-tu t’échapper ? La dame Françoise va s’apercevoir que ce n’est pas avec le curé qu’elle a eu affaire, le curé va entrer ici, il va te trouver… Ah ! pauvre diable, quel orage de coups va fondre sur ta peau ! Tu payeras pour les autres !

Telles étaient les pensées qui m’agitaient tandis qu’on chamaillait dans la chambre voisine. J’avais essayé d’ouvrir la porte, mais inutilement. Réduit à pleurer ma malheureuse situation, je m’y abandonnais lâchement, insensé que j’étais, comme si je n’eusse pas déjà éprouvé que telle est la condition des hommes ; que leurs biens et leurs maux ont une liaison si étroite, se suivent de si près qu’au sein du malheur même on ne doit pas désespérer de son bonheur ; que souvent, au moment que vous vous croyez accablé par les coups redoublés du sort en courroux, le hasard fait éclore de votre malheur les jours les plus riants et les plus fortunés. Ô divine providence ! c’est en vertu de tes sages décrets que nous voyons opérer ces merveilles, et cette vicissitude était sans doute nécessaire pour corriger le désordre de nos passions.

Au moment que caché sous le lit, où je m’étais réfugié, je me livrais au désespoir, la fortune tournait sa roue. Le bruit n’avait fait qu’augmenter à la vue de Françoise, à qui le chandelier était tombé des mains à l’aspect du curé qu’elle croyait dans sa chambre ; elle prit celui qu’elle voyait pour un spectre. Qu’on se peigne cette scène. Si j’en avais été témoin, j’en épargnerais la peine, mais la connaissance des parties me met en état de fournir des idées qui peuvent contribuer à la perfection du tableau. Qu’on se figure, si l’on veut, monsieur le curé, nu en caleçon, un bonnet gras sur la tête, ses petits yeux étincelants, sa grande bouche écumante, frappant comme un sourd sur l’abbé et sur la nièce.

Qu’on se représente ces deux tendres amants, la belle tremblante et s’enfonçant le plus qu’elle peut dans son lit pour se dérober aux coups, l’abbé tantôt se cachant sous la couverture et tantôt tirant la tête hors du lit, et allongeant de vigoureux coups de poing sur la physionomie du pasteur qui rugit. Qu’on se trace la figure d’une mégère en chemise, qui, la chandelle à la main, s’approche du lit, veut crier, et au même moment demeure interdite, la bouche béante, les yeux égarés, et tombe de frayeur sur une chaise, après avoir laissé tomber sa lumière.


Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux
Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux

L’abbé, autant que j’en fus juge par le silence qui régna tout à coup, craignant d’être reconnu, s’était élancé hors du lit et avait voulu gagner le large. Le pasteur l’avait suivi en courant après lui. Dans le moment, j’entendis ouvrir ma porte avec précipitation et sur-le-champ la refermer avec la même vitesse. Je tremblais ; on vint se coucher sur le lit ; nouveau sujet de frayeur. Je croyais que c’était Françoise, et que le curé allait bientôt venir. La feuille n’est pas plus agitée par le vent que mon cœur l’était alors par la crainte. Cependant tout était calme, et cette Françoise qui était sur le lit pleurait et jetait de profonds soupirs. Tout cela mettait mes idées dans une confusion incroyable. Que penser de ces pleurs ? Pourquoi Françoise pousse-t-elle des soupirs ? Pourquoi est-elle revenue ? Le curé viendra-t-il ? Ne viendra-t-il pas ? Ah ! que l’incertitude est une peine cruelle ! Il me venait de temps en temps des envies de sortir, mais la crainte d’être rencontré par le pasteur me retenait toujours dans mon poste. J’en sortis à la fin, j’allais m’évader, le diable m’arrêta. J’entendais quelque chose au fond de mon cœur qui me disait : Tu vas te coucher, nigaud, et tu bandes encore ! Tu as le courage d’abandonner Françoise à son chagrin, tu crains de la consoler. C’est bien la moindre chose que tu lui doives ; elle t’a accablé de caresses si tendres, refuseras-tu d’essuyer ses larmes ? Elle est vieille, d’accord : laide, soit : mais n’a-t-elle pas un con, nigaud ? Ma foi ! seigneur Diable, vous aviez raison :

Un con n’est jamais qu’un con ;
Quand on bande tout est bon.

Va, va, continua la voix intérieure, l’orage est passé ; il n’y a plus rien à craindre, remets-toi dans le lit.

Je succombai à la tentation, je m’y remis. Je commençai par me coucher avec beaucoup de discrétion sur le bord, mais toute ma politesse ne put arrêter un cri de frayeur qui partit, et fut dans l’instant étouffé par la crainte d’être entendu. Je sentis qu’on se retirait dans le coin du lit. Une pareille façon d’agir augmentait ma surprise. Je crus que je la ferais bientôt cesser en expliquant mes intentions, et cette explication fut de porter la main entre les cuisses de ma vieille : elles étaient redevenues tout ce qu’on pouvait les souhaiter pour exciter les plus vives émotions, plus douces et plus fermes qu’elles ne me l’avaient encore paru. Ma main ne s’y arrêta pas longtemps, quelque plaisir qu’elle y sentît : elle passa au conin. Je dis conin, et non pas conasse, parce que ce n’en était plus une. La motte, le ventre, les tétons, la gorge, tout était devenu aussi doux, aussi uni, aussi élastique qu’à une jeune fille. Je maniais : on me laissait faire ; je baisais, je suçais avec toute la vivacité que l’idée de jeune et de jolie peut inspirer : point de résistance. Au contraire, mon feu rallumait celui de la belle, elle cessait de soupirer et se rapprochait insensiblement de moi. Je m’approchais d’elle. Je fus bientôt en état de lui faire sentir que je savais changer des soupirs de tristesse en soupirs d’amour. Je l’enconnai.

— Ah ! me dit-elle alors, mon cher abbé, quel hasard a pu te conduire ici ? Que ton amour va me coûter de larmes !

Ce tendre discours m’aurait arrêté tout court, si le transport qui m’animait n’eût permis de faire autre chose que sentir, que serrer tendrement ma nymphe, que répondre aux vives caresses dont elle m’accablait par des caresses aussi vives, que confondre mes soupirs avec les siens, et de sceller enfin par des élancements de volupté réciproque, les délices qui les avaient précédés.

L’extase finit. Je me rappelai les paroles qu’on venait de m’adresser. Où suis-je ? dis-je alors. Est-ce avec Françoise ? Quelle différence entre le plaisir que je viens de goûter et celui que j’ai déjà goûté ! Mais elle me prend pour l’abbé ; elle me dit que mon amour va lui coûter des larmes. Partagerait-elle avec Nicole les hommages de ce faquin-là ? Elle est apparamment jalouse, la bonne dame. Elle croyait posséder toute seule le cœur de son mignon. Pourquoi est-elle vieille ? Pourquoi est-elle laide ? Malgré sa laideur, j’eus encore assez de hardiesse pour m’exposer au désagrément de l’examen dont je m’étais si mal trouvé après les premiers coups. Ma main impatiente brûlait de retourner sur son corps sec et décharné, et quoique je sentisse que le dégoût serait le prix de mon imprudence, et que si je voulais encore courir une poste, le meilleur parti était d’attendre le retour de ma vigueur sans le précipiter par un badinage qui pourrait bien, au contraire, l’éloigner. Je hasardai de porter la main, mais ô surprise délicieuse ! je retrouvai partout la même fermeté, le même embonpoint, la même chaleur, la même douceur. Que veut dire ceci ? repris-je alors. Est-ce Françoise, ne l’est-ce pas ? Non, assurément, ce ne peut être que Nicole. Ô Ciel ! c’est Nicole ! J’en ai pour garant le plaisir qu’elle m’a déjà donné, et la continuation de ce plaisir que je ressens encore à la toucher. Elle se sera échappée de son lit, elle aura profité de la faiblesse de Françoise pour venir se placer ici comme dans un refuge ; elle s’imagine que son amant est aussi venu s’y cacher ! Je retrouvais dans cette explication l’interprétation toute naturelle des paroles qu’elle m’avait adressées.

Rempli de cette pensée, je sentis les désirs qu’elle m’avait autrefois inspirés renaître avec plus de force. Le croira-t-on ? j’eus regret aux plaisirs que je croyais n’avoir eus qu’avec Françoise, parce que c’était autant de diminué sur ceux que j’allais goûter avec Nicole. Je me mis bientôt en état de récompenser le temps perdu.

— Ma chère Nicole, lui dis-je en la baisant tendrement et en tâchant de contrefaire la voix de l’abbé, de quoi t’occupes-tu ? Peux-tu te laisser aller à la tristesse, quand l’heureux hasard qui nous rassemble veut que nous nous livrions à tout notre amour ? Foutons, ma chère enfant, noyons notre malheur dans le foutre !

— Que tu me fais de plaisir, me répliqua-t-elle en répondant à mes caresses. Ta douleur augmentait la mienne. Oui, profitons du seul moyen que nous ayons de nous consoler. Arrive tout ce qui pourra, tant que j’aurai cela dans la main, continua-t-elle en me prenant le vit, je ne craindrai pas la mort même. N’appréhende pas qu’on vienne nous interrompre, j’ai retiré la clef : ils ne peuvent entrer qu’en jetant la porte en dedans.

Charmé de cette heureuse précaution, qu’il semblait que l’amour même, qui prenait soin de mes intérêts, lui eût inspirée, je la caressai avec un nouveau plaisir. Mon vit, qu’elle tenait toujours dans sa main, était d’une roideur qui l’enchantait.

— Vite donc, lui dis-je, mets-le dans ton cher conin ! Nicole, que tu me fais languir !

Elle ne se pressait pas, elle continuait de serrer mon vit, et paraissait surprise de sa grosseur, qu’elle prenait pour l’effet de ses caresses. Je voulus le mettre moi-même.

— Attends, mon cher ami, me répondit-elle en me pressant dans ses bras ; laisse-le devenir encore plus gros et plus long. Ah ! je ne l’ai jamais vu si beau : est-il augmenté cette nuit !

L’abbé n’était pas apparemment si bien partagé que moi des dons de la nature. J’aurais ri de la pensée de Nicole si je n’avais pas été en humeur de faire autre chose.

— Ah ! que je vais avoir de plaisirs ! reprit-elle en se le mettant. Pousse, cher ami, pousse !

Il n’était pas besoin de me le dire : j’enfonçai, et, m’appesantissant sur sa gorge, sur son sein, je la couvrais de baisers de feu ; je restais immobile, j’y mourais.

— Fais donc ! me dit Nicole, en se remuant avec des transports qui me tirèrent de mon assouvissement extasique ; fais donc !

Je me mis aussitôt à lui allonger des coups de cul, des coups de vit, qui lui allaient, disait-elle, jusqu’au cœur. Que ceux qu’elle me rendait allaient bien plus loin ! Ils portaient le feu, ils me lançaient des torrents de délices jusqu’aux parties les plus reculées de mon corps. Ô décharge ! tu es un rayon de la divinité, ou plutôt n’es-tu pas la divinité même ? Pourquoi ne meurt-on pas dans tes transports ? La mère du dieu des buveurs ne mourut-elle pas quand Jupiter, cédant à ses instances, la foutit en Dieu ? Car, ne vous y méprenez pas, messieurs les mythologistes, ce n’est pas l’appareil, l’éclat, ni la majesté du souverain des cieux, qui ravirent le jour à Sémélé : c’est le foutre embrasé qui sortait de son vit. Mahomet, je suis ta loi, je suis ton plus fidèle croyant ; mais tiens-moi parole ; fais-moi jouir pendant mille ans des embrassements continuels du plaisir toujours renaissant, de la décharge délicieuse que tu promets à tes fidèles avec tes houris rouges, blanches, vertes, jaunes ; la couleur n’y fait rien, que je décharge, c’est tout pour moi[13].

Nicole était enchantée de moi, j’étais enchanté de Nicole. Quelle différence entre une vieille et une jeune ! Une jeune le fait par amour, une vieille ne le fait que par habitude. Vieillards, laissez la fouterie à la jeunesse ; c’est un travail pour vous, c’est un plaisir pour elle.

Mon vit, plus dur qu’il ne l’était avant l’action, restait dans son étui sans s’amollir. Nicole me serrait avec plus de feu, et le même feu qui m’animait me la faisait serrer avec plus de raideur encore ; elle ne m’aurait pas lâché pour un trône ; je ne l’aurais pas quittée pour l’empire de l’univers. Bientôt, un mouvement nous fit recourir après ce que nous venions de perdre. L’imprudence est le partage de l’amour, le bonheur vous éblouit, vous en êtes trop occupé pour penser qu’il peut s’évanouir. Nous nous trahîmes par nos transports ; le lit était appuyé contre la cloison de la chambre voisine ; nous ne songions pas que Françoise était dans cette chambre, qu’elle pouvait se réveiller au bruit que nous faisions, par les secousses indiscrètes que nous donnions au lit, qui, frappant contre cette cloison, l’eût bientôt mise au fait de ce qui se passait dans la chambre. Plus vite que l’éclair, elle accourt à la porte : point de clef. Comment faire ? Appeler Nicole. Elle le fit. À cette voix terrible nous fûmes glacés d’effroi ; nous nous arrêtâmes tout court, et la vieille cessa de crier ; mais nous cessâmes bientôt d’être sages. Trop animés pour rester longtemps dans une inaction aussi gênante, nous reprîmes notre ouvrage ; mais quoique nous le fissions avec toute la discrétion possible, la vieille, qui avait l’oreille au guet, ne prit pas le change. Elle démêla dans le bruit sourd de nos soupirs et des mots interrompus qui nous échappaient, le motif de notre silence. Nouveau tapage.

— Nicole, criait-elle en frappant contre la cloison, misérable Nicole, finiras-tu ?

Nouvelles alarmes de notre part ; mais me mettant bientôt au-dessus de la crainte, je dis à Nicole que, puisque nous étions découverts, il était inutile de nous gêner. Elle approuva par son silence cette résolution courageuse, et me donnant elle-même le premier coup de cul, en me remettant sa langue dans la bouche, elle me piqua d’honneur, et tels que de généreux guerriers qui, bravant dans leurs lignes de feu d’une artillerie meurtrière braquée contre eux sur un rempart, continuent tranquillement leur ouvrage et rient du bruit impuissant du canon qui gronde sur leurs têtes, nous travaillâmes intrépidement au bruit des coups que Françoise donnait contre la cloison. Nous achevâmes ; et, soit que l’interruption, soit que le bruit que la vieille faisait encore eût donné une pointe de vivacité à nos plaisirs, nous nous avouâmes réciproquement que nous n’en avions pas encore goûtés d’aussi vifs.

Le faire cinq fois en fort peu de temps, ce n’était pas mal s’en tirer pour un convalescent, convalescent encore de quelle maladie ! Je sentais cependant que je n’étais pas tout à fait hors de combat ; il fallait avoir de la sagesse pour ne pas se laisser aller. Je l’eus, cette sagesse, je triomphai de mon envie. Il faut pourtant convenir que la réflexion eût bonne part dans ma modération. La dame Françoise pourrait à la fin s’impatienter de ce petit manège, des honnêtes remontrances passer aux cris, des cris, que sais-je ? sonner le tocsin sur nous, ou peut-être venir faire sentinelle à notre porte. S’exposer au risque d’être arrêtés au passage ? Mauvaise affaire. Rester dans la chambre, assiégés jusqu’au jour ? Au bout du compte, il aurait fallu sortir. Comment ? Nus ? Cela n’aurait pas été honnête, un jeune homme, une jeune fille dans cet équipage-là. Le parti le plus sûr était de faire une prompte retraite. Je la fis, mais avant que de gagner mon lit, je jugeai prudemment que je ne serais qu’un sot si je laissais subsister dans l’esprit de Nicole l’opinion trop avantageuse que j’y avais fait naître sur le compte de l’abbé. Il en aurait trop coûté à mon amour-propre de faire à ce maroufle le sacrifice de la gloire que je venais d’acquérir sous son nom. De la vanité, à moi, cela vous fait rire, lecteur, n’est-il pas vrai ? J’aurais voulu vous voir à ma place. Je vous suppose rival comme je l’étais et sensible au plaisir de vous venger, je gage que vous auriez été aussi fat que moi, et que vous auriez dit, comme je le fis :

— Ma belle Nicole, vous ne devez pas être mécontente de moi ?

Là-dessus elle vous aurait assuré que son cœur était charmé.

— N’est-il pas vrai, auriez-vous ajouté, que vous n’en attendiez pas tant d’un petit drôle que vous avez toujours méprisé ? Vous aviez tort, et il ne méritait pas le traitement que vous lui avez fait ; car vous voyez que les petits valent bien les grands. Adieu, ma chère Nicole ; je m’appelle Saturnin, pour vous servir.

Vous l’auriez embrassée, et puis vous l’auriez laissée là, bien étourdie de votre compliment ; vous auriez gagné la porte, vous l’auriez ouverte (on avait laissé la clef dans la serrure), et vous auriez été vous recoucher tranquillement dans votre lit. Dieu veuille que vous l’eussiez fait aussi heureusement que moi !

Frappé de la bizarrerie des aventures qui venaient de m’arriver, j’attendis avec impatience que le jour vînt m’apprendre quelles seraient les suites d’une nuit aussi singulière. J’étais charmé du désastre de l’abbé, et de ma bonne fortune. Comme personne, excepté mademoiselle Nicole (sur la discrétion de laquelle je pouvais compter) ne me soupçonnait de rien, je me faisais d’avance une comédie de la figure que je verrais faire à nos acteurs nocturnes, et je me promettais d’autant plus de plaisir que je serais le seul à qui elle devait être indifférente.

— Monsieur le curé, disais-je, aura un air sombre, taciturne, sera de mauvaise humeur, fessera ; qu’il fesse, ce ne sera pas moi, ou je jouerai de malheur. Françoise examinera tous les écoliers, l’un après l’autre, avec des yeux dont la fureur rendra l’écarlate plus vif et plus brillant. Elle cherchera, parmi les grands, celui sur qui elle doit se venger, non des plaisirs qu’elle a eus, mais de ceux qu’il a donnés à sa fille. Si elle me reconnaît, elle sera bien fine. Nicole n’osera se montrer ; si elle se montre, elle rougira, sera honteuse, me fera la mine, peut-être les yeux doux ; que sait-on ? Elle est friande, ferai-je le cruel ? Peut-être l’abbé sera-t-il cassé aux gages ? Oh ! pour lui il n’en sera que plus impudent.

J’étais si fort occupé de toutes ces pensées, que je ne songeais pas à dormir ; et l’Aurore aux doigts de rose avait déjà ouvert les portes de l’Orient, que je n’avais pas encore fermé l’œil. J’avais pourtant besoin de repos. Le sommeil, qui semblait avoir respecté mes réflexions, vint aussitôt qu’elles furent cessées, et ce ne fut pas sans peine qu’on vint à bout de me le faire rompre au milieu de la journée. Que devins-je à la vue de Toinette, qui, placée au pied de mon lit, paraissait attendre mon réveil ? Je pâlis, je rougis, je tremblai. Je crus que mon procès était fait et parfait ; qu’on avait découvert que j’avais eu part aux désordres de la nuit et que j’allais les payer. Cette pensée accablante me fit retomber sans force sur mon lit.

— Eh bien ! Saturnin, me dit Toinette, es-tu encore malade ?

Pas de réponse.

— Le révérend Père Polycarpe va donc partir sans toi, continua-t-elle ; il comptait pourtant t’emmener avec lui.

À ce mot de départ, ma tristesse se dissipa.

— Il part ! dis-je à Toinette avec vivacité. Eh ! vraiment, je me porte à merveille.

Dans le moment, je m’élançai hors du lit, et je fus habillé avant que Toinette songeât à faire attention au passage subit de la tristesse à la joie que je venais d’éprouver en si peu de temps ; je la suivis.

J’étais trop agréablement occupé de la nouvelle que Toinette venait de m’apprendre pour quitter avec regret la maison du pasteur. Je ne pensai pas même que je ne reverrais plus Suzon. Je trouvai le Père Polycarpe qui m’attendait : il fut charmé de me revoir. Je passe sous silence les caresses d’Ambroise, les baisers, les larmes mêmes de Toinette. Elle en répandit, j’en jetai moi-même. Me voilà en croupe sur le cheval du valet de sa Révérence. Adieu, père Ambroise ; adieu, madame Toinette, serviteur. Je pars, nous marchons, nous arrivons, nous voilà au couvent.


FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE

Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux
Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux

SECONDE PARTIE



J’entre dans une nouvelle carrière. Destiné par ma naissance à augmenter le nombre de ces pourceaux sacrés que la piété des fidèles nourrit dans l’abondance, j’avais reçu de la nature les plus heureuses dispositions pour cet état, et l’expérience avait déjà commencé à perfectionner ses présents.

La sincérité n’a pas besoin de faire son éloge pour persuader. Il se trouve cependant des faits qui sortent de la règle ordinaire : tels sont ceux que je vais rapporter. Si l’on se plaint que la vraisemblance n’y est pas ménagée, qu’on se souvienne que ce ne sont pas ici de ces jeux de l’imagination que l’on compose, que l’on manie avec adresse pour ménager la crédulité du lecteur, mais qu’ils sont exactement vrais, et que la vraisemblance n’est pas toujours le caractère distinctif de la vérité. Dois-je craindre, après tout, que l’on ne trouve étrange de voir des moines scélérats, débauchés, corrompus, qui croient qu’on est toujours assez honnête homme quand on n’est pas reconnu pour fripon ; qui rient de la crédulité des peuples, et sous le masque de la religion, dont ils se jouent, ministres infidèles, font de tout ce qu’elle condamne l’objet de leurs plus chères occupations ?

Non, cela ne paraîtra pas extraordinaire. C’est l’usage. Voit-on autre chose ? Les Cordeliers, les Carmes, les Jésuites et tant d’autres travaillent tous les jours à me justifier. On en sait mille histoires, sans celles que l’on ne sait pas.

Qu’on me permette de placer ici quelques réflexions que j’ai faites, dans ces moments où la suspension du plaisir me rendait à moi-même, et me laissait envisager d’un œil impartial la vie que nous menions. Elles doivent paraître d’autant moins suspectes qu’elles viennent de la part d’un homme que son intérêt engageait à ne les jamais faire.

Quelles raisons assez puissantes ont pu rassembler dans l’enceinte des cloîtres tant de gens si différents par le caractère de leur esprit et de leur cœur ? La paresse, la paillardise, la lâcheté, l’ivrognerie, le mensonge, la perte des biens et de l’honneur.

Pauvres gens, qui avez la simplicité de croire que c’est la religion qui peuple ces saintes retraites, que je souhaiterais que vous pussiez en pénétrer l’intérieur ? Indignés des mystères d’iniquité qui s’y commettent, vous rougiriez de votre crédulité et vous apprendriez à les mépriser autant qu’elles sont méprisables. Je veux lever le bandeau qui vous couvrait les yeux.

Dites-moi, vous qui avez connu le Père Chérubin, ce saint homme dont la trogne vermeille ne respire que le plaisir, vous, dis-je, qui l’avez connu avant qu’il se fût affublé la tête d’un capuchon de serge noire, comment vivait-il ? Il ne se couchait jamais qu’il n’eût sablé ses huit ou dix bouteilles du meilleur, et souvent le jour le retrouvait sous la table, enterré parmi les débris du souper. Il a quitté le monde, Dieu l’a illuminé de sa grâce ; il lui a montré le bon chemin ; il l’a suivi. Je n’examine pas si c’est le Ciel ou si ce sont ses créanciers qui ont fait ce miracle ; mais apprenez que le Père Chérubin tiendrait encore tête au plus intrépide buveur ; il boirait, il mangerait les revenus du couvent, le couvent même, les moines, l’église, la sacristie, les cloches, le diable.

Voilà le Père Chérubin : tel vous l’avez connu, tel il est encore aujourd’hui.

Et le Père Modeste, que vous avez vu parmi vous, bouffi d’arrogance et pétri d’amour-propre, son caractère est-il refondu depuis qu’il a le corps ceint d’un triple cordon ? Vous le croyez, et moi qui le connais je vous le garantis pour le plus insolent coquin qui jamais ait endossé le harnois monacal. Écoutez-le parler, Bourdaloue près de lui ne fait que bégayer. Plus subtil que les plus grands théologiens, que saint Thomas, il parle, raisonne, entend, pénètre, perce. À son avis le Père Modeste est un phénix ; au vôtre c’est un sot ; au mien, c’en est un encore.

Voyez-vous le Père Boniface, ce madré furet qui penche dévotement la tête, qui tourne vers la terre des yeux mortifiés, qui semble, en marchant, composer avec le ciel et en implorer la fin d’une vie qui paraît pour lui un fardeau pesant ? Prenez garde à lui, c’est un serpent qui se glisse. Il monte chez vous : veillez des yeux votre femme, resserrez vos filles, éloignez vos garçons. Bougre, bardache, fouteur, il est entré, vous êtes sorti ; tâtez-vous le front, visitez votre femme, vos filles, vos fils, tout est foutu, tout est enculé.

Vous avez fait connaissance avec le Père Hilaire, serrez bien les cordons de votre bourse, vous avez affaire au plus adroit fripon. Bientôt, aux conversations consolantes, il fera succéder des peintures énergiques des besoins du couvent. Les pauvres Pères manquent de tout, ils sont nourris comme des misérables, couchés comme des chiens, leur maison tombe en ruine. Ce pauvre Père Hilaire ! Le souffrirez-vous en cet état ? Non, votre cœur s’attendrit, votre bourse s’ouvre ; puisez, Père Hilaire, puisez, vous avez trouvé votre dupe ; prenez, pillez, volez, emportez, tout est de bonne prise, vous travaillez pour l’Église.

Quelles foules de caractères odieux n’aurais-je pas à tracer si je voulais vous peindre ceux de tous les moines ! Change-t-on d’inclinations pour changer d’habit ? Non ; le buveur est toujours ivrogne, le voleur est toujours voleur, l’impudent est toujours impudent et le fouteur est toujours fouteur. Je dis plus : les passions prennent une nouvelle force sous le froc ; on les porte dans le cœur, l’exemple les fait éclore, l’oisiveté les renouvelle, L’occasion les augmente : le moyen d’y résister ?

À juger sainement de toutes ces différentes espèces d’animaux qui rampent avec mépris sur la surface de la terre, et connues sous le nom général de Moines, il faut les regarder comme autant d’ennemis de la société. Inhabiles aux devoirs que la qualité d’honnêtes gens exigeait d’eux, ils se sont soustraits à sa tyrannie, et n’ont trouvé que le cloître qui pût servir d’asile à leurs inclinations vicieuses.

On pourrait comparer leurs corps à ces fléaux du ciel, à ces nuages de sauterelles qui tombent sur une terre, rongent, mangent, ravagent et laissent les marques les plus funestes de leur passage, ou à ces armées de peuples barbares qui sortirent de leur marais pour inonder l’Europe.

Ils se haïssent, ils se détestent dans le particulier : l’intérêt commun les réunit. Rongés par leurs guerres civiles, ils n’en sont distraits que par les étrangères. Rien n’est mieux ordonné que l’extérieur de leur armée ; rien ne l’est moins que l’intérieur. Faut-il élire un général ? Que de factions, que de complots, que de brigues : autant que de moines ! On crie, on court, on s’agite, on se remue, on se bat, on se tue. S’agit-il de faire quelque incursion sur le monde, d’attenter à la bourse des fidèles, d’inventer quelques nouvelles pratiques de superstition ? C’est le même esprit qui les anime, c’est le même zèle qui échauffe, tous concourent au but général. Dociles aux ordres de leurs supérieurs, ils se rangent sous leurs drapeaux, montent en chaire, prient, exhortent, persuadent, entraînent des peuples imbéciles, qui suivent aveuglément leurs caprices, et les adoptent comme les règles nécessaires de leur conduite.

J’ajouterai à cet éloge des vers dictés par le bon sens et justifiés par l’expérience :

Tolle autem lucrum, superos et sacra negabunt,
Ergo sibi non cœlestis hæc turba ministrat :
Utilitas facit esse deos, quâ nempè remotâ,
Templa ruent, nec erunt aræ, nec Jupiter ullus.
[ws 4]

Sur tout ce que j’avais vu faire aux révérends, étant chez Ambroise, et en dernier lieu sur les galanteries du Père Polycarpe et Toinette, j’avais conçu les idées les plus riantes de l’état monacal. Je croyais que le froc était l’habit sous lequel on eût le plus libre accès dans le temple du plaisir. Mon imagination s’enivrait des chimères agréables qu’elle se forgeait. Elle ne s’arrêtait pas dans les bras de Toinette, elle me représentait les plus aimables femmes des lieux où mon sort me conduisait, se disputant la conquête du Père Saturnin, prévenant ses désirs par les attentions les plus tendres et payant ses bontés par les transports les plus vifs et les plus délicieux. On croira facilement qu’étant dans de pareilles dispositions, je reçus avec joie l’habit de l’Ordre, dont le Père Prieur (qui s’attacha d’abord à moi avec une affection vraiment paternelle) m’honora dès le lendemain de mon arrivée.

J’avais appris assez de latin de mon curé, qui, pourtant, n’en savait guère, pour figurer avec honneur dans le noviciat. On me louait de quelques dispositions assez heureuses ; en ai-je profité ? Hélas ! non. À quoi m’ont-elles servi ? À être portier ; belle avance !

En écrivain fidèle, je me croirais obligé de mener mon lecteur année par année, jusqu’en théologie ; on me verrait Novice, puis Profès, enfin un vénérable Père. J’aurais mille belles choses à lui dire ; mais les belles choses ne nous plaisent qu’autant qu’elles nous intéressent. Eh ! quel intérêt prendrait-on à voir un Penaillon disputer envers et contre tous, mettre le bon sens à la raison, à la gêne dans des arguments en baroco, dans des distinctions subtiles que lui-même n’entendrait pas ? J’en fais grâce.

Je sens pourtant que je ne saurais passer crûment sur un si long espace de temps sans entrer dans le détail de quelques bagatelles. Un séjour de quelques années dans le couvent, m’avait bien fait rabattre des idées dont je m’étais bercé en y entrant. J’avais fait la désagréable expérience que si le plaisir était fait pour les moines, il ne l’était pas pour les moinillons. Flottant entre le repentir de m’être engagé dans un état où je ne trouvais pas les agréments que je m’étais promis d’y avoir, et le désir d’arriver à la prêtrise que je regardais comme la fin et le terme de cette carrière épineuse où j’étais, et le commencement d’une autre qui ne me promettait que des jours filés par la main des plaisirs, je me laissais endormir par les caresses du Prieur, qui s’était fait un devoir de me venger par toutes sortes de bons traitements, des mépris que les autres affectaient d’avoir pour moi, dont le prétexte apparent était ma qualité de fils de jardinier, et le véritable, ma supériorité dans les études.

Les reproches que l’on m’avait fait si souvent sur ma naissance m’avaient rendu la maison d’Ambroise odieuse. Toinette était devenue pour moi un fruit défendu, c’est-à-dire que je ne manquais pas de bonne volonté pour elle, mais toujours entourée par les supérieurs, pouvait-elle être accessible pour un Novice ?

Une autre raison bien plus sensible, je ne trouvais plus Suzon ; elle n’était plus pour moi. Ma chère Suzon avait disparu de chez madame Dinville quelque temps après mon entrée chez les Célestins. On n’avait appris aucune de ses nouvelles. Sa perte m’avait plongé dans la douleur ; je l’aimais ; un je ne sais quoi, plus fort que son tempérament, m’attachait à elle. La solitude où je vivais avait encore rendu plus vif le chagrin de sa perte. Des lieux où je l’avais entretenue si familièrement, où nos cœurs, encore enfants, avaient fait le premier essai de l’amour, n’étaient propres qu’à m’attrister. S’ils me retraçaient un souvenir agréable, que je le payais cher par l’absence de celle qui me le procurait ! Devenues sans objet, ces idées ne m’occupaient plus sans douleur.

Mais voilà un garçon bien désœuvré, dira-t-on, touché de mon état malheureux. À quoi vous occupiez-vous donc, pauvre petit Saturnin ? Hélas ! je me branlais : mon vit était toute ma consolation ; c’était avec lui que j’oubliais mes peines et mes douleurs.

J’étais un jour dans le fort de mon ouvrage, écarté dans un lieu solitaire ; je croyais n’avoir aucun témoin et je me dulcifiais avec cette indolence voluptueuse que la solitude permet. Un coquin de moine m’observait : il n’était pas de mes amis, au contraire, c’était un de ceux qui avaient toujours marqué le plus d’éloignement pour moi. Il parut à mes yeux si brusquement, que les bras me tombèrent de surprise et que je restai dans cet état exposé à la malignité de ses regards. Je me crus perdu ; je crus qu’il allait publier partout mon aventure, et la façon dont il m’aborda me fit juger qu’il n’y avait pas de composition à attendre de lui.

— Ah ! ah ! Frère Saturnin, me dit-il en levant les yeux au ciel et croisant les mains ; ah ! Frère Saturnin, je ne vous croyais pas capable de faire de pareilles choses. Vous, le modèle du couvent ! vous, l’aigle de la théologie ! vous…


Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux
Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux

— Eh ! morbieu ! interrompis-je brusquement, finissons ces éloges ironiques ; vous avez vu que je me branlais, je n’ignore pas que vous allez en faire fête à tout le couvent, eh bien, sacre… continuai-je en reprenant mon ouvrage, allez en rire, amenez qui vous voudrez, je vous attends à la dixième décharge !

— Eh, Frère Saturnin, reprit-il avec le même sang-froid, ce que je vous en dit n’est que pour votre bien : pourquoi vous amuser à vous branler comme un coquin ? Nous avons tant de Novices ! c’est un amusement d’honnête homme…

— Vous vous rangez apparemment dans cette classe, lui répondis-je. Tenez, Père André (c’était son nom), vos discours commencent à m’impatienter, vos conseils me déplaisent autant que vos éloges. Finissez. Décampez, ou je vous…

La vivacité avec laquelle ces paroles m’échappèrent lui fit rompre son sérieux forcé. Il éclata de rire, et, me tendant la main :

— Va, me dit-il, touche-la, Frère ; je ne te croyais pas un si bon vivant. Je te plains d’être réduit à la dure nécessité de te branler. Ce que je vois te rend digne d’un meilleur sort. Il y a trop longtemps que tu te nourris de cette viande creuse, je veux te faire part de quelque chose de plus solide.

Ce discours me désarma ; sa franchise excita la mienne, je lui tendis la main à mon tour.

— Je ne connais pas, lui dis-je, la défiance, quand on agit comme vous le faites. J’accepte vos offres.

— Allons, reprit-il, parole d’honneur, tantôt je vous prends à minuit dans votre chambre. Croyez-moi, boutonnez votre culotte, ne tirez pas votre poudre aux moineaux ; vous en aurez besoin cette nuit. Je ne vous en dis pas davantage. Je vous quitte ; ne sortez qu’après moi ; il ne faut pas qu’on nous voie ensemble, notre réunion pourrait faire causer. À tantôt !

Je restai dans le dernier étonnement après le départ du moine. Il n’était plus question de branle ; uniquement occupé de sa promesse, j’y rêvais sans la comprendre. Qu’entend-il donc, disais-je, par cette viande solide dont il veut me faire fête ? Si c’est quelque Novice, ma foi ! il peut le garder pour lui : ce n’est pas là mon gibier. Je raisonnais en sot, je n’en avais pas goûté. Lecteur, êtes-vous plus habile que je ne l’étais alors ? Oui, dites-vous ; eh bien, n’est-il pas vrai que ce n’est pas un si mauvais morceau ? Le préjugé est un animal qu’il faut envoyer paître. Il en est d’un garçon comme d’un mets pour lequel on avait du dégoût. Le hasard en fait tâter, on le trouve délicieux. Est-il rien de plus charmant qu’un joli giton : blancheur de peau, épaules bien faites, belle chute de reins, fesses dures, rondes, un cul d’un ovale parfait, étroit, serré, propre, sans poil ? Ce n’est pas là de ces conasses béantes, de ces gouffres où vous entreriez tout botté. Fi donc ! Je t’aperçois, censeur atrabilaire, tu veux me reprocher que je souffle le froid et le chaud, que j’ai loué le con, et que je chante aujourd’hui les louanges du cul. Apprends, grand innocent, que j’ai pour moi l’expérience. Chacun prend son plaisir où il le trouve. Le mien est d’enfiler une femme quand elle se présente. Un beau garçon, quand il paraît, lui donnerai-je des coups de pied au cul ? Non, nigaud, non ; des coups de vit ! Allez aux écoles de ces fameux Sages de la Grèce, allez à celles des plus honnêtes gens de notre temps, vous apprendrez à vivre. Mais mon moine va venir, minuit sonne ; on gratte à ma porte. C’est mon homme.

— Bon ! marchons, Père, je vous suis. Mais où diable me menez-vous donc ?

— À l’église.

— Vous vous moquez de moi ! Peut-on toujours prier Dieu ? Serviteur ! Je ne suis pas des vôtres pour cette nuit. Chaque chose a son temps. Je vais dormir.

— Eh morbieu ! suivez-moi donc ! Ne voyez-vous pas que je monte dans les orgues ? Montez. Nous y voilà !

Savez-vous bien ce que je trouvai dans ces orgues ? une table copieusement fournie de viandes, et garnie d’une pyramide de bouteilles qui réjouissait la vue.

Item, trois moines, trois Novices et une jeune fille de dix-huit à vingt ans, qui me parut jolie comme un ange. Je suivais mon conducteur. Le Père Casimir était le chef de cette bande joyeuse. Il me reçut d’un air riant.

— Père Saturnin, me dit-il, soyez le bienvenu. Le Père André (c’était le nom du moine sous les auspices duquel je paraissais) m’a fait votre éloge : sa protection le justifie. Il a dû vous dire comment nous vivions ici : foutre, manger, rire et boire, voilà notre occupation ; vous sentez-vous des dispositions à faire comme nous ?

— Parbleu, lui répondis-je. Mon Révérend, vous verrez que je ne suis pas un sujet inutile dans la société, et s’il ne faut que cela, je me flatte de m’en tirer aussi bien qu’un autre ; soit dit, continuai-je, en me tournant du côté de l’assemblée, sans diminuer le mérite de vos Révérences.

— Allons, reprit le Père Casimir, vous êtes de nos gens. Commencez par vous placer ici entre cette charmante enfant et moi. Ça ! décoiffons une bouteille en l’honneur du Père : à vous, tope !

Et nous voilà à flûter. Et vous, lecteur, vous ne ferez rien pendant que nous allons vider nos bouteilles ? Tenez ! amusez-vous à lire ce rogaton.

Le Père Casimir[14] était d’une taille médiocre, brun de visage, portant un ventre de prélat, non prélat de Papefiguière. Ceux-là, dit maître Jean La Fontaine, sont maudits de Dieu, ont visage mince, taille mingrelette, et ne dorment jamais. Mais vrai prélat de Papimanie, au corps rond, au ventre gros et bien nourri. Il avait des yeux qui vous enculaient de cent pas, et dont le regard farouche ne s’attendrissait qu’à la vue d’un joli garçon. Alors le bougre entrait en rut ; il hennissait. Sa passion pour le cas antiphysique était si bien établie, qu’il était redoutable aux Savoyards même. Cependant il ne manquait pas d’adresse pour faire tomber les oiseaux dans ses filets. Il était auteur et bel esprit à la mode : censeur caustique, écrivain sec, louangeur fade, plaisant sans légèreté, ironique sans délicatesse. Il s’était fait un nom par quelques ouvrages qui devaient leur réputation plutôt à la sottise de ceux qu’il dénigrait, qu’à leur propre mérite. Le succès de ses brochures le consolait des coups de bâton dont les auteurs mécontents payaient quelquefois les observations malignes qu’il faisait courir sur leurs écrits.

Il faut pourtant avouer que ces auteurs avaient tort de faire tomber sur lui leur colère ; car, quoique les satyres parussent sous son nom, le pauvre Père n’y avait souvent d’autre part que le soin qu’il s’était donné de rédiger les manuscrits de quelques jeunes gens qui travaillaient sous ses yeux. Il cultivait précieusement les petits talents qu’il leur connaissait, leur distribuait la matière, revoyait leur ouvrage, le faisait imprimer, et en recueillait les fruits, qui quelquefois étaient bien amers. Il n’en était pas moins hardi ; et tel que l’avare qui se console des huées du peuple en ouvrant son coffre-fort, les ris qu’il excitait dans le public, aux dépens des auteurs, essuyaient les larmes que ceux-ci lui faisaient verser dans le particulier.

Ses occupations littéraires ne lui faisaient pas perdre de vue les inclinations de son cœur, mais il avait trouvé le moyen de se satisfaire sans sortir de son cabinet, et ce moyen était de se servir, pour ses plaisirs, de ceux dont il se servait pour ses ouvrages. Pour prix de leur complaisance, il leur abandonnait sa nièce, et cette nièce obligeante acquittait volontiers les dettes de son cher oncle. Le portier du couvent était à la dévotion du Père, et par cette voie tout entrait aisément : vin, viande, filles, tout y avait un libre accès. Les orgues avaient été choisies, préférablement à tout autre endroit, pour le lieu de la scène de ces orgies, parce que, me dit le Père Casimir, on ne nous soupçonnera jamais de passer la nuit dans l’église. Une autre raison, c’est que nous sommes tout portés pour assister aux offices, et cette exactitude ferme la bouche aux babillards.

Malgré le soin que le Père Casimir prenait pour conserver ses élèves, il en perdait toujours quelqu’un ; j’en dirai la raison : quelquefois, le souvenir des obligations, au lieu de produire de la reconnaissance, fait des ingrats. Ces déserteurs se servaient contre le Père des traits qu’il leur avait appris à aiguiser contre les autres. Un d’eux fit sur lui ce sonnet qui doit passer à la postérité la plus reculée, à côté du fameux sonnet de Desbarreaux.

SONNET

Un jour, dom Happecon, plus arrogant qu’un coq,
Las de sentir son vit aussi droit qu’une quille,
Sortit de son couvent, enfoncé dans son froc,
Et fut chez la Dupré demander une fille.

Le bougre, qui jamais ne foutait qu’en escroc,
Pour qui cinq ou six coups n’étaient qu’une vétille,
Crut qu’il ne s’agissait que d’essuyer le choc,
Et tira son engin de dessous sa mandille.

— Tout beau, dit la putain, rengaine l’instrument ;
On commence d’abord par payer largement :
De foutre on vit ici, comme au Palais d’épices.

Le pater étonné de ce foutu cartel,
Quitta faute d’argent, ce pilier de bordel,
Et fut de désespoir, enculer deux Novices.

Je ne saurais mieux finir ; je quitte le pinceau, de nouveaux coups ne feraient qu’affaiblir ma peinture.

La nièce du Père Casimir était brune, petite, mais vive et pétillante. Le premier coup d’œil ne lui était pas favorable, mais l’examen la vengeait. Elle savait ménager avec tant d’adresse la vue d’une gorge qui n’était pas absolument belle, qu’elle en tirait meilleur parti qu’une autre ne l’aurait pu faire d’une gorge plus accomplie. Ses yeux étaient petits, mais noirs et animés par le feu de l’amour ; ils promenaient sur vous ces regards fins et enjoués qui paraissaient conduits par l’indifférence, mais qui l’étaient par la coquetterie la plus raffinée. Sa bouche était grande, mais bien bordée ; elle riait volontiers : elle croyait ne montrer que la beauté de ses dents, et découvrait des grâces d’autant moins suspectes qu’elles n’étaient pas étudiées. Elle en enchantait par la vivacité et le sel de ses polissonneries.

En un mot, c’était ce qu’on pouvait souhaiter de plus charmant pour attraper le jour, sans s’apercevoir qu’on a passé la nuit.

Aussitôt que je me vis placé à côté de cette aimable fille, je sentis renouveler ces mouvements confus que j’avais autrefois éprouvés, quand le hasard m’avait fait découvrir Toinette et le Père Polycarpe. La longue privation du plaisir m’avait formé, pour ainsi dire, une seconde nature, aussi susceptible d’impressions aussi vives et aussi piquantes. Je recommençai à vivre, parce que je crus que j’allais revivre pour le plaisir.

Je regardais ma voisine, dont l’air riant et facile me faisait connaître que mes désirs ne languiraient qu’autant de temps que j’aurais la simplicité de ne les pas expliquer. Je sentais bien que ce n’était pas l’envie de faire la vestale qui la faisait trouver au milieu d’une bande de moines ; mais le bonheur qu’elle semblait m’offrir me paraissait si grand que j’avais peine à le concevoir ; j’étais tremblant, et, dans la crainte qu’il ne m’échappât, à peine aurais-je pu former le dessein de le demander. J’avais la main sur sa cuisse, que je pressais contre la mienne ; je sentis qu’elle me la prenait et la passait par l’ouverture de son jupon ; je connus son dessein et je portai bientôt le doigt où elle le désirait. Le toucher d’un endroit dont la possession m’était interdite depuis si longtemps me causa un frémissement de joie qui fut aperçu de toute la bande, qui me cria :

— Courage, Père Saturnin, vous y voilà !

Peut-être aurais-je eu la sottise d’être déconcerté de cette exclamation, si Marianne (c’était le nom de notre déesse) ne m’eût sur-le-champ donné un baiser et déboutonné ma culotte d’une main, tandis qu’elle passait l’autre bras autour de mon col. Elle m’empoigna le vit. Il bandait.

— Ah ! Pères, s’écria-t-elle avec transport, en adressant la parole aux autres moines et en leur découvrant mon vit, qui s’éleva fièrement d’un demi pied au-dessus de la table ; vous n’êtes que des embryons, en avez-vous de cette beauté-là ?

Il se fit un brouhaha d’admiration, et chacun félicita Marianne sur le plaisir qu’elle allait avoir. Elle en paraissait enchantée.

Alors, le Père Casimir imposa le silence à toute la troupe, et après avoir aussi complimenté sa nièce sur l’acquisition qu’elle venait de faire, il m’adressa la parole :

— Père Saturnin, me dit-il, disposez de Marianne. Je vous en ferais l’éloge si vous ne la voyiez pas, et vos désirs le font mieux que je ne le pourrais faire. Vous lui trouverez la peau la plus douce, les tétons les plus durs et les plus mignons, le con le mieux formé. Elle va vous donner tous les plaisirs imaginables ; mais ces plaisirs sont à une condition. Elle ne sera pas plus mauvaise pour vous qu’elle l’a été pour ces Pères.

— Ah ! lui répondis-je, transporté d’amour. Quelle est-elle cette condition ? Que faut-il donner ? Mon sang ?

— Non.

— Quoi donc ?

— Votre cul.

— Mon cul ? Eh que diable en feriez-vous, Père ?

— Oh ! répondit-il, c’est mon affaire.

L’envie d’être bientôt sur Marianne fit que je n’insistai pas sur la proposition du Père. Je me mis bientôt en devoir d’enconner ma charmante, et mon bougre de m’enculer. Elle se coucha sur le banc qui nous servait de siège, et je m’étendis sur elle et le Père sur moi. Quelque douleur que je sentisse et quoique Casimir me déchirât, le plaisir d’en faire autant à la nièce, dont le con souffrait plus de la grosseur de mon vit, que mon cul ne souffrait de celle du vit de son oncle, me consolait de ma peine. Quand les difficultés de l’entrée furent levées, des deux côtés nous ne trouvâmes plus qu’un chemin semé de fleurs. Quelquefois le plaisir m’arrêtait au milieu de l’ouvrage, mais bientôt Casimir, réveillant ma valeur, m’animait à faire aussi bien que lui. Ainsi poussé et poussant, les coups que je recevais de l’oncle allaient, comme dans un écho, retentir et se perdre dans le con de la nièce. Tantôt immobile et tantôt furieuse, elle mourait, ressuscitait, me baisait, me poussait, me mordait, me serrait avec des convulsions qu’elle me communiquait, et qui surprenaient toute l’assemblée. Il y avait déjà longtemps que nous avions laissé bien loin derrière nous le Révérend Casimir. Surpris lui-même de l’opiniâtreté du combat, qui avait déjà coûté bien du sang aux deux partis, il joignit son admiration à celle de la compagnie, qui, rangée autour de nous, attendait dans un silence respectueux l’issue de la bataille. J’étais furieux que Marianne osât me tenir tête, à moi qui n’avais pas foutu depuis plus de huit ans, à moi qui croyais avoir rassemblé dans ce moment tous les désirs et toutes les forces que j’avais pu acquérir pendant un si long temps. Elle était enragée de trouver un moine qui soutint ses efforts sans s’ébranler, elle qui avait désarçonné les plus vigoureux de la bande. Le foutre et le sang confondus ruisselaient sur nos cuisses, nous n’en étions que plus animés. Déjà nous avions déchargé quatre fois, quand je m’aperçus que Marianne, fermant l’œil, baissant la tête, et laissant tomber les bras, attendait sans mouvement que par une cinquième décharge, je lui donnasse le coup de grâce. Elle n’attendit pas longtemps, elle le reçut, et, après l’avoir savouré pendant quelques minutes, elle s’échappa de mes bras et me dit qu’elle se rendait fière de la victoire que je venais de remporter. Je pris un grand verre que je lui présentai, et lui versant une rasade, j’en pris autant de mon côté, et choquant ensemble, nous scellâmes notre réconciliation dans le vin.


Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux
Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux

La fin du combat avait fait remettre chacun à sa place. J’étais, entre l’oncle et la nièce, l’objet des caresses de tous les deux. L’un avait la main sur mes fesses, l’autre l’avait sur mon vit. Les éloges que l’on nous donnait firent bientôt place à une conversation plus réglée. Ce fut Casimir qui l’entama. Le sujet en fut la bougrerie. Casimir en prit la défense comme un tendre père prend celle d’un enfant chéri. Il possédait à fond sa matière, il s’en acquitta parfaitement bien. Il passa en revue tous les bougres célèbres, depuis Adam jusqu’aux Jésuites. Il y trouva des philosophes, des papes, des empereurs, des cardinaux. Il fit l’éloge de chacun en particulier et tombant ensuite sur l’injustice et l’aveuglement de ceux qui s’élèvent contre un plaisir adopté, pratiqué par les plus grands hommes, par les plus grands génies, il remonta à l’aventure de Sodome. Il soutint qu’on avait falsifié, par jalousie, ce mémorable événement, et cédant tout à coup à son enthousiasme, il finit son éloge par ces vers :

          Taisez-vous, censeurs indociles.
Étourdissez les sots de vos voix imbéciles,
Mais n’allez pas fouiller dans l’histoire des temps.
          Vous osez, ignorants reptiles,
          Des écrivains les plus habiles
Altérer les beautés et corrompre les sens.
Sodome, ce n’est point par un souffle funeste
Que furent consumés tes heureux habitants ;
C’est par un feu divin, c’est par un feu céleste :
Sodome, que n’étais-je alors de tes enfants !

Le discours du Père reçut les applaudissements qu’il méritait et qu’il était sûr de recevoir des assistants, en traitant un sujet qui leur était si agréable. On foutit encore, tant en cul qu’en con ; on but, on rit, et l’on se sépara, avec promesse de se retrouver à la huitaine, car ces banquets ne se faisaient pas tous les jours : les revenus du Père Casimir, qui régalait ordinairement, n’y auraient pas suffi. Nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde, Marianne et moi. La pauvre enfant ne tarda guère à s’apercevoir qu’il était dangereux de jouer avec moi ; sa ceinture devint bientôt trop courte : on m’en donna la gloire. Le Père Casimir prit le soin de conduire les choses secrètement ; il était juste qu’il prît sur lui les risques des hasards auxquels il exposait sa chère nièce. Elle en sortit à son honneur, et tout aurait été le mieux du monde, si cette grossesse inattendue n’avait pas mis le désordre dans nos assemblées nocturnes. J’essayai du remède de Casimir, et, sur ses traces, je me rendis bientôt redoutable au cul de tous nos Novices ; mais je retombai peu de temps après dans mes anciennes erreurs, et les plaisirs du con m’enlevèrent à ceux du cul.

Quelque jour, après avoir chanté ma première messe, le Prieur me fit avertir d’aller dîner dans sa chambre. J’y fus, et je trouvai avec lui quelques anciens qui me reçurent, ainsi que le Prieur, avec de vives accolades que je ne savais à quoi attribuer. Nous nous mîmes à table, et nous fîmes une chère de Prieur : c’est tout dire. Quand le vin, que sa Révérence avait soin de ne pas choisir dans le plus mauvais crû, eût répandu la gaieté dans la conversation, je fus surpris d’entendre mes doyens, donnant l’essor à leur langue, lâcher les B… et les F… avec une aisance que je n’aurais pas attendue de gens que j’avais toujours vus sous le masque de la réserve.

Le Prieur, voyant mon étonnement, me dit :

— Père Saturnin, nous ne nous gênons plus avec vous, parce qu’il est temps que vous ne vous gêniez plus avec nous ; oui, mon fils, ce temps est arrivé. Vous avez reçu le Saint Ordre de Prêtise, cette qualité vous rend aujourd’hui notre égal et me met dans l’obligation de vous révéler des secrets importants qui vous ont été cachés jusqu’à présent et qu’il serait dangereux de confier à de jeunes gens qui pourraient nous échapper et divulguer des mystères qui doivent être ensevelis dans un silence éternel ; c’est pour m’acquitter de cette obligation que je vous ai fait venir.

Cet exorde imposant me disposa à écouter avec attention ce que le Prieur allait me dire. Il reprit ainsi la parole :

— Je ne vous crois pas de ces esprits faibles que le mot de fouterie effarouche. Vous connaissez assez la nature pour savoir que l’action de foutre est aussi naturelle à l’homme que celle de boire et de manger. Nous sommes moines, il est vrai, mais on ne coupe ni le vit ni les couilles quand nous entrons dans le cloître. L’imbécilité de nos fondateurs et la cruauté des hommes ont voulu nous interdire une fonction aussi naturelle : elles n’ont fait qu’irriter nos désirs. Comment donc apaiser ces flammes que la nature elle-même a allumées dans notre cœur ? Fallait-il, pour exciter la compassion des fidèles, aller nous branler dans les rues et dans les carrefours ? Fallait-il, pour nous conformer à leurs idées tyranniques, brûler continuellement d’un feu qui ne peut s’éteindre que par la mort ? Non. Autant qu’il nous a été possible, nous avons tâché de garder un milieu entre l’austérité que la qualité de moines semble exiger de nous, et les faiblesses de la nature. Ce milieu est de donner tout à celle-ci dans l’intérieur des cloîtres, et le plus que nous pouvons à l’austérité dans l’extérieur. Pour cet effet, dans les couvents bien réglés, on a un certain nombre de femmes avec qui l’on trouve un soulagement contre la concupiscence que nous avons reçue d’Adam. On va dans leurs bras oublier les déboires de la pénitence.

— Vous me surprenez, lui dis-je, mon Révérend Père ! Ah ! pourquoi faut-il qu’une si belle police n’étende pas sa sagesse jusque sur nous ?

Nos convives éclatèrent de rire. À cette exclamation, le Prieur me répondit :

— Comment donc, mon fils, nous croyez-vous plus dupes que les autres ? Non, nous ne le sommes pas. Sachez que nous avons ici un endroit où, grâce au ciel, nous ne manquons pas de ces secours.

— Ici ! repris-je, mon Père, et vous ne craignez pas que l’on le découvre ?

— Non, non, me répliqua-t-il, il est impossible de nous découvrir. Va-t-on déterminer un petit espace de terrain, placé entre la bibliothèque et quelques anciennes chapelles où l’on ne va jamais, et un grand mur qui le couvre du côté du jardin ? Le continent de notre maison est trop vaste pour qu’on puisse s’apercevoir de cet endroit. Nous sommes en sûreté de tous côtés, et si vous, qui demeurez ici depuis neuf ans, n’en avez seulement pas d’idée, comment voudriez-vous que des étrangers s’en aperçussent ?

— Ah ! m’écriai-je, quand me sera-t-il permis d’aller avec vous travailler à consoler ces charmantes recluses ?

— Les consolations ne leur manquent pas, me répondit-il en riant, et vous avez à présent le droit de leur en donner, car pour plus grande sûreté, nous n’admettons, comme je viens de vous le dire, que ceux à qui leur propre intérêt impose la discrétion : ceux qui ont reçu la qualité de prêtre. Vous êtes de ce nombre, vous y viendrez quand vous voudrez.

— Quand je voudrai ? interrompis-je, ah ! mon Père, je suis homme à vous sommer de tenir votre parole dès à présent !

— Pour le présent, non, me répondit-il. Il faut attendre jusqu’à ce soir. C’est l’heure à laquelle nos Frères, pressés par leurs besoins, viennent se rendre ici pour être introduits dans notre piscine : c’est ainsi que nous nommons l’appartement de nos Sœurs. On n’en confie les clefs à personne ; il n’y en a que deux, qui restent continuellement, l’une entre les mains du Père Dépensier, l’autre entre les miennes.

— Ce n’est pas tout, continua le Prieur. L’étonnement que vous venez de faire paraître, Père Saturnin, au sujet de notre piscine, tiendra-t-il contre celui que va vous causer la nouvelle d’une chose que vous n’avez jamais soupçonnée ? Vous n’êtes pas fils d’Ambroise.

Je demeurai effectivement si interdit à ces mots que je n’eus pas la force d’ouvrir la bouche.

— Oui, poursuivit le Prieur, vous n’êtes ni le fils d’Ambroise ni celui de Toinette. Vous êtes d’une naissance plus relevée. Notre piscine vous a vu naître : une de nos Sœurs vous a donné le jour.

Alors il me conta ce que vous avez vu au commencement de ces mémoires.

— Ah ! lui dis-je alors, revenu de ma première surprise, quelqu’étonnant, mon Père, que soit le mystère que vous venez de m’apprendre, je sens que vous n’aurez pas de peine à m’y faire ajouter foi. Oui, j’ai dans le cœur des sentiments qui justifient ma naissance, et ces sentiments ne se trouvent pas dans celui d’un fils de jardinier. Mais avant que je me livre à la joie que doit m’inspirer la connaissance de mon origine, permettez-moi de me plaindre d’un défaut de confiance qui m’a souvent fait haïr un état auquel j’étais destiné par ma naissance. Pourquoi m’avez-vous toujours envié la douce consolation d’embrasser ma mère, si elle vit encore ? Craigniez-vous que je n’abusasse d’un secret que j’avais tant d’intérêt à garder ?

— Père Saturnin, me dit le Prieur attendri, vos reproches sont justes ; mais soyez persuadé que ce n’est pas par un défaut de tendresse qu’on vous a interdit l’entrée de notre piscine. L’amour que nous avons pour vous et dont nous vous avons toujours donné des marques, cet amour a longtemps combattu contre la sévérité de nos règles ; mais enfin il faut de l’ordre, et le temps nous met toujours en état de faire cesser vos plaintes. Dès tantôt vous aurez ce plaisir que vous souhaitez, vous embrasserez votre mère. Elle vit encore. Si vous n’avez pas eu ce plaisir plus tôt, ce n’est pas un bien que vous avez perdu, c’en est un que vous allez trouver.

— Ah ! m’écriai-je, que j’ai d’impatience de me voir dans ses bras !

— Modérez-la, me dit-il, le sacrifice ne sera pas long. Vous n’y avez plus que quelques heures à attendre. Déjà le soleil baisse, la nuit s’avance, et l’heure viendra sans que nous y pensions. Nous souperons à la piscine, on vous y attend. Vous ne paraîtrez au réfectoire que pour le decorum et vous viendrez nous retrouver ici.

Le plaisir de voir ma mère n’était pas le motif le plus pressant qui me fit désirer l’entrée de la piscine. L’espérance d’y goûter sans contrainte toutes les délices de l’amour dans les bras d’un nombre de jolies femmes dévouées à mes désirs, offrait à mon cœur une immensité de plaisirs que tous les efforts de mon imagination ne me rendaient que faiblement.

— Le voilà donc arrivé, me disais-je, ce temps que j’ai si fort souhaité ! Heureux Saturnin, plains-toi de ton sort ! Dans quel état de la vie aurais-tu trouvé ce que l’on vient de t’annoncer aujourd’hui ? Regretteras-tu des jours passés dans la tristesse, si ceux qui les vont suivre sont aussi charmants que tu dois te le promettre ?

L’heure vint ; je retournai chez le Prieur. J’y trouvai cinq ou six moines, amenés par le même motif que moi. Nous partîmes à la file l’un de l’autre, et dans un profond silence. Nous marchâmes jusqu’à ces antiques chapelles qui servaient de rempart à la piscine d’un côté. Nous descendîmes sans lumière dans un caveau, dont l’horreur semblait être ménagée pour préparer un nouveau charme au plaisir qui devait la suivre. Ce caveau, que nous traversâmes à l’aide d’une corde attachée contre le mur, nous conduisit à un escalier qui était éclairé par une lampe. Le Prieur ouvrit la porte qui fermait cet escalier. Nous entrâmes, par un petit détour, dans une salle galamment meublée, autour de laquelle paraissaient quelques lits commodes pour les combats de Vénus. Nous y vîmes les apprêts d’un magnifique repas. Personne ne paraissait encore ; mais bientôt, au bruit d’une sonnette que le Prieur tira, nous aperçûmes une vieille cuisinière, qui fut suivie dans le moment de nos Sœurs, qui étaient au nombre de six en tout, et qui me parurent charmantes. Chacune d’elle fût se jeter dans les bras de quelqu’un de nos moines, et je restai seul témoin de leurs transports, et piqué de l’indifférence qu’elles affectaient d’avoir pour un nouveau Frère qui s’imaginait qu’elles devaient venir lui prodiguer leurs caresses. Mais le nouveau Frère eût bientôt son tour, et en fut dédommagé avec usure.

On n’observait pas à la piscine plus scrupuleusement l’intention du fondateur qu’on ne le faisait aux repas du Père Casimir. Point de maigre, les viandes les plus exquises servies avec toute la propreté possible, s’y trouvaient en quantité. On se mit à table ; chacun, à côté de sa chacune, mangeait, buvait, patinait, baisait, parlait foutaise avec autant de liberté qu’il y en avait à nos festins des orgues. Je ne me sentais pas d’appétit. On m’en faisait la guerre : je me défendais mal, uniquement occupé du désir de retrouver ma mère, ou pour parler plus naturellement, du désir de m’escrimer avec quelqu’une de nos Sœurs. Je cherchais des yeux celle dont la vigueur monacale m’avait fait le fils, et je leur trouvais à toutes un air de fraîcheur et de jeunesse qui ne me permettait pas de penser que j’eusse cette obligation à aucune d’elles. Quelque occupées qu’elles fussent auprès de leurs Pères, elles trouvaient toujours moyen de me lancer des regards dont la passion renversait les conjectures que je pouvais faire. Je m’imaginais sottement que je reconnaîtrais ma mère au respect et à la tendresse que la nature m’inspirerait pour elle ; mais mon cœur me parlait également pour toutes, et mon vit bandait sans distinction en l’honneur de chacune d’elles.

Mon inquiétude divertissait toute la compagnie. Quand on eut assez mangé pour mettre un intervalle entre les premiers morceaux et les derniers, il fut question de foutre. Dans le moment, je vis le feu briller dans les yeux de nos adorables. Comme j’étais nouveau venu, on voulut me donner l’honneur de commencer la danse.

— Allons, Père Saturnin, me dit le Prieur, il faut, mon ami, que tu fasses essai de tes forces avec la Sœur Gabrielle, ta voisine.

J’avais déjà commencé à faire connaissance avec elle. Nous avions préludé par des baisers donnés et reçus avec feu de part et d’autre. Sa main avait même été jusqu’à ma culotte. Quoiqu’elle parût la moins jeune de la compagnie, je lui trouvais assez de charmes pour ne pas envier le sort des autres. C’était une grosse blonde à qui l’on ne pouvait reprocher d’autre défaut qu’un peu trop d’embonpoint. Sa peau était d’une blancheur éblouissante : la plus belle tête du monde, des yeux grands, bleus et bien fendus. La passion les rendait tendres et mourants, mais ils étaient vifs et brillants dans le plaisir. Ajoutez une gorge ferme et bien remplie, des tétons qui formaient, en s’élevant au-dessus du corset, un contour régulier, dont la chaleur, dont les mouvements précipités charmaient les yeux, quand on se contentait de les regarder, et enflammaient quand on y touchait.

L’exhortation du Prieur n’avait pas prévenu mes désirs ; Gabrielle les avait excités : elle se prêta galamment à les satisfaire.

— Viens, mon roi, me dit-elle, viens, je veux avoir ton pucelage ; viens le perdre dans un endroit où tu as reçu la vie !

Ce mot me fit trembler. Sans être devenu plus vertueux, j’avais acquis chez les moines des connaissances qui ne me permettaient pas d’être avec Gabrielle ce que j’avais autrefois été avec Toinette.

J’étais prêt à enconner. Un reste de honte m’arrêta sur le bord du précipice : je reculai.

— Ah ! ciel, dit Gabrielle en se relevant, est-il possible que ce soit là mon fils ? Ai-je pu mettre au monde un lâche tel que lui ? Quoi ! Foutre sa mère lui fait peur ?

— Ma chère Gabrielle, lui dis-je en l’embrassant, contentez-vous de mon amour ; si vous n’étiez pas ma mère, je ferais mon bonheur de vous posséder ; mais respectez une faiblesse qu’il me serait impossible de vaincre.

L’apparence même de la vertu est respectable aux cœurs les plus corrompus et les plus libertins. Mon action trouva des partisans parmi nos moines ; ils convinrent qu’ils avaient eu tort de vouloir me faire une pareille surprise. Il n’y eût qu’un coquin d’entre eux qui voulut entreprendre de me convertir.

— Pauvre sot, me dit-il, quoi ! tu es assez simple, pour t’effrayer d’une action aussi indifférente ? Parlons raisonnablement. Dis-moi un peu : qu’est-ce que la fouterie ? La conjonction d’un homme et d’une femme. Cette conjonction est ou naturelle ou défendue par la nature. Elle est naturelle, puisqu’il est vrai que les deux sexes ont dans le cœur un penchant invincible qui les porte, qui les entraîne l’un vers l’autre, si ce penchant est dans le cœur de l’homme et de la femme indistinctement. L’intention de la nature était donc qu’on le satisfit indistinctement l’un avec l’autre, et la preuve s’en tire du livre même dicté par le Saint-Esprit.

Dieu dit à nos premiers parents : croissez et multipliez. Ils étaient seuls. Comment Dieu entendait-il que la multiplication se fît ? Adam suffisait-il tout seul pour peupler la terre ? Adam faisait des filles, il les foutait. Eve avait des fils ; ils faisaient avec elle ce que leur père faisait avec leurs sœurs, ce qu’ils faisaient eux-mêmes quand l’occasion s’en présentait. Descendons au déluge. Il ne restait dans le monde que la famille de Noë ; il fallait bien nécessairement que les frères couchassent avec leurs sœurs, les fils avec leur mère, le père avec ses filles, s’ils voulaient repeupler la terre.

Allons plus loin ; Loth fuit de Sodome ; ses filles, qui avaient toujours devant les yeux l’intention du Créateur, et qui venaient de voir leur bonne femme de mère changée en statue pour avoir été trop curieuse, s’écrièrent dans l’amertume de leur cœur : « Hélas ! le monde va donc finir ! » Elles auraient crû se rendre coupables aux yeux du Souverain Être si elles n’avaient pas travaillé de tout leur pouvoir à rétablir ce qu’ils venaient de détruire. Loth, lui-même pénétré de cette vérité, y contribua de tout le sien. Voilà la nature dans sa première simplicité. Les hommes, soumis à ses lois, regardaient l’obligation de les exécuter comme leur premier devoir ; mais bientôt corrompus par leurs passions, ils oublièrent la volonté de cette tendre mère ; ils ne voulurent pas rester dans l’état heureux où elle les avait placés ; ils renversèrent tout, ils se forgèrent des chimères qu’ils qualifièrent de vertus et de vices ; ils inventèrent des lois qui, bien loin d’augmenter le nombre de leurs prétendues vertus, n’ont fait qu’augmenter celui de leurs prétendus vices. Ces lois ont fait les préjugés, et ces préjugés, adoptés par les sots et sifflés par les sages, se sont fortifiés d’âge en âge. Il fallait donc que ces impertinents législateurs, en renversant les lois de la nature, refondissent les cœurs qu’elle nous avait donnés ; il fallait qu’ils réglassent nos désirs, qu’ils y missent des bornes, et puisqu’ils prétendaient qu’on ne pouvait goûter les plaisirs de l’amour qu’avec une seule femme, et même après certaines formalités, il fallait qu’ils restreignissent les désirs de chacun pour un seul objet, qu’ils ne fissent naître ces désirs qu’après certaines formalités, et les conservassent toujours les mêmes. Ils ne l’ont pu faire : la nature, au fond de notre cœur, réclame contre leur injustice. En un mot, la fouterie sans distinction est d’institution divine, c’est un précepte gravé par la main du Créateur, et la fouterie distincte est d’institution humaine, et l’une est aussi élevée au-dessus de l’autre que le ciel l’est au-dessus de la terre.

Peut-on, sans se rendre criminel, écouter l’homme préférablement à Dieu ? Non, non, et saint Paul, interprète sacré des volontés du ciel, qui connaissait toute l’étendue des devoirs de la nature, a dit : « Plutôt que de brûler, foutez, mes enfants, foutez ! » Il est vrai que pour ne pas choquer la faiblesse des petits esprits, il met un correctif à sa pensée et se sert de l’expression : « Mariez-vous » ; mais, au fond, c’est la même chose : on ne se marie que pour foutre. Ah ! que je t’en dirais bien davantage si je ne me sentais pressé de suivre le conseil de saint Paul !

On rit de la saillie du Père et déjà le ribaud se levait, et le braquemard à la main, menaçait tous les cons de la salle.

— Attendez ! dit une des Sœurs, nommée Madelon ; pour punir Saturnin, il me vient une idée excellente.

— Quelle est-elle ? lui demanda-t-on.

— C’est, répondit-elle, de le faire coucher sur un lit ; Gabrielle s’étendra sur son dos, et le Père qui vient de parler comme un oracle exploitera Gabrielle !

Les ris redoublèrent à cette folie : j’en ris moi-même, et dis que j’y consentais, à condition que, pendant que le Père foutrait sur mon dos, je foutrais moi-même avec la donneuse d’avis.

— Allons, reprit-elle gaiement, j’y consens pour la rareté du fait.


Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux
Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux

Chacun applaudit une imagination aussi bizarre ; nous nous mîmes en posture. Figurez-vous quel spectacle cela devait faire ! Le Père ne poussait aucun coup à ma mère qu’elle ne le lui rendît sur-le-champ au triple, et son cul, en retombant sur le mien, me faisait enfoncer dans le con de Madelon, ce qui faisait un ricochet de fouterie tout à fait divertissant pour les spectateurs, non pas pour nous, car nous étions trop occupés pour nous amuser à rire. Il n’eût tenu qu’à moi de me venger de Madelon, en laissant tomber le poids de trois corps sur le sien ; mais elle était trop aimable et trop amoureuse, elle travaillait de trop bon cœur pour me laisser concevoir une pareille pensée. Je la soulageais autant qu’il m’était possible. Elle en eût pourtant la peine, mais ce fut plutôt un surcroît de volupté pour elle, car, ayant senti les délices de la décharge avant nos fouteurs d’en haut, le plaisir me rendit immobile. Gabrielle le sentit, et les coups de cul qu’elle répétait avec une nouvelle vivacité, faisaient pour moi ce que je n’étais plus en état de faire, et en m’agitant, allaient donner de nouveaux ébranlements de plaisir à Madelon, qui déchargeait aussi. Nos fouteurs finirent leur affaire, et joignirent leur extase à la nôtre. Nos quatre corps n’en firent plus qu’un ; nous nous mourions, nous nous confondions l’un dans l’autre.

Les éloges que nous fîmes de cette nouvelle façon de goûter le plaisir firent venir l’eau à la bouche des autres moines et Sœurs. Les voilà les uns sur les autres à foutre comme des perdus en quatrain — c’est le nom que nous donnâmes à cette posture, — et nous à leur donner l’exemple. C’est ainsi que les plus belles découvertes que l’on ait fait dans la nature sont dues au hasard.

Gabrielle était si charmée de cette invention, qu’elle avoua qu’elle avait eu presque autant de plaisir qu’elle en avait goûté en me faisant. Comme je n’étais pas moins curieux que les autres de savoir comment la chose s’était passée, on la pria de la raconter.

— J’y consens, nous dit-elle, et d’autant plus volontiers que Saturnin ne connaît encore que sa mère, sans savoir d’où elle vient, ni comment elle s’est trouvée ici. Permettez-moi, mes Révérends, de l’en instruire, et de remonter un peu plus haut que ce jour que vous souhaitez que je vous rappelle.

Mon ami, continua-t-elle en m’adressant la parole, tu ne te vanteras pas d’une longue suite d’aïeux illustres : je n’en ai jamais connu. Je suis fille d’une loueuse de chaises de ce couvent, et sans doute de quelqu’un des Pères qui vivaient alors, car elle était trop vive et trop amie du couvent pour que je puisse en conscience penser que j’aie l’obligation de ma naissance à son bonhomme de mari.

À dix ans je ne démentais pas le sang dont je suis née, et je connaissais l’amour avant que je me connusse. J’étais toujours avec les Pères, ils se faisaient un plaisir de cultiver mes heureuses inclinations. Un jeune Profès me donna des leçons si touchantes et si sensibles, que j’aurais cru payer les autres d’ingratitude si je ne leur avais fait connaître que j’étais en état de leur en donner moi-même. Je m’étais déjà acquittée envers chacun d’eux de ce que je lui devais, quand ils me firent la proposition de me mettre dans un endroit où je serais en liberté de renouveler mes paiements aussi souvent que je le voudrais. Je n’avais pu les faire jusqu’alors qu’à la sourdine, tantôt derrière l’autel, tantôt devant, tantôt dans un confessionnal, et rarement dans les chambres. Cette idée de la liberté me flatta ; j’acceptai leurs offres, j’entrai ici.

Le jour de mon entrée, on m’avait fait parer comme une jeune fille que l’on va mener à l’autel. L’idée de mon bonheur répandait un air de sérénité sur mon visage, qui charmait tous les Pères. Tous voulaient me rendre leurs hommages, et chacun voulait avoir la gloire de me les rendre le premier. Je vis le moment que le festin de mes noces allait finir comme celui des Lapithes.

— Mes Révérends, leur dis-je, votre nombre ne m’épouvante pas ; mais mon courage me fait peut-être trop présumer de mes forces ; je succomberais : vous êtes vingt, la partie n’est pas égale. Je veux vous proposer un accommodement. Il faut nous mettre tous nus.

Et pour leur en donner l’exemple, je commençai par me débarrasser de tous mes ajustements : robe, corset, jupe, chemise, tout partit dans le moment. Je les vis tous dans le même état que moi ; mes sœurs étaient aussi toutes nues. Mes yeux savourèrent un moment le charmant spectacle de vingt vits roides, gros, longs, durs comme le fer, et qui se présentaient fièrement au combat. Ah ! si j’avais eu assez de cons pour les recevoir tous à la fois, je l’aurais fait !

— Allons, repris-je, il est temps de commencer. Je vais me coucher sur ce lit ; j’écarterai les cuisses assez pour qu’en accourant sur moi, le vit à la main, vous puissiez m’enfiler l’un après l’autre, car il faut que le sort règle le pas ; les maladroits n’auront pas à se plaindre, puisqu’en me manquant ils trouveront des cons tous prêts sur qui ils pourront décharger leur colère. Voilà, Messieurs, ce que j’avais à vous proposer.

Ils applaudirent tous avec des battements de mains à cet heureux effort de mon imagination. On tire au sort, je tends la bague, on court : un, deux, trois passent sans m’enfiler et vont tomber sur mes Sœurs, qui leur font oublier leur malheur par toutes sortes de plaisirs. Un quatrième vient, c’était vous, Père Prieur. Ah ! je payai votre adresse par les transports les plus vifs ; et si c’est le plaisir que l’on goûte dans une décharge mutuelle qui fait concevoir, vous ne devez partager qu’avec quatre ou cinq de ceux qui vous suivirent la gloire d’avoir fait Saturnin.


Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux
Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux

Oui, mon ami, continua-t-elle en m’adressant la parole, tu as cet avantage au-dessus des autres hommes : ils peuvent bien dire le jour de leur naissance, mais non pas celui où ils ont été faits.

Telles étaient les conversations que nous avions dans la piscine, tels étaient les plaisirs que nous y goûtions. On juge que je n’étais pas des derniers à m’y rendre. Toutes les nuits j’allais chez le Prieur ou chez le Dépensier ; j’étais infatigable, et c’était toujours moi qui conduisais la bande joyeuse. J’étais l’âme de la piscine ; j’en étais les délices, et tout, jusqu’aux vieilles qui servaient, tout y tâta de mon vit.

La réflexion cependant perçait quelquefois au milieu de mes plaisirs ; toutes nos Sœurs me paraissaient charmées de leur sort. Je ne pouvais concevoir que des femmes, dont le naturel est vif et dissipé, eussent pu, sans frayeur, concevoir le dessein de passer leur vie dans une pareille retraite, y vivre sans dégoût et être sensibles à des plaisirs achetés par un esclavage éternel. Elles riaient de mon étonnement et ne pouvaient elles-mêmes concevoir que je pusse avoir de pareilles idées.

— Tu connais bien peu notre tempérament, me disait un jour une d’entre elles, extrêmement jolie, et que le libertinage, fruit trompeur d’une éducation cultivée, avait fait jeter dans les bras de nos moines. N’est-il pas vrai, me disait-elle, qu’il est plus naturel d’être sensible au bien qu’au mal ?

J’en convenais.

— Ferais-tu difficulté, reprenait-elle, de sacrifier une heure du jour à la douleur, si l’on t’assurait que l’heure suivante se passerait dans une extrême joie ?

— Non assurément, lui disais-je.

— Eh bien, poursuivit-elle, au lieu d’une heure, mets un jour ; de deux, l’un sera pour le chagrin et l’autre pour le plaisir ; je te crois trop sage pour refuser un pareil parti si on te l’offrait. Je dis plus : l’homme le plus indifférent ne le refuserait pas, et la raison en est bien naturelle. Le plaisir est le premier mobile de toutes les actions des hommes ; il est déguisé sous mille noms différents, suivant les différents caractères. Les femmes ont de commun avec vous tous les caractères possibles ; mais elles ont au-dessus l’impression victorieuse du plaisir de l’amour ; leurs actions les plus indifférentes, leurs pensées les plus sérieuses naissent toutes dans cette source et portent toujours, quoique déguisée, la marque du fond d’où elles sortent. La nature nous a donné des désirs bien plus vifs, et, par conséquent, bien plus difficiles à satisfaire que les vôtres. Quelques coups suffisent pour abattre un homme et ne font que nous animer : mettons-en six ; une femme ne recule pas après douze. Le sentiment du plaisir est donc au moins une fois aussi vif dans une femme qu’il l’est dans un homme, et si tu te croirais heureux de payer un jour de joie par un jour de chagrin, trouverais-tu étrange que j’en donnasse deux ? Serais-tu surpris que je passasse les deux tiers de ma vie dans la peine, pour passer l’autre tiers dans le plaisir ? J’ai mis les choses égales entre nous : quand tu nous vois continuellement occupées de ce qui fait le souverain bonheur des femmes, quand nous sommes continuellement dans vos bras, dis-moi, crois-tu que nous puissions songer à la peine, qu’elle ait quelque empire sur nous ? Ne trouveras-tu pas notre condition mille et mille fois plus heureuse que celle de ces filles imprudentes qui, nées avec des inclinations aussi violentes que celles des autres femmes, viennent porter dans le fond de la solitude des désirs qui ne seront jamais apaisés par les embrassements d’un homme ? Ah ! qu’une pareille réflexion rendrait nos désirs bien plus vifs, s’il était possible que nous nous refroidissions ! Tu me demandes si nous n’avons pas de retour vers le monde ? Nos cœurs enchantés ont-ils le temps de le regretter ? Et qu’y regretterions-nous ? La liberté ? Elle n’est pas un bien quand elle est gênée dans le plus doux de ses droits. Est-ce vivre qu’être continuellement exposées à tous les caprices des hommes ? Est-ce vivre qu’être continuellement dans les tourments d’une chasteté involontaire ? Une fille brûle d’amour, et un préjugé fatal la note d’infamie quand elle fait les premières avances. Si elle accorde une faveur, son amant se détache ; si elle la refuse, il se rebute ; si elle veut faire valoir une grâce, si elle veut, par quelques difficultés, irriter sa passion, il s’échappe. Ainsi toujours languissante, entraînée par l’amour, retenue par la bienséance, elle ne trouve que deux écueils également terribles pour elle. Si elle se livre à l’amour, une indiscrétion peut la perdre, ses plaisirs sont toujours empoisonnés par la crainte du qu’en dira-t-on. Si elle reste dans les bornes de la sagesse, il faut que son bonheur lui amène un mari : s’il ne vient pas, le temps fuit, les années se passent, ses charmes se flétrissent, elle meurt vierge et martyre. Mais je veux que son bonheur le lui amène, ce mari : la voilà pour toujours attachée à un homme, un seul homme, qui peut à peine suffire à la moitié de ses désirs, et dont l’humeur bizarre fera peut-être de chacun de ses jours autant de jours de supplice. Ici, avons-nous quelque chose de semblable à craindre ? Libres des inquiétudes de la vie, nous n’en connaissons que les charmes, nous ne prenons de l’amour que les agréments, et nous en laissons les chagrins à celles qui croient n’en prendre que ce qu’il a de plus délicat. Tous vos moines sont nos amants ; le couvent est pour nous un sérail qui se peuple tous les jours de nouveaux objets dont le nombre ne se multiplie que pour multiplier nos plaisirs. Nous ne remarquons la différence des jours que par la diversité des agréments qu’ils nous procurent. Ah ! Père Saturnin, désabuse-toi, si tu nous crois malheureuses ! Telle d’entre nous est ici depuis bien longtemps, qui ne s’est pas encore avisée de penser au temps qu’elle y a passé, et pour t’épargner la peine de chercher cette heureuse mortelle, je t’avouerai que c’est moi.

Je ne m’attendais pas à trouver tant de raisonnements, des pensées aussi justes, des réflexions aussi suivies, une résolution fondée sur des motifs aussi sensibles, dans une fille que je ne croyais que capable de sentir le plaisir.

Tout autre que moi aurait plaint la société de la perte d’un sujet qui en aurait pu faire les délices, si son tempérament le lui avait permis ; mais je ne songeai dans le moment qu’à profiter de l’heureux penchant qui me la livrait, et à réparer par mes transports un temps qu’elle avait employé à me prouver qu’elle n’était née que pour les goûter.

L’homme n’est pas né pour un bonheur durable. Plongé dans tout ce que mon cœur pouvait désirer de plus satisfaisant pour lui, je devins inquiet, je devins rêveur. J’ose le dire, j’étais en fouterie ce qu’Alexandre était en ambition ; je désirais de foutre toute la terre, et après j’aurais été chercher un nouveau monde dans l’espérance d’y trouver de nouveaux cons. Depuis six mois, je jouissais de la gloire incontestable d’avoir toujours remporté le prix dans nos combats amoureux, mais du plus brave que j’étais, je devins bientôt le plus lâche. Je ne foutais plus que comme les autres se branlent, faute de pouvoir faire mieux. L’habitude du plaisir en avait émoussé la pointe, et j’étais avec nos six Sœurs comme un mari l’est avec sa femme. Le mal de mon esprit influa bientôt sur mon corps, et ma langueur fut suivie d’une impuissance totale pour ce qui avait fait autrefois mon plus cher amusement. On s’en aperçut, on m’en fit des reproches, mais tout ce qu’on put me dire ne fit que glisser sur mon cœur. J’allais rarement à la piscine et il ne fallut pas moins que toute la tendresse du Prieur pour m’y faire aller. Il engagea nos Sœurs à travailler à ma guérison et elles n’épargnèrent rien pour y réussir ; non seulement elles employèrent tous leurs charmes naturels, mais elles y joignirent encore ce que l’art le plus consommé peut suggérer à une vieille coquette fouteuse pour rappeler un jeune cœur entraîné par la vivacité de ses passions.


Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux
Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux

Tantôt, se rangeant en cercle autour de moi, elles offraient à ma vue les tableaux les plus lascifs : l’une, mollement appuyée sur un lit, laissait voir négligemment la moitié de sa gorge ; une petite jambe faite au tour, et des cuisses plus blanches que l’albâtre, me promettaient le plus beau con du monde. L’autre, les genoux élevés et dans l’attitude d’une femme qui se présente au combat, étendait les bras, soupirait, et marquait par sa langueur et son agitation l’ardeur qui la consumait. D’autres, dans des postures toutes différentes, la gorge découverte, les jupes levées, se chatouillaient diversement le con, en s’agitant avec fureur et en exprimant par leurs soupirs et leurs exclamations le plaisir qu’elles ressentaient ; marque assurée de celui qu’elles feraient ressentir.

Tantôt toutes se mettaient nues, et me présentaient la volupté dans tous les points de vue qu’elles croyaient pouvoir me flatter. L’une, le visage appuyé sur un canapé, me montrait le revers de la médaille, et, passant sa main par dessous son ventre, elle écartait les cuisses et se branlait, de manière qu’à chaque mouvement que faisait son doigt, je pouvais voir l’intérieur de cette partie qui m’avait autrefois causé de si vives émotions. Une autre, sur un lit de satin noir, couchée sur le dos et les jambes pendantes et écartées, me présentait à l’endroit la même image que la précédente ne m’offrait qu’à l’envers. Une troisième me faisait coucher par terre entre deux chaises, et, mettant ensuite un pied sur l’une et un pied sur l’autre, elle s’accroupissait, et son con se trouvait perpendiculairement sur mes yeux. Dans cette situation, elle travaillait avec un godmiché, pendant qu’une autre, placée devant moi, foutait de toutes ses forces avec le plus vigoureux de nos moines, nu comme elle, et posé de façon que je voyais tous les mouvements et du con de la Sœur et du vit de sa Révérence, qui, semblable à ces béliers que l’on suspendait autrefois aux portes d’une forteresse pour les enfoncer, tombait avec impétuosité sur le ventre de la Sœur. Enfin, on offrait à ma vue les images les plus lubriques, tantôt toutes à la fois et tantôt successivement.

Quelquefois, on me couchait tout nu sur un banc ; une Sœur se mettait à califourchon sur ma gorge, de sorte que mon menton était enveloppé dans le poil de sa motte ; une autre s’y mettait sur mon ventre ; une troisième, qui était sur mes cuisses, tâchait de s’introduire mon vit dans le con ; deux autres étaient placées à mes côtés, de façon que je tenais un con de chaque main ; une autre enfin — et celle qui avait la plus belle gorge — était à ma tête, et, s’inclinant, elle me pressait le visage entre ses tétons. Toutes étaient nues, toutes se grattaient, toutes déchargeaient. Mes mains, mes cuisses, mon ventre, ma gorge, mon vit, tout était inondé : je nageais dans le foutre, et le mien refusait de s’y joindre. Cette dernière cérémonie, qu’on appelait par excellence la question extraordinaire, fut aussi inutile que les précédentes : on me tint pour un homme confisqué, et l’on abandonna la nature à elle-même.


Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux
Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux

Tel était mon état, quand, en me promenant un jour dans le jardin, seul, rêvant au malheur de ma destinée, je rencontrai le Père Simon, homme profond, qui avait blanchi dans les travaux de Vénus et de la table, et, tel que le vieux Nestor, avait vu plusieurs fois renouveler le couvent. Il vint à moi, et m’embrassant tendrement, me dit :

— Ô mon fils ! votre douleur est grande, je le vois, mais que le sujet ne vous en alarme point. Mes longues méditations, et mon expérience consommée m’ont fait découvrir un moyen de faire renaître en vous ce sentiment vif pour le plaisir, cette ardeur voluptueuse qui caractérise le bon moine. Votre mal est grand, mais aux maux désespérés il faut de violents remèdes. La nature marâtre ne nous a donné des forces que jusqu’à un certain degré. J’avoue qu’elle nous traite, nous autres moines, en enfants chéris, mais la trop grande dissipation dans un moine peut faire ce qu’une moindre fera dans un homme ordinaire, et c’est cette dissipation qui fait votre mal, c’est elle qui a causé votre dégoût. Il ne s’agit que de réveiller votre appétit malade par quelques mets succulents, et je n’en connais pas de meilleur qu’une dévote.

Je ne pus m’empêcher d’éclater du ton flegmatique dont sa Révérence m’enseignait un pareil secret.

— Comment donc, reprit-il, je vous parle très sérieusement. Ce n’est point ici un paradoxe que je vous avance. Tudieu ! je vois bien que vous êtes encore jeune : vous ne connaissez pas les dévotes ; vous ne savez pas qu’elles ont des ressources infaillibles pour rallumer les chaleurs éteintes. Elles possèdent l’art de se faire contenter par l’homme du tempérament le plus usé. Elles savent tirer parti de tout. Je l’ai éprouvé, moi qui vous parle. Oui, mon fils, j’en ai foutu, et plus d’une ! Temps heureux, où je faisais retentir les voûtes du couvent en frappant avec mon vit, hélas ! qu’êtes-vous devenu ? On ne parle plus du vigoureux Père Siméon ; ce n’est plus qu’un vieillard cassé, son sang est glacé dans ses veines, sa voix est tremblante, la respiration lui manque, ses jambes lui refusent leur secours, ses couilles sont sèches, son vit est disparu… Tout meurt !

J’avais toutes les envies du monde d’éclater aux exclamations originales du vénérable Père Siméon, mais la crainte de l’indisposer de nouveau me retint.

— Ô mon fils, poursuivit-il, vous êtes encore dans cet âge heureux fait pour les plaisirs. Profitez-en. J’en ai profité, mais il n’est plus temps d’y penser, un soin plus important doit m’occuper à présent, c’est celui de la vie éternelle. Je ne refuse pourtant pas mes avis à ceux qui, comme vous, peuvent en avoir besoin. On est bon à rien quand on n’est bon que pour soi. Je vous le répète : le seul moyen de vous tirer de votre léthargie, est de vous mettre au régime, c’est-à-dire d’avoir recours à une dévote ; et celui d’y parvenir est d’obtenir la liberté de confesser. Pour ce dernier article, je m’en charge. Monseigneur me fait l’honneur de m’estimer ; le meilleur usage que je puisse faire de son amitié est de l’employer à votre soulagement. L’autre article dépend de vous.

Je remerciai le Père de ses offres obligeantes, et sans avoir beaucoup de foi à l’efficacité de son secret, je le priai de vouloir s’y employer. Il me le promit.

— Ce n’est pas tout, continua-t-il, avant que vous entriez dans cette carrière, il vous faut un guide pour y conduire vos pas. Je veux vous en servir. Asseyons-nous sur ce banc, nous y serons plus à notre aise.

Nous nous assîmes, et sa Révérence ayant toussé une bonne fois pour n’y plus revenir, reprit ainsi la parole :

— Vous n’êtes pas à savoir, mon fils, que l’heureuse manie que l’on qualifie du nom de confession, doit son origine à nos ancêtres ; quand je dis nos ancêtres, j’entends parler des prêtres et des moines qui vivaient dans ces temps reculés où remonte cette pratique du Christianisme. Je peux bien leur donner ce nom, puisqu’ils nous ont laissé le plus bel héritage que des pères puissent laisser à leurs enfants, héritage dont les revenus sont assignés sur la crédulité des peuples, payeurs exacts, fermiers toujours fidèles, qui ne laissent jamais accumuler les arrérages.

J’ai toujours admiré la profondeur du génie de ces illustres fondateurs. Dans ces siècles sévères, les prêtres ne connaissaient pas les richesses, les pauvres moines attendaient le ventre creux que la charité des fidèles pourvût à leurs nécessités. On établit la confession, tout change de face, les biens fondent sur nous, bientôt nous quittons nos déserts, nous venons dans les villes renouer avec les humains, nos richesses ne font qu’augmenter à l’ombre de ce tribunal auguste. Loués soient mille fois les heureux inventeurs de cette méthode pieuse, sur laquelle Dieu verse ses bénédictions depuis tant de siècles. Amen.

Je ne vous parlerai pas de l’excellence du poste de confesseur, vous verrez par vous-même que la direction des consciences n’est pas la culture d’un terroir ingrat, quand on sait allier la connaissance du cœur humain, des ressorts qui le font agir, des passions qui l’animent, avec un air composé et dévot, un roulement d’yeux étudié, beaucoup de discrétion, beaucoup de douceur, quelque condescendance pour les faiblesses qu’il faut pardonner à la nature. Vous attirez les bénédictions du peuple, les éloges, les caresses des femmes ; elles vous adorent ; le Dieu dont elles viennent implorer la miséricorde par votre ministère est moins leur Dieu que vous. Je ne vous dirai point quel parti vous devez tirer de ces heureuses dispositions par rapport à votre fortune, votre intérêt seul vous le dictera. Mais le conseil que j’ai à vous donner c’est de plumer impitoyablement ces vieilles douairières, ces vieilles bigotes qui viennent à votre confessionnal moins pour se réconcilier avec Dieu que pour voir un beau moine. Je ne vous demande grâce que pour les jolies, parce que je la leur est faite : mais je me faisais payer d’une autre monnaie.

Une jeune fille, par exemple, ne peut faire de présents ; mais elle peut donner quelque chose de bien plus précieux, son pucelage. Il faut user d’adresse pour lui enlever ce charmant bijou.

Fixez-vous à ces jeunes dévotes : je prévois qu’il n’y a qu’elles qui puissent vous guérir ; gardez-vous cependant de vous livrer sans ménagement à la vivacité que pourrait vous inspirer l’espérance de votre guérison. On court moins de risque à expliquer ses sentiments à une femme que l’usage a aguerrie, qu’à une jeune personne chez qui la passion n’a pas encore triomphé des préjugés de l’éducation. Une femme vous entend à demi-mot ; son cœur a déjà fait la moitié du chemin avant que votre bouche lui ait appris vos désirs. Il n’en est pas de même d’une jeune fille ; mais s’il est plus difficile de la vaincre, la victoire en est bien plus douce. Je vais vous en tracer la route.

Dans toutes, vous trouverez un penchant naturel pour tous les plaisirs de l’amour. Le grand art est de savoir manier ce penchant. Telle qui paraît sous un habit modeste, sous un air mortifié, les yeux baissés et la démarche composée, couvre un feu caché sous la cendre, toujours prêt à s’allumer au premier vent de l’amour. Parlez ; sûres de trouver dans un pareil commerce, dont le mystère met leur réputation à l’abri de la médisance, toutes les douceurs qui peuvent les consoler de leur défaite, elles n’opposeront qu’une faible résistance à vos premières attaques ; pressez, votre victoire est certaine.

D’autres, dont le tempérament est moins vif, moins impétueux, donneront plus d’exercice à votre adresse. Avec celles-ci, mêlez les caresses de l’amant aux remontrances du directeur ; échauffez leur naturel par des discours débités avec art ; informez-vous adroitement des progrès qu’elles ont faits dans la science de se procurer du plaisir ; levez imperceptiblement à leurs yeux le voile qui leur cachait des voluptés inconnues ; découvrez-leur tous les mystères de l’amour ; faites-leur-en des peintures vives et riantes qui piquent, qui échauffent leur sensualité ; montrez-leur le plaisir dans les attitudes les plus séduisantes et dans les situations les plus favorables pour exciter leurs désirs.

Vous m’objecterez peut-être qu’il est difficile de réussir dans la pratique d’un art aussi dangereux ; point du tout, il ne faut que de l’adresse. Je conviens avec vous qu’il serait dangereux d’encenser ouvertement leurs désirs, quelque persuasifs que fussent les raisonnements que leur cœur leur ferait en faveur de votre morale, car le premier sentiment est pour ce qui nous flatte, mais la réflexion ramène à la raison ; cette raison sévère, qui n’adopte que des maximes sévères comme elle, leur ouvrirait les yeux sur le péril qu’elles pourraient courir en vous écoutant. Mais il est mille moyens de concilier leur cœur et leur raison. Que les portraits que vous leur ferez des plaisirs paraissent faits moins pour les engager à s’y livrer que dans la vue de les en détourner ; insistez sur les plaisirs ; soyez court sur les conséquences : la raison s’opposera vainement aux impressions que vos discours feront dans leur cœur. Ces impressions seront toujours dominantes ; on s’en occupera, on les caressera, on voudra goûter de ces plaisirs, on craindra de succomber, on reviendra à vous. Voilà le moment décisif : plaignez-les, flattez leur faiblesse, attendrissez-vous avec elles. Plus de morale, rassurez leur cœur du côté du ciel ; détruisez leurs préjugés du côté du monde ; faites-leur envisager que ce n’est pas un si grand mal que de céder à son penchant ; que les faveurs qu’une fille tendre peut accorder à son amant ne sont rien quand elles sont ensevelies dans l’ombre du secret ; qu’elles n’en rendent la beauté que plus vive et plus piquante, par les nouveaux attraits dont elles l’embellissent ; qu’il est dangereux de garder trop longtemps une fleur qui se fane tous les jours ; qu’il est si doux de la laisser cueillir, que sa perte n’est qu’idéale ; qu’un mari, quelque habile qu’il soit, fût-il éclairé par les yeux de la jalousie même, n’en saurait avoir le moindre soupçon ; ajoutez, d’une manière détournée, qu’il est mille secrets pour empêcher ce que les filles craignent tant, la grossesse, que vous en savez. Arrêtez-vous alors, examinez leur visage, vous le verrez enflammé ; leurs yeux, vous les verrez étincelants ; vous les verrez chancelantes. Laissez tomber négligemment votre main sur leurs tétons ; pressez-les, serrez-leur tendrement la main, lancez-leur des regards passionnés, bientôt vous entendrez leurs soupirs, fidèles interprètes des sentiments de leur cœur. Joignez vos soupirs aux leurs, appliquez un baiser sur leur bouche, offrez-vous alors pour consolateur de leurs peines. L’aveu de ce qui se passe dans leur cœur établit la confiance, on ne rougit plus d’être faible avec un homme qui connaît votre faiblesse, et qui, par la sienne, vous console de la vôtre.

Le discours du Père Siméon m’avait si fort échauffé l’imagination ; il avait été porter à mon cœur de si douces émotions, que presque convaincu, je ne voulus plus douter de la possibilité d’une chose que je n’avais d’abord regardée que comme un badinage.

Je réitérai mes instances auprès du Père, avec plus de vivacité que je ne l’avais fait la première fois, et bientôt, par son canal, j’obtins ce que je demandais.

Il me tardait de me voir érigé en médiateur entre les pécheurs et le Père des miséricordes. Je me faisais une peinture charmante du plaisir que j’allais avoir à entendre la confession d’une jeune fille timide qui n’aurait pas laissé de donner à son tempérament les petites satisfactions qu’il aurait exigées d’elle. Je fus au confessionnal prendre possession de mon poste.

On dit qu’un grand philosophe avait la faiblesse de rentrer chez lui et d’y rester toute la journée, quand, en sortant le matin, une vieille était la première personne qui s’offrit à ses yeux. Si l’exemple du philosophe avait été une règle pour moi, j’aurais sur-le-champ déserté le confessionnal ; cependant je tins bon, et je m’armai de courage contre l’ennui véritable que devait me causer la confession d’une vieille qui se présenta pour ma première pratique.

J’essuyai patiemment un déluge de balivernes, que je payai par des maximes de morale si consolantes, par un patelinage si adroit que ma vieille, charmée, m’aurait sur-le-champ donné des marques de sa satisfaction, si heureusement le grillage ne s’était trouvé entre nous. Mais pour me dédommager, elle me voua un attachement à l’épreuve de toutes les tentatives que les autres directeurs pourraient faire pour la détacher de moi. Je lui passai son transport en faveur du profit que j’en pourrais tirer, car lui voyant un air aisé, je la mis sur-le-champ dans la classe de ces vieilles douairières dont le Père Siméon m’avait parlé. Allons, dis-je en moi-même : Bon pour plumer. Pour cela, il fallait sonder le terrain. Elle était grande babillarde ; je la mis adroitement sur le chapitre de sa famille. Grandes invectives d’abord contre un traître de mari, qui portait ailleurs un bien qui lui appartenait. La bonne dame paraissait blessée dans l’endroit sensible. Autres invectives contre un fripon de fils, qui suivait l’exemple de ce mari perfide. Tous ses éloges furent pour sa fille ; c’était toute sa consolation ; une fille d’une dévotion édifiante, d’une pureté de mœurs angélique ; une fille toujours retirée dans sa chambre pour être plus éloignée de tout commerce avec le monde ; une fille dont toute l’occupation, tous les plaisirs étaient le travail et la prière, qui ne sortait que pour venir à l’église.

— Ah ! ma chère sœur, m’écriai-je alors d’un ton de tartufe, que vous devez être charmée de vous voir revivre dans une pareille fille ! Mais cette sainte âme vient-elle à notre église ? Que je serais heureux si j’étais édifié par son exemple !

— Vous la voyez tous les jours ici, me répondit la vieille. Quelle que soit sa dévotion, sa beauté est encore plus frappante, mais dois-je parler de beauté devant vous qui êtes des saints ? Vous méprisez cela.

— Ah ! ma chère sœur, repris-je, nous croyez-vous assez injustes pour refuser une admiration légitime à la beauté des ouvrages du Créateur, surtout quand ce qu’ils ont de mondain se trouve réparé par tant de vertus célestes ?

Là-dessus, ma vieille, enthousiasmée du tour que je venais de donner à ma curiosité, me fit le portrait de sa sainte, et je la reconnus pour une brune piquante qui se trouvait régulièrement à tous nos offices. Père Siméon, me dis-je alors, voilà de nos dévotes ; ménageons celle-ci ; elle pourrait bien vous rendre prophète. J’aurais peut-être effarouché la mère, si dans la première conversation, je l’avais engagée à faire ranger sa fille au nombre de mes pénitentes ; je remis cela à une seconde séance, et pour gagner ma vieille, je lui donnai une absolution générale, tant pour le passé que pour le présent. Je l’aurais même donnée pour l’avenir, si elle avait voulu : cela ne coûte rien. Je l’engageai cependant à venir se rafraîchir souvent dans les eaux de la pénitence. Ainsi finit ma première expédition.

Il me semble que je vous entends crier : « Allons, dom Bougre, vous voilà dans le bon chemin ; vous êtes en train de vous guérir, à ce qu’il paraît ». Oui, lecteur, oui, la sainteté du caractère dont je viens d’être revêtu commence à opérer ; Dieu soit loué ! Que la grâce est puissante ! Je bande déjà assez pour me faire croire que je banderai bientôt davantage.

Je ne manquai pas le lendemain d’aller à l’office : on s’imagine bien à quelle intention. Je vis ma brune qui priait Dieu de tout son cœur. La voilà, me dis-je, cette charmante enfant, ce modèle de toutes les vertus ! Ah ! quel plaisir de croquer un morceau aussi délicat ! Quel ravissement de donner à cela la première leçon du plaisir amoureux ! Vivat ! je suis guéri, je bande comme un Carme (pourquoi ne pas dire comme un Célestin ? Valent-ils moins que les autres ?) Mais ma dévote me regarde : sa mère lui aurait-elle parlé de moi ? Ah ! vite, apaisons le feu que sa vue nous inspire, branlons-nous. Le roulement d’yeux que me causait le plaisir fût pris pour un excès de dévotion.

Le plaisir que j’avais en me branlant à l’intention de ma dévote, m’était un garant sûr de celui que j’aurais si j’en pouvais faire davantage. J’attendais de mon adresse un bonheur que le hasard me procura quelques jours après.

J’étais un jour sorti du couvent. Le portier, quand je rentrai, me dit, en m’ouvrant la porte, qu’une jeune dame m’attendait au parloir depuis deux heures, et voulait absolument me parler. J’y courus. Quelle fut ma surprise en reconnaissant ma dévote. Sitôt qu’elle me vit, elle vint avec précipitation se jeter à mes pieds.

— Ayez pitié de moi, mon Père, me dit-elle en versant des larmes dont l’abondance l’empêcha d’en dire davantage.

— Qu’avez-vous donc ? ma chère fille, lui demandai-je, en la relevant avec empressement. Parlez avec confiance, le Seigneur est bon, il voit vos larmes, elles ont eu leur effet, et déjà il vous a fait miséricorde. Ouvrez votre cœur à son ministre.

Elle voulut parler, ses sanglots l’en empêchèrent, elle tomba évanouie entre mes bras. Embarrassé de cet accident j’aurais été assez sot pour aller chercher du secours ; déjà même j’avais fait quelques pas : la réflexion me fit revenir.

— Où vas-tu, me dit-elle ; attends-tu une plus belle occasion ?

Je m’approchai de ma dévote, je la délaçai, je lui découvris la gorge. Jamais plus beau sein ne s’était offert à ma vue. En écartant sa robe et sa chemise, je crus ouvrir le paradis. Je fixai mes yeux sur deux globes gros, blancs et fermes comme le marbre ; j’avais beau les presser, je ne pouvais les faire toucher. Je les baisais, je les pressais contre mes joues ; je collais ma bouche sur sa bouche ; je réchauffais son souffle. Sur-le-champ, emporté par un mouvement dont je n’aurais pu me rendre raison à moi-même, je courus à la porte de la rue. J’affectai de l’ouvrir et de la refermer, comme si je venais de conduire quelqu’un dehors. Je revins à ma dévote, je la pris dans mes bras, je la pressai amoureusement. Une palpitation subite me saisit.

Je la quittai, je restai tremblant à la considérer ; et tout à coup, soufflant ma lumière, je repris ma chère dévote dans mes bras. Amour ! m’écriai-je, seconde-moi ! Je gagnai ma chambre avec ce cher fardeau. Dieux ! qu’il était léger ! Je le mets sur mon lit, je ferme ma porte, je rallume ma bougie et je reviens, plus tremblant que je ne l’avais encore été, considérer ma proie. Tous mes mouvements ne lui avaient pas fait reprendre ses esprits. Je découvre toute sa gorge, je lève ses jupes, j’écarte ses cuisses ; un sentiment délicieux combat contre ma lubricité. Je m’arrête, j’examine, j’admire. Quel voluptueux spectacle ! L’amour et les grâces se trouvaient sur toutes les parties de son corps. Blancheur, embonpoint, fermeté, délicatesse, tout y charmait, tout était fait au tour. Le blanc parsemé de petites veines bleues, qui montraient la finesse de la peau ; le noir d’un poil plus doux que le velours ; le vermeil d’un con ménagé avec les nuances les plus heureuses, formaient un contraste parfait, et me faisaient douter laquelle de ces couleurs contribuait le plus à la perfection d’un tableau qui m’enchantait. Apelle, toi qui travaillas pendant dix ans à rassembler les traits des beautés les plus parfaites de la Grèce, si ma dévote s’était offerte à tes yeux, tu l’aurais peinte, et la divinité que tu voulais représenter en eût été jalouse !


Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux
Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux

Las d’admirer sans jouir, je portai la bouche et les mains avec fureur sur ce que je venais de voir ; mais à peine y eus-je touché que mon aimable dévote poussa un grand soupir et commença à donner un signe de connaissance en portant sa main où elle sentait la mienne. Je la baise, ma bouche reste collée sur sa bouche. Ma dévote veut se débarrasser, elle me repousse. Surprise, effrayée de se trouver sur un lit dans une chambre, elle jette des regards inquiets, elle cherche à pénétrer en quel lieu elle est, elle veut parler, sa langue est embarrassée. L’ardeur qui me brûle produit sur moi le même effet ; je ne la quitte pas. Elle fait des efforts pour s’arracher de mes bras, je lui résiste, je la renverse. Elle se relève furieuse, elle se jette à mon visage, elle veut le déchirer, elle mord, elle frappe, tout son corps s’agite, la sueur coule sur ses joues animées. Rien ne m’arrête. J’appuie ma poitrine sur sa poitrine, mon ventre sur son ventre ; je tâche, par mon poids, de la fixer sous moi ; je laisse faire à ses mains tout ce que la fureur et l’ardeur de se défendre lui inspirent ; j’emploie les miennes à lui écarter les cuisses. Elle les serre opiniâtrement, je désespère de triompher ; la rage augmente ses forces, la passion diminue les miennes. Je m’excite, je les réunis, j’écarte les cuisses, je lâche mon vit qui ne sent pas plutôt que j’ai déboutonné ma culotte qu’il s’échappe avec la même impétuosité qu’un arbre se redresse quand on coupe la corde qui le tenait courbé vers la terre. Je l’approche du con, je pousse, il entre ! Toute la fureur de ma dévote s’évanouit, elle me serre entre ses bras, me baise, ferme les yeux et tombe pâmée. Je ne me connais plus, rien ne m’arrête, je pousse, je repousse, j’approche du but, je l’atteins, j’y touche, j’inonde le fond de son con d’un torrent de feu. Elle redécharge. Nous restons sans connaissance. Nos esprits avaient abandonné le reste de notre corps pour se porter dans un endroit où le plaisir régnait avec un sentiment si vif. L’aimable compagne de ma volupté revint bientôt à elle-même mais ce ne fut que pour m’inviter par ses caresses à la replonger dans le même état. Elle me passe les mains autour du col ; elle me baise tendrement. J’ouvre les yeux, je les fixe sur elle. Les siens sont languissants, ils se troublent, ils s’égarent ; son con s’enflamme. C’est une fournaise, mon vit brûle.

— Ah ! me dit-elle, le plaisir me suffoque ; je meurs !

Ses membres se roidissent, elle donne un coup de cul, j’en rends deux, nous déchargeons encore…

Nous répétâmes sans discontinuer, jusqu’à ce que la nature, trop faible pour l’ardeur de nos désirs, refusât d’y répondre, et nous forçât de lui donner quelque relâche. Je profitai de ce moment pour courir à la cuisine, où l’on me donna, sur ce qui devait aller à l’infirmerie, de quoi réparer les forces de plus d’un malade. Je dis que je l’étais. Je revins à ma chambre. Je trouvai ma chère dévote plongée dans la tristesse ; je la dissipai par mes caresses, et j’attendis que nous eussions satisfait un besoin plus pressant pour m’informer du sujet de son chagrin. Nous soupâmes le plus commodément qu’il fût possible, et sans faire beaucoup de bruit, de crainte qu’on ne s’aperçut du trésor que je cachais, et qu’il ne fut confisqué au profit de la piscine, suivant les règles de l’Ordre.

Comme nous étions tous deux extrêmement fatigués, nous songeâmes plutôt à nous reposer qu’à causer. Quand nous eûmes fini notre repas, nous nous mîmes au lit : mais nous ne nous vîmes pas plutôt nus, que le repos s’enfuit bien loin de nous : je portai la main au con de ma dévote, source et tombeau des délices que j’avais goûtées ; elle porta la sienne à mon vit, et, admirant sa grosseur, sa longueur, la fermeté de mes couilles :

— Ah ! me dit-elle, je ne suis plus surprise que tu m’aies réconciliée avec un plaisir que j’avais résolu de haïr !

Je songeais moins à lui en demander la cause qu’à lui faire sentir, en le lui faisant goûter de nouveau, qu’elle avait eu tort de former une pareille résolution. Elle me reçut avec une vivacité qui m’aurait ranimé dans les bras de la mort même. Nos culs se levaient et se baissaient comme des flots agités par l’orage ; nos corps étaient comme deux barres d’acier qui sortent de la fournaise. Nous nous tenions si étroitement embrassés, qu’à peine pouvions-nous respirer. Il semblait que nous craignissions que le moindre intervalle n’anéantît nos plaisirs. Le lit ne pouvait plus soutenir nos secousses, il suivait l’impression de nos corps, il craquait effroyablement. Une douce ivresse succéda bientôt à nos efforts, et nous nous endormîmes couchés l’un sur l’autre, étroitement serrés, langues en bouche et vit en con.

L’aurore nous trouva dans la même posture où nous nous étions endormis, et soit que l’imagination, agissant sur nos corps pendant le sommeil, eût fait distiller cette eau délicieuse qui annonce par sa quantité le degré du feu intérieur, soit que nous eussions déchargé machinalement, nous nous réveillâmes tout trempés, les draps étaient inondés, et le matelas même avait participé à nos plaisirs. Nous ne fûmes pas longtemps à les renouveler. Le repos m’avait rendu assez de forces pour vous faire penser que je m’en acquittai monacalement. Je ne dirai pas combien de fois : je n’eus pas la peine d’enconner. Je passe rapidement à vous informer du sujet qui avait jeté ma dévote entre mes bras.

Je lui voyais un air d’inquiétude et de tristesse qui me pénétrait. Je la priai tendrement de s’expliquer et d’être persuadée que je remédierais à sa douleur, à quelque prix que ce fût.

— Perdrai-je ton cœur, cher Saturnin, me dit-elle en me regardant languissamment, quand je t’avouerai que tu n’es pas le premier qui m’ait fait goûter les plaisirs de l’amour ? Rassure mon cœur contre une crainte dont il ne peut se défendre, et qui vient, malgré moi, de répandre sur mon visage une tristesse que je n’ai pu te cacher. Oui, c’est cette seule crainte qui m’inquiète à présent ; celle de mon sort ne m’occupe plus, puisque je suis avec toi.

— Oses-tu, lui répondis-je, te défier des charmes que tu étales à mes yeux ? Que tu en connais peu le prix, si tu doutes de leur effet ! Oui, l’ardeur qu’ils m’inspirent est trop forte pour ne pas s’indigner d’une pareille crainte. Que tu me connais peu ! Si un préjugé ridicule a mis une différence entre une fille foutue et une fille à foutre, ce préjugé n’est pas ma règle. La beauté, pour en avoir charmé d’autres, doit-elle perdre le droit de nous charmer ? Quand tu l’aurais fait avec toute la terre, n’es-tu pas toujours la même, n’es-tu pas toujours une fille adorable, en serais-tu moins précieuse à mes yeux ? Les plaisirs que tu as donnés à d’autres ont-ils altéré la vivacité de ceux que tu viens de me donner ?

— Tu m’enlèves, me répondit-elle, je ne fais plus de difficulté de t’apprendre des infortunes que tu viens de faire cesser.

Suite de l’histoire de la Sœur Monique

Mon malheur a sa source dans mon cœur, dans un penchant insurmontable que la nature m’a donné pour le plaisir. L’amour est mon centre, c’est ma divinité, je suis faite, je ne respire que pour lui.

Une mère injuste et cruelle s’était imaginée que sa volonté devait me tenir lieu de vocation pour le cloître. Trop timide pour oser mettre mon goût en concurrence avec ses ordres absolus, je ne fis parler que mes larmes ; elles ne l’attendrirent pas ; j’entrai, je pris le voile. Le moment fatal où je devais prononcer l’arrêt de ma mort approchait : je frémis à la vue du serment que j’allais faire. L’horreur d’une prison telle que le couvent, et le désespoir d’être éternellement privée de mon unique bien me plongèrent dans une maladie qui aurait terminé mes peines, si ma mère, enfin touchée de mon état malheureux, ne s’était reproché sa dureté. Elle était elle-même pensionnaire dans le couvent où elle voulait que je prisse l’habit. Un projet de retraite, qu’elle avait conçu sans consulter son cœur, l’y avait amenée : la réflexion l’en retira. Les femmes, quelques vertueuses qu’elles soient, ne renoncent pas au plaisir, ne se voyent pas vieillir sans chagrin ; c’est un sentiment naturel que leurs efforts peuvent bien dissimuler, mais qu’ils n’arracheront jamais de leur cœur. Ma mère, jugeant, par la violence que son tempérament lui faisait, de celles que je devais essuyer du mien, consentit à me tirer de mon cachot, et reparut bientôt dans le monde sur le pied d’une femme qui se consolerait aisément de la perte du défunt dans les bras d’un cinquième mari.

Connaissant le génie de ma mère, je jugeai sagement qu’il serait dangereux pour moi de me trouver en rivalité avec elle. J’étais bien persuadée, et je pouvais l’être sans vanité, qu’un amant qui se présenterait ne balancerait pas entre nous deux, et c’était cette préférence que je redoutais. Je compris que les plaisirs de l’amour, quoique goûtés dans le mystère n’en étaient ni moins vifs ni moins piquants ; que la retraite pouvait me procurer ces plaisirs aussi aisément que le grand monde. Je n’agis plus qu’en conséquence de ce système, et je passai bientôt pour une dévote du premier ordre. J’étais charmée du progrès de mon stratagème, et je ne songeais qu’à nouer quelque intrigue secrète à l’ombre de cette haute réputation de vertu où je m’étais mise. Cette réputation parut équivoque à un jeune homme que j’avais autrefois vu à la grille. Il m’était arrivé une aventure cruelle à son sujet…

J’interrompis en cet endroit ma dévote. Je me rappelais ce que Suzon m’avait autrefois appris de la Sœur Monique, son aversion pour le couvent, sa passion pour l’amour, la scène qu’elle avait eue avec Verland, le caractère, le séjour que sa mère avait fait dans le couvent, je confrontai le portrait de cette Sœur avec le charmant minois que j’avais devant les yeux. J’allai plus loin. Je me ressouvenais que Suzon m’avait dit que la Sœur avait le clitoris un peu long. Dans l’espérance de trouver à ma dévote ce dernier signe qui devait confirmer mes soupçons, je la fis coucher sur le dos, et lui examinant le con avec une attention que la passion ne m’avait pas encore permise, j’y trouvai ce que je cherchais, un petit clitoris vermeil, un peu plus long que les femmes ne l’ont ordinairement, et qui semblait n’être placé dans cet endroit charmant que pour augmenter les plaisirs qu’il donnait.

Ne doutant plus que ce ne fût elle, je l’embrassai avec un nouveau transport.

— Chère Monique, lui dis-je, aimable sœur, est-ce toi que mon bonheur m’envoie ?

Elle se débarrassa de mes bras, et me regardant avec une surprise inquiète, elle me demanda qui pouvait m’avoir appris le nom qu’elle portait au couvent.

— Une fille, lui répondis-je, dont la perte m’a coûté bien des larmes, et à qui tu n’avais caché aucun de tes secrets.

— Ah ! s’écria-t-elle, je reconnais Suzon à ce portrait. Elle m’a trahie !

— Oui, lui répondis-je, c’est elle ; mais c’est un secret qu’elle n’a jamais révélé qu’à moi, et pour t’engager davantage à lui pardonner, je t’avouerai que ce n’est qu’à mes importunités que je dus la confiance de cette chère sœur.

— Comment, reprit Monique, tu es le frère de Suzon ? Ah ! je ne me plains plus d’elle, et si je le faisais, je me mettrais dans la nécessité de la défendre contre les plaintes que tu en pourrais faire à ton tour, car elle ne m’a pas caché ce qui lui était arrivé avec toi.

Nous nous attendrîmes ensemble sur le sort de notre malheureuse Suzon, et la Sœur Monique reprit ainsi le fil de son discours :

— Puisque Suzon t’a tout dit, qu’elle t’a conté mon aventure avec Verland, tu dois te douter que c’est de lui que je veux te parler à présent.

Ma métamorphose l’avait surpris ; il m’avait vue à la grille, vive, ardente, coquette : une absence de plusieurs années ne m’avait pas fait sortir de son souvenir. Le bruit que faisait ma dévotion était dans toute sa force quand il revint. Il ne voulut en croire que ses yeux sur ce prétendu changement. Il me vit à l’église, et l’amour lui fit bientôt un devoir d’une exactitude à m’y suivre, qu’il n’avait prise d’abord que pour un simple mouvement de curiosité.

Ma feinte dévotion ne m’empêchait pas de lancer à la dérobée des regards curieux sur ce qui m’environnait ; je l’aperçus, je sentis les plus vives émotions, je rougis à la vue d’un homme qui avait autrefois été témoin de toute ma faiblesse, et je rougis encore plus de ne pouvoir lui cacher les dispositions où mon cœur était de retomber dans la même faute. L’âge, en tempérant sa vivacité, n’avait rendu ses grâces que plus mâles et plus touchantes. Sa présence ralluma mes désirs ; ils m’entraînaient tous les jours au même endroit, et tous les jours je l’y voyais, aussi attentif à me regarder et aussi tendre dans ses regards. Je m’étais fait violence pour contraindre les miens la première fois que je l’avais vu ; son assiduité me rendit à la fin cette violence impossible : je ne lui cachai plus ce qui se passait dans mon cœur, et mes yeux lui firent sentir combien j’étais mécontente de sa lenteur à m’apprendre de bouche les mouvements du sien. Il m’entendit, et profitant un jour du moment que j’allais sortir de l’église, au désespoir de l’inutilité de mes avances, il me suivit dans un détour obscur et solitaire par où j’allais passer ; il m’aborda d’un air timide et me dit :

— Charmante Monique, un homme qui, pour la première fois qu’il a eu le bonheur de vous voir, a mérité votre colère, peut-il aujourd’hui, sans courir le même risque, se présenter à vos yeux ? Ah ! si le repentir le plus vif peut me faire oublier ma faute, vous devez me voir sans indignation !

Sa voix était tremblante. J’eus pitié de lui. Je lui répondis que le galant homme faisait oublier l’imprudence du jeune homme.

— Vous ne connaissez pas toutes mes fautes, reprit-il ; votre bonté vient de me pardonner un crime ; j’ai plus besoin que jamais de cette bonté, puisque je me suis rendu coupable d’une nouvelle offense.

Il se tut après ces mots, et, quoique je l’entendisse, je lui répondis que je ne connaissais pas cette nouvelle offense dont il voulait me parler.

— Celle de vous adorer, me répliqua-t-il, en collant un baiser sur ma main, que je n’eus pas la force de retirer.

Je lui fis connaître par mon silence que ce nouveau crime n’était pas inexcusable, et dans la crainte de m’ouvrir trop à une première entrevue, je le quittai, charmée de l’aveu d’un amour que le mien avait déjà prévenu.

J’étais persuadée que si Verland était sincère, il trouverait facilement l’occasion de m’en donner de nouvelles assurances ; il pénétra le motif de ma retraite, et n’affecta pas de la troubler par une obstination qui pourrait me déplaire. Il me laissa partir en souriant. J’entendis ses soupirs et les miens lui répondaient au fond de mon cœur.

Que te dirai-je ? Une seconde entrevue lui valut l’aveu d’une tendresse réciproque et mon consentement aux démarches qu’il me demanda la permission de faire auprès de ma mère pour en obtenir ma main. Elle la refusa ; j’en fus au désespoir. Son refus irrita mon amour ; Verland en était accablé. Nous nous étions ôté, par une démarche imprudente, toute espérance, et, pour comble d’horreur, ma mère était devenue ma rivale. Elle se trahit elle-même par les éloges continuels qu’elle faisait de Verland. Le caractère de dévote qu’il fallait soutenir m’ôtait la liberté de lui demander la raison du refus qu’elle avait fait d’un homme à qui elle trouvait tant de perfections. Ainsi, triste victime de la dévotion et de l’amour, j’étais réduite à la dure nécessité de dévorer ma douleur, et de ne laisser paraître sur mon visage qu’une indifférence qui rendait mes peines plus cruelles. Je n’y pus pas résister. J’étais furieuse contre ma mère, j’étais furieuse contre moi-même, mon amour était devenu capable de tout entreprendre. On ne me soupçonnait pas de voir Verland, et je le voyais tous les jours. Je ne pouvais plus vivre sans lui ; il ne pouvait plus vivre sans moi. Croirais-tu que jusqu’alors j’eus assez de pouvoir sur moi-même pour ne pas céder à ses instances, et pour rejeter, quoique ce fut le but de tous mes désirs, le seul moyen de mettre ma mère à la raison ? Mais, attendrie par les larmes de mon amant, pressée par son amour, vaincue par mon penchant, je prêtai l’oreille à la proposition qu’il me fit de m’enlever : nous convînmes du jour, de l’heure et des moyens.

La violence de mon amour ne me laissait voir que les plaisirs que je goûterais avec mon amant. L’antre le plus affreux me paraissait un lieu enchanté, pourvu que j’y fusse avec lui. Le jour arriva. Je me disposais à m’aller jeter dans ses bras, j’allais sortir, un bras invisible m’arrêta, ma passion avait jonché de fleurs la route du précipice où j’allais m’abîmer, mais quand je fus arrivée sur le bord, quand j’eus porté les yeux sur sa profondeur, elle m’effraya, je reculai, étonnée, et rougissant de mon peu de courage, je voulus vaincre ma timidité, je voulus étouffer ma raison ; elle triompha, je cédai, je rentrai. Mes larmes coulèrent alors en abondance. Indignée de ma lâcheté, je faisais de nouveaux efforts, je m’encourageais et je m’effrayais. Mon âme était dans un accablement qui ne peut être comparé qu’à celui que je prouvai hier. Cependant l’heure avançait : il fallait me déterminer. Quel parti prendre ? Hélas ! j’étais dans un désespoir stupide, qui m’ôtait jusqu’à la liberté de penser. Un rayon de lumière m’éclaira dans le moment et me rendit toute ma tranquillité : je vis un moyen d’être à mon amant et de tirer de ma mère une vengeance qui ne laisserait rien à désirer à mon cœur. Hélas ! à quoi m’a servi tant de prudence ? À me plonger dans l’abîme où je craignais de tomber ! Peut-être aurais-je été plus heureuse dans une terre étrangère, où, toute à moi-même, n’ayant pour guide que mon cœur, pour principe que mon amour pour un mari qui m’aurait adorée, je n’aurais pas connu la contrainte, je n’aurais pas été esclave de ces apparences qui m’ont perdue ! Mais pourquoi m’abuser ? J’aurais porté dans un climat étranger le même cœur, la même fureur pour l’amour, et ce caractère m’y aurait perdue, comme il l’a fait ici.

Je fis à Verland le signe dont nous étions convenus, en cas que je ne pusse pas exécuter le projet. Je remis à la première entrevue à l’informer de mes raisons, et cette entrevue ne fut différée que jusqu’au lendemain. Nous nous trouvâmes à l’église, il m’aborda sans pouvoir me dire un mot, mais son visage exprimait tout ce qu’il sentait. J’en fus effrayée.

— M’aimez-vous ? lui dis-je.

— Si je vous aime ! me répondit-il avec un transport de désespoir qui l’empêcha d’en dire davantage.

— Verland, repris-je, mon cher Verland, je lis votre douleur dans vos yeux, mon cœur en est lui-même déchiré ; plaignez-moi, plaignez-vous d’un défaut de courage qui nous arracherait pour toujours à notre passion, si le désespoir ne m’avait fait trouver un moyen de nous conserver l’un à l’autre. Quand je vous demande si vous m’aimez, ce n’est pas que je doute de votre amour, mais je tremble que vous ne vouliez pas m’en donner la seule preuve qui puisse m’en assurer… Arrêtez, lui dis-je, voyant qu’il voulait parler, vous voulez me faire des reproches, vous ne m’en feriez que d’injustes. Je vous le répète, je ne doute pas de votre amour, vous ne doutez pas du mien, mais hélas ! de quoi nous servira-t-il de brûler d’une flamme inutile, puisqu’une mère cruelle nous refuse la satisfaction que nous lui demandons ? Ah ! Verland, le rouge qui me couvre le visage ne vous dit-il pas quel est le moyen que je prétends employer ?

— Chère Monique, me dit-il, en me serrant tendrement le bras contre la bouche, ton amour te fait-il enfin sentir la nécessité d’une chose que je t’ai proposée tant de fois inutilement ?

— Oui, lui répondis-je, votre amour n’aura plus de plaintes à me faire, il n’est plus temps de vous déguiser la force de mes désirs, ils sont à leur comble, mais pour nous rendre heureux, je n’attends qu’un mot de votre bouche.

— Parlez, interrompit-il vivement ; que faut-il faire ?

— Épouser ma mère, lui répondis-je.

La surprise lui coupa la parole ; il me regardait avec des yeux égarés.

— Épouser votre mère ! me dit-il enfin, Monique, que me proposez-vous ?

— Une chose, lui répondis-je, irritée de son étonnement, dont je suis au désespoir de vous avoir parlé. Je vois par la froideur avec laquelle vous recevez une proposition qui m’a coûté des torrents de larmes, ce que je dois penser de votre amour ; votre indifférence m’éclaire sur l’indignité de ma passion. Ciel ! ai-je pu concevoir de pareils sentiments pour un homme que sa lâcheté en rend indigne ?

— Monique, reprit-il tristement, ma chère Monique, aies pitié de ton amant. À quoi veux-tu le réduire ?

— Ingrat ! lui répondis-je, quand j’ose surmonter l’horreur que m’inspire la pensée de te voir dans les bras de ma rivale, quand, pour tromper une mère barbare, pour me livrer à tes désirs avec plus de facilité, pour jouir continuellement du plaisir de te voir, pour recevoir à tous moments tes caresses, je sacrifie ma gloire, j’immole à ton bonheur ce que j’ai de plus cher, je suis insensible aux fureurs de la jalousie, j’étouffe les remords de mon cœur, tu trembles ! Ai-je plus de force que toi ? Non ; mais tu n’as pas tant d’amour.

— C’en est fait, me dit-il alors, tu triomphes ; j’ai honte de mon irrésolution. Les remords ne sont pas faits pour des cœurs aussi passionnés que les nôtres.

Charmée de son courage, je ne dus qu’au lieu où nous étions, et à la crainte d’être surprise, la force de lui refuser un témoignage de ma reconnaissance, que je ne remis qu’au jour de son mariage. Peut-être n’aurais-je pas eu la force de l’attendre, si l’impatience de ma mère n’eût pas été aussi vive que la mienne. Verland lui avait offert ses vœux. Ravie d’une conquête qu’elle croyait ne devoir qu’à ses charmes, elle se hâta d’en recueillir les fruits : ils n’étaient pas faits pour elle. Le mariage se célébra ; la joie que j’en témoignai m’attira de ma mère mille caresses que je payai par d’autres qui étaient moins sincères. Mon cœur se soûlait d’avance des plaisirs de l’amour et de la vengeance. Verland parut, il était adorable ; mille grâces nouvelles animaient toutes ses actions ; le moindre sourire m’enchantait ; les paroles les plus indifférentes m’enflammaient ; à peine pouvais-je contenir les désirs qui m’entraînaient dans ses bras. Au milieu du tumulte, il trouva moyen de s’approcher et de me dire :

— J’ai tout fait pour l’Amour, ne fera-t-il rien pour moi ?

Un coup d’œil fut ma réponse. Je sortis de la salle, il s’échappa, tout favorisait notre fuite. J’entre dans ma chambre, il m’y suit ; je m’élance sur mon lit, il se précipite sur moi. Ma voix s’affaiblit, l’expression me manque, les peintures se refusent à mon imagination. Dispense-moi de te faire le récit des plaisirs que je goûtai ; un seul mot suffit pour te les faire connaître : toi seul, cher Père, toi seul as été plus loin. Ô ma mère ! m’écriai-je au milieu de nos transports, que ton injustice va te coûter cher !

Mon amant était un prodige ; une heure que nous restâmes ensemble ne vit pas un moment d’intervalle. En vain les forces lui manquaient ; semblable à Antée, qui, luttant avec Hercule, ne faisait que toucher la terre pour réparer les siennes, mon amant me touchait et revenait à la charge avec plus de vigueur.


Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux
Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux

On nous cherchait déjà depuis longtemps ; on était même venu frapper à ma porte. Il fallut nous séparer, de peur de nous rendre suspects. Verland se glissa dans le jardin et fit semblant de dormir sur le gazon, où on le trouva, comme il l’avait prévu. On lui fit la guerre, on le railla. Un feint étourdissement vint à son secours ; il dit que, pour ne point troubler les plaisirs, il s’était retiré sans parler. La fatigue de l’exercice qu’il venait de faire, en lui donnant un air abattu, aidait à faire croire ce qu’il disait.

Ne doutant pas que l’on ne vint encore me chercher, et que si on apercevait quelque jour à ma porte, on ne manquerait pas d’en profiter pour voir si j’étais dans ma chambre, je dérangeai la portière qui bouchait le trou de la serrure, et entendant venir quelqu’un, je me mis à genoux à demi-prosternée vis-à-vis d’un crucifix. Cela fit l’effet que j’en avais espéré : on crut que la dissipation des plaisirs n’avait pas été capable de déranger mes exercices de piété ordinaire. On en conçut une nouvelle estime, j’ose dire une espèce de vénération pour moi. Enfin, assez remise de mes travaux amoureux pour ne donner aucun soupçon, je fus rejoindre la compagnie et j’affectai de me prêter par complaisance à des divertissements dont le plus doux avait déjà été pour moi.

Dès que j’eus formé le dessein de marier ma mère avec mon amant, je m’appliquai à disposer tout pour nous faciliter les moyens de nous voir, et pour prévenir toute surprise lorsque nous serions ensemble ; j’affectai un redoublement de dévotion, et de ne vouloir pas être interrompue dans mes exercices. J’accoutumai tout le monde à ne point frapper à ma porte, dès que la clef n’y était pas ; Verland, de son côté, accoutuma ma mère à ne le pas voir fort assidu auprès d’elle. Il prétextait des affaires et se coulait dans ma chambre. Nos plaisirs, enfants de la contrainte et du mystère, ne se sentaient pas encore, après un an, des dégoûts, fruits ordinaires de la liberté. Je les aurais crus éternels, j’aurais juré que tous les hommes ensemble n’y pouvaient rien ajouter : un moment me détrompa.

Je rencontrai un jour une jeune personne que j’avais connue autrefois ; je lui demandai ce qu’elle faisait en cette ville. Elle me dit qu’elle n’y était attachée à personne. Je la pris à mon service en qualité de femme de chambre. Mais, cher Père, est-ce avec toi que je dois feindre ? Je me reproche déjà cette dissimulation. Apprends que cette prétendue femme de chambre n’était autre que Martin, dont ta sœur a dû te parler en te contant mon histoire.

Je ne l’avais pas vu depuis notre séparation. Il était encore aussi joli, aussi aimable ; son menton était à peine couvert de quelques petits poils follets, blonds, que j’avais grand soin de lui couper exactement. Martin était une jolie fille aux yeux de tout le monde ; et ce n’était que pour moi qu’il était un homme d’un prix inestimable.

Je n’avais pas fait mystère à Martin de mon intrigue avec Verland. Trop heureux de me posséder, il ne s’embarrassait pas de partager ma possession avec un second. J’étais charmée de sa docilité, je l’étais encore plus de sa vigueur. J’avais arrangé sagement mes plaisirs : Verland avait le jour, et Martin la nuit. Ainsi les jours se levaient pour moi sereins et délicieux, et ils ne disparaissaient que pour faire place à des nuits aussi voluptueuses. Jamais mortelle n’a joui d’une félicité plus parfaite : mais le sort des plaisirs est d’être de peu de durée, et leur mesure est celle des tourments dont leur perte nous accable.

Martin, comme je te l’ai dit, pouvait passer pour une jolie fille sous son habillement. L’ingrat Verland (hélas ! pourquoi le traiter d’ingrat ? n’étais-je pas moi-même la première coupable, et si mon inconstance était inconnue, mon cœur en était-il moins criminel ?) Verland trouva des charmes à ma prétendue femme de chambre, et négligea sa maîtresse. Dédommagée par les plaisirs de la nuit, je ne m’étais pas encore aperçue du vide que l’indifférence de Verland commençait à mettre dans ceux du jour. Mes jeûnes se multipliaient insensiblement. Verland possédait si bien l’art de me persuader, que je me croyais trop heureuse qu’il voulût bien m’alléguer des motifs de son absence. Je voulais quelquefois le gronder, il paraissait : un sourire, un baiser, une caresse faisaient évanouir ma colère. Un jour de repos me le rendait plus vigoureux. Il en vint jusqu’à me faire croire que l’intérêt de notre plaisir rendait ses absences nécessaires. J’y consentis, et l’infatigable Martin remplissait ces jours de relâche.

Hier, jour infortuné, et dont je ne dois me souvenir que pour le détester, hier était un jour de repos pour Verland. Renfermée seule avec Martin, et n’ayant pour témoin que l’amour, nous n’écoutions que ses conseils. J’étais couchée sur mon lit, la gorge nue, les jupes levées et les cuisses écartées, j’attendais que Martin reprît ses forces. Il était nu, et, pressant ma cuisse droite entre ses cuisses, me tenait d’une main les tétons et, de l’autre, caressait ma cuisse gauche. Tandis que ses yeux et sa bouche cherchaient à rallumer son ardeur, Verland, que nous n’attendions pas, entra et nous surprit dans cette attitude. Il eut le temps de fermer la porte et d’accourir à nous avant que la frayeur nous eût permis de changer de posture.

— Monique, me dit-il, je ne blâme pas tes plaisirs, mais tu dois avoir la même complaisance pour moi : j’aime Javotte (c’était le nom que Martin avait pris), je me sens des forces suffisantes pour vous contenter toutes deux.

Dans le moment, il veut embrasser Martin, il le tire de mes bras, il porte la main et trouve… Quelle surprise ! Sans lâcher Martin, il me jette un regard d’indignation. Il n’ose faire éclater contre moi sa colère, mais tout le poids en retombe sur la cause innocente. Son amour venait de se tourner en rage ; il frappait impitoyablement le malheureux Martin, et c’était moi qu’il frappait dans l’endroit le plus sensible.

Je me jette entre ces deux rivaux.

— Arrêtez, dis-je à Verland en l’embrassant ; mon cher Verland, respectez sa jeunesse, au nom de notre amour, au nom de nos transports, Verland, ayez pitié de sa faiblesse, soyez sensible à mes larmes.


Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux
Illustration Histoire de Dom Bougre, Portier des chartreux

Il s’arrête, mais Martin, qui avait eu le temps de se reconnaître, était devenu furieux à son tour. Il se saisit de l’épée de Verland, il se lance sur lui. Je fuis à cette vue, je me sauve par un escalier dérobé, j’accours ici, tu sais le reste.

Monique ne put achever sans verser un torrent de larmes.

— Hélas ! s’écria-t-elle, à quel sort dois-je m’attendre ?

— Au plus heureux, lui dis-je ; rassure-toi, chère Monique, ce qui fait couler tes pleurs est peut-être sans objet. Si c’est la perte de tes plaisirs, des plaisirs plus grands la répareront bientôt.

J’avais reconnu l’impossibilité de la garder plus longtemps dans ma chambre sans être découvert. Si je l’eusse été, j’avais tout à craindre. Je crus qu’il n’y avait de meilleur parti à prendre que celui de la présenter à la piscine, et sans entrer dans aucun détail avec elle, je voulais la surprendre agréablement. Je ne craignais pas de lui promettre trop, en l’assurant que les plaisirs qu’elle avait eus jusqu’alors n’étaient qu’une faible peinture de ceux qui lui étaient réservés. Un semblable endroit devait être un séjour divin pour un tempérament tel que le sien.

— Cher ami, me dit-elle en m’embrassant, ne m’abandonne pas ; dis-moi si je peux me flatter de rester avec toi ? Ton consentement ou ton refus vont décider de mon sort : si je te perds, je suis éternellement malheureuse.

Je l’assurai que nous ne nous quitterions jamais.

— Je n’ai plus, reprit-elle, qu’une inquiétude : pardonne ce dernier effort à un amour dont tu vas devenir l’unique objet.

Je sentis ce qu’elle n’osait m’avouer. Je lui offris d’aller m’instruire du sort de ses amants et de l’effet que sa fuite avait produit. Elle m’en remercia. Je la laissai dans ma chambre, et je sortis en lui promettant de revenir au plus tôt.

Je courus la ville, je m’informai partout de ce qu’il pouvait y avoir de nouveau. J’allai jusque dans le voisinage de Verland, rien n’avait transpiré, et je jugeai que tout le désordre s’était borné à la fuite de Monique, dont on avait prudemment dérobé la connaissance au public. Je revenais annoncer cette nouvelle à ma dévote, j’allais rentrer, quand j’aperçus un domestique du couvent qui accourut à moi et me dit que le Révérend Père André lui avait ordonné de m’attendre, de me rendre une lettre et un petit sac d’argent, où je trouvai environ vingt pistoles. Je crus que ce Père voulait me charger de quelque commission dont la lettre allait apparemment m’instruire. Je l’ouvre et j’y trouve ces paroles :

Vous vous êtes trahi par les précautions que vous avez prises pour vous cacher. On vous a soupçonné, on a ouvert la porte de votre chambre, on a découvert le trésor dont vous ne vouliez pas faire part à vos Frères ; on s’en est saisi ; on a mis cette personne à la Piscine. Vous connaissez le génie des moines ; fuyez. Père Saturnin, fuyez, dérobez-vous aux horreurs d’une prison qui ne finirait peut-être qu’avec la vie.

L. P. André.

La foudre, en tombant à mes pieds, m’aurait moins étonné que la lecture de cette lettre. Un accablement mortel m’ôta tout à coup le sentiment. Je ne revins que pour sentir la pesanteur du coup dont j’étais frappé. Ô Ciel ! m’écriai-je, que devenir ? Dois-je aller m’exposer à la vengeance d’une troupe de barbares ? Fuirai-je ? Malheureux ! J’hésite… Ah ! fuyons ! Mais où fuir ? Où me sauver de leur fureur ? Dans le moment, la maison d’Ambroise s’offrit à mon esprit éperdu comme l’asile le plus sûr contre la crainte présente. Je pris une résolution courageuse, trop heureux que la générosité du Père André me mît à la portée de me dérober au ressentiment des moines.

Ce ne fût pas sans verser des larmes que je sortis d’une ville où je laissais mon repos, mes plaisirs et mon bonheur. Je pleurai la perte de Monique, mais son sort essuya mes larmes. Déchiré par mes remords, abattu par mon désespoir, j’arrivai chez Ambroise. Je n’y trouvai que Toinette. Je lui contai mon malheur, elle en fut attendrie. J’en reçus tous les secours que son état lui permettait de me donner. Elle me couvrit d’un des habits d’Ambroise, et je résolus de partir le lendemain pour Paris, flatté de l’espérance d’y trouver un état qui pourrait me dédommager de la perte de celui que je venais de quitter.

Je partis, après avoir secoué, comme les Apôtres, la poussière de mes souliers sur mon ingrate patrie ; et, marchant à pied, un bâton blanc à la main, et presque toujours de nuit, pour dérober ma route, j’arrivai enfin dans cette capitale de la France.

Je crus pouvoir braver alors la fureur monacale. Le présent que le Père André m’avait fait, et ce que j’avais reçu de Toinette, pouvaient me conduire pendant quelque temps. Mon dessein était de chercher d’abord un poste de précepteur, en attendant que la fortune voulût m’en procurer un meilleur. Quelques connaissances que j’avais à Paris auraient pu m’y servir, mais il était dangereux de les employer.

Moyennant un retour raisonnable, j’avais troqué à la friperie mon habit de paysan contre un plus honnête. Heureux si, en quittant le froc, j’avais aussi quitté les inclinations qui le dominent ! Le noir chagrin qui me dévorait me faisait croire que j’étais venu à bout de déraciner cette mauvaise tige, ou que j’en triompherais aisément. Je l’avais même juré ; je voulais m’enchaîner par un serment, moi que les liens les plus respectables n’avaient pu retenir. Que l’homme est faible !

Aujourd’hui dans un casque et demain dans un froc,
Il tourne au moindre vent et tombe au premier choc.

Je tombai ; le choc ne fut pas bien violent, puisque ce ne fut qu’un coup de coude qu’une coquine me donna en me disant :

— Monsieur l’abbé, voulez-vous payer une salade ?

— Plutôt deux, répondis-je, emporté par un mouvement naturel.

La réflexion vint aussitôt à mon secours, mais trop tard ; j’étais trop engagé pour reculer.

Nous entrâmes dans une allée obscure et étroite, et je pensai mille fois me rompre le col dans un escalier tortueux dont les marches glissantes et inégales me faisaient trébucher à chaque pas. Ma donzelle me tenait par la main. J’avouerai naturellement ne m’étant jamais trouvé en pareil cas, je ne pouvais me défendre d’un certain effroi qui parut de bon augure à ma conductrice. Elle en aurait ri, si elle eût connu ma qualité. Nous arrivâmes enfin avec bien de la peine à la porte du temple. Nous frappâmes ; une vieille, plus vieille que la Sibylle de Cumes, vint ouvrir en entre-bâillant la porte.

— Mon petit roi, me dit-elle, il y a du monde ; attends un moment ; monte plus haut.

Monter plus haut était bien difficile, à moins que de vouloir monter au ciel. Une porte se présenta sous ma main ; elle s’ouvrit d’elle-même. J’allais me retirer, dans la crainte de trouver quelqu’un et de faire soupçonner ma probité. L’odeur me rassura.

Abandonné à moi-même, dans un endroit affreux, au bout du monde, dans un pays perdu, avec des gens inconnus, je me sentis saisir d’une horreur subite. Le danger que je courais s’offrit à mes yeux. Profitons, dis-je en moi-même, de ce moment de clarté, sauvons-nous. Quelque chose de plus puissant que la réflexion m’arrêta. Il semblait qu’une mer immense se présentât à mes yeux et m’empêchât de gagner le rivage : je m’élançais, et je me retenais aussitôt. Le ciel a-t-il gravé dans nos cœurs des pressentiments de ce qui doit nous arriver ? Oui, sans doute, et je l’éprouvais. Dans le moment, on ouvre la porte fatale, on m’appelle, je descends ; infortuné, je courais à ma perte, mais quelle joie délicieuse devait la précéder !

J’entre d’un air timide, à la lueur tremblante d’une lampe ; je vais m’asseoir sans parler sur une chaise ; j’appuie le coude sur une table mal assurée ; je me couvre les yeux avec la main, comme si j’eusse voulu me dérober aux réflexions qui venaient en foule m’assaillir. Une quêteuse infernale s’avance ; je lui donne le premier argent qui me tombe sous la main. Elle me remercie d’une générosité si peu commune. Sans faire attention à ses discours, je ne m’occupais que de ma douleur. Un maintien aussi triste dans le temple de la joie en surprit les prêtresses. La vieille Sibylle s’approche de moi pour m’en demander le sujet. Je la repousse brutalement ; elle s’en plaint.

— Laissez, Madame, lui dit la plus jeune ; on peut avoir du chagrin…

Le son d’une voix, qui ne m’était pas inconnue, alla jusqu’à mon cœur. Un tremblement subit s’empare de tout mon corps ; je crains de me livrer à la douce espérance qui me flatte ; je crains que l’illusion ne se dissipe ; je crains de porter les yeux vers l’endroit d’où vient de partir cette chère voix ; je les ferme, je ne veux m’occuper que des mouvements qu’elle vient de réveiller. Mais bientôt, je me reproche mon indifférence, je veux m’éclairer, je rouvre les yeux, je me lève, je m’approche. Dieux ! c’était Suzon ! Ses traits, quoique changés par l’âge, étaient trop bien imprimés dans mon cœur pour les méconnaître. Je tombe dans ses bras sans avoir la force de parler ; mes yeux se remplissent de larmes, mon âme est sur mes lèvres, prête à s’envoler sur celles de Suzon, qui veut se débarrasser.

— Chère sœur, lui dis-je d’une voix altérée, tu ne reconnais plus ton frère ?

Elle jette un cri et tombe évanouie.

La vieille, étonnée, accourt et veut secourir Suzon ; je la repousse, je colle mes lèvres sur les lèvres de ma chère sœur ; je ne veux que le feu de mes baisers pour lui rendre la chaleur. Je la presse contre mon sein, j’arrose son visage de mes larmes ; elle ouvre des yeux humides de pleurs :

— Laisse-moi, Saturnin, me dit-elle, laisse une malheureuse !

— Chère sœur, m’écriai-je, la vue de Saturnin t’inspire-t-elle de l’horreur ? Tu lui refuses tes baisers ! Tu lui refuses tes caresses !

Sensible à mes reproches, elle donna les marques les plus vives de sa joie. La gaieté reparut sur son visage ; elle se répandit jusque sur la vieille, à qui je donnai de nouvel argent pour nous apprêter à souper. J’aurais donné tout : je retrouvais Suzon, n’étais-je pas assez riche ?

On préparait le souper ; je tenais toujours Suzon dans mes bras. Nous n’avions pas encore eu la force d’ouvrir la bouche pour nous demander quelles aventures pouvaient nous rassembler si loin de notre patrie. Nous nous regardions, nos yeux étaient les seuls interprètes de nos âmes ; ils versaient des larmes de joie et de tristesse ; nous n’étions occupés que de ces deux passions. Notre cœur était si rempli, notre esprit si occupé, que notre langue était comme liée. Nous soupirions ; si nous ouvrions quelquefois la bouche, nous ne prononcions que des paroles sans suite. Tout nous ramenait à la réflexion du bonheur d’être ensemble.

Je rompis enfin le silence :

— Suzon, m’écriai-je, ma chère Suzon ! C’est toi que je retrouve ! Par quel heureux hasard m’es-tu rendue ? Mais dans quel lieu, ah ! ciel !

— Tu vois, me répondit-elle avec un visage accablé, une fille malheureuse qui a éprouvé toutes les alternatives de la fortune. Presque toujours l’objet de sa fureur, et forcée de languir dans un libertinage que sa raison condamne, que son cœur déteste, mais que la nécessité lui rend indispensable. Je vois que ton impatience ne te permet pas d’attendre plus longtemps le récit de mes malheurs. Puis-je donner un autre nom à la vie que j’ai menée depuis que je t’ai perdu ? Moins sensible à la honte de te révéler mes dérèglements qu’au plaisir de répandre ma douleur dans ton sein, je vais te faire un aveu sincère de mes peines. Te le dirai-je ? C’est toi qui les a causées. Mais mon cœur était de moitié, ou plutôt lui seul a tout fait, lui seul a creusé l’abîme où je suis plongée. Je t’ai toujours aimé. Te souviens-tu encore de ces temps heureux où tu me faisais une peinture si naïve de ta passion naissante ? Je t’adorais dès ce temps-là. Quand je te racontais les aventures de Monique, quand je te découvrais nos mystères les plus cachés, je voulais t’enflammer, je voulais t’instruire. Je voyais avec plaisir l’effet de mes discours. J’ai été témoin de tes transports avec madame Dinville ; les caresses que tu lui faisais étaient autant de coups de poignard que tu portais à Suzon. Quand je t’entraînai dans ma chambre, j’étais dévorée par un feu que tu ne pouvais plus éteindre. C’est ici l’époque de mes infortunes.

Tu as toujours ignoré la cause de ce bruit affreux que nous entendîmes : c’était l’abbé Fillot, ce scélérat vomi par les enfers pour faire le supplice de mes jours. Il avait conçu pour moi un amour qu’il voulait satisfaire à quelque prix que ce fût. Il avait choisi la nuit pour l’exécution de son dessein : il s’était caché dans la ruelle du lit ; il profita de ta fuite pour venir se mettre à ta place. Hélas ! il eut bon temps d’une malheureuse que la frayeur avait fait évanouir ; il fit ce qu’il voulut. Ranimée par le plaisir et trompée par ma passion, je crus le recevoir de mon cher Saturnin. J’accablai de plaisirs un monstre que j’accablai de reproches quand je le reconnus. Il voulut m’apaiser par ses caresses, je le repoussai avec horreur ; il me menaça de révéler à madame Dinville ce que j’avais fait avec toi. L’indigne employait contre moi les armes dont je pouvais me servir contre lui. Il obtint par ses menaces ce que j’avais refusé à ses transports. Ainsi, j’accordais tout à un homme que je détestais, et le sort arrachait de mes bras celui que j’adorais !

Je ne fus pas longtemps sans sentir les fruits amers de mon imprudence. Je cachai ma honte aussi longtemps que je le pus ; mais je me serais trahie par un silence trop obstiné. J’avais chassé l’abbé Fillot ; il se consolait dans les bras de madame Dinville. La nécessité me le fit rappeler. Je lui découvris mon état ; il feignit d’y être sensible, il m’offrit de m’emmener avec lui à Paris. Il ne manqua pas de me dire qu’il m’y ferait le sort le plus heureux ; il ajouta qu’il ne demandait, pour prix de ses services, que de vouloir souffrir qu’il me les rendît. Je ne voulais qu’être en un lieu où je pusse me délivrer de mon fardeau, comptant bien ne me servir ensuite de son crédit que pour me placer auprès de quelque dame. Je me laissai gagner par ses promesses ; je consentis de le suivre et je partis avec lui, sous le déguisement d’abbé.

Les attentions qu’il eût pour moi sur la route ne me firent pas repentir de ma confiance, mais que le traître cachait la scélératesse de son cœur sous des apparences bien trompeuses ! Les secousses du carrosse avaient trompé mon calcul et je mis au monde, à une lieue de Paris, le gage odieux de l’amour d’un misérable. Tout le monde criait au prodige et riait. Mon indigne compagnon de voyage disparut aussitôt, et m’abandonna à mes douleurs et à ma misère. Une dame plus compatissante eut pitié de mon état, elle prit un carrosse, m’emmena à Paris et me mit à l’Hôtel Dieu. Elle me tira des bras de la mort, mais ce fut pour me laisser dans ceux de l’indigence. Je ne l’aurais sentie que trop tôt, si je n’eusse lié connaissance avec une fille, que les hasards du même métier que je fais aujourd’hui avaient rendue compagne de mon sort. La misère me tint lieu de penchant.

N’en exige pas davantage. La vie de ta malheureuse Suzon n’a plus été qu’un enchaînement de plaisirs et de chagrins, ou plutôt que des chagrins continuels. Si le plaisir s’est fait sentir quelquefois à mon cœur il n’a fait que colorer le fond de tristesse qui le rongeait. Cessera-t-elle, cette tristesse ? Ah ! puisque je te retrouve, je ne dois plus me plaindre ! Mais toi, mon cher frère, ne me fais pas languir : es-tu sorti de ton couvent ? Quel hasard te conduit à Paris ?

— Un malheur semblable au tien, lui répondis-je, et que m’a causé ta meilleure amie.

— Ma meilleure amie ! reprit-elle en soupirant. En ai-je encore dans le monde ? Ah ! ce ne peut être que la Sœur Monique !

— Elle-même, lui répliquai-je, mais ce récit nous tiendrait trop de temps ; soupons.

Je fis à côté de Suzon le repas le plus délicieux de ma vie. Mais l’envie de me voir seul avec elle et, de son côté, celle d’apprendre mes aventures, nous fit sortir promptement de table. Nous nous retirâmes dans sa chambre, où, sans témoin, sur un lit, digne meuble de l’endroit où nous étions, et qui assurément n’avait jamais servi à deux amants aussi tendres, tenant ma chère sœur sur mes genoux, et mon visage presque toujours collé sur son visage, je lui racontai ce qui m’était arrivé depuis ma sortie de chez Ambroise.

— Je ne suis donc plus ta sœur ? s’écria-t-elle quand j’eus fini.

— Ne regrette pas, lui dis-je, une qualité que le sang donne, et rarement le cœur. Si tu n’es plus ma sœur, tu es toujours ma chère Suzon ; tu es toujours l’idole de mon cœur. Chère âme, continuai-je en la pressant tendrement entre mes bras, oublions nos malheurs, et commençons à compter notre vie du jour qui nous a rassemblés.

En lui disant ces mots, j’appliquais des baisers ardents sur sa gorge. J’allais la renverser, j’avais déjà la main entre ses cuisses :

— Arrête, me dit-elle, en s’échappant de mes bras, arrête !

— Cruelle ! m’écriai-je, quelles grâces aurai-je donc à rendre à la fortune si tu rebutes les témoignages de mon amour ?

— Étouffe, me répondit-elle, des désirs que je ne pourrais écouter sans être criminelle ; fais un effort sur ta passion : je t’en donne l’exemple.

— Ah ! Suzon, lui répliquai-je, tu n’as guère d’amour si tu peux me conseiller d’étouffer le mien ! Et dans quelles circonstances ? Quand rien ne s’oppose à notre bonheur !

— Rien ne s’oppose à notre bonheur ? reprit-elle ; ah ! que ne dis-tu vrai ?

Dans le moment, je vis des larmes couler sur son visage ; je la pressai de m’en expliquer la cause.

— Voudrais-tu, me dit-elle, partager avec moi le triste prix de mon libertinage ? Et quand tu le voudrais, aurais-je la cruauté d’y consentir ?

— Tu crois, lui répondis-je, m’arrêter par une raison aussi faible ? Je partagerais la mort avec ma Suzon, et je craindrais de partager ses malheurs ?

Sur-le-champ je la renverse sur le lit et je me mets en état de lui prouver que je ne crains pas le danger.

— Ah ! cher Saturnin, s’écrie-t-elle, tu vas te perdre !

— Je me perdrai, lui dis-je, transporté d’amour, mais ce sera dans tes bras !

Elle cède, je pousse. Qu’on me permette d’imiter ici ce sage Grec qui, peignant le sacrifice d’Iphigénie, après avoir épuisé sur le visage des assistants tous les traits qui caractérisaient la douleur la plus profonde ; couvrit celui d’Agamemnon d’un voile, laissant habilement aux spectateurs le plaisir d’imaginer quels traits pouvaient caractériser le désespoir d’un père tendre qui voit répandre son sang, qui voit immoler sa fille. Je vous laisse, cher lecteur, le plaisir d’imaginer ; mais c’est à vous que je m’adresse, vous qui avez éprouvé les traverses de l’amour, et qui, après un long temps, avez vu votre passion couronnée par la jouissance de l’objet aimé. Rappelez-vous vos plaisirs, poussez votre imagination encore plus loin, s’il est possible : elle demeurera toujours au-dessous de mes délices. Mais quel démon jaloux de ma tranquillité me présente sans cesse un souvenir que j’arrose de larmes de sang ? Ah ! finissons, je succombe à ma douleur.

Le jour vint avant que nous nous fussions aperçus que la nuit avait disparu. Dans les bras de Suzon, que je n’avais pas quittée depuis que nous étions couchés, j’avais oublié mes chagrins, j’avais oublié l’univers entier.

— Ne nous quittons jamais, mon cher frère, me disait-elle ; où trouverais-tu une fille plus tendre ? Où trouverais-je un amant plus passionné ?

Je lui jurais de vivre toujours avec elle ; je le lui jurais, hélas ! et nous allions nous quitter pour ne nous jamais revoir. L’orage grondait sur notre tête, et le charme de l’illusion le dérobait à nos yeux.

— Sauvez-vous, Suzon, vint nous dire une fille épouvantée ; sauvez-vous, fuyez par l’escalier dérobé !

Surpris, nous voulûmes nous lever : il n’était plus temps ; un archer féroce entrait au moment que nous nous levions. Suzon, tremblante et éperdue, se jette dans mes bras : il l’en arrache malgré mes efforts, il l’entraîne. Ô Dieux ! Cette vue me rendit furieux ; la rage me prêta des forces, le désespoir me rendit invincible. Un chenet, dont je me saisis, devient dans mes mains une arme mortelle. Je m’élance sur l’archer. Arrête, malheureux Saturnin ! Il n’est plus temps, le coup est porté, l’indigne ravisseur de Suzon tombe à mes pieds. On se jette sur moi, je me défends, je succombe, je suis pris. On me lie. À peine me laisse-t-on la liberté de prendre la moitié de mes habits.

— Adieu, Suzon ! m’écriai-je en lui tendant les bras ; adieu, ma chère sœur, adieu !

On me traînait inhumainement sur l’escalier ; la douleur que me causaient les coups des marches contre lesquelles ma tête frappait me fit bientôt perdre connaissance.

Dois-je finir ici le récit de mes malheureuses aventures ? Ah ! lecteur, si votre cœur est sensible à la compassion, suspendez votre curiosité, arrêtez-vous, contentez-vous de me plaindre. Mais quoi ! le sentiment de ma douleur prévaudra-t-il toujours sur celui de ma félicité ? N’ai-je pas assez versé de pleurs ! Je suis dans le port et je regrette encore les dangers du naufrage.

Lisez, et vous allez voir les suites effroyables du libertinage, heureux si vous ne le payez pas plus cher

Je ne revins de ma faiblesse que pour me voir dans un misérable lit, au milieu d’un hôpital. Je demandai où j’étais.

— À Bicêtre, me répondit-on.

— À Bicêtre ! m’écriai-je. Ciel ! à Bicêtre ! La douleur me pétrifia, la fièvre me saisit, et je n’en guéris que pour tomber dans une maladie bien plus cruelle, la vérole ! Je reçus sans murmurer ce nouveau châtiment du ciel. Suzon, me dis-je, je ne me plaindrais pas de mon sort, si tu ne souffrais pas le même malheur.

Mon mal devint insensiblement si violent que, pour le chasser, on eût recours aux plus violents remèdes : on m’annonça qu’il fallait me résoudre à souffrir une petite opération. Il faut vous épargner ce spectacle de douleur. Que puis-je vous dire ! Je tombai dans une faiblesse que l’on prit pour le dernier moment de ma vie. Que ne l’était-il ? j’aurais été trop heureux ! La douleur qui m’avait causé mon évanouissement m’en retira. Je portai la main où je sentais la douleur la plus vive. Ah ! je ne suis plus homme ! Je poussai un cri qui fut entendu jusqu’aux extrémités de la maison. Mais bientôt, revenant à moi-même, et, tel que Job sur son fumier, pénétré de douleur et soumis aux ordres du ciel, je m’écriai dans l’amertume de mon cœur : Deus dederat, Deus abstulit[ws 5].

Je ne souhaitais plus que la mort. J’avais perdu le pouvoir de jouir de la vie : l’anéantissement était le but de tous mes désirs. J’aurais voulu me cacher éternellement ce que j’avais été ; je ne pouvais penser sans horreur à ce que j’étais. Le voilà donc, disais-je au fond de mon cœur, le voilà, cet infortuné Père Saturnin, cet homme si chéri des femmes ! Il n’est plus ; un coup cruel vient de lui enlever la meilleure partie de lui-même ; j’étais un héros, et je ne suis plus qu’un… Meurs, malheureux, meurs ! Peux-tu survivre à cette perte ? Tu n’es plus qu’un eunuque !

La mort fut sourde à mes cris ; ma santé revint, je me rétablis ; mais ma débilité fit juger qu’on ne tirerait pas de moi les services qu’on en avait attendus et auxquels on m’avait destiné ; on me déclara que j’étais libre.

— Je suis libre, répondis-je au Supérieur qui me l’annonçait ; hélas ! à quoi va me servir cette liberté que vous me donnez ? Dans l’état cruel où je suis, c’est le présent le plus funeste que vous puissiez me faire. Mais, Monsieur, oserai-je vous demander le sort d’une jeune personne que l’on doit avoir amenée ici le même jour que moi ?

— Il est plus heureux que le vôtre, me répondit-il brusquement ; elle est morte dans les remèdes.

— Elle est morte ! repris-je, accablé de ce dernier coup ; Suzon est morte ! Ah ciel ! et je vis encore !

J’aurais dans le moment terminé mes jours si l’on n’avait arrêté l’effet de mon désespoir. On me sauva de ma propre fureur, et l’on me mit dans le chemin de profiter de la permission que l’on venait de me donner, c’est-à-dire à la porte.

Je restai un moment anéanti ; mes yeux seuls, en répandant des torrents de larmes, témoignaient que je vivais encore ; j’étais au dernier degré du désespoir et de la rage. Couvert d’un malheureux habit, ayant à peine de quoi vivre un jour, ne sachant où aller, je m’abandonnai dans les bras de la Providence. Je prenais le chemin de Paris, j’aperçus les murs des Chartreux : la profonde solitude qui y règne fit briller à mon esprit un trait de lumière. Heureux mortels ! m’écriai-je, qui vivez dans cette retraite à l’abri des fureurs et des revers de la fortune, vos cœurs purs et innocents ne connaissent pas les horreurs qui déchirent le mien. L’idée de leur félicité m’inspira le désir de la partager. J’allai me jeter aux pieds du Supérieur ; je lui contai mes infortunes.

— Ô mon fils, me dit-il en m’embrassant avec bonté, louez Dieu : il vous réservait ce port après tant de naufrages. Vivez-y, et vivez-y heureux, s’il est possible.

Je restai pendant quelque temps sans emploi, mais bientôt on m’en donna. Je montai par degrés au poste de portier, et c’est sous ce titre qu’on m’a connu.

C’est ici que mon cœur se fortifie dans la haine qu’il a conçue pour le monde ; j’y attends la mort sans la craindre ni la désirer, et je prétends que quand elle m’aura tiré du nombre des vivants, on grave en lettres d’or sur mon tombeau :

Hic situs est Dom Bougre,
fututus, futuit.
[ws 6]

FIN

  1. C’est moi qui donne cette date ; je dirai pourquoi plus loin.
  2. Ainsi, Gervaise — à moins qu’il ne s’agisse de Billard ! — serait né en 1719.
  3. Faut-il lire que Desportes loge vis-à-vis la boutique du portier, ce qui n’a aucun sens, ou plutôt comme je le crois, que Billard allait chez Desportes chercher des exemplaires du Portier ?
  4. Il n’y a aucune trace de ce M. Is… et de son aventure dans le dossier 15505.
  5. La 2e édition de la Bibliographie Gay disait : «… et la 18e gravure », ce qui offre un sens différent.
  6. Faut-il lire qu’il n’avait pas reçu un sou, ou qu’il n’avait été payé qu’en partie ?
  7. Chiffre indiqué par l’abbé. Le tapissier Blangy, lui, dit 2000 exemplaires.
  8. Ce chiffre de 28 coïncide avec les 28 miniatures de l’exemplaire Paulmy, Voir la Bibliographie.
  9. J’en donne plus loin un large extrait.
  10. Ce Minet se nommait en réalité Thominet, comme on verra plus loin.
  11. Le Fonds de la Bastille commence à la cote 10001.
  12. Deuxième édition, 1864.
  13. Comme la religion mahométane n’est faite que pour le plaisir de la couille, Mahomet n’a pas oublié de placer dans son paradis des espèces de Devizules capables de le procurer : ce sont ces houris rouges, blanches, jaunes, vertes à discrétion.
  14. L’abbé des F… [L’abbé Desfontaines].

Notes de wikisource modifier

  1. Note de Wikisource : voir Gallica
  2. Note de Wikisource : Voir Gallica
  3. Note de Wikisource : Voir Gallica
  4. Note de Wikisource : « Mais les prêtres, s’ils n’y voyaient pas de profit, nieraient la religion et les dieux. / C’est à eux-mêmes, non aux êtres supérieurs qu’ils rendent un culte ; / et ils ne prêchent des dieux que parce que ces dieux leur sont utiles ; / sans quoi bientôt les temples, les autels tomberaient en ruines, et il n’y aurait plus de Jupiter. » (Palingène, Zodiaque de la vie, traduit par Louis de Potter, disponible sur Gallica)
  5. note de Wikisource : Dieu a donné, Dieu a pris.
  6. note de Wikisource : Ici gît Dom Bougre, il foutit et fut foutu.