Histoire de dix ans/Tome 5/Conclusions

(Vol 5p. 493-508).
CONCLUSION HISTORIQUE.



Ici s’arrête la première partie de l’œuvre que nous avons entreprise, notre intention étant d’écrire l’histoire de tout ce règne.

Ce que nous en connaissons déjà suffit, du reste, pour l’apprécier.

Il n’a été, à proprement parler, que le régne de la bourgeoisie.

Et d’abord, qu’est-ce que la bourgeoisie ? Il importe d’autant plus de rappeler ici la définition que nous en avons donnée, qu’à entendre beaucoup d’esprits superficiels, la bourgeoisie ne formerait pas une classe distincte et se confondrait nécessairement avec le peuple.

La bourgeoisie est l’ensemble des citoyens qui, possédant des instruments de travail ou un capital, peuvent, sans s’asservir, développer leurs facultés, et ne dépendent d’autrui que dans une certaine mesure. Le peuple est l’ensemble des citoyens qui, ne possédant pas les instruments de travail, ne trouvent pas en eux-mêmes leurs moyens de développement, et dépendent d’autrui en ce qui touche aux premières nécessités de la vie.

Ils sont du peuple, par conséquent, quels que soient leur savoir, leur éducation, leurs relations sociales, tous ceux qui ne sont pas assurés de leur nourriture, de leur vêtement et de leur gîte.

Ceci posé, poursuivons.

Dans les monarchies mixtes, où la société n’est pas le domaine du prince, il y a ce vice fondamental que les devoirs du chef y peuvent être contrariés par ceux du père de famille. Car les vertus domestiques ne sont pas nécessairement vertus d’État. Et même, la science politique a des lois auxquelles résiste volontiers le sentiment paternel, si respectable d’ailleurs dans la condition privée. La prudence de l’homme d’État est dans l’intelligence des hardiesses qui réussissent. Elle n’est point étroite, point servile. Comment une famille à pourvoir serait-elle pour le génie un misant emploi ? M faut aux grandes facultés de grandes choses à vouloir, comme il faut le stade entier au coureur agile, et aux yeux de l’aigle le soleil. Premier consul, chef sans enfants, Napoléon toucha au demi-dieu. Père du roi de Rome, un berceau arrêta et contint son regard qui avait coutume d’embrasser la terre A côté du guerrier, toujours le même, il y eut le fondateur de dynastie, dont le travail fat puéril et vain. Il se donna des pages, il fit des nobles, que sais-je ? Du haut de son rôle original, unique, il se laissa choir volontairement dans la plèbe des rois, les soucis paternels ayant dédoublé son génie.

Il n’y a pas lieu de s’étonner qu’un prince d’un esprit sans étendue ait plié sous des préoccupations semblables, d’autant qu’il y était encouragé par l’attitude de la bourgeoisie.

On croit assez généralement, en Europe, que c’est par Louis-Philippe que la révolution a été muselée, et que son habileté personnelle a fait la situation présente. Qu’on le lui impute à blâme ou à louange, c’est une erreur. Le roi a montré des qualités d’un ordre secondaire. On citerait difficilement dans le passé un prince qui ait été plus complètement dépourvu d’initiative et qui, s’étant beaucoup mêlé aux affaires, les ait moins marquées de son empreinte.

C’est le propre des hommes d’État supérieurs de donner du mouvement aux choses, d’ennoblir chaque situation, au risque d’en faire sortir pour eux-mêmes des obstacles et des périls. Sans oublier de se régler sur l’heure, les grands hommes fécondent le présent ; ils élèvent l’histoire. Rien de pareil n’a été accompli en France, de nos jours. On a fait honneur à Louis-Philippe de ce qui n’était qu’un résultat certain de la puissance des intérêts bourgeois, mal réglés et mal compris.

Satisfaite de son lot, la bourgeoisie ne voulait point que des souffrances qui n’étaient pas les siennes lui fussent révélées par le bruit du tambour d’alarme : de là le système de l’ordre défini par le silence du malheur et défendu à coups de canon.

Aveuglée par de mesquines préoccupations de bien-être, la bourgeoisie ne voyait que des pertes d’argent dans les agitations possibles de l’Europe : de là le système de la paix implorée.

Or, l’ordre ancien, une paix sans nerf, convenaient aussi à la royauté, qui avait besoin, pour s’asseoir, de l’excès du calme au dedans et au dehors.

Cette concordance explique les succès du règne. Elle tint lieu à Louis-Philippe d’habileté. Prince à qui l’on avait mis une couronne bourgeoise sur la tête, la prépondérance de sa classe adoptive le dispensa de créer un système. Son goût pour le médiocre plut à la classe dominante, et la force le prit à sa suite.

Il est à remarquer, toutefois, que, parallèlement à raccord que nous constatons ici, l’histoire des dix dernières années nous offre le spectacle d’une lutte obstinée eptre le gouvernement de la bourgeoisie par la Chambre élective, et le gouvernement personnel du roi.

Il semble qu’il y ait là quelque chose de contradictoire, mais la contradiction n’est qu’apparente.

Entre la bourgeoisie et la royauté, l’accord, en France, a porté sur le système à suivre, sur les intérêts à faire prévaloir ; la lutte a porté sur des questions de prééminence et de prérogative.

Ainsi, le principe monarchique et le principe parlementaire se sent livré des combats ardents ; bien que sur le drapeau de la royauté et sur celui de la bourgeoisie eussent été inscrites des devises identiques. Résultat significatif et qui vaut la peine qu’on l’analyse !

Le jour où la dotation du duc de Nemours a été si injurieusement refusée aux désirs du roi, il est devenu manifeste que le sens monarchique manquait à la bourgeoisie. Plus on conteste au prince le droit d’agir, plus, si l’on veut qu’il se maintienne, on doit lui accorder les moyens de briller. Le faste est plus nécessaire à un roi constitutionnel qu’il ne l’était à Louis XIV, pouvant dire : « Je veux. »

D’où vient donc que la bourgeoisie l’a entendu autrement ? Cela vient de ce que, par essence et à son propre insu, la bourgeoisie, qui n’a pas le sentiment démocratique, est cependant républicaine.

Elle n’a, faisant violence à sa nature, adopté la monarchie que par égoïsme. Elle a cru que la royauté l’aiderait à contenir le peuple ; que le trône serait comme ces bâtons vêtus qu’on plante dans les champs pour empêcher les oiseaux du ciel de s’y abattre.

Mais était-il possible que la royauté se contentât d’un rôle automatique ? Il y avait folie à l’espérer. Les docteurs de la bourgeoisie avaient eu beau dire : « Le roi règne et ne gouverne pas. » Ce n’est point avec des subtilités qu’on mène le monde. Voilà pourquoi le gouvernement personnel a été si violemment attaqué par la bourgeoisie, dont il servait néanmoins le but ; voilà pourquoi le duel des deux prérogatives se retrouve toutes les fois que de communs périls ne viennent pas renouveler entre la bourgeoisie et la royauté une alliance éphémère.

Comment se dénouera la situation ? Le gouvernement parlementaire a de trop profondes racines pour succomber. Le 18 brumaire est une date, il est une menace peut-être mais, si on le recommençait, on ne réussirait pas.

Ce qu’il importe donc d’étudier dans l’histoire contemporaine, et en France, ce n’est pas la vie de la royauté, c’est le gouvernement de la bourgeoisie.

Il s’ouvre en 1830, et nous n’avons pas écrit une autre histoire que la sienne.

Comme classe militante, la bourgeoisie a bien mérité de la civilisation. Elle possède d’ailleurs des qualités : l’amour du travail, le respect de la loi, la haine du fanatisme et de ses emportements, des mœurs douces, l’économie, ce qui compose le fond des vertus domestiques. Mais elle manque en général de profondeur dans les idées, d’élévation dans les sentiments, et elle n’a aucune vaste croyance. D’où son inaptitude aux affaires publiques. Le cens électoral a trouvé des défenseurs : il n’est pas de pire système ! Ne demander qu’à la propriété les guides du peuple, des législateurs, c’est transporter à la conduite des États la politique du ménage ; c’est mettre la fortune des empires à la merci d’une sagesse qui a l’étendue d’un champ pour mesure. On le nierait en vain : l’inconvénient du régime électif se déployant sur une petite échelle est de faire tomber le gouvernail aux mains d’hommes insuffisants qui ne peuvent que perdre l’État, si quelque noble passion ne compense pas chez eux l’ignorance des traditions et le manque d’études. Le sentiment de la conservation sera-t-il cette passion noble ? Au moins faudrait-il qu’un contrepoids lui fût donné. Car, sans cela, comme tout ce qui est exclusif, il deviendra aveugle et suicide. Il rapetissera la politique, et la faussera de la sorte. Au dedans, il repoussera des réformes qui eussent prévenu des révoltes. Au dehors, il conseillera jusqu’à cette abdication avouée du courage, qui est la plus folle des témérités.

Et c’est bien là, en effet, ce qui a caractérisé le gouvernement de la bourgeoisie.

À l’intérieur, nous avons entendu prêcher la morale des intérêts avec un succès odieux. Des scènes de bazar ont, plus d’une fois, rempli de tumulte et de scandale le palais des délibérations. Pour qu’on pût agrandir la sphère des faveurs à distribuer et donner pâture aux âmes vénales, la direction des travaux publics, enlevée à l’État, est devenue un instrument d’agiotage pour les banquiers, un moyen d’achalandage électoral pour les ministres. Le pouvoir a été mis au pillage. Et ce qui est bien autrement désastreux que des provinces envahies par l’ennemi, que des villes perdues, que des défaites essuyées, que des milliers de citoyens noyés dans leur sang, il y a eu altération du caractère national. Gouverner, c’est se dévouer. Qu’attendre d’un système qui fait précisément de l’intérêt privé la source des pouvoirs ? Si nous avions à définir le génie politique, nous le définirions un grand dévoûment armé d’une grande force et mis au service d’un grand but. La Convention ne renfermait peut-être pas plus d’hommes de talent que nos assemblées contemporaines ; mais c’était une assemblée désintéressée, dévouée : ce fut son génie. À la seule générosité de ses passions elle dut, malgré ses fautes et ses excès, de dépasser les calculs de Richelieu. Elle porta impunément son drapeau dans la région des tempêtes ; et, en fin de compte, elle est morte debout.

Quant à l’ordre social, voulu et maintenu par la bourgeoisie, il a été marqué par un complet abandon du pauvre. « Chacun pour soi, chacun chez soi » ont dit les chefs : hideuse et lâche maxime qui contient toutes les oppressions jusqu’à ce qu’elle enfante tous les désordres ! L’erreur de la bourgeoisie a été de croire que, là où il n’y a pas égalité dans les moyens de développement, la liberté suffit au progrès et à la justice. Mais qu’importe le droit de s’enrichir accordé à tous, quand les instruments de travail et le crédit n’appartiennent qu’à quelques-uns ? Qu’importe le droit au bonheur, sans la possibilité d’y atteindre ? Qu’importe une route spacieuse et unie devant l’infortuné qui ne se peut mouvoir ? La véritable liberté consiste, non pas dans le droit, mais dans le pouvoir donné à chacun de développer ses facultés. La liberté n’est donc qu’un leurre, que l’hypocrisie du despotisme, partout où la possession des instruments de travail constitue un monopole partout où la dispensation du crédit vient des particuliers, qui ne prêtent qu’aux riches, au lieu de venir de l’État, qui prêterait aux pauvres ; partout où la concurrence livre le petit capitaliste en proie au capitaliste opulent ; partout où les transactions industrielles ont lieu entre la richesse et la faim ; partout où la vie de citoyens dépend, non de leur bonne conduite et de leur prévoyance, mais d’une maladie qui survient, d’une commande qui cesse, d’un procédé nouveau qu’on invente ; partout où l’enfant du pauvre est forcément arraché à l’école où on l’instruirait, pour être enseveli vivant dans l’atelier où on l’exténue ; partout où la liberté de la presse n’existe qu’au profit de ceux qui peuvent payer un cautionnement monstrueux ; partout enfin où il y a des enfants de sept ans qui travaillent douze heures par jour pour vivre, des filles de seize ans qui pour vivre se prostituent, des vagabonds qu’on ramasse endormis sur les marches d’un palais inhabité, des infanticides par misère, des journaliers que la découverte d’une machine jette affamés sur la place publique, des milliers de travailleurs qui se lèvent un jour, la pâleur sur le front, la rage dans le cœur, et qui marchent au combat avec ce cri : vivre en travaillant ou mourir en combattant.

Et, dans ceci, la faute n’est point aux hommes, elle est aux choses. La tyrannie féodale se composait de noms propres ; on la voyait en face ; on la touchait du doigt. Rien de semblable dans cette tyrannie qui n’est que la liberté mal comprise. Mystérieuse, impersonnelle, invisible, insaisissable presque, elle enveloppe le pauvre, elle l’étreint, elle l’étouffe, et ne lui permet pas même de se rendre compte du mal sous lequel il se débat misérablement et succombe.

Aussi, la destruction d’un semblable despotisme est-elle une affaire de science, non de révolte. C’est le principe qui est impie, c’est la situation qui est coupable. On ne se venge pas d’un principe, on le remplace ; on ne punit pas une situation mauvaise, on la change. Des appels farouches à la colère des opprimés seraient donc aussi frivoles que funestes. D’autant qu’en masse le peuple n’est pas aujourd’hui assez éclairé pour avoir une idée nette de ce qu’il doit vouloir et de ce qui est possible. Mais le devoir de chercher remède à tant de maux n’en est que plus impérieux. Et, pour la bourgeoisie, l’intérêt est pressant. Elle aussi, elle est minée par la concurrence, qui va détruisant peu à peu les existences modestes et engloutissant les fortunes moyennes dans l’opulence des gros capitalistes. De quelle sécurité peut jouir la bourgeoisie entre le danger des emportements populaires et le joug oligarchique lentement forgé pour elle ? Preuve frappante et nouvelle de l’inévitable solidarité des intérêts ! La bourgeoisie, si elle n’y prend garde, marche à sa ruine par le chemin sur lequel souffre le peuple. Malheureusement, elle ne paraît pas s’en être doutée jusqu’ici. « Le travail est un frein », disait un jour M. Guizot, et, plus tard, du haut de son fauteuil de président, M. Sauzet affirmait que la Chambre n’avait pas charge de fournir du travail aux ouvriers !

Encore, si la nationalité n’avait pas fléchi ! Mais, dans la politique étrangère comme dans la politique intérieure, la bourgeoisie n’a eu ni prudence vraie ni coup-d’œil. Voulant la paix d’une ardeur violente, elle a eu l’étourderie de ne s’en point cacher. Elle a mis à s’humilier une affectation folle. Aussi, les occasions de guerre se sont-elles multipliées à l’excès. Que de provocations ! que de mépris ! Un temps fut où, sur chaque point du globe, notre pays faisait dans le moindre des citoyens saluer sa grandeur : en quelque lieu que des enfants de la France eussent été conduits par les affaires ou poussés par le hasard, la majesté de nôtre commune mère s’y trouvait pour les protéger, et là patrie voyageait avec eux. Combien désastreux, combien rapide le changement ! Voici que la France ne peut plus sortir de chez elle sans être exposée à l’outrage. Bustamente la bravait hier, et Rosas l’insultera demain. Où sont nos amis ? Quelles positions nous restent en Europe ? La Pologne est en exil, nous avons frustré l’Italie et opprimé la Suisse ; la Russie nous menace, la Hollande nous hait, là Belgique nous jalouse, l’Allemagne nous évite, le Portugal nous ignore, l’Espagne nous échappe, l’Angleterre nous domine, et la conjuration des Puissances nous a fermé l’Orient. Eh quoi ! fallait-il donc une iritelligence si haute pour comprendre que l’honneur national porte intérêt ; que le courage économise le danger ; qu’affronter la guerre par vertu et justice dispense d’acheter la paix et l’assure ; que la valeur de la marchandise gagne à l’inviolabilité du pavillon ! Ouvrez l’histoire de Carthage, de Venise de Gènes, de l’Angleterre, de toutes les nations fameuses par le commerce, et vous verrez si c’est aux inspirations de la peur qu’elles ont dû les prodiges de leur opulence ! Ce n’est pas qu’on doive éveiller parmi nous l’esprit de conquête. La France ne veut pas les peuples pour sujets, Il est dans son génie, secondé par des pouvoirs qui l’adoptent, de sauver le monde, non de l’asservir. Où les Anglais s’imposent, nous semons la pensée. Glorieusement inhabile à se fixer, la France est comme le Nil : ce qu’elle submerge elle le féconde, et elle passe. Raison de plus pour qu’elle veille sur sa force, puisque les peuples en marche vers la liberté souffriraient de notre affaiblissement, et que la civilisation serait entamée par nos revers.

De son véritable génie résulte aussi, pour la France, le devoir de se répandre. Par son tempérament plus encore que par sa situation géographique, la France est une Puissance des mers. À sa nature communicative, à ses passions cosmopolites, il faut des issues. Enchaînée à ses ports, refoulée dans ses villes, repliée sur elle, forcée de retenir dans son sein sa chaleur exubérante et l’inextinguible foyer de son dévoûment, elle deviendrait terrible à ses voisins et à elle-même. Ce qu’on lui enlèverait en aventures héroïques on le lui rendrait en soulévements. Pour la sauver des agitations intérieures, sa prospérité navale est nécessaire. Et ce n’est pas une des moindres preuves de l’incapacité politique de la bourgeoisie, qu’un tel aperçu lui ait échappé.

Mais que dire de l’aveuglement qui a fait rechercher l’alliance anglaise alors qu’on s’attachait à maintenir en France un ordre social fondé sur le principe de la concurrence illimitée ? C’était vouloir deux choses absolument inconciliables. La concurrence poussant à une production indéfinie, sa logique conduit à l’établissement d’un vaste système maritime et commercial, à la possession de l’Océan. L’Angleterre pouvait-elle consentir au partage de la mer ? Elle eût été perdue. L’alliance anglaise nous condamne donc à n’être qu’une nation continentale ; et, pour peu que nous y consentions, la concurrence va nous étouffer.

Voilà de quelles causes générales est sortie la situation présente. Dure aux uns, incertaine pour les autres, elle est pleine à la fois d’illusions et de périls. À qui n’a pas su l’approfondir elle peut paraître rassurante ; et cependant la mort y germe sous le déshonneur. Ce silence est fatal, ce repos est sinistre. Notre calme est celui de l’épuisement. Mais, ainsi qu’il arrive dans les empires qui penchent, nous en sommes venus à prendre pour des gages de durée, pour des promesses de bonheur, l’énervement des âmes et l’abaissement des caractères. Dix ans de paix nous ont plus brisés que n’eût fait un demi-siècle de guerres et nous ne nous en apercevons seulement pas !

Dieu nous garde, pourtant, de désespérer de notre pays ! Il est des sociétés raides en quelque sorte, inflexibles, et que volontiers l’on comparerait à ces lourds cavaliers du moyen-âge bardés de fer : difficilement on les atteignait au travers de leur épaisse armure, mais, une fois par terre, ils ne pouvaient plus se relever. Autre est la France, société douée, dans sa force, d’une souplesse merveilleuse et qui semble éternellement jeune. À quelles fatigues sans exemple et sans nom n’a-t-elle pas résisté ? De 1789 à 1815, elle a eu des colères et enduré des souffrances et accompli des travaux à éreinter la nation la plus vigoureuse. Elle n’en est pas morte, néanmoins ; et en 1830, après quinze ans d’apparente langueur, il s’est trouvé qu’elle avait réparé son sang. Oui, la France est faite pour vivre plusieurs vies. Elle porte en elle de quoi étonner les hommes sous des aspects différents et imprévus. Jamais peuple eut-il, suivant l’expression de Montaigne parlant d’Alexandre, une beauté illustre par tant de visages ? La France n’a-t-elle pas suffi aux rôles les plus divers comme les plus éclatants ? N’a-t-elle pas été successivement la Révolution et l’Empire ?

Pourquoi nous découragerions-nous ? Le mal vient d’une erreur qu’il est si facile de réparer ! Comment croire que la bourgeoisie s’obstinera dans son aveuglement ? Tutrice naturelle du peuple, estil possible qu’elle persiste à se défier de lui comme d’un ennemi ? Ceux qui l’y excitent la trompent et se préparent à l’asservir ; à force de lui faire peur des hommes du peuple, on lui a ôté la conscience de ses véritables dangers. Ils sont moins à ses pieds que sur sa tête et autour d’elle. Qu’elle y songe !

Si la bourgeoisie est noblement inspirée, elle peut tout pour la régénération de ce pays. Captive dans ses monopoles, vouée aux passions mesquines auxquelles l’égoïsme de son principe la condamne, elle perdrait la France et se. perdrait elle-même, n’ayant que la moindre partie des qualités que la grande politique exige. Il faut donc qu’au lieu de se tenir séparée du peuple, elle s’unisse à lui d’une manière indissoluble en prenant l’initiative d’un système qui ferait passer l’industrie du régime de la concurrence à celui de l’association, qui généraliserait la possession des instruments de travail, qui instituerait le pouvoir banquier des pauvres, qui, en un mot, abolirait l’esclavage du travail. En une telle entreprise il y aurait équité et sagesse, intelligence et charité. Retrempée dans le peuple et raffermie par son concours, la bourgeoisie tirerait de sa sécurité reconquise des ressources incalculables. Pacifiquement et à jamais victorieuse de l’esprit de sédition, elle ne craindrait pas, tournée vers l’Europe des rois, de rendre à la France la parole et le geste du commandement. Elle acquerrait, d’ailleurs, en devenant la nation, toutes les vertus qui lui manquent. Car, si elle a beaucoup à donner au peuple, elle a beaucoup aussi à recevoir de lui. Elle lui peut donner l’instruction, la vraie liberté, et les trésors qui en découlent ; elle recevra de lui l’énergie, la puissance des mâles instincts, le goût de la grandeur, l’aptitude au dévoûment. Précieux échange qui sauverait, qui relèverait notre pays par l’harmonieux emploi des volontés et des vertus de tous ses enfants !

Pour nous, nous n’avons cessé de nourrir et nous chérissons cette virile espérance. Elle nous a soutenu dans une œuvre si remplie de tristesse et si amère. En traçant le tableau de tant de malheurs, nous nous disions qu’ils n’étaient pas irréparables que pour y mettre un terme il fallait se résigner à la douleur d’en connaître les causes et l’étendue ; qu’un jour viendrait où cesserait la longue folie de nos querelles intestines ; qu’à nos déchirements succéderait la fraternité, source de toute force durable et de toute justice ; que la France enfin reprendrait, dans l’intérêt de la civilisation et pour le salut des peuples opprimés, son influence sur les affaires du monde. Nous n’aurions pas écrit ce livre, s’il n’avait dû être que l’oraison funèbre de la patrie.




fin du tome cinquième