Histoire de dix ans/Tome 5/Chapitre 6

(Vol 5p. 145-186).
CHAPITRE VI.


Coup-d’œii général sur les affaires d’Afrique. — Mission historique de la France à Alger. — Système du maréchal Clausel. — Le général Berthezène. — Le duc de Rovigo. — Abd-el-Kader. — Système pacifique du général Desmichels ; traité du 26 février 1834 ; ses conséquences. — Le comte Drouet d’Erlon remplace le lieutenant-général Voirol. — Incertitudes du gouvernement. — Affaire de la Macta. — Le maréchal Clauzel est envoyé de nouveau en Afrique. — Expéditions de Mascara et de Tlemsen. — Influence du séjour de l’Afrique sur les Français. — Camp de la Tafna. — Victoire de la Sickak. — Le maréchal Clauzel à Paris. — Opinion du parti doctrinaire sur Alger ; opinion du roi ; vues de M. Thiers. — Première expédition de Constantine.


La fin de l’année 1836 fut marquée par un événement douloureux, inattendu, et qui nous amène à jeter un coup-d’œil rapide sur l’état de nos affaires en Afrique, en remontant au jour de la conquête.

Tant que l’Europe s’était vue en proie au tumulte et à l’agitation des batailles, il était tout simple que les pirates algériens eussent impunément promené leurs brigandages sur la Méditerranée. Il était arrivé, sous l’Empire, qu’un savant illustre, M. Arago, avait été pris par des corsaires et conduit en captivité. Le bruit de cet événement s’était perdu dans une époque de tempêtes mais, de nos jours, quel n’eût pas été le retentissement d’une semblable nouvelle, au milieu. du silence de l’Europe ? Délivrer la Méditerranée était donc une nécessité glorieuse. Et quel peuple était plus digne, plus capable que le peuple de France, de veiller sur la mer ? En forçant la piraterie dans son dernier asile, la France se montrait fidèle à son rôle historique elle reprenait, avec plus de lumières et moins de fanatisme, la grande tradition des croisades elle abritait une fois encore la civilisation. Le coup d’éventail eut quelque chose de providentiel. Il ne fut pas une cause, il fut un signal.

Quoi qu’il en soit, arrivés à Alger, les Français se trouvèrent dans une situation pleine d’obstacles et de périls. Sur leurs têtes un ciel ardent. Devant eux, dans une plaine comprise entre la mer et une première chaîne de montagnes, tout un peuple de cultivateurs guerriers, fractionné en tribus.

Dans cette partie septentrionale de l’Algérie appelée le Tell, les villes étaient rares et habitées par un mélange de Maures et de Juifs portant sur le front l’empreinte de la domination turque. Mais là n’était point le vrai peuple de l’Algérie, l’Arabe des tribus. Refoulé loin des villes, repaires d’un gouvernement spoliateur, l’Arabe, dans le Tell, occupait un territoire dont il ne franchissait pas les limites, mais auquel il n’était enchaîné par aucun de ces liens dont notre système de propriété enlace les hommes d’Europe. La propriété, l’Arabe du Tell ne la connaissait, dans ce qu’elle a de personnel et de jaloux, que relativement à ses troupeaux, à sa charrue, à ses armes, à son cheval. Pour ce qui est du sol, il ne le jugeait pas transmissible par vente ou par héritage ; c’était comme membre de la tribu, sur la désignation du cheick, et sans autre droit que celui du travail, qu’il cultivait la terre. Car, d’après leKoran, la terre n’appartient qu’à Dieu ou à son vicaire ici-bas, le Sultan, et elle est à qui la féconde. Ainsi, pour l’Arabe du Tell, pas d’habitation stable mais des tentes qui protégeaient la moisson et des silos où allaient s’enfouir les grains.

Autre était l’existence des tribus répandues au sud des dernières chaines de montagnes, dans le pays des Palmes, limité par le désert. Composées de pasteurs, ces tribus obéissaient à un régime de pérégrination annuel, régulier, prescrit par le climat et la nature des productions. Après avoir passé dans leurs landes l’hiver et le printemps, époques favorables aux pâturages, les ambulantes cités du Sahara s’avançaient vers le nord, à la fin du printemps, suivies de chameaux chargés d’étoffés de laine et de dattes, et elles allaient échanger ces produits de l’Algérie du sud contre les céréales des cultivateurs du Tell.

De là, pour les Français, conquérants du littoral, une indication de la plus haute importance. Puisque, chaque année, un mouvement nécessaire et pacifique entraînait vers le nord l’Algérie méridionale, l’attirer et l’attendre valait mieux que l’aller chercher en la menaçant. Comment, d’ailleurs, pénétrer par les armes dans l’intérieur ? Comment franchir, sans les inonder de sang, les montagnes, remparts naturels et redoutables, défendus par des Kabyles en qui revivaient l’audace et l’agilité des anciens Numides ?

Les Turcs, cependant, avaient pu étendre jusque sur les tribus du Sahara le joug de leur aristocratie militaire ils y étaient parvenus par une savante combinaison de la violence et de la ruse. Habiles à profiter de l’ascendant que leur donnait sur une population musulmane le titre de chef suprême des croyants accordé à l’empereur de Constantinople, ils avaient su obtenir des indigènes une obéissance fondée sur l’opinion, et telle que le fatalisme la comporte. D’un autre côté, trouvant des tribus profondément divisées entre elles, ils s’étaient imposés par le besoin d’une sorte d’unité protectrice, avaient enflammé les haines locales au lieu de les éteindre, et s’étaient rendus de la sorte aussi nécessaires qu’odieux.

Mais des moyens de ce genre ne convenaient pas aux Français, représentants de l’idée chrétienne. Le succès, pour eux, était au prix de la justice, et, grâce au ciel, ils ne pouvaient déshonorer leur conquête sans risquer de la perdre. Les Turcs avaient divisé les Arabes pour les opprimer la France se devait de les gouverner en les rapprochant mission noble, et d’autant plus facile, que le premier besoin des Arabes était celui d’un gouvernement tutélaire, vigoureux et juste ! Il était donc permis d’espérer qu’au lieu d’entreprendre contre les indigènes une guerre d’extermination, la France essaierait de les soumettre à l’empire moral de son génie qu’elle songerait à coloniser l’Afrique sans toutefois négliger les moyens de l’occuper militairement et qu’à la suite de ses soldats, après une démonstration puissante et décisive, elle enverrait dans l’Algérie des associations de cultivateurs formées par l’État, dirigées par lui, et destinées à agrandir, non pas la domination française, mais la patrie française.

Le nord de l’Afrique une fois gagné, le midi venait de lui-même à nous, grâce au mouvement d’échange qui appelait, chaque année, dans la zône des terres de labour les pasteurs des landes du Sahara.

Ainsi, la Méditerranée à rendre française, un sol fertile à exploiter, les relations commerciales de l’Algérie du sud avec Maroc, avec Tunis, à féconder et à étendre, une issue à fournir au débordement de cette marée de pauvres qui menace d’une prochaine et mortelle inondation nos sociétés d’Europe, voilà ce qu’en 1830 la fortune était venue nous offrir. Il ne nous restait plus qu’à savoir tirer parti de notre force et à justifier l’investiture que nous tenions de la victoire.

Or, si nous apportions aux Arabes, en même temps que le pouvoir et l’unité, nos lumières, nos arts, une notion plus haute de l’humanité, des mœurs plus douces, un sentiment délicat des choses, peut-être à leur tour nous pouvaient-ils induire à modifier quelques-unes de nos idées, surtout celles qui se rapportent à cet individualisme ombrageux d’où naît, dans nos villes et nos villages, une guerre sourde mais implacable et permanente.

Toujours est-il que c’était trop peu d’avoir étouffé, dans Alger conquis, un foyer de piraterie, et de camper sur la côte africaine, pour assurer le parcours de la Méditerranée : il était digne de la France de vouloir et d’oser davantage. Elle avait à découvrir le lien qui doit unir la civilisation de l’Orient à celle de l’Occident.

Et envisagée sous cet aspect, quelles magnifiques proportions ne prenait pas notre conquête ! quelle perspective n’ouvrait-elle pas devant nous ! Les idées qui germent depuis le commencement du siècle dans l’esprit des penseurs généreux et que salue de loin l’instinct du peuple, allaient trouver un vaste champ d’application l’Afrique devenait le terrain précieux où pouvaient être sans danger mis à l’épreuve ces essais de rénovation sociale que font paraître si menaçants les habitudes, les préjugés, les complications politiques et industrielles de notre vieille Europe ; la France armée prenait l’initiative de la paix future qu’établira un jour entre les hommes le dogme de la fraternité ; et nos conquêtes, même guerrières, notaient plus que celles de l’esprit humain.

Malheureusement, la révolution de juillet avait porté aux affaires des hommes sans génie. L’Afrique ne leur apparaissant que comme un champ de bataille à parcourir, ils ne se préoccupèrent que du soin d’en borner l’étendue avec une prudence avare. La première faute du gouvernement français fut dans l’insuffisance des ressources déployées pour l’occupation, alors qu’il fallait frapper par un imposant appareil l’imagination d’un peuple qui ne respecte que la force.

Il est vrai que ce fut au maréchal Clauzel qu’il confia, dès le principe, le gouvernement de l’Afrique ; et, sous le rapport militaire, on ne pouvait mieux choisir. Le maréchal Clauzel avait reçu cette forte éducation que l’Empire donnait au soldat. Il avait la conception hardie, le coup-d’oeil prompt ; rien de médiocre ne lui plaisait : c’était un homme des grandes guerres.

Toutefois, il ne devait pas entièrement compter, pour vaincre en Afrique, sur les combinaisons de la tactique européenne ; car les Arabes ont une manière de combattre qui leur est propre. Montés sur des chevaux agiles, pleins de feu, ils les manient avec une dextérité merveilleuse. Ils y sont encadrés sur des selles à pommeau et à palette très-élevés ; et, grâce à la largeur, au rapprochement des étriers sur lesquels ils s’appuient et s’affermissent en se soulevant, ils peuvent, à cheval, faire un aussi libre usage de leurs fusils que s’ils étaient à pied. Leurs armes consistent dans des fusils beaucoup plus longs que les nôtres, des pistolets, et une espèce de coutelas, nommé yatagan. À en juger par les apparences, rien de plus incommode que leur costume, composé d’un burnous et, sous le burnous, d’un vêtement qui, serré au corps par une ceinture, se continue de manière à envelopper la tête, où il est maintenu par plusieurs tours de corde en poil de chameau formant turban. Et néanmoins, les Arabes portent ce costume avec beaucoup d’aisance. Intrépides à l’attaque, prompts à la retraite, ils sont d’une bravoure impétueuse, mais n’attachent à la fuite aucune idée de déshonneur, assez semblables en cela aux anciens Parthes. On les voit charger confusément, se disperser, disparaître, revenir tout-à-coup pour disparaître encore, harceler les colonnes en marche, couper la tête aux blessés gisant sur le chemin : ce sont leurs batailles et leurs triomphes.

Le maréchal Clauzel n’eut pas plus tôt mis pied sur la terre d’Afrique, qu’il déclara la France héritière légitime du dey dont elle avait su châtier l’insolence. Puis, il conçut le projet de porter le drapeau français jusqu’aux limites atteintes par les Turcs. Son système était de jeter garnison dans certaines villes importantes, de les lier l’une à l’autre par des camps retranchés, et d’opposer aux beys ennemis qu’il nous serait impossible de supplanter directement, des beys indigènes relevant de nous.

La dernière partie de ce système était, on le voit, empruntée aux Turcs, et elle présentait des inconvénients graves. La gloire était petite, en effet, qui consistait à chercher dans la propagation du trouble et de l’anarchie des moyens de gouvernement. Et ne devait-on pas prévoir qu’aux yeux des Arabes, toute investiture par des chrétiens, c’est-à-dire par des infidèles, serait un objet d’horreur ou de mépris que les beys de création française passeraient pour des traîtres, pour des apostats que la nécessité de les soutenir nous entraînerait à des expéditions fatales, et qu’obligés, à leur tour, de s’imposer violemment, ils engageraient peut-être l’honneur de la France dans la responsabilité des actes les plus iniques et les plus honteux ? Mais quel parti prendre ? Renoncer à faire sentir la main de la France sur chaque point du territoire, c’était compromettre la conquête. Se montrer partout à la fois… il aurait fallu pour cela un déploiement de troupes considérable et l’effectif était loin de répondre aux idées du gouverneur. Vaste plan, faible armée : là fut le mal. Et les événements ne le prouvèrent que trop.

Le passage du maréchal Clauzel en Afrique, depuis le mois de septembre 1830 jusqu’au mois de février 1831, avait été signalé par deux faits qui caractérisaient parfaitement son système. BouMezrag, bey de la province de Titery, ayant prêché contre les chrétiens la guerre sainte le gouverneur avait pris pied à Médeah et remplacé Bou-Mezrag par un Maure algérien nommé Mustapha Ben Omar. Peu de temps après, appelé par Hassan, bey d’Oran, que menaçait une armée marocaine, il avait occupé la ville d’Oran et livré le beylick à Khaïr-Eddin, prince de Tunis. Or, d’une part, Mustapha Ben Omar ne tarda pas à voir se former autour de lui une ligue formidable et, de l’autre, les Tunisiens se créèrent d’implacables ennemis par leur domination aussi avide que cruelle. Si bien que, lorsqu’au commencement de 1831, le général Berthezène fut donné pour successeur au maréchal Clauzel, les avantages mêmes remportés par les Français n’avaient abouti qu’à multiplier les embarras.

Le général Berthezène arrivait, d’ailleurs, avec des idées administratives entièrement opposées à celles du maréchal Clauzel. Celui-ci avait désigné aux efforts des colons la plaine de la Métidja son successeur aurait voulu qu’on se bornât à cultiver les environs d’Alger.

Pour ce qui est du côté militaire de la question, le gouvernement, qui chancelait alors au milieu de l’Europe agitée, avait rappelé à la hâte une partie des troupes expéditionnaires, et l’armée d’Afrique se trouvait réduite à un effectif de 9,500 hommes.

Ainsi, l’heure semblait passée de prendre vigoureusement l’offensive. Mais si la prudence a ses lois, l’honneur a ses devoirs. Le fils du bey de Titery, de ce bey dépossédé par nous, venait de reparaître, suivi de partisans nombreux et favorisé par le souvenir de son père ; Turcs et Koulouglis se soulevaient la France était bravée, insultée ; le bey qu’elle avait institué tremblait assiégé dans sa propre maison le général Berthezène dut ordonner la marche sur Médéah, et 4,500 hommes franchirent les montagnes pour aller dégager Mustapha Ben Omar. Il fut ramené sain et sauf. Mais le résultat de l’expédition n’en compensait pas les pertes. Resserré, étouffe dans un étroit passage, et de toutes parts assailli du haut des montagnes, le corps expéditionnaire avait eu 63 hommes tués ou égarés et 192 blessés. La confiance des Arabes s’en accrut à un point extraordinaire. Des émissaires se répandent dans les campagnes des voix fanatiques appellent à la guerre sacrée les tribus éparses une confédération est formée par un Maure algérien nommé Sidi-Sadi, auquel se joignent Ben-Aissa et Ben-Zamoun, chefs principaux des tribus de l’Est le fils de Bou-Mezrag accourt plein de haine le signal d’une conflagration générale vient d’être donné. Vaines tentatives ! Le courage des Français fit face à tout trop lentes à se concerter, les tribus furent successivement prévenues par le général Berthezène, et la coalition fut dissoute.

Pendant ce temps, le traité qui avait donné Oran aux Tunisiens était tombé, faute de ratification poursuivi par des malédictions unanimes, le lieutenant des princes de Tunis avait abandonné la ville les Français y entraient pour la seconde fois, et le général Boyer, homme implacable par système, était élevé au commandement, indépendant, des troupes de la province.

De ce que le maréchal Clauzel avait établi, aucun vestige n’avait subsisté sous son successeur. Et l’année 1831 finissait à peine, que déjà le général Berthexène cédait la place au duc de Rovigo.

Du reste, le duc de Rovigo n’était investi que du commandement de l’armée et du pays. Quant à l’autorité civile, on venait de décider qu’elle serait indépendante et résiderait dans la personne d’un intendant civil essai malheureux qui n’eut d’autre résultat que de faire vaciller l’autorité entre deux pouvoirs rivaux et bientôt ennemis !

Ainsi, rien de fixe dans l’administration de la colonie, rien de suivi, rien de stable. Les périls devenaient-ils plus pressants au pied de l’Atlas ? à Paris on décrétait au hasard la réduction des troupes expéditionnaires. Le général en chef commençait-il à connaître le pays, ses ressources, les moyens de le dominer ? on lui envoyait tout-àcoup un successeur. Déplorable légèreté qui paralysait notre action en Afrique, décriait notre puissance dans l’opinion de l’Europe, et prodiguait sans but l’héroïsme de l’armée !

Cependant, et en dépit des fautes accumulées, la France se maintenait à Alger. Sous le commandement du duc de Rovigo, le génie de l’Europe commença de pénétrer l’Afrique, la population civile s’accrut, on se mit à construire et à planter en vue d’un long avenir. Ce n’est pas que la conquête n’eût son écume. D’impurs spéculateurs avaient rampé jusque-là, et ils se livrèrent à des trafics dont l’opprobre, heureusement, devait disparaître dans la gloire de nos combats. Mais la guerre naissait de la guerre, et le duc de Rovigo avait pour système de se montrer, à l’égard des Arabes, aussi dur, aussi impitoyable, que le général Berthezène s’était montré clément. Coupable envers nous de trahison, la tribu d’El-Ouma fut détruite.

À la suite de cette exécution terrible, une coalition nouvelle s’était formée : elle fut anéantie. À l’est, 3,000 hommes partis de Toulon sous les ordres du général Monk-d’Uzer vinrent prendre possession de la ville de Bone, que Hajy-Ahmet, bey de Constantine et un de nos plus redoutables ennemis, avait déjà envahie et saccagée. Ceci se passait au mois de mai 1832 ; et au mois de mars ~855, le duc de Rovigo reprenait le chemin de la France, atteint d’une maladie mortelle.

Voici dans quel état il laissait l’occupation française :

Dans la province d’Alger, nous possédions la ville, la banlieue et notre souveraineté était reconnue dans le territoire compris entre l’Arrach, la Métidja, le Mazafran et la mer.

Du côté de l’est, nous avions à Bone un établissement qui, à la vérité, ne s’étendait pas au-delà des murailles de la ville, mais qui marquait notre point de départ pour la conquête de Constantine.

Du côté de l’ouest enfin, dans la province d’Oran, nous occupions la ville d’Oran et une lieue de rayon autour de la place le fort de Mers-el-Kébir était en notre pouvoir nous étions d’intelligence avec les Turcs de Mostaganem et, à Tlemsen si les Hadars, qui tenaient la ville, nous étaient hostiles, nour avions pour alliés les Koulouglis, leurs rivaux, qui tenaient la citadelle.

Mais, du fond de cette province d’Oran, allait se lever un homme qu’attendait la plus éclatante destinée et dont nous devions fonder nous-mêmes la puissance ennemie. Le commandement, qui a un caractère purement politique chez les Arabes de l’est de l’Algérie, et un caractère féodal chez ceux du sud, le commandement n’est guère, chez les Arabes de l’ouest, qu’une sorte de théocratie, et le pouvoir s’y perpétue dans les familles des marabouts. Fils d’un marabout renommé parmi les Arabes pour sa piété, Abd-el-Kader avait été de bonne heure présenté aux tribus du pays de Mascara comme le libérateur futur de la terre d’Afrique, comme le vengeur de l’islamisme insulté. Et il ne manqua pas à ce rôle. Il était ambitieux avec prudence, plein de décision, intrépide et rusé il avait des passions profondes et le fanatisme pour auxiliaire il fut soldat, il fut prophète. À sa voix, les populations s’enflammèrent. Les Arabes de la province d’Oran, courbés sous la main de fer du général Boyer, respirèrent sous le gouvernement, plus doux, du général Desmichels mais Abd-elKader, toujours attentif à son but, étendait son influence. Il s’était déclaré, il avait pris le nom d’émir : tout-à-coup il lance ses partisans sur le port d’Arzew, se fait proclamer bey de Tlemsen, et marche sur Mostaganem en maître souverain de la contrée. Que le général Desmichels se fût renfermé dans la ville d’Oran, la province était perdue pour nous. Attaquer, ici, c’était se défendre et il fallait pousser en avant, sous peine de périr. Le général Desmichels franchit les portes d’Oran, s’empare d’Arzew, court à Mostaganem, où il asseoit la domination française. Deux fois poussé au combat par son ambition et sa haine, l’émir est abattu deux fois ; et les vaillantes tribus des Douairs et des Smélas se montrent disposées à faire pacte avec notre fortune.

Peut-être était-ce le moment de poursuivre Abd-el-Kader, de l’anéantir : par une inspiration plus généreuse que prévoyante, le général Desmichels crut devoir négocier avec lui la paix. Elle fut signée le 26 février 854 et, pour la cimenter, le général Desmichels chargea le chef d’escadron de Thorigny et M. de Forges, officiers d’ordonnance, d’aller porter à Abd-el-Kader, en manière de présents, cent fusils et cinq cents kilogrammes de poudre. Abd-el-Kader était alors campé sur le Syg. Il reçut les envoyés du général Desmichels avec beaucoup de grâce, et, après les avoir invités à prendre du repos, il leur fit part de son désir de les emmener à Mascara, voulant par là sans doute leur donner le spectacle de son pouvoir et de l’ascendant qu’il exerçait sur les tribus. Le lendemain en effet, au point du jour, le camp était levé, et l’on plaçait les tentes sur les chameaux et les mules. La petite armée d’Abd-el-Kader se composait d’environ 3,000 chevaux : elle se mit en marche, au son d’une musique étrange. Lui, monté sur son cheval, que quatre nègres lui avaient amené, il prit plaisir pendant quelque temps à le faire bondir dans la plaine, en intrépide et habile cavalier. De nombreuses salves de mousqueterie annonçaient son approche, et, pour le préserver des rayons du soleil, un de ses officiers portait à côté de lui un parasol en drap d’or, pendant qu’armés de petits sabres et couverts de boucliers, des gladiateurs charmaient par leurs combats non sanglants l’ennui de la route. Après plusieurs heures de marche, qui firent passer sous leurs yeux de riches vallons, des sites riants et d’immenses forêts d’oliviers, les envoyés français arrivèrent à Mascara, dont les habitants, avec leurs burnous surmontés de capuchons blancs ou noirs, leur apparurent, suivant l’expression de M. de Thorigny, comme autant de moines à l’oeil ardent et à la physionomie sauvage. Du reste, l’accueil qu’ils y reçurent fut affectueux de tout point. Dans une dernière entrevue, Abd-elKader les interrogea curieusement sur la situation de la France, protesta de son bon vouloir et de sa résolution de maintenir la paix « J’ai visité, dit-il, le tombeau du prophète, et ma parole est sacrée. »

La relation de ce voyage ne contribua pas médiocrement à confirmer le général Desmichels dans les espérances qu’il fondait sur sa politique pacifique. Malheureusement, l’émir ne faisait que cacher sous cet étalage d’intentions pacifiques la témérité de ses désirs ambitieux. Dans le traité du 26 février 1834[1] la souveraineté de la France n’avait pas été expressément stipulée nous semblions y traiter avec l’émir sur le pied d’égalité, et les complications qui pouvaient naître de la délimitation des territoires n’y étaient pas même pressenties Abd-el-Kader tira parti de tout cela en homme supérieur. En traitant avec lui, les Français avaient paru le mettre à leur niveau: il s’en prévalut auprès des siens, et profita de la paix pour se procurer des armes, pour raffermir son influence, pour abattre ses rivaux et, entre autres, Mustapha Ben-Ismaël, pour jeter enfin dans la province d’Oran des bases sur lesquelles pût revivre et se constituer la nationalité arabe.

Or, l’autorité supérieure flottait, à Alger, entre un général en chef provisoire et un intendant civil celui-ci fier de ses connaissances administratives dont il faisait adroitement prévaloir l’empire ; celui-là se défiant trop de ses lumières et n’usant qu’avec réserve d’un pouvoir qu’il savait intérimaire. M. Genty de Bussi était un homme capable ; il avait une intelligence vive et le goût de la domination il s’imposa pendant quelque temps au général Voirol, son supérieur. Mais il finit par perdre son influence faute de l’avoir suffisamment ménagée, irrita des susceptibilités légitimes, et fut rappelé. Le général Voirol ne tarda pas lui-même à uitter l’Afrique, où il laissait de belles routes ouvertes par lui dans le massif d’Alger, et un nom cher aux habitants.

Le gouvernement avait-il résolu l’abandon d’Alger ? Déjà ce doute germait dans beaucoup d’esprits on allait jusqu’à prétendre que c’était là un sacrifice secrètement exigé par les Anglais une commission envoyée en Afrique dans les premiers jours de septembre 1835, et qui se composait de MM. le lieutenant-général Bonnet, d’Haubersaërt, De la Pinsonnière, Piscatory, Reynard et Laurence, vint donner aux appréhensions publiques un consolant démenti, en décidant, après examen fait sur les lieux, que l’honneur et l’intérét de la France lui commandaient de conserver ses possessions sur la côte septentrionale de l’Afrique. Parut l’ordonnance du 22 juillet 1834 : elle confiait le commandement général et l’administration à un gouverneur général relevant de la direction du ministre de la guerre ; elle subordonnait le commandement des troupes à l’autorité du gouverneur général ; elle donnait des chefs spéciaux aux divers services elle appelait la régence d’Alger Possessions françaises dans le nord de l’Afrique : on crut qu’une ère nouvelle allait commencer pour la colonie. Mais la nomination du comte Drouet d’Erlon comme gouverneur général ne répondit pas entièrement à l’attente publique M. Drouet d’Erlon avait soixante-dix ans, et on pouvait craindre que, pour tenir le gouvernail, sa main ne fût plus assez forte.

De fait, son passage en Afrique fut marqué par une oscillation de vues spécialement fâcheuse dans un pays qui demandait, pour être soumis, une politique décidée. Le comte d’Erlon ayant commencé par se déclarer opposé à la politique du général Desmichels, ce dernier fut amené à résigner le commandement de la province d’Oran, et il eut pour successeur le général Trézel, le même qui, en septembre 1833, s’était rendu maître de Bougie après une vigoureuse attaque.

Les conséquences du traité passé avec Abd-el-Kader se développaient avec rapidité, quand le général Trézel prit possession du commandement. Enhardi par le système de pacification trop confiant du général Desmichels, Abd-el-Kader en était venu à s’enivrer de ses succès : il parut sur les bords du Chélif, fleuve qui coule entre la province d’Oran et celle d’Alger. Déjà le général Voirol lui avait défendu de passer outre, la défense fut renouvelée par le comte d’Erlon : l’émir s’arrêta. Mais bientôt appelé par les habitants de Médéah, qui, à défaut de notre protection, invoquaient la sienne, il prend son parti, traverse résolument le fleuve, reçoit en passant la soumission de Miliana, met en fuite un chef de tribu qui s’était porté à sa rencontre, entre dans Médéah en triomphateur, et, après avoir pourvu au gouvernement de la ville, regagne sa résidence, applaudi, admiré par les populations musulmanes qu’ont éblouies les victoires de son audace.

On ne pouvait nous braver plus ouvertement, et pourtant le comte d’Erlon s’abstint de toute démarche violente, retenu qu’il était par les instructions du ministre, et aussi par l’influence qu’avait su prendre sur son esprit un Juif, espèce de chargé d’affaires de l’émir. Abd-el-Kader alors ne garda plus de mesure. Il osa menacer, il essaya de déplacer des tribus qui n’étaient coupables que de fidélité envers la France. C’en était trop. Invoqué par les Douairs et les Smélas, le général Trézel engagea sa responsabilité généreusement et s’avança pour les couvrir. Nous touchions, non pas à une défaite, mais à un malheur.

Le 26 juin 1835, le général Trézel était arrivé à une dixaine de lieues d’Oran, lorsque soudain apparut, avantageusement postée, l’armée de l’émir, six fois plus nombreuse que l’armée française. Quelque inégal que fût le combat, le général français n’hésita point. Attaqués avec fougue, les Arabes plièrent, mais non sans résistance. On s’était ouvert un passage fallait-il continuer ce sanglant itinéraire ? À une lieue de là, prêt à recommencer la lutte, Abd-el-Kader était allé asseoir son camp ; la victoire venait de coûter cher aux Français, le colonel Oudinot avait été tué ; la foule armée accourue sous le drapeau de l’émir croissait d’heure en heure : la retraite fut résolue. Durant cette marche sinistre, que troublait incessamment l’apparition d’une multitude de cavaliers farouches, tourbillonnant autour de nous et avides de nos dépouilles, la contenance des troupes françaises fut admirable de sang-froid et d’intrépidité. Malheureusement, il fallut s’engager dans une voie étroite qui s’allongeait entre les marais qui bordent la Macta et des collines boisées. Or, c’était là qu’Abd-el-Kader attendait la colonne française. À peine entrée dans ce passage funeste, elle eut à supporter le choc de plusieurs milliers d’Arabes qui, de toutes les hauteurs circonvoisines, fondaient sur elle avec rage. La résistance ne fut pas moins furieuse que l’attaque. Enfin, les Arabes s’étant élancés en masse vers le point où se trouvaient bagages et blessés, la ligne est rompue, la confusion s’introduit dans les rangs quelques-uns de nos soldats se jettent dans les marais, d’autres dans les taillis, et, dispersés, ils tombent sous le yatagan. Pendant ce temps, ramenée en arrière par l’intrépide général Trézel, l’avant-garde repousse l’ennemi et dégage le convoi. La colonne put reprendre sa marche et gagner Arzew. Ainsi, une atteinte grave venait d’être portée au prestige de nos armes et, sur les bords de la Macta, teints du sang de nos soldats, les Arabes se faisaient un horrible trophée de têtes coupées.

À cette nouvelle, un frémissement de colère courut d’un bout de la France à l’autre. Le général Trézel n’ayant été que malheureux, on fut touché de son courage et chacun lui sut gré de la fermeté de son cœur ; mais contre l’imprévoyance du pouvoir, l’incertitude de ses plans, l’Incohérence de ses idées, la mollesse de l’impulsion donnée par lui aux affaires d’Afrique, le déchaînement fut extrême. À qui allait être confié le soin de châtier l’émir ? Le nom du maréchal Clauzel était dans toutes les bouches pour la seconde fois, le maréchal fut envoyé en Afrique, avec mission d’anéantir Abd-el-Kader.

Après une proclamation où la volonté d’en finir. était énergiquement exprimée, et que suivit un coup terrible frappé sur la tribu des Hadjoutes, récemment soulevée, le maréchal Clauzel reprit avec beaucoup de vigueur son ancien système, en opposant à Abd-el-Kader et à ses lieutenants des beys indigènes. Ce n’était pas assez il résolut de pousser droit à Mascara.

Aux portes d’Oran s’étend une vaste plaine de douze lieues de diamètre environ, bornée au nord par la mer, à l’est par le petit ruisseau le Tlelat et par une forêt de lentisques entre lesquels des pins sauvages, clair-semés. La montagne des Beni-Amer est au sud, Oran à l’ouest. Au centre de la plaine s’élève un arbre .solitaire, figuier que les Arabes vénèrent et qui long-temps prêta son ombre aux caravanes fatiguées. Ce fut là que l’armée expéditionnaire se rassembla, et ce fut de là qu’elle partit le 26 novembre 1836. Elle comprenait dix mille hommes et comptait dans ses rangs le fils aîné du roi. Le 29, à la lueur des feux allumés par les Arabes sur la cime des monts, elle touchait à la Sig et faisait halte au milieu de souvenirs encore palpitants. La marche fut heureuse, bien que passagèrement troublée par des attaques rapides. Les Arabes ayant deux fois approché de trop près l’armée française, elle leur passa sur le corps. Enfin, la ville se montra. Le maréchal Clauzel avait pris les devants avec la cavalerie, deux régiments d’infanterie légère et quelques obusiers : à neuf heures du soir, l’infanterie arriva. La nuit était sombre un silence morne pesait sur cette cité inconnue. Les soldats entrèrent dans le faubourg : il était désert ; et l’on chemina le long de maisons fermées et muettes. Une seule créature vivante fut, à ce qu’il paraît, rencontrée dans les rues : c’était une vieille femme assise sur des lambeaux de nattes. On eût dit d’une ville habitée par des morts.

Et en effet, Abd-el-Kader venait de la quitter ne laissant après lui que dévastation et carnage. Pour avoir refusé de le suivre, les Juifs avaient vu leurs demeures pillées, et ceux qui avaient essayé quelque résistance gisaient inanimés parmi les débris.

Pour former un établissement à Mascara, il nous aurait fallu plus de forces que nous n’en avions on acheva de détruire ce qu’on ne pouvait garder, et l’armée se remit en route à la clarté d’un incendie. Fuyant Abd-el-Kader et leurs maisons réduites en poussière, les Juifs suivaient, éplorés, éperdus. Suivaient aussi les enfants et les femmes. Des scènes que la générosité vigilante du soldat ne parvint pas toujours à prévenir attristèrent cette marche. Plus d’un vieillard s’arrêta pour mourir, ne pouvant résister à la fatigue. Plus d’une mère, les pieds meurtris par les pierres ou les ronces, s’épuisa douloureusement à porter son fils et n’acheva point la route. On raconte qu’un petit enfant fut trouvé dans un silo et mis sous la protection du duc d’Orléans.

Ainsi, l’expédition n’avait eu d’autre résultat que d’effacer aux yeux des Arabes l’auréole de gloire dont Abd-el-Kader leur avait paru couronné. Mais lui, vaincu sans être dompté il s’était jeté du côté de Tlemsen, faisant appel aux sympathies des Hadards, maîtres de la ville, et menaçant les Koulouglis, nos alliés, qui défendaient la citadelle. De retour à Oran, le maréchal Clauzel dut se remettre en campagne le 8 janvier 1836, et marcher sur Tlemsen qu’il occupa le 13 du même mois. Les Hadars s’étaient retirés à la suite d’Abd-el-Kader, emportant leurs richesses : la brigade Perrégaux se mit à leur poursuite et les ramena. Abd-el-Kader, serré de près, n’avait dû son salut qu’à la vitesse de son cheval. Le maréchal fit distribuer des fusils aux Koulouglis, frappa sur eux une contribution qui devait plus tard lui attirer des accusations violentes, et quitta la ville après avoir mis dans la citadelle une garnison de 500 hommes, sous les ordres du commandant Cavaignac, âme héroïque[2].

Tandis que ces choses se passaient dans la province d’Oran, les autres parties de l’Algérie française étaient en proie à de sourdes agitations.

Le général d’Uzer était parvenu à maintenir la paix dans la province de Bone par une administration sage et conciliante ; et néanmoins le bey de Constantine, Hajy-Ahmed, se montrait toujours menaçant ; à Bougie, l’occupation française restait immobile et inféconde au milieu des querelles intestines de tribus promptes à se disputer les avantages de notre marché. Dans la province d’Alger enfin, aucun des beys institués par le maréchal Clauzel n’avait pu faire reconnaître son autorité, soit à Médéah, soit à Miliana, soit à Scherschel.

Aussi bien, dans ces expéditions liées par un enchaînement inévitable, dans ces courses aventureuses à travers des montagnes et des déserts, dans ce passage dont la destruction marquait l’empreinte au milieu des villes, dans cette chasse aux hommes incessante et tragique, y avait-il l’éclat, y avait-il le profit d’une véritable conquête ? Et quel tableau à tracer que celui de tant de marches dévorantes ! Car ce n’était rien que le couteau des Arabes, en comparaison des fièvres et des dyssenteries qui accablaient les troupes. Heureux en campagne, le soldat qui, partageant avec les chameaux la charge des vivres, n’avait qu’à se fatiguer et à combattre ! Mais combien qui, attaqués par la maladie, périssaient misérablement, faute d’un suffisant abri sous la tente et d’un peu de paille sur le sol humide où ils avaient couché :

L’occupation, telle que jusqu’alors on l’avait entendue, était d’ailleurs de nature à donner aux soldats une éducation de férocité. En 1832 on avait vu Joussouf rentrer à Bone à la tête d’une troupe qui portait, surmontant le drapeau de la France, une tête de Maure. Parmi les objets composant le butin fait sur la tribu d’El-Ouma, sous le gouvernement du duc de Rovigo, on avait vendu, à Bab-Azoun, des boucles d’oreilles tachées de sang et des bracelets encore attachés au poignet coupé ! Ce fut aussi quelquefois pour nous un exemple contagieux que celui des moissons brûlées, des razzia ; et nous ne nous contentâmes pas toujours de ressembler aux Arabes par le costume de nos zouaves ou de nos spahis. Ajoutez à cela toutes sortes d’entreprises hideuses tentées par les industriels qui, dans l’ardeur sauvage de leur avidité, allèrent, dit-on, jusqu’à exploiter des ossements humains, jusqu’à bâtir avec des débris de tombeaux !

Le gouvernement aurait dû envoyer en Afrique assez de troupes pour la soumettre, et il ne l’avait pas fait ; il aurait dû prendre lui-même en main la colonisation, et il l’avait abandonnée à des spéculateurs privés, que devaient suivre naturellement des bandes d’aventuriers faméliques : il n’y avait donc rien qui tînt à l’essence même des choses dans ce qui se passait en Afrique ; mais on devine quelles armes une pareille histoire Fournissait à ceux qui tels que MM. Desjobert et Passy, avaient toujours mal auguré de notre établissement. La Chambre, de son côté, n’envisageait la question que sous un point de vue étroit, faux par conséquent ; au lieu de chercher à résoudre le problème en l’embrassant dans toute son étendue, elle limitait les crédits avec une déplorable parcimonie, demandait sans cesse la réduction de l’effectif, marchandait en un mot avec la conquête, ce qui revenait à perpétuer le décousu des opérations, les courses stériles, les ravages les alternatives d’anarchie et d’oppression.

Nul n’était plus convaincu que le maréchal Clauzel de la nécessité d’une direction large et hardie. Impatient de faire prévaloir ses vues, il quitta l’A&Ique dans les premiers jours d’avril, et se rendit à Paris.

Avant de partir, il avait décidé qu’un camp retranché serait établi à l’embouchure de la Tafna de manière à ce que la garnison française de Tlemsen pût communiquer plus promptement avec la ville d’Oran et avec la mer. Ce fut pour réaliser ce projet que le général d’Arlanges se dirigea, suivi de 3,000 hommes et de 8 pièces d’artillerie, vers l’embouchure de la Tafna, qu’il atteignit après avoir vigoureusement repoussé Abd-el-Kader dans une rencontre glorieuse. Les travaux commencèrent. Mais les Arabes bloquaient la garnison de Tlemsen : il devenait urgent d’aller la secourir et la ravitailler. Le général d’Arlanges s’étant avancé avec 1500 hommes pour reconnaître d’abord l’ennemi, se trouva tout-à-coup assailli à deux lieues du camp par près de 10,000 hommes, Arabes et Marocains. Bien qu’inégale, la lutte fut acharnée. Pressés de tous côtés par les Arabes, qui, furieux, rugissants, venaient les saisir corps-à-corps, les Français déployèrent un rare courage, jonchèrent la terre de morts, et parvinrent à regagner leur camp, sous la conduite du colonel Combes, le général d’Arlanges ayant été blessé.

La situation était critique le camp se trouvait enveloppé d’ennemis ; la tempête régnait sur la côte et empêchait les arrivages ; le général Rapatel, qui remplaçait momentanément le maréchal Clauzel à Alger, était trop faible et trop menacé lui-même pour envoyer du secours… Avertie à temps, la France n’oublia point ses enfants en péril ; et, tandis que le colonel de La Rue était chargé par M. Thiers d’aller demander satisfaction à l’empereur de Maroc, 4,500 hommes parurent sur la plage de la Tafna, commandés par le général Bugeaud.

La vengeance fut prompte et foudroyante. Le général Bugeaud avait successivement visité Oran, Tlemsen, et il était rentré au camp de la Tafna, lorsque, le 5 juillet 1836, il en sortit de nouveau pour conduire à Tlemsen, sous la protection de six régiments, d’un bataillon et des indigènes auxiliaires, un convoi de cinq cents chameaux et de trois cents mulets. L’émir s’était préparé à un vigoureux effort ; et, arrivé au passage de la Sickak, le général Bugeaud trouva devant lui 7,000 hommes, y compris 1,200 hommes d’infanterie régulière. Vainement Abd-el-Kader déploya-t-il une grande bravoure unie à une remarquable habileté acculée à un ravin, son armée fut taillée en pièces. Pour échapper à la mort qu’ils avaient devant les yeux, un grand nombre d’Arabes s’étaient précipités pêle-mêle du haut d’un rocher taillé à pic : des chasseurs et des voltigeurs les attendaient au bas et en firent un affreux carnage. La victoire de la Sickak venait d’ébranler jusque dans ses fondements la puissance morale de l’émir : beaucoup de ses alliés l’abandonnèrent.

À Paris, cependant, le maréchal Clauzel poussait le gouvernement à une résolution décisive. Si nous nous bornons, disait-il, à occuper le littoral, attendons-nous à être jetés dans la mer.

Mais à l’idée d’une occupation complète, illimitée, beaucoup d’esprits s’effrayaient. La définition de M. de Broglie « Alger n’est qu’une loge à l’« Opéra » avait fait fortune parmi les doctrinaires, hommes qui manquaient souvent de portée dans les vues et qui n’étaient pas sans justifier ce mot de M. de Talleyrand : « Rien n’est plus léger qu’un lourd doctrinaire. »

Quant au roi, la possession d’Alger l’inquiétait moins que son goût pour l’Angleterre et son ardeur pour la paix ne l’avaient fait croire généralement. Car les Anglais ne faisaient pas étalage de leur jalousie, nous croyant peu propres à garder notre conquête et le roi savait bien que la guerre d’Alger n’était pas de celles qui embrasent tout. « Peu importe, disait-il avec un grand bonheur d’expression, qu’on tire en Afrique cent mille coups de canon on ne les entend pas en Europe. »

Restait M. Thiers ; et de tous les personnages marquants c’était le seul qui eût, relativement à l’Afrique, une volonté forte. Le fond des idées de M. Thiers étant l’impérialisme, l’Algérie lui plaisait comme pépinière de soldats. Si nos troupes n’y apprenaient pas à se tenir debout et inébranlables devant la gueule des canons, elles s’y exerçaient du moins à la fatigue, elles s’y accoutumaient à jouer avec le péril, à supporter les privations, à mener la vie du bivouac, à surmonter la nostalgie. Voilà ce qui attachait M. Thiers à l’Afrique, d’autant que nos luttes y mettaient en saillie des âmes vraiment militaires, des hommes qui, tels que Changarnier, Lamoricière, Bedeau, Cavaignac, Duvivier, pouvaient un jour être opposés à l’Europe en armes, avec sécurité, confiance et orgueil.

On le voit, les conceptions de M. Thiers n’étaient pas dignes, sous tous les rapports, du principe représenté par la France dans le monde. Pas plus que le gouverneur général de l’Algérie, il ne s’était élevé à l’idée de la colonisation par l’État, idée qui ne paraissait impraticable que parce qu’elle était grande. Etendre les possessions militaires de la France, lui assurer le long de la côte africaine des positions maritimes d’où elle pût commander à la Méditerranée, la protéger en temps de paix, et, en cas de lutte, y déchaîner des corsaires, M. Thiers dans les conséquences de la conquête n’apercevait rien au-delà. C’était beaucoup et trop peu.

Mais s’il n’avait que des vues bornées sur l’avenir de l’Algérie, du moins ne se faisait-il aucune illusion sur ce qu’il importait d’oser pour la soumettre. Il comprenait que le mal venait uniquement de la guerre mal faite ; que l’incendie une fois allumé, il n’y avait pas de milieu entre l’étouffer puissamment et le fuir que les demi-mesures étaient un encouragement pour les Arabes, une cause d’impuissance pour l’armée, une source de ruine pour le budget, et un infaillible moyen de faire descendre tôt ou tard jusqu’à l’abandon la France lassée. Il n’eut donc pas de peine à s’entendre avec le maréchal Clauzel sur les mesures à adopter. Penché sur la carte d’Afrique, il y suivait d’un œil complaisant les détails du plan de campagne. Il autorisa le maréchal à marcher sur Constantine, lui accorda plus de forces qu’il n’en demandait, et, craignant que l’audace du gouverneur général ne le portât à entreprendre l’expédition avec des ressources médiocres, il lui prescrivit de ne partir de Bone que sur un ordre écrit de sa main. Quant à l’exécution, elle rentrait dans le domaine du ministre de la guerre, et ce fut avec celui-ci que le gouverneur général dut s’aboucher.

Suivant le maréchal Clauzel, ce qu’il y avait de plus pressé à faire en Afrique, c’était d’arracher Constantine à Ahmed-Bey. Ahmed personnifiait, à l’est, la nationalité turque, de même qu’à l’ouest, Abd-el-Kader personnifiait la nationalité arabe. Des relations dont il nous était permis de prendre ombrage liaient Constantine à Tunis et rattachaient l’Afrique au Divan. Que le Sultan s’avisât de disposer de l’investiture de Constantine, il n’en fallait pas davantage pour semer entre la France et la Porte les germes d’un conflit. De sorte que le projet de conquérir Constantine s’appuyait sur des considérations de la plus haute gravité.

Mais, pour aborder une telle entreprise, le ma.réchal Clauzel avait demandé 30,000 combattants, un corps d’Infanterie indigène de 5,000 hommes, 4000, cavaliers auxiliaires, et que la campagne commençât le 15 septembre, au plus tard ; surtout, qu’on fît sur-le-champ partir pour Bone 5 ou 4,000 hommes.

Avec 4,000 hommes à Bone, nous mettions notre camp de Dréhan à l’abri d’Ahmed nous pouvions nous porter à Ghelma, en faire le point de réunion des troupes et du matériel que réclamait le siège de Constantine, et gagner ainsi plusieurs lieues de pays. Nul doute qu’alors les Arabes ne se joignissent à nous et ne vinssent nous offrir les moyens de transport nécessaires, ce qui eût d’avance ébranlé de l’autre côté de la Seybouze le pouvoir d’Ahmed et son Inûuence. Ces raisons, que le maréchal Clauzel fit valoir avec beaucoup de force, furent adoptées et déterminèrent le sens des instructions adressées au général Rapatel.

Quelques jours après, le maréchal allait reprendre les rênes du commandement ; mais à peine abordait-il sur la côte algérienne, que le Cabinet du 22 lévrier chancela. Alors, comme s’il eût craint de laisser après lui la gloire de l’expédition convenue, le maréchal Maison se hata de mander au maréchal Clauzel « Que les dispositions ordonnées étaient bien, il est vrai, conformes aux communications verbales avec plusieurs des ministres du roi, mais qu’elles n’avaient été l’objet d’aucune délibération du Conseil ; que c’était au nouveau Cabinet à refuser ou à accorder la sanction, et que, jusque-là, il importait de ne rien engager, de ne rien compromettre, de se renfermer dans les limites de l’occupation actuelle, dans celles de l’effectif disponible et des crédits législatifs » En même temps, l’envoi des troupes destinées pour Bone était suspendu.

Ce contre-ordre, si étrange, si peu attendu, jeta le maréchal Clauzel dans la stupeur. Il prévit le mal que tant d’Incertitude et d’hésitation allait causer, et il eut la douleur de ne pas se tromper. Bone inquiétée par Ahmed, le camp de Dréhan attaqué les tribus sur lesquelles nous comptions détachées de nous et châtiées par le bey de Constantine, les opérations dont Ghelma était le but, retardées à une époque où tout retard ajoutait à la somme des chances contraires tels furent les fruits de cette instabilité ministérielle, de cette politique sans nerf et sans suite, qui caractérisent le régime constitutionnel.

Sur ces entrefaites, M. de Rancé, aide-de-camp du maréchal Clauzel, ayant rapporté de Paris la nouvelle de la formation du Cabinet dirigé par M. Molé les inquiétudes du gouverneur redoublèrent. La chute de M. Thiers enlevait à ses projets un soutien l’hiver approchait, l’effectif général dans la Régence n’allait pas au-delà de 28,000 hommes, ce qui ne fournissait guère que 25,000 combattants. Pressé d’agir, le maréchal fit sur-lechamp partir pour Paris M. de Rancé, avec mission de solliciter un renfort de 10,000 hommes.

Les ministres du 6 septembre se trouvaient, à l’égard de l’Afrique, dans une situation fort embarrassante. D’une part, ils ne voulaient point dépasser les crédits, compromettre leur responsabilité devant la Chambre, se laisser entraîner, à la suite de M. Thiers, dans un système dont la hardiesse les accablait. D’autre part, il leur paraissait dur d’avoir à abandonner une entreprise dont la nation se promettait gloire et profit ne risquaient-ils point par là d’ajouter à la popularité de M. Thiers et de découronner en quelque sorte leur avènement ? Ainsi ballottés entre des sentiments contraires, ils avaient décidé que l’expédition serait faite, mais sans accroissement notable de ressources et ils s’étaient bornés à expédier en Afrique, pour y compléter un effectif général de 30,000 hommes, des bataillons qui étaient déjà partis quand M. de Rancé arriva.

M. de Rancé ayant expliqué l’objet de sa mission, on lui répondit par un refus fondé sur ce que le seul chiffre écrit dans les dépêches était celui de 30,000 hommes. En vain exposa-t-il que le maréchal Clauzel avait demandé 30,000 combattants, et non 30,000 hommes, parmi lesquels des malades et des blessés en vain rappela-t-il que le maréchal avait, en outre, jugé indispensables, et un corps d’infanterie indigène, et 4,000 cavaliers auxiliaires : les ministres opposaient invariablement à l’autorité des’ promesses verbales celle du chiffre écrit.

Du reste, et dans les limites par eux tracées, ils étaient loin de désapprouver l’expédition, comme le prouve le passage suivant d’une lettre que le général Bernard, ministre de la guerre, écrivait au maréchal, le 22 octobre 1836 : « Monsieur le maréchal, je vous ai fait connaître, par ma dépêche télégraphique d’hier, que j’ai appris avec satisfaction que vous entrepreniez l’expédition de Constantine et que vous n’étiez pas inquiet des résultats. Je vous ai annoncé en même temps que S. A. R. Monseigneur le duc de Nemours est confié à vos soins, que le prince arrivera à Toulon le 25, et qu’il s’embarquera immédiatement pour Bone. »

L’approbation était donc incontestable et explicite, d’autant qu’un fils du roi prenait part à l’expédition et si, plus tard, dans une dépêche du 5 novembre, le général Bernard fit remarquer au maréchal que le gouvernement n’avait pas ordonné, mais seulement autorisé l’expédition de Constantine, la seule chose à en conclure, c’est que le ministère, par un calcul peu équitable, se préparait en même temps, soit à profiter du succès, soit à décliner la responsabilité du revers.

Qu’allait résoudre le maréchal ? Victime d’un refus qui déjouait ses plans et lui enlevait les moyens de succès reconnus par lui-même indispensables, donnerait-il sa démission ? Laisserait-il au comte de Damrémont, qu’on lui avait envoyé pour prendre sa place, le cas échéant, la conduite d’une entreprise aussi importante, aussi décisive ? Ou bien, sans renoncer au commandement, se bornerait-il à déclarer que le moment d’agir était passé, et qu’il fallait ajourner une expédition désormais compromise par une politique avare et de funestes retards ?

Ce dernier parti eût été le meilleur ; mais l’entreprise était depuis long-temps annoncée ; elle tenait éveillée l’attention publique elle devait servir de couronnement à des projets nourris avec complaisance, elle attirait un des fils du roi ; elle avait fait déjà tant de bruit parmi les Arabes, qu’à la suivre l’honneur pouvait paraître engagé… : le maréchal Clauzel prit le parti d’aller jusqu’au bout !

D’ailleurs, Joussouf, qu’il avait nommé bey de Constantine, n’avait cessé de lui souffler la confiance que craignait-on ? Il ne s’agissait en réalité que d’une promenade militaire les tribus étaient disposées à se soumettre ; Constantine n’attendrait pas une attaque et s’empresserait d’ouvrir ses portes. De telles promesses flattaient le secret penchant du maréchal: il s’y abandonna ; et les troupes eurent ordre de se réunir à Bone, qui devait être le point de départ.

On entrait dans le mois de novembre, et le ciel ne nous épargna point les avertissements sinistres. La pluie tombait jour et nuit par torrents. La neige couvrait les montagnes. Fatigués par le mal de mer, les soldats étaient entassés dans des casernes malsaines, mal abritées, où la fièvre les venait saisir. Le nombre des malades s’accrut d’une manière effrayante. À la veille du départ, deux mille hommes gisaient dans les hôpitaux.

Et puis, l’inondation de la plaine interceptait les communications, s’opposait à l’apport des denrées, aux achats de mulets. Joussouf, de qui on en attendait 1,500, fut forcé d’avouer qu’il en rassemblerait 500 à peine. Et ce chiffre, en effet, ne fut pas atteint.

Mais rien ne put ébranler la résolution du maréchal Clauzel. Le général de Rigny avec sa brigade avait pris les devants. Le 11 novembre (1836), les pluies ayant cessé, le maréchal salua comme un heureux présage le premier rayon de soleil, et, le lendemain l’armée se mit en marche. Elle comptait en tout 7,000 hommes, portant pour quinze jours de vivres.

Un orage terrible accueillit le convoi au camp de Dréhan. Sur 220 bœufs appartenant au parc de l’administration, la moitié s’enfuit effrayée par les éclairs et le tonnerre. La marche continua, incertaine et pénible. Sur la terre argileuse qu’on parcourait, détrempée par les pluies, les prolonges mettaient cinq heures à parcourir un espace de cinq milles, et, pour alléger le fardeau à traîner au milieu des boues, on jetait quelques-unes des échelles destinées à escalader, au besoin Constantine. Le 15, les troupes atteignaient les ruines romaines de Ghelma ; le 17, elles traversaient la Seybouze et le 19, elles arrivaient à Raz-Oed-Zenati. Elles n’avaient point rencontré d’ennemis et n’avaient vu que quelques Arabes occupés çà et là au travail des champs. Mais, dans la journée du 20, des cavaliers menaçants parurent sur les hauteurs, et des coups de fusil retentirent. Il fut permis alors aux plus résolus d’avoir de sombres pressentiments, le défaut de munitions et de vivres ne permettant pas une longue lutte. Dans la nuit, la pluie, la neige et la grêle étaient tombées avec violence ; plusieurs soldats avaient eu les pieds gelés, d’autres étaient morts de froid ; aperçue déjà dans le lointain, Constantine semblait reculer devant les troupes. Enfin le 21 novembre à midi, les mamelons qui la cachaient ayant été successivement franchis elle se dressa tout-à-coup aux yeux des soldats, protégée par un ravin d’une profondeur immense au fond duquel mugissait l’Oued-Rummel, et qui présentait pour escarpe et contre-escarpe un roc taillé à pic. Le maréchal s’attendait à trouver les portes ouvertes : illusion trop obstinément caressée, que dissipèrent bien vite deux coups de canon partis du rempart et le drapeau rouge arboré sur la principale batterie de la place !

Or, l’armée arrivait, épuisée par neuf jours de marche pendant lesquels il avait fallu sans cesse lutter contre l’hiver en furie, abattre les arbres, casser les roches, rendre praticables à l’artillerie et aux voitures les rampes des montagnes. Les vêtements étaient trempés de pluie. Nul moyen de bivouaquer autre part que dans la fange. Les bagages restaient embourbés une demi-lieue en arrière. La neige tombait à gros flocons. On n’avait presque plus de vivres.

Ainsi, ce n’était pas un siège qu’on pouvait tenter, c’était un coup de main.

L’armée venait d’aborder sur un plateau communiquant avec la ville par un pont très-étroit et elle avait devant elle un ravin large de 60 mètres, des murs de rocher à l’épreuve de la mine et du boulet, une double porte très-forte, et, pour aller jusque-là, une voie étroite exposée au feu des maisons et des jardins.

Au sud était le côté faible de Constantine, la ville en cet endroit n’ayant pour défense qu’un simple mur d’enceinte dominé par le plateau de Koudiat-Aty.

Malheureusement, il était impossible d’y conduire les pièces de 8 sur un terrain où les roues s’enfonçaient jusqu’au moyeu et que coupait l’OuedRummel, grossi démesurément par les pluies.

Le maréchal Clauzel se décida donc à diriger contre la porte du pont l’attaque principale, tandis que, sur son ordre, le général de Rigny se dirigeait avec la brigade d’avant-garde vers les hauteurs de Koudiat-Aty.

Il y avait trois cours d’eau à traverser, outre le Rummel, changé en torrent, et les soldats eurent parfois de l’eau jusqu’à la ceinture. Le vent, d’ailleurs, et la grêle leur venaient à la face avec une telle violence, qu’ils étaient forcés de temps en temps de faire halte et de tourner le dos à l’orage. À peine approchaient-ils des mamelons qui précèdent le plateau de Koudiat-Aty, que de vives décharges partirent des divers points d’un cimetière de musulmans. Abrités par les tombeaux, un grand nombre d’Arabes sortis de la ville paraissaient résolus à disputer énergiquement le passage aux Français. Ceux-ci manquaient de poudre : ils chargent à la baïonnette, enlèvent la position, et s’établissent sur le plateau. Mais Ahmed-Bey, qui avait confié à Ben-Aïssa, son lieutenant, la défense de Constantine, et qui lui-même tenait la campagne avec sa cavalerie, vint, dans la matinée du 22, prendre en queue la brigade d’avant-garde, au moment où les Kabyles l’attaquaient de front et où les Turcs se répandaient sur son flanc droit. La situation était critique ; la bravoure des Français ne laissa pas un instant la victoire indécise, et sur tous les points à la fois l’ennemi fut repoussé.

Pendant que ceci se passait sur les hauteurs de Koudiat-Aty, un nouveau malheur frappait l’armée. Le convoi resté en arrière n’ayant pu être arraché aux boues, les soldats qui escortaient les voitures se mirent à les piller avant de les abandonner, et se gorgeant d’eau-de-vie pour tromper la faim qui les tourmentait, livrèrent une proie facile au yatagan des Arabes.

La journée du 22 avait été employée par le principal corps d’armée à canonner la porte du pont et à préparer l’assaut: le 23, l’artillerie continua à battre la ville et la brigade d’avant-garde, appelée encore une fois au combat, chargea et culbuta les troupes du bey.

La nuit venue, deux attaques sont simultanément ordonnées l’une, du côté de Mansourah, contre la porte du pont l’autre, du côté de Koudiat-Aty, contre la porte de Bab-el-Oued. Dans la première, qui n’était qu’un héroïque effort contre des obstacles trop multipliés, le général Trézel eut le cou traversé par une balle. La seconde, conduite par le colonel Duvivier, coûta la vie à deux officiers de la plus haute espérance le capitaine Grand et le commandant Richepanse. Elle échoua, d’ailleurs, faute de moyens suffisants les haches avaient manqué pour enfoncer une porte bardée de fer, que ne pouvaient entamer ni les crosses de fusil ni les baïonnettes.

Les éléments étaient conjurés contre les Français ; les vivres se réduisaient à une ration de riz et à un biscuit par homme il ne restait guère plus que trente coups de canon à tirer partout où on avait eu Fennemi en face on l’avait mis en fuite le signal de la retraite fut donné.

Le commandant Changarnier formait l’extrême arrière-garde avec son bataillon. Au moment où il atteignait le plateau de Mansourah, des nuées d’Arabes vinrent fondre sur les Français. Aussitôt le commandant Changarnier forme son bataillon en carré, et, se tournant vers ses soldats : « Mes amis, voyons ces gens-là en face. Ils sont six mille, vous êtes trois cents : la partie est égale. » Cela dit, on attend les Arabes à portée de pistolet et un feu de deux rangs jonche la terre d’hommes et de chevaux. Saisi d’étonnement, de terreur, l’ennemi s’éloigna précipitamment et ne suivit plus qu’à distance cette intrépide armée.

La retraite fut admirable. Les troupes formaient un carré long au milieu duquel avait été ménagé un espace suffisant pour l’ambulance et les équipages. En tête marchaient les spahis. Les deux files latérales se composaient d’infanterie. L’arrière-garde, commandée par le général de Rigny, comprenait des corps d’infanterie et des corps de cavalerie. Des lignes de flanqueurs soutenus par des escadrons de chasseurs protégeaient toutes les faces du carré. Là se retrouva tout entier le héros des Arapiles, le puissant homme de guerre qui avait jadis sauvé des attaques du duc de Wellington 20,000 Français ramenés sans perte devant une armée victorieuse. Le regard ferme, le front calme, le maréchal Clauzel pourvoyait à tout avec une merveilleuse promptitude de coup-d’oeil, et répandait autour de lui l’inébranlable confiance dont il était animé. Dignes de leur chef, les soldats ne cessèrent pas de s’avancer en bon ordre, les cavaliers, dans leur généreuse sollicitude, cédant leurs chevaux aux malades, et les officiers supérieurs tenant les blessés par la main pour les aider à marcher. On raconte qu’un soldat tombant de fatigue et un officier lui demandant s’il ne pouvait plus aller, celui-ci répondit : « Dans un instant je vais avoir la tête coupée. Mais prenez mes cartouches je ne voudrais pas que l’ennemi les employât contre vous. » Touché de tant de courage, l’officier mit pied à terre et plaça le pauvre soldat sur son cheval, qu’il se mit à conduire lui-même par la bride jusqu’à Ghelma.

Mais il était impossible que la retraite ne fût pas douloureuse. La faim se faisait sentir cruellement et ajoutait aux fatigues de la marche. Aussi, dans les moments de halte, voyait-on les bataillons s’étendre sur la terre, semblables à des épis couchés par le vent. Or, attirés sur la trace de leur proie, les Arabes suivaient avec une avidité hideuse la colonne harassée. Et, de loin en loin, des soldats s’en détachaient que la force venait d’abandonner. Ils se couchaient ceux-là, muets et résignés, se couvraient la tête, et attendaient l’ennemi qui la leur devait couper. Souvent des charges eurent lieu pour arracher à une mort certaine les malheureux qui, de lassitude, se laissaient tomber sur la route mais tous ne purent être sauvés !

Le 25 novembre, au déclin du jour, le nombre des traînards augmentant, et les officiers faisant remarquer que la nuit allait livrer à l’ennemi des victimes qu’on ne lui pourrait soustraire, le général de Rigny, qui commandait l’arrière-garde, envoya demander au maréchal Clauzel de ralentir sa marche et, comme il ne recevait pas de réponse, il s’avança lui-même jusqu’à la hauteur de l’ambulance, en prononçant des paroles où perçait imprudemment une inquiétude exagérée tort réel sans nul doute, mais qui fut envenimé outre-mesure et provoqua de la part du maréchal un ordre du jour d’une accablante sévérité[3].

Le 30 novembre (1836), l’armée avait couché à Dréhan, et le 1er  décembre, elle rentrait à Bone.

Quatre cent quarante-trois hommes tués ou morts de froid et deux cent vingt-huit blessés, c’est à cela que se réduisait le chiffre des pertes éprouvées. Mais, en France, on mesura la grandeur du mal moins au nombre des morts qu’à la nature des circonstances qui avaient marqué comme d’un sceau fatal cette expédition tant désirée. D’ailleurs, coupées par le brouillard ou par la nuit, les dépêches télégraphiques n’avaient apporté que lambeaux par lambeaux la funèbre nouvelle, prolongeant ainsi l’anxiété publique. Mais ce qu’il y eut de plus triste, ce fut le parti que cherchèrent à tirer de l’événement les passions politiques, de toutes parts déchaînées. À qui revenait la responsabilité de nos malheurs ? Tel fut le texte d’une polémique acharnée, impitoyable. Dans la conduite du maréchal Clauzel il y avait eu la précipitation téméraire d’un général dont on a renversé les plans, et l’héroïsme d’un vieux soldat ses ennemis n’insistèrent que sur ce qui donnait prise à leurs haines, et ils n’eurent pas honte de lui déchirer le cœur.

Du reste, loin de se décourager, l’opinion publique se déclara pour la conservation de l’Afrique avec plus de fougue et d’énergie que jamais. Toute âme française jura, dès ce moment, la prise de Constantine. Sous le coup des plus cruels revers, sous le poids des plus lourds sacrifices, l’instinct du peuple servait avec une étonnante sûreté la grandeur de la France, l’accomplissement de ses devoirs à l’égard du monde et rien qu’à l’invincible ardeur de notre volonté, il se pouvait reconnaître que c’était en vertu d’une loi véritablement providentielle que nous avions la Méditerranée à rendre française et l’Algérie à garder.

  1. Voir aux documents historiques, no 6.
  2. Frère de M. Godefroi Cavaignac que nous avons vu figurer si noblement dans les luttes républicaines.
  3. La conduite du général de Rigny ayant été depuis examinée par un conseil de guerre, il fut acquitté. Il avait d’ailleurs déployé sous les murs de Constantine un brillant courage.