Histoire de dix ans/Tome 5/Chapitre 2

(Vol 5p. 23-43).
CHAPITRE II


Réaction de la politique du continent contre la révolution de juillet. Causes générales de cette réaction. — Occupation de Cracovie par les Autrichiens, les Prussiens et les Russes caractère politique de cette mesure. — Violation des traités de Vienne par les trois grandes Puissances continentales ; silence de la France et de l’Angleterre. Intervention en Espagne demandée au Cabinet des Tuiteries par celui de Saint-James. — Le roi et M. Thiers insensiblement détachés de l’alliance anglaise demande de lord Palmerston repoussée ; l’alliance anglaise compromise triomphe de la diplomatie continentale première phase du ministère du 22 février. Voyage du duc d’Orléans à Berlin et à Vienne. — La main d’une archiduchesse d’Autriche refusée au duc d’Orléans. — Entrevue fortuite entre ce prince et Marie-Louise.


La révolution de juillet avait tenu le monde en suspens. Or, quel prodige qu’un semblable réveil de la nation française ! Que vers la fin du dix-huitième siècle elle se fût montrée capable de tout faire trembler, de tout faire fléchir autour d’elle, au moment même où elle portait allumé dans son sein le foyer de vingt guerres civiles et qu’ensuite, décimée par les batailles, décimée par les échafauds, à bout d’enthousiasme révolutionnaire, de génie, de fureurs, elle eût suffi, avec ce qui lui restait encore de fougue et de sang, à l’immense fatigue de l’Empire et à ses miracles… n’y avait-il pas déjà dans de tels témoignages de force un assez profond sujet d’étonnement pour le monde ? Aussi, lorsqu’en 1815 on avait vu la France tomber enfin d’épuisement aux pieds d’un roi ramené par un million de soldats étrangers, on l’avait regardée comme une nation finie. Et c’était après quinze ans d’une domination énervante, c’était lorsque, immobile, humiliée, sous le double joug des courtisans et des prêtres, elle paraissait morte à demi, qu’on venait de la voir en 850 se relever tout-à-coup, plus que jamais remplie de jeunesse et de sève, ivre d’audace, le front rayonnant, et prête à fournir une fois encore aux peuples stupéfaits la preuve de son inépuisable vigueur !

En de telles circonstances, un grand homme ayant une dynastie à fonder n’avait, ce semble, qu’une marche à suivre.

Loin d’aspirer à l’anéantissement du génie révolutionnaire et démocratique, il se serait appliqué à le contenir en le dirigeant ; loin de s’en faire un obstacle, il s’en serait fait un appui. Et, après avoir dit à la France « La liberté n’est possible qu’avec la paix. Tenons l’Europe en respect ; mais gardons nous de l’effrayer, et ne la provoquons pas », il aurait dit à l’Europe « Rendez ma dynastie populaire en ne refusant rien à mon pays de ce qui lui est dû légitimement, et résignez-vous à l’honorer dans ma personne. Car la tempête m’appartient, et je puis, d’un signe, donner une secousse aux trônes. » Maître alors de la situation, et pouvant tout : d’une part sur la France au moyen de l’Europe, de l’autre sur l’Europe au moyen de la France, il se serait élevé peut-être, dans son rôle de modérateur, au-dessus de la gloire des plus illustres conquérants, et, du moins autant que cela se peut dans une monarchie, il aurait fondé la grandeur de sa maison sur celle de son pays.

Ce fut une politique toute contraire que crut devoir suivre, dès l’origine, la royauté de juillet. Pour se concilier les Puissances continentales, elle déclara au génie révolutionnaire dont elle était issue la guerre la plus acharnée. Or, c’était se priver d’un appui pour acheter un patronage c’était tomber du rôle de modérateur à celui de vassal c’était encourager dans les souverains d’injustes caprices, après avoir perdu la force qui aurait servi à y résister ; c’était, enfin, pour ce qui concernait la dynastie à établir, la miner au dedans par l’impopularité et au dehors par la dépendance. Double danger ! double folie !

Et cependant, chose incroyable, les inspirateurs de cette politique sans intelligence s’étaient donnés pour des hommes habiles. Mais les faits ne permettent pas long-temps que les peuples s’abusent au point de prendre les calculs de l’égoïsme pour de l’habileté, et la ruse pour du génie. La vérité est que l’égoïsme accuse un esprit borné encore plus qu’un cœur sec. La ruse n’est qu’un procédé de l’impuissance, qu’une ressource de la médiocrité.

Voilà ce dont M. Thiers put aisément se convaincre dès son avènement à la présidence du Conseil. À cette époque, tout faisait silence autour du trône de Louis-Philippe : plus d’insurrections, plus d’émeutes ; l’assassinat était descendu à Fieschi la presse respirait à peine sous les lois de septembre ; la France était calme jusqu’à l’abattement. Et qu’en résultait-il ? Que les Cabinets de Saint-Pétersbourg, de Vienne et de Berlin redoublaient, à l’égard de la Cour des Tuileries, de morgue, d’exigences et de bravades. De sorte que, placé entre la France révolutionnaire et l’Europe monarchique, le gouvernement de juillet n’avait pu affaiblir la première sans subir de plus en plus le despotisme insolent de la seconde et ses rancunes immortelles. Abordons ce triste épisode de notre histoire.

Dans l’adresse votée par la Chambre des députés au commencement de l’année 1836, dont nous allons tracer le tableau, les sympathies de la France pour la Pologne avaient été formulées d’une manière touchante quoique timide. Adoptant un amendement de M. de Mornay, la Chambre avait dit, à propos de nos relations extérieures « Cette heureuse harmonie nous donne l’espoir que, d’accord avec la Grande-Bretagne et les Puissances dont les intérêts sont liés aux nôtres, vous pourrez, Sire, rétablir l’équilibre européen, si nécessaire au maintien de la paix, et que le premier gage en sera la conservation de l’antique nationalité polonaise, consacrée par les traités. »

Ces paroles exprimaient, avec une réserve convenable, les vœux et les sentiments du peuple français. Elles ne faisaient, d’ailleurs, que répondre à un discours adressé par l’empereur Nicolas à la municipalité de Varsovie, discours plein de hauteur, plein d’emportement, et qui trahissait une pensée hostile au Cabinet des Tuileries. Cependant, les Cours étrangères s’émurent, et aussi audacieuses alors qu’elles l’étaient peu en 1830, elles prirent la résolution de braver, par une manifestation collective, la Grande-Bretagne et la France.

On sait comment le congrès de Vienne, congrès de rois fut le berceau de la république de Cracovie. L’Europe étant devenue, en 1815, une proie saignante à partager entre les plus forts, l’Autriche et la Prusse se disputèrent la possession de Cracovie, dont elles avaient besoin toutes deux pour clore, l’une la Gallicie, l’autre la Silésie. De son côté, le Cabinet de Saint-Pétersbourg couvait d’un regard inquiet la ville en litige. On ne put s’entendre, et, pour que Cracovie n’appartînt à personne, on décida qu’elle s’appartiendrait. Ainsi érigée en république par l’égoïsme de trois monarques rivaux et jaloux, elle n’avait pas tardé à devenir, par ses institutions politiques, son langage, ses croyances religieuses, son université, le sanctuaire de la nationalité polonaise. Neutre en 1830, et, en 1831, occupée, rançonnée, foulée aux pieds par le général Rudiger, elle avait recueilli et conservait les derniers débris de la Pologne accablée. Ce fut par la violation brutale de son indépendance que les Cabinets de Saint-Pétersbourg, de Vienne et de Berlin, résolurent d’insulter le gouvernement français.

Le projet d’occupation fut communiqué à M. de Broglie dans les premiers jours du mois de février 1836. Il quittait les affaires, et il dut, par conséquent, se borner à recevoir la communication. Mais comme les Puissances du continent ne prenaient, pour agir, conseil que d’elles-mêmes, elles donnèrent sans plus de retard le signal de l’insulte. Le 9 lévrier, puisant un prétexte dans quelques troubles éphémères dont la fête de l’empereur de Russie venait d’être l’occasion, elles sommèrent, par leurs résidents, le Sénat de Cracovie d’expulser, dans le délai de huit jours, du territoire de la république, tous les réfugiés qu’elles tenaient pour dangereux, Polonais ou autres. La résistance eût été insensée, l’hésitation même était impossible. M. Wieloglowski, président du Sénat, se borna donc à représenter, dans une note suppliante, que, parmi les réfugiés qu’on frappait d’un coup si terrible et si imprévu, plusieurs avaient contracté depuis long-temps, à Cracovie, des relations de famille ou de fortune. Ne pouvait-on leur laisser, au moins, le temps indispensable au règlement de leurs affaires ? Les trois Cours furent inflexibles. Le délai de rigueur fut maintenu, et, comme il était insuffisant, dès le 17 février, les soldats autrichiens entrèrent dans Cracovie, les armes à la main et la menace sur le front.

Ce fut un véritable scandale européen. Jamais les traités n’avaient été violés, à la face du monde, d’une manière aussi brutale. Et il est à remarquer que le traité qu’on violait ici, c’était précisément celui sur l’inviolabilité duquel la Russie, la Prusse, l’Autriche, faisaient reposer leurs usurpations de 1815. Car, par l’article 6 de l’acte du congrès de Vienne, Cracovie avait été déclarée ville libre, indépendante, strictement neutre, sous la protection des trois Puissances ; et, pour ôter d’avance tout prétexte à la mauvaise foi, on avait eu soin d’ajouter, dans l’article 9, qu’aucune force militaire ne pourrait être introduite dans la ville, sous quelque prétexte que ce fût. À la vérité, le même article portait que Cracovie ne donnerait asile et protection, ni à des transfuges ou déserteurs, ni à des gens poursuivis par la loi, appartenant aux trois Puissances. Et c’était sur cette clause qu’on osait s’appuyer pour occuper militairement une ville indépendante ! Comme si des réfugiés pouvaient être confondus avec des malfaiteurs ; comme si la défense faite aux habitants de Cracovie de recevoir parmi eux des transfuges impliquait le droit d’envahir leur territoire, alors qu’un pareil envahissement se trouvait interdit par les traités en termes absolus comme si, enfin, il était loisible aux gouvernements russe, autrichien et prussien, d’étendre à des Italiens, par exemple, ou à des Français, leur droit de souveraineté et leurs mesures de contrainte !

Mais quand la force compte sur l’impunité de ses violences, que valent, pour l’arrêter, le texte des conventions et les lois de la justice ? Plus le fait était monstrueux, hardi, mieux il servait le but des royautés du continent, qui était d’humilier la France et l’Angleterre, pour relever en Europe l’ascendant du vieux principe monarchique.

Aussi l’affaire fut-elle conduite avec une hauteur, une brusquerie un dédain des usages diplomatiques, un mépris de la faiblesse, dont l’histoire fournit peu d’exemples. Les Autrichiens avaient été suivis par les Russes : les Russes le furent par les Prussiens. Aussitôt, la milice de Cracovie est dissoute ; les réfugiés sont traqués avec une rigueur inouïe ; on maltraite plusieurs habitants on menace de la prison ou de l’amende quiconque recèlera un proscrit la main des étrangers pèse sur le gouvernement, trop faible pour désobéir et réduit à trembler : l’indépendance de Cracovie a complétement disparu.

L’occupation militaire de cette ville avait eu lieu le 17 février, et c’était le 22 que M. Thiers avait été nommé ministre des affaires étrangères. Quel parti allait-il prendre ? Honorerait-il son entrée aux affaires par un acte de décision et de vigueur ? On ne craignait rien de semblable, ni à Saint-Pétersbourg, ni à Berlin, ni à Vienne. On s’en fiait du maintien de la paix à une volonté plus puissante que celle du nouveau ministre ; et, d’ailleurs, M. Thiers lui-même, par des raisons qu’on verra plus bas, commençait alors à pencher vers la politique du continent et à se détacher de l’Angleterre. Le pousser de plus en plus sur cette pente, tel était le mot d’ordre donné à MM. de Werther, d’Appony et de Pahlen. Ils lui firent donc part de l’occupation de Cracovie, en le priant de remarquer qu’aucune communication analogue n’avait été et ne serait faite au Cabinet de Saint-James, attendu que la Russie, l’Autriche et la Prusse tenaient à marquer au gouvernement français par cette différence de procédés, combien elles prisaient sa modération et sa sagesse. Ainsi, d’une part, on masquait sous un vain témoignage de déférence ce que la récente bravade avait d’excessif ; et, de l’autre, on essayait de semer entre M. Thiers et lord Palmerston des causes de défiance et de jalousie. L’artifice était grossier : si M. Thiers en fut dupe ou feignit seulement de l’être, c’est ce que nous ne saurions dire. Toujours est-il qu’il se tint pour satisfait, au milieu de l’indignation générale excitée en France par un acte qu’on y considérait avec raison comme un outrage calculé au génie révolutionnaire.

En Angleterre, l’élan ne fut pas moindre, et d’ardentes interpellations assaillirent, dans le parlement, le Cabinet whig. Mais, sans l’appui du gouvernement français, lord Palmerston ne se croyait pas en mesure de faire parler à la nation anglaise le langage de la menace il déclara du haut de la tribune que l’entrée des Autrichiens, des Russes et des Prussiens à Cracovie lui paraissait une violation flagrante des traités mais aucune, mesure vigoureuse ne fut prise par lui pour soutenir l’honneur de cette déclaration.

Le résultat de tout cela était facile à prévoir. L’orgueil des ennemis de la révolution de juillet s’accrut à un point extraordinaire. Dans les feuilles des chancelleries, l’occupation militaire de Cracovie fut vantée comme une magnifique réponse aux déclamations des tribunes anglaise et française, comme une revanche à jamais glorieuse de l’occupation d’Ancône. Bientôt l’orgueil des journaux censurés de l’Allemagne ne connut plus de bornes, et, dans une correspondance publiée par la Gazette d’Augsbourg, un Prussien, qui avait oublié san~doute Iéna, nous rappela Rosbach.

Si la France et l’Angleterre, resserrant alors les nœuds de leur alliance, s’étaient décidées à intervenir en Espagne, nul doute que la victoire remportée par la diplomatie continentale n’eût été efficacement contrebalancée. C’est ce qu’aperçut clairement lord Palmerston.

La situation de l’Espagne était d’ailleurs devenue pour le Cabinet de St-James le sujet de préoccupations fort vives. Tant que la cause de don Carlos lui avait paru chancelante, il avait plus craint que désiré l’intervention française, qui l’aurait gêné dans le maniement des affaires de la Péninsule. Et voilà précisément pourquoi la diplomatie britannique ne nous avait assigné qu’un rôle d’expectative dans ce fameux traité de la Quadruple-Alliance, dont il est permis de dire que M. de Talleyrand le signa sans le comprendre. Mais les progrès de l’insurrection carliste étaient venus changer, pour les Anglais, la face de la question. La présence de la France au-delà des Pyrénées, importune dans le premier cas, devenait nécessaire dans le second. Car il fallait, avant tout, avoir raison de don Carlos et tarir les sources sanglantes de la guerre civile il fallait, avant de prétendre aux bénéfices d’une tutelle exclusive, aviser aux moyens de la conquérir. Or, le ministère whig n’ignorait pas que la légion d’Evans, composée de pillards, déshonorait le nom anglais, sans profit pour l’affermissement de la royauté d’Isabelle. Et les soldats manquaient pour la remplacer. Lord Palmerston se tourna donc du côté des Tuileries, invoquant le traité de la Quadruple-Alliance et demandant appui.

Mais les motifs pour lesquels Louis-Philippe s’était opposé à l’intervention en 1834 lui paraissaient plus forts, plus décisifs que jamais ; et deux causes, futiles en apparence, rendaient son obstination intraitable.

Depuis le jour où lord Palmerston, avec une légèreté arrogante, l’avait fait attendre dans son antichambre, M. de Talleyrand avait juré au Cabinet whig une haine implacable. Pour détourner ce faible esprit de l’alliance anglaise, qu’il avait d’abord voulue, et dont il avait tiré vanité aux yeux de l’Europe, quoiqu’il se fût montré incapable de la nouer, il avait sum d’un procédé injurieux. M. de Talleyrand repoussait donc l’intervention en Espagne, sans autre but que d’humilier lord Palmerston. Rancunes misérables, qui servaient à merveille la répugnance que le roi éprouvait pour le ministre anglais Il est certain que lord Palmerston réunissait en lui les défauts les plus antipathiques à Louis-Philippe. la fatuité, l’amour-propre dans les affaires, le goût du bruit, une activité tracassière et imprudente. Bientôt lord Palmerston ne fut plus considéré aux Tuileries que comme un brouillon, que comme un homme éminemment propre à gâter la paix, Et telle était, du reste, l’opinion qu’on avait de lui dans presque toutes les Cours de l’Europe, auxquelles il était devenu odieux.

D’un autre côté, le roi s’était laissé insensiblement détacher de l’alliance anglaise par les adroites flatteries de M. de Metternich. Le vieux courtisan autrichien ne cessait de dire que Louis-Philippe était le plus grand homme qui eût, depuis bien longtemps, occupé le trône ; que sa gloire était dans sa sagesse que sa force lui venait de son amour invariable pour la paix et de cet illustre entêtement auquel l’Europe monarchique devait son repos. Quelque manifeste que fût le piège, Louis-Philippe ne sut pas s’en garantir. Il ouvrit une oreille complaisante à des flatteries d’autant plus douces pour lui qu’elles venaient de loin et semblaient lui être apportées par le souffle de la renommée. Il s’enivra de l’espoir de prendre rang parmi tant de rois qui jusqu’alors avaient affecté de ne voir dans les princes de la maison d’Orléans que des artisans de troubles, des ambitieux descendus jusqu’au carrefour, des protégés de la populace. Il se crut du génie, enfin, sur la foi de ceux qui avaient besoin de l’attirer à leur politique : résultat digne de remarque, le roi se piquant de posséder au plus haut degré la connaissance des hommes, et supposant volontiers dans les actions humaines l’artifice et le calcul.

M. Thiers, lui aussi, fut pris au piège des cajoleries. À peine ministre des affaires étrangères, il s’était vu recherché par de grands personnages, dont les familières caresses gonflaient sa fierté plébéienne. L’aristocratie européenne se plaçait presque sous sa protection, le voulant pour jouet. Ainsi avait-elle agi à l’égard de M. de Talleyrand, réputation factice qui fut un de nos malheurs. On entourait donc M. Thiers, on l’encourageait quelle gloire si, par lui, ministre encore si jeune, le repos de l’Europe était assuré ! Et quel rôle original, éclatant, que celui d’un homme sorti des tempêtés et se servant de son élévation même pour les calmer ! L’âge mûr s’immortalisait quelquefois par l’audace ; mais quoi de plus beau que d’immortaliser sa jeunesse par la prudence !

M. Thiers vivait, sans se l’avouer, sous le charme de ces adroites insinuations, lorsque, au nom de la Quadruple-Alliance, lord Palmerston invita formellement la France à coopérer avec l’Angleterre au salut de l’Espagne, en occupant le port du Passage, Fontarabie et la vallée de Bastan.

L’embarras de M. Thiers dut être immense. D’une part, on ne lui demandait que ce qui avait toujours fait l’objet de ses plus chères pensées et formait le fond de sa politique. Mais, de l’autre, intervenir en Espagne, même dans les limites proposées, n’était-ce pas rompre d’une manière dénnitive avec la politique du Continent ? et lord Palmerston valait-il qu’on lui sacrifiât la mielleuse amitié de M. de Metternich ? Intervenir en Espagne ! Mais qu’en penserait cette diplomatie de boudoir dont M. Thiers aimait tant l’approbation ? Qu’en penserait le roi ? Qu’en penserait M. de Talleyrand, devenu le plus violent adversaire de l’alliance anglaise ? Aussi bien, M. Thiers se disait que, dans le Conseil, personne, excepté lui et M. Passy, n’était d’avis de l’intervention. Il se décida en conséquence ; et, le 18 mars, il adressa au général Sébastlani, qui avait remplacé M. de Talleyrand à Londres comme ambassadeur, une dépêche par laquelle la demande d’intervention était repoussée.

La dépêche exposait qu’une coopération de la nature indiquée conduirait irrésistiblement la France à des mesures plus décisives ; que l’intervention et les immenses sacrifices qui en devaient résulter seraient sans but comme sans dignité, à moins qu’on ne pût raisonnablement espérer de pacifier l’Espagne et les partis qui la déchiraient ; que, si l’idée d’une intervention ou d’une coopération avait pu être jugée praticable à une autre époque, il n’en était plus de même, depuis que l’anarchie croissante et des scènes d’horreur sans cesse renouvelées avaient remis tout en question dans la Péninsule.

Qu’il s’attendît ou non à un refus, lord Palmerston ne put se défendre d’une irritation profonde ; et, à dater de ce jour, l’alliance du Cabinet des Tuileries et de celui de Saint-James se trouva, sinon rompue, du moins fort altérée et compromise.

D’un autre côté M. de Metternich triomphait au milieu de ses alliés désormais rassurés. De là une série de mesures toutes pacifiques. La Gazette d’Augsbourg, qui nous avait précédemment insultés dans une correspondance prussienne, inséra, vers la fin du mois de mars, une correspondance autrichienne pleine d’avances doucereuses à l’adresse du gouvernement français ; l’Observateur autrichien du 19 avril publia une proclamation dans laquelle le général Kaufmann annonçait comme prochain le départ d’une grande partie des troupes qui occupaient Cracovie ; l’armée autrichienne fut réduite à des proportions qui la remettaient sur le même pied qu’avant 1830 ; enfin, le Cabinet de Saint-Pétersbourg parut disposé à faire preuve de modération, et le Journal de Paris du 22 avril annonça la réduction de la dette turque et l’évacuation de Silistrie par les Russes.

Il n’en fallait pas tant pour ranimer, à la Cour des Tuileries, un espoir auquel on n’avait jamais eu le courage de renoncer. Après le service qu’on venait de rendre à la politique du Continent, on se crut en droit de demander une place dans la famille des souverains, et la royauté de juillet se mit à vivre tout entière dans le roman de ses désirs.

Le duc d’Orléans, fils aîné du roi, était jeune, bien fait, d’un esprit agréable, d’une figure régulière, et, quoique peu expressive, attirante. Destiné, selon des apparences dont l’orgueil humain ne devine jamais le mensonge, à porter un jour la plus brillante couronne de l’univers, il avait joui de bonne heure de cette grandeur élégante et de ce frivole éclat, éternel enchantement du cœur des femmes. Le célibat n’ayant plus rien à lui promettre en plaisirs imprévus et en poétiques fantaisies, il rêva un mariage dont la splendeur compensât les devoirs austères, et ses vœux firent choix d’une archiduchesse d’Autriche. Rien ne pouvait plaire davantage à la famille royale, qui brûlait de rentrer en grâces auprès de l’Europe monarchique. Mais n’y avait-il pas en un tel espoir excès de témérité ? Irait-on affronter l’humiliation d’un refus ? M. Thiers avait trop de sagacité pour s’abandonner sans réserve à une politique d’illusions. Il pressentit une réponse pleine de dédains, et ne crut pas devoir s’en cacher. Avec plus de hardiesse dans l’esprit et de hauteur dans l’âme, il eût donné à la famille royale les seuls conseils vraiment dignes d’être suivis il lui eût représenté que courir après des alliances contre-révolutionnaires, c’était s’amoindrir gratuitement ; qu’après une révolution comme celle de juillet, et dans un pays comme le nôtre, la monarchie n’avait rien à emprunter à de gothiques majestés ; qu’elle n’était possible, si elle Fêtait, qu’à la condition de se suffire ; qu’une Française fille de quelque grand citoyen valait bien, pour un prince français, une princesse issue d’un sang étranger, d’un sang ennemi que Rome avait dominé les nations pour avoir cru le moindre des citoyens de Rome supérieur en noblesse au plus auguste des rois ; que Napoléon, en poursuivant, par une mesquine vanité de parvenu, l’alliance des Césars germaniques, avait abdiqué moralement aux yeux du monde et préparé sa chute. Voilà ce que M. Thiers, ou ne comprit pas, ou n’osa pas dire. Il se contentait de faire observer qu’il n’y avait pas lieu de se hâter que les parvenus devaient se marier tard, parce qu’ils augmentaient ainsi la part des bonnes chances ; que, dans tous les cas, il fallait jeter les yeux sur une petite princesse d’Allemagne, pourvu qu’elle eût du sang de roi dans les veines. Les objections de M. Thiers n’allèrent pas au-delà, et l’on n’eut pas de peine à vaincre sa résistance. Soit esprit de conduite, soit conviction, le roi, devant son ministre, ne s’était jusqu’alors qu’à demi associé aux désirs ambitieux du duc d’Orléans et il en était résulté, entre le père et le fils de légers indices de désaccord. Un jour, prenant M. Thiers à part, madame Adélaïde le pressa de mettre fin à des hésitations qui jetaient, disait-elle, un certain trouble dans la famille. Et M. Thiers céda. Au fond, il n’était sans doute pas taché de marquer son passage aux affaires par un événement notable. Et puis, comment ne se serait-il pas senti flatté de l’hommage qu’on rendait à son importance d’obscure origine en faisant de lui l’introducteur de la maison d’Orléans dans la famille des vieux souverains ?

Prenant donc résolument son parti, il se ménage un entretien avec MM. de Werther et d’Appony, ambassadeurs de Prusse et d’Autriche, leur parle d’un voyage en Allemagne projeté par le duc d’Orléans, les prie d’obtenir l’agrément de leurs Cours respectives et leur recommande le secret.

Un ambassadeur est toujours intéressé à ce que des rapports de bienveillance et d’intimité se nouent entre la Puissance qu’il représente et celle auprès de laquelle il est accrédité MM. de Werther et d’Appony accueillent avec empressement la communication de M. Thiers. On met sur-le-champ des courriers à leur disposition, et l’on ne tarde pas à recevoir une réponse favorable. Qu’on juge de la surprise, du dépit de l’ambassadeur de Russie, dupe d’un secret trop bien gardé. Mais M. Thiers connaissait particulièrement le comte de Pahlen : il s’était chargé de l’adoucir et n’y eut pas de peine. Tout avait donc réussi parfaitement. Le duc d’Orléans était transporté de joie ; le duc de Nemours, son frère, fut désigné pour l’accompagner ; et, quant au roi, rompant avec ses habitudes d’économie parce qu’il s’agissait ici d’un intérêt dynastique, il mit à la disposition de ses enfants autant d’or qu’il leur en fallait pour briller à la manière des princes.

En même temps, M. Thiers écrivait à M. de Saint-Aulaire une lettre qui avait l’importance d’une dépêche sans en avoir le caractère, et que celui-ci devait se borner à lire à M. de Metternich, le cas échéant. On ne voulait pas, en effet, que l’affaire de famille ressemblât à une affaire de Cabinet ; et il avait été convenu que le duc d’Orléans ferait, de sa personne, les frais de la négociation, sauf à être appuyé par l’ambassadeur français si le succès devenait probable. Dans sa lettre, M. Thiers n’avait pas manqué d’énumérer les divers avantages que promettait à l’Autriche l’auguste amitié de la France. Conviction difficile à faire prévaloir dans une Cour où de telles idées réveillaient naturellement de douloureux souvenirs ! Car enfin, Marie-Louise devenant l’épouse du triomphant empereur des Français, n’avait-elle pas été le gage de la protection accordée à l’Autriche vaincue par un soldat inévitable ? Et, en remontant plus haut, n’était-ce pas du sein de l’Allemagne qu’était sortie, pour venir mesurer la distance qui, dans notre pays, sépare un échafaud d’un trône, cette belle et imprudente fille de Marie-Thérèse, cette pauvre femme qu’avait si vite emportée une révolution nécessaire et puissante comme le destin, mais, comme lui, terrible et sans pitié ?

L’accueil que les ducs d’Orléans et de Nemours reçurent à Berlin fut très-gracieux et plus sincère qu’on ne le crut généralement en Europe. Le roi de Prusse était un esprit modéré. Au plaisir d’offenser la France, il préférait l’avantage de se l’attacher en la calmant, et, quoique engagé autrefois contre nous dans une guerre d’extermination il ne partageait, à l’égard du gouvernement français, ni les fiers ressentiments de l’empereur de Russie, ni les défiances systématiques du vieux diplomate autrichien. Il offrit donc aux deux princes français une hospitalité toute royale. Il n’en fallut pas davantage : ils virent aussitôt se presser sur leurs pas les imitateurs du souverain, foule nombreuse dont la bassesse leur fit cortége.

Eux, cependant, ils avaient soin de se montrer magnifiques, ajoutant à la courtoisie des manières les séductions d’une prodigalité habile. D’un autre côté, pour les hommes qu’avait gagnés, au-delà du Rhin, la contagion héroïque des idées modernes, pour le peuple, que tourmentait un vague besoin de liberté, c’était quelque chose d’émouvant que l’arrivée de deux princes faisant voyager avec eux, en dépit d’eux-mêmes ; la vivante image d’une révolution dont ils avaient bien pu abjurer la politique, mais dont ils étaient forcés, après tout, de porter et d’agiter les couleurs.

De Berlin, ils se rendirent à Vienne. Et là aussi on leur fit un accueil de nature à encourager leur secrète espérance ; là aussi, la foule laissa éclater, à leur vue, une sorte de curiosité passionnée. On raconte, à ce sujet, que M. de Metternich alla jusqu’à dire « Vous avez à Paris des révolutionnaires scélérats, nous avons ici des révolutionnaires niais. »

Le duc de Nemours n’était pas homme à se faire aimer, car il avait un maintien raide à l’excès et des airs dédaigneux. Mais son frère fut charmant. Bientôt on ne s’entretint plus, parmi les dames de Vienne, que de l’amabilité du duc d’Orléans, de sa bonne mine si bien que le parfum de cette popularité de salon lui monta aisément à la tête et l’enivra. La princesse Thérèse, fille de l’archiduc Charles, lui avait plu il s’insinua dans les bonnes graces du père, devint l’ami du fils et, quand tout lui parut suffisamment préparé pour le succès, il n’hésita pas à se déclarer. L’archiduc Charles parut prêt à accepter la proposition. Mais une autre approbation que la sienne était nécessaire. M. de Saint-Aulaire court chez le ministre autrichien, lui fait part de ce qui se passe, lui montre la lettre de M. Thiers. M. de Metternich, tout en se montrant touché des considérations qu’on faisait valoir auprès de lui, répondit que c’était à la famille qu’il appartenait de décider la question, ce qui ressemblait à un commencement de refus. Et en effet, les objections ne pouvaient manquer. Etait-il digne de l’illustre maison d’Autriche d’accorder le bénéfice de son intimité à un souverain de date si récente et qui avait égaré dans les barricades ses titres de noblesse ? Que penserait d’une telle mésalliance l’aristocratie autrichienne, la plus fière, la plus susceptible des aristocraties de l’Europe ? On assure que, de la part de l’archiduchesse Sophie surtout, l’opposition fut vive. Enfin, la négociation échoua. « Est-il possible d’exposer une princesse au danger de monter dans une voiture à travers laquelle passent des coups de pistolet ? » : voilà de quel prétexte se colora l’outrage lait à la maison d’Orléans.

Surpris, humilié, impatient de couvrir la blessure de son orgueil, le fils aîné de Louis-Philippe se mit en route pour les Cours d’Italie, dont il attendait mieux. Et le hasard voulut que Marie-Louise se rendît à Vienne par le même chemin qui en éloignait le duc d’Orléans. Ils se rencontrèrent donc et ce que dut être une semblable entrevue, on le devine. Dans un prince tout brillant de jeunesse, dans un prince venu des rives de la Seine, il était naturel que, malgré ses torts d’épouse et de veuve, la mère du duc de Reichstadt retrouvât, à travers les nuages du souvenir, une image absente et chère. Or, tandis que l’un se fatiguait, sur les routes de l’Europe, à chercher des héritiers pour un trône que Napoléon, en tombant, avait rendu vide à jamais, l’autre dormait de l’éternel sommeil dans le caveau sombre où l’Empire était avec lui descendu. À peine Marie-Louise eût-elle aperçu le duc d’Orléans, qu’elle fut saisie d’un attendrissement invincible. Elle voulut parler, mais en vain ; et, succombant à son cœur, elle fondit en larmes. Rapprochement fatidique ! Six ans après cette scène, une escorte gémissante et funèbre couvrait la route de Paris à Dreux, petite ville où les d’Orléans ont leurs tombeaux de famille. Un jeune prince venait de se briser le crâne contre le pavé d’un chemin, laissant une douteuse couronne suspendue sur la tête d’un enfant !