Histoire de dix ans/Tome 5/Chapitre 12

(Vol 5p. 343-391).
CHAPITRE XII.


Procès Hubert. — Couronnement de la reine d’Angleterre ; le maréchal Soult à Londres. — Condamnation du lieutenant Laity. —Louis Bonaparte forcé de quitter la Suisse. — Naissance du comte de Paris. — Évacuation d’Ancône. — La Coalition se ranime. — Fermentation générale des esprits. — Réveil du fanatisme religieux troubles à Reims ; mort du comte de Montlosier. Procès de M. Gisquet contre le Messager. — Ouverture de la session de 1839. — Dernier combat de la Coalition contre le ministère. — Attaques du parti légitimiste. — M. de Genoude ; son portrait. — Traité des 24 articles imposé à la Belgique ; abandon du Limbourg et du Luxembourg. — Chute du Cabinet du 15 avril jugement sur le ministère Molé.



Dans les derniers jours de l’année qui précéda celle dont nous retraçons le souvenir, le 8 décembre 1837, vers dix heures du soir, un préposé des douanes, nommé Pauchet, se trouvait de service sur le quai de Boulogne, lorsqu’un paquebot arrivant de Londres jeta à terre ses passagers. La pluie tombait à flots. Un homme venant de la jetée passe en courant devant Pauchet et laisse tomber un portefeuille que celui-ci ramasse aussitôt. L’inconnu est en vain rappelé il avait disparu. Le portefeuille ne fut pas réclamé on finit par l’ouvrir, et l’on y trouva une lettre signée Stiégler et qui semblait indiquer un complot formé contre le gouvernement. Le portefeuille devint alors l’objet d’un examen attentif il contenait, entre autres choses, une feuille couverte de caractères allemands, un carnet sur lequel apparaissait une longue suite de nombres qui n’étaient l’expression d’aucun calcul, et enfin une lettre portant ces mots : « Tout le matériel est concentré dans Paris. Le plan qu’on exige, je l’apporte. » Deux heures après, on arrêtait dans un hôtel garni le propriétaire du portefeuille, dont le nom supposé était Stiégler, et le nom véritable Louis Hubert. Il fut conduit dans la maison d’arrêt de Boulogne, et, plus tard, au moment où il allait partir pour Paris, les gendarmes, en le fouillant, trouvèrent dans la coiffe de son chapeau le plan colorié d’une machine. L’instruction, activement poursuivie, fit supposer aux magistrats que cette machine était l’instrument d’un attentat projeté contre la personne du roi, et qu’elle avait pour auteur un mécanicien suisse nommé Steuble. La police se livra, sans plus de retard, à des recherches inquiètes, et beaucoup d’arrestations furent opérées.

Telles étaient les principales données de l’acte d’accusation qui, dans le mois de mai 1838, amenait devant la Cour d’assises de la Seine, Mlle Laure Grouvelle, MM. Louis Hubert, Jacob Steuble, Jules Arnoud, Martin Leproux, Vincent Giraud, de Vauquelin, Léon Didier, Vallantin et Annat ; assistés par MM. Emmanuel Arago, Jules Favre, Billiard ancien préfet, Hemersdinger, Teste, Leblond, Ferdinand Barrot, Colmet d’Aage fils et Charles Ledru.

Ce procès occupa plusieurs audiences et donna lieu aux scènes les plus orageuses. L’attitude des accusés était énergique et fière, leur mise en général recherchée. Les desseins criminels qu’on leur imputait, ils n’hésitaient pas à les nier ; et ils le firent, les uns avec présence d’esprit, les autres avec emportement. Mais sur le banc où ils étaient assis se trouvait Vallantin, un malheureux qui avait indignement surpris leur confiance et s’était fait leur dénonciateur. Ce fut sur les affirmations de cet homme, flétri par une condamnation pour faux et auquel avait été arbitrairement épargné l’opprobre de l’exposition, que l’accusation s’appuya. On put remarquer aussi et on remarqua que la plupart des témoins à charge étaient des individus mal famés, compromis par des actes honteux. Les débats furent vifs et de nature à passionner le public. Louis Hubert y déploya des convictions réfléchies et ardentes. Steuble, qui ne parlait et ne comprenait que la langue allemande, fit preuve, devant le tribunal, d’une force de tête qu’il n’avait pas montrée dans l’instruction. Quant à Mlle Laure Grouvelle, elle unissait à une exaltation politique extraordinaire un dévouement sans bornes ; sa tête était d’une républicaine audacieuse et son âme d’une sœur de charité ; elle avait entouré d’ornements funéraires la tombe d’Alibaud, et, dans le choléra, elle s’était attachée à un hôpital, soignant les malades, consolant leur agonie, vivant au milieu de la contagion de la mort sous le poids d’une accusation capitale, elle resta calme et mit à confesser sa foi une assurance exempte d’affectation.

Dans la dernière audience, les plaidoiries étant terminées, et le président ayant demandé à mademoiselle Laure Grouvelle si elle n’avait rien à ajouter à sa défense, elle se leva et dit : « Si je prends la parole, Messieurs les jurés, c’est pour donner un témoignage publie de gratitude à celui qui est venu avec tant de courage — elle désignait Hubert — apprendre quelle a été ma vie, quelles sont mes pensées les plus intimes. Mon cœur est pour lui plein d’admiration et d’affection. Souvenez-vous qu’enveloppée dans un réseau fatal, je lui devrai, ainsi qu’à votre consciencieuse déclaration, la liberté… plus que la liberté… la vie de ma mère ! » Un moment interrompue par son émotion, elle reprit en désignant M. Billiard : « Un souvenir au respectable ami qui ne m’a pas quittée depuis le jour de mon arrestation et que vous voyez assis près de moi dans cette dernière épreuve. » Puis, se tournant du côté de Vallantin, qui, pâle, les yeux baissés, paraissait atterré sous le remords : « Que j’apporte aussi quelque consolation à une conscience qui, je le crois pour l’honneur de l’humanité, n’est pas tranquille et a besoin d’être consolée. Vallantin ! Hubert, de Vauquelin et moi, nous vous pardonnons vos inventions infâmes. Si jamais vous êtes malheureux, malade, abandonné de tous, souvenez-vous que je suis au monde. » La sensation produite par ces paroles durait encore quand lecture fut donnée de la déclaration du jury. Les accusés s’étaient retirés, suivant l’usage : on ramena Leproux, de Vauquelin et Vallantin pour leur apprendre le verdict qui les rendait à la liberté. C’était leur apprendre en même temps que Laure Grouvelle venait d’être jugée coupable : une douleur profonde se peignit sur le visage de MM. Leproux et de Vauquelin, et ils sortirent consternés. Les autres accusés ayant été introduits, Hubert écouta avec beaucoup de sérénité la lecture du verdict qui le déclarait coupable de complot concerté et arrêté dans le but de changer ou de détruire la forme du gouvernement ; mais, quand il entendit le nom de Melle Grouvelle, un cri terrible s’échappa de sa poitrine, et une arme qu’il tenait cachée brilla dans sa main. Pour l’empêcher de se donner la mort, les gendarmes se précipitent aussitôt sur lui. Une lutte s’engage ; le cri aux armes retentit. Tout le monde se lève précipitamment. Les bancs, les tables, les rampes, sont escaladés au sein d’une confusion inexprimable, redoublée par les lamentations des femmes. Steuble tombe évanoui aux bras des gendarmes. Jamais les annales des cours d’assises n’offrirent pareil spectacle. Furieux, hors de lui, Hubert se répandait en imprécations, et du milieu des gardes entre les mains desquels il se débattait : « Cette femme, s’écriait-il avec une violence inouie, elle est innocente ! Misérables ! Vous avez condamné la vertu même ! Un jury français ! Oh, l’infamie ! » On l’entraîna enfin ; et ce ne fut pas sans peine qu’on put achever la lecture de la déclaration du jury, par laquelle étaient reconnus coupables de complot dirigé contre l’existence, non du roi, mais du gouvernement, Melle Grouvelle, Steuble, Annat et Vincent Giraud. Ce dernier fut condamné à trois ans de prison, les autres à cinq. Hubert, déclaré coupable de complot suivi d’actes pour en préparer l’exécution », était frappé de la peine de la déportation.

Quant aux moyens mis en œuvre pour obtenir de Vallantin des révélations et des aveux, est-il vrai qu’une somme de huit à dix mille francs lui lut promise ? C’est ce qu’il a armé dans une lettre écrite de sa main, et qui est là sous nos yeux.

Quoi qu’il en soit, au moment où nous écrivons, Hubert se meurt ; Steuble est mort, s’étant coupé la gorge avec un rasoir dans son cachot ; Mlle Grouvelle est folle ; Vincent Giraud se trouve libre, mais il est sorti de prison avec des cheveux blancs.

Un mois environ après les débats du procès Hubert, qui montraient d’une manière si terrible de quelles haines la monarchie en France était entourée, le couronnement de la reine Victoria vint ouvrir carrière aux démonstrations du loyalisme anglais.

Le Cabinet des Tuileries avait cru devoir choisir pour ambassadeur extraordinaire à Londres le maréchal Soult : choix convenable, s’il en faut juger par l’événement.

Et toutefois, l’arrivée du maréchal en Angleterre fut d’abord accueillie par des attaques non-seulement inhospitalières mais injustes. Le Quaterly-Review avait donné le signal : les journaux de l’aristocratie britannique n’eurent pas honte de répéter ce cri d’une rancune sans élévation et d’une immortelle jalousie. On contestait au vieux soldat la victoire de Toulouse, sa gloire incontestable ; on racontait, avec un orgueil grossier, qu’à Waterloo, le repas préparé pour lui avait été mangé par le duc de Wellington. Mais la réaction vint, prompte, éclatante, mêlée d’enthousiasme : elle avait commencé par une lettre d’une modestie pleine de grandeur, dans laquelle le colonel Napier rappelait les esprits au respect de la France impériale et de l’équité.

Le 28 juin 1838 dans la matinée, la solennité du couronnement lut annoncée à Londres par une salve de vingt et un coups de canon. D’épais nuages menaçaient la fête, et cependant une foule innombrable inondait déjà Whitehall, Parliament-Street, Abingdon-Street, et toutes les rues voisines de l’abbaye de Westminster. Sur une ligne que l’œil se serait fatigué à parcourir, ce n’étaient qu’échafaudages chargés d’hommes et de femmes, que gradins mouvants, que galeries animées ; et, partout, des drap eaux, des tentures somptueuses, des couronnes, des banderolles, des guirlandes de fleurs, des sièges de velours, des étoiles, des préparatifs d’illumination, de gigantesques V. R. L’aristocratie de l’Europe était à Londres dans la personne de ses plus célèbres représentants : le prince de Ligne, le comte de Strogononoff.les marquis de Brignolle et de Miraflorès, le baron Van der Capellen. Il n’y avait pas jusqu’au prince de Schwartzemberg qui ne fût accouru en Angleterre, au risque d’y réveiller le scandale, à peine assoupi, des aventures dont on l’avait fait le héros. À dix heures du matin, au bruit des cloches de Sainte-Marguerite, alternant avec celles de l’abbaye de Westminster, il se fit dans une des plus grandes villes du monde un mouvement de foule prodigieux, indescriptible. Ce n’était pas cette multitude de Paris, si impressionnable, si communicative, si chargée de fluide électrique, spirituelle en son enthousiasme, frondeuse jusque dans ses entraînements, et qui, jetée sur la place publique, n’est qu’un homme passionné ayant de l’esprit ; les Anglais que le passage de leur reine attirait par myriades, formaient une masse compacte et serrée, mais dans laquelle chaque individu conservait sa physionomie, sa personnalité. Pas d’échanges intellectuels, pas de fusion entre les âmes. L’enthousiasme de tous ces hommes s’entassant l’un sur l’autre sans se confondre avait quelque chose de puissant mais de glacé ; une gravité morne perçait dans les transports de leur joie ; un commun respect pour la tradition monarchique formait leur unique lien, et leur émotion venait de la tête, non du cœur : là où des Français seraient allés voir passer une femme, les Anglais couraient voir passer un symbole.

Un indéfinissable bourdonnement salua l’apparition et le défilé des équipages. Ils étaient tous magnifiques, un seul excepté : celui de l’ambassadeur des États-unis, peuple libre. Mais à l’aspect d’une certaine voiture aux rebords d’argent, d’un fond bleu, ayant la forme d’une gondole, et montrant, ciselées avec art, des couronnes ducales qui surmontaient des lanternes, une explosion de hourrahs frénétiques ébranla tout-à-coup les airs. Cette voiture, la plus brillante de celles dont l’insolence des grands seigneurs du cortège pouvait se vanter, renfermait un soldat de fortune, le maréchal Soult. Qu’applaudissait-on dans lui ? Était-ce l’alliance du gouvernement des Tuileries, ou l’envoyé d’un roi qui devait être cher aux Anglais, ou le souvenir d’un grand homme abattu ? Napoléon, en succombant à Waterloo, avait dégagé de toute crainte l’admiration de l’Angleterre, et il lui avait imposé le devoir d’être juste, en mourant à Sainte-Hélène.

L’accueil fait au maréchal Soult constitua la partie sérieuse du couronnement de Victoria, le reste de la cérémonie n’ayant été marqué que par un étalage de luxe insultant et des pratiques qui sans doute occuperont une large place dans les fastes de l’imbécillité humaine. Vers le milieu du jour, la reine mit pied à terre aux portes de l’abbaye de Westminster, où l’attendaient les témoins, désignés d’avance, de son couronnement juges pliant sous le poids de leurs énormes perruques, rois d’armes couverts d’une longue chemise de drap d’or, lords temporels et spirituels, pairs et pairesses, membres des communes, et O’Connell en habit de cour ! La reine s’était retirée pour changer de costume. Elle parut bientôt vêtue d’une robe de velours écarlate fourrée d’hermine, et le front entouré d’un cercle d’or. En même temps s’avançaient vers l’autel, placé à quelques pas du trône, les grands constables d’Irlande, d’Ecosse, d’Angleterre, et le vicomte de Melbourne, armé de pied en cap. « Messieurs, dit l’archevêque de Cantorbéry, je vous présente Victoria, reine incontestée de ce royaume. Vous tous qui êtes venus ici pour lui offrir votre hommage, voulez-vous le faire ? » À cette formule, répétée quatre fois dans quatre directions différentes, les assistants répondirent : Vive la reine ! Dieu garde la reine ! Cela fait, et, sur la demande du prélat, la reine donna gracieusement à l’autel une nappe d’or, puis un lingot d’or ; car les princes ne sont acceptés par les prêtres qu’à la condition de se conformer à cette maxime : « Ne te présente pas les mains vides, dans la maison du Seigneur ! » Vinrent la prière, un sermon prêché par l’évêque de Londres, et enfin le serment, dont le formulaire contient cette interrogation significative : « Conserverez-vous aux évêques et clergé d’Angleterre et aux églises ici confiées à leurs soins les droits et priviléges qui leur appartiennent ou leur appartiendraient ? » Des droits du pauvre, pas un mot. Le serment prêté, quatre chevaliers de la Jarretière étendirent sur la reine un drap d’or, et l’archevêque de Cantorbéry, après lui avoir oint la tête et les mains, lui adressa gravement quelques paroles mystiques. Ce fut alors que la reine déposa sur l’autel une paire d’éperons, et reçut en échange, des mains de l’archevêque, un beau sabre que lord Melbourne portait en entrant et qu’il dut racheter au prix de cent schellings. Ensuite… Mais à quoi bon poursuivre le récit de ces bouffonneries monarchiques ? Et pourtant, voilà par quels moyens on entretient dans l’esprit des peuples le respect des races privilégiées et l’adoration impie des couronnes ! Pendant le cérémonial de l’hommage, le comte de Surrey, en sa qualité de trésorier de la reine, avait jeté dans la nef des médailles frappées à l’occasion du couronnement, et aussitôt, se précipitant pour les ramasser, les plus illustres personnages s’en disputèrent la possession, au sein d’une espèce de pugilat, honteuse et systématique émulation de flatterie.

Ce jour-là, M. Green donna au peuple le spectacle d’une ascension en ballon. Le soir, les théâtres de Covent-garden et de Drury-Lane ouvrirent libéralement leurs portes à la curiosité populaire. Hyde-Park était comme un immense village de toile : on fut admis à y applaudir des charlatans et à s’enivrer autour de la statue d’Achille, dédiée au duc de Wellington. La nuit, Londres se montra splendidement illuminé. Et, le lendemain, à la lueur dt gaz allumé devant les boutiques de Gin, on voyait, comme à l’ordinaire, rôder pieds nus et couverts d’effroyables haillons, des fantômes au visage livide, au regard éteint, damnés de ce monde dont, seule, l’opulente Angleterre a le privilége de perpétuer la race ; le lendemain, dans les districts où la pauvreté se trouve refoulée, parquée hideusement et mise hors la loi, dans les immondes ruelles à l’entrée desquelles la police elle-même s’arrête d’épouvante et d’horreur, dans les quartiers de White-Chapel, de Saint-Gilles, de Shoredieth, de Saint-Olave, il y avait, comme à l’ordinaire, des familles qui, enterrées vivantes sous des tas de bois pourri, croupissant sur le fumier, tremblaient la fièvre ou attendaient avec un désespoir hébété ce genre de mort qu’apporte la faim.

Dans les salons diplomatiques, cependant, on s’entretenait beaucoup de la robe de sa majesté, de ses colliers, de sa couronne neuve, évaluée deux millions huit cent mille francs, des illuminations féeriques du palais de M. de Strogonoff, de l’habit du prince Esterhazy surtout, habit phénoménal, dont chaque bouton était un diamant et chaque couture un filet de perles fines. On parlait aussi de ce qu’avaient coûté les débauches nocturnes d’un jeune lord, lequel, après avoir pris part aux divertissements populaires, s’était fait ramasser ivre dans une voiture qui avait écrasé un passant.

Pour ce qui est de la presse anglaise, si l’on en excepte les feuilles du dimanche, spécialement destinées au peuple, son loyalisme éclata par des extravagances dont n’approchèrent jamais les superstitions du fétichisme. Pour que la postérité ne perdît rien de la journée mémorable qui avait vu mettre une couronne sur la tête d’une enfant, les journaux anglais se publièrent en volumes. Le Sun fut imprimé en lettres d’or, et il contenait un médaillon colossal de la jeune reine.

De leur côté, les journaux de la Cour, à Paris, insistèrent sur des pompes qu’ils jugeaient probablement de nature à éblouir les esprits. Avec une admiration servile et une affectation de stupeur, ils racontèrent combien de yeomen marchaient autour de la voiture de cérémonie, et quelle fut, en détail, l’entrée du cortège dans l’abbaye de Westminster, et combien de dames traînait après elle portant la queue de sa robe, sa majesté Victoria, et quels titres paraient les divers personnages à qui était échu l’honneur inappréciable de porter les éperons, ou l’épée de merci ou le calice, ou la patène comme s’il suffisait de tout cela pour ranimer dans un pays tel que le nôtre le culte des vieilles idoles !

Le gouvernement ne pouvait se faire, à cet égard, illusion sur son impuissance ; mais il n’en mettait que plus d’emportement à s’asservir aux intérêts dynastiques. Pour avoir, dans un récit de l’insurrection de Strasbourg, relevé des erreurs historiques, repousse des calomnies, rendu hommage à la partie glorieuse de l’Empire, parlé de Louis Bonaparte avec affection, le lieutenant Laity fut traduit devant la cour des pairs. Que devenait alors le jury ? Michel (de Bourges) détendit l’accusé d’un ton rade, fougueusement, mais bien en vain. Le hardi jeune homme paya sa brochure dix mille francs et cinq ans de prison. C’était peu Louis Bonaparte avait quitté l’Amérique, il était revenu embrasser, pour la dernière fois sa mère mourante, il habitait Arenenberg : Louis-Philippe s’émut d’un tel voisinage, et la Suisse se vit sommée de chasser de son sein le neveu de l’empereur, un proscrit. Alors se reproduisirent les fatales scènes de 1836, La Suisse, indignée, demanda si elle formait un état indépendant, ou s’il était vrai qu’elle ne fut qu’une province française ! Le Grand-Conseil de Turgovie déclara que le prince Louis Bonaparte était citoyen turgovien. Des cris de douleur et de désespoir s’élevèrent du fond des vallées où Louis-Philippe, proscrit lui aussi, avait autrefois reçu l’hospitalité. Et quant à la Diète, partagée entre l’horreur d’une soumission déshonorante et la crainte d’attirer sur la Suisse d’irréparables calamités, elle hésitait, elle ajournait.

Mais, pendant ce temps, on se préparait à l’accabler. On agita un corps de 20 à 25 mille hommes sur les frontières de France ; deux bataillons français entrèrent à Gex ; l’artillerie de Lyon reçut l’ordre de se tenir prête au départ ; le général Aymar publia un ordre du jour avec menaces.

D’un autre côté, pour amortir l’élan des populations qu’on touchait ainsi de la pointe de l’épée, que d’insinuations habiles ! que de démarches sourdes et détournées, mais pressantes ! De la Suisse, des cantons de Vaud et de Genève surtout, étaient sorties un certain nombre de familles qui occupaient alors à Paris la position qu’y avaient occupée au XVIIIe siècle Necker et son entourage ; familles de banque pour la plupart et bien connues : les Delessert, les Odier, les Oppermann-Maudrot, les Keutsch. Or, l’accueil que plusieurs de ces Gallo-Helvétiens recevaient aux Tuileries et les facilités qu’ils y trouvaient avaient naturellement noué entre eux et le gouvernement français mille liens de gratitude ou d’intérêt. Aussi, envoyèrent-ils, en 1838, à leurs amis ou parents de Suisse des écrits, missives ou nouvelles, concluant à une soumission prompte. L’avocat Maudrot, de Lausanne, combattit les idées de résistance dont le Nouvelliste vaudois s’était fait l’organe, dans une série de lettres qui furent répandues à profusion. Chaque jour, à toute heure, arrivaient de Paris des conseils, des avertissements, des prières, des confidences : M. Molé avait fait telle déclaration, M. Benjamin Delessert tenu tel discours… Mais quoi ! Louis-Philippe lui-même conseillait aux Suisses, en véritable ami, de céder lorsqu’il en était temps encore. Et à ces obsessions se joignaient celles du commerce lyonnais, d’origine genevoise. La Suisse pourtant avait fléchi déjà une fois, et elle sentait que son indépendance était au prix de son courage.

À quel dénouement devaient aboutir de semblables complications ? À un dénouement désastreux, peut-être, si, pour le prévenir, Louis Bonaparte ne se fût décidé à quitter volontairement Arenenberg. Le 20 septembre, il partait pour Londres ; le 24 août, la duchesse d’Orléans avait mis au jour un enfant du sexe masculin : ce furent deux grands sujets de joie pour la Cour des Tuileries. Les Dynasties se croient si aisément immortelles !

Au reste, la prospérité de la maison d’Orléans avait suivi depuis 1830 une progression croissante. Mais on n’en pouvait pas dire autant de la France ; et, tandis qu’à la Cour on se réjouissait de la naissance du comte de Paris, la nation était à la veille de voir s’accomplir un événement qui la devait remplir de tristesse.

On se rappelle quel avait été sur l’Europe l’effet de l’occupation d’Ancône, et avec quel enthousiasme l’Italie avait salué dans le drapeau tricolore une promesse d’affranchissement, un gage de liberté. Mais, soumis à une politique ennemie des peuples, les Français d’Ancône furent bientôt forcés de se faire les auxiliaires du despotisme pontifical, qu’ils s’étaient crus destinés à contenir. Les espérances les patriotes italiens s’éteignirent ; la liberté disparut, même de leurs rêves ; à leur enthousiasme succéda une morne stupeur. Toutefois, la présence de l’uniforme français à Ancône n’avait pas entièrement cessé d’être chère à l’Italie. Car enfin, c’était là, pour l’Autriche, une gêne, un affront… Et puis, des événements nouveaux ne pouvaient-ils pas, d’un instant à l’autre, déterminer à Paris le triomphe d’une politique plus généreuse ?

De son côté, et tout intérêt de parti mis à part, la France avait pour garder Ancône des motifs diplomatiques et militaires de la plus haute importance. La ville d’Ancône était la clef de l’occupation de la haute Italie ; elle couvrait Naples vis-à-vis de Vienne ; elle nous assurait en Dalmatie et en Illyrie une influence notable ; en cas de guerre avec les Autrichiens, elle nous eût été bonne et comme place de guerre et comme port ; défendue autrefois par le général Monnier à la tête de 2,000 hommes dont 1,800 blessés, elle avait, pendant douze jours, arrêté 42,000 hommes, et, pour la mettre en état de soutenir un siège opiniâtre, il n’eût fallu ni de longs travaux ni beaucoup d’argent son occupation par la France avait toujours été jugée si utile pour nous qu’elle avait été réclamée d’une manière expresse dans la négociation des traités de Campo-Formio et de Lunéville. Que dire encore ? entre nos escadres et les Dardanelles, Ancône supprimait une distance de six cents lieues, dans un moment où chacune des grandes Puissances avait à veiller sur l’empire ébranlé des Osmanlis. L’abandon d’Ancône ne pouvait donc être qu’une mesure funeste. Et M. Thiers le sentait bien, lorsque dans une dépêche du 14 mars 1836 il écrivait à notre ambassadeur à Rome :

« Je vous recommande, Monsieur le marquis, de ne point prendre à Rome l’initiative de cette question de l’évacuation d’Ancône, de ne jamais la soulever, et d’éviter tout ce qui s’y rapporterait. Si vous étiez absolument obligé d’exprimer une opinion, elle devrait être que le fait de la retraite des Autrichiens n’entraînerait pas nécessairement celle de nos troupes. »

Mais ces recommandations de M. Thiers se trouvaient-elles conformes aux engagements pris ? Oui, sans nul doute ; et, pour s’en convaincre, il suffit de remonter à l’origine de l’affaire.

Nous avons raconté comment, dans un mémorandum de 1831, les principales Puissances s’étaient concertées pour obtenir du Saint-Siège certaines réformes réclamées par la Romagne. Ce fut de Casimir Périer que vint l’initiative de ce concert. Non que Casimir Périer s’inquiétât beaucoup de la liberté des sujets du Pape ; mais il ne lui avait pas échappé qu’il fallait faire droit à leurs griefs si on voulait étouffer les germes d’une insurrection qui, en attirant les Autrichiens sur le Pô, aurait pu donner une secousse à l’Europe, à moins qu’elle ne se fût prêtée de bonne grâce à un accroissement démesuré de la puissance autrichienne en Italie. Le calcul était juste, et l’événement le prouva : le Pape n’ayant accordé à ses sujets qu’une partie des réformes demandées par les grandes Cours, les légations se soulevèrent, l’Autriche intervint en armes, et pour contrebalancer l’effet de la présence des Autrichiens, la France dut occuper Ancône. De sorte que la prise d’Ancône avait pour cause première et certaine l’inexécution du mémorandum de 1831 le refus de calmer les mécontentements de l’Italie.

Il est vrai qu’en 1832, Casimir Périer consentit à une convention par laquelle la France s’engageait à retirer ses troupes aussitôt après l’évacuation de l’Italie par les troupes autrichiennes. Mais cela signifiait-il que la retraite des Français dût suivre celle des Autrichiens nécessairement, ipso facto, sans négociations préliminaires, sans entente préalable entre les deux gouvernements, sans garanties stipulées pour l’avenir ? Entendre ainsi la convention, c’eût été en sacrifier l’esprit à la lettre, c’eût été ruiner par la base la politique même de Casimir Périer, et exposer de nouveau : le Pape à une révolte, l’Italie à une intervention autrichienne, Ancône à une occupation française, l’Europe à un conflit.

Voilà ce que comprirent parfaitement MM. de Broglie et Thiers, M. Thiers surtout ; et on doit les en louer.

Quant à M. Molé, il eut le tort, comme on va le voir, de ne pas se défier suffisamment de la diplomatie italienne. L’homme qui, à cette époque, la représentait le mieux était M. Capacini, esprit singulièrement délié. Il rencontra M. de Metternich à Florence, et ce fut là que les deux diplomates préparèrent le piège dans lequel M. Molé devait tomber. L’essentiel, pour eux, était d’empêcher entre Paris et Vienne toute négociation relative à l’évacuation d’Ancône. Car ils prévoyaient que, dans ce cas, le gouvernement français ne manquerait pas d’élever des difficultés, d’exiger des garanties, si même il n’allait jusqu’à dire : « Tant que la situation de l’Italie restera ce qu’elle était lors du mémorandumde 1831 d’invincibles haines fermenteront dans la Romagne, et l’intervention autrichienne planera comme une menace de chaque jour sur l’Italie en deuil. Vous nous demandez d’évacuer Ancône ? Faites disparaître les causes qui nous y conduisirent. Rappelez-vous le mémorandum de 1831. Apaisez la Romagne, dont les espérances légitimes sont contenues mais non pas éteintes. » MM. de Metternich et Capacini voulaient absolument prévenir une déclaration de ce genre, et M. Molé ne les devina pas. Un jour donc, le représentant de la Cour de Rome à Paris courut annoncer au ministre français comme une nouvelle satisfaisante pour le Cabinet des Tuileries, que l’Autriche se décidait enfin à se retirer des États du Saint-Siége, ne paraissant pas d’ailleurs mettre en doute que les Français sur-lechamp n’abandonnassent Ancône. M. Molé, qui ne connaissait l’affaire qu’imparfaitement, trouva la conséquence naturelle, et il ne s’aperçut de la surprise que lorsque M. Desages lui eut appris quelle avait été la politique de ses prédécesseurs et de quelle manière la question se trouvait engagée.

L’évacuation d’Ancône eut lieu le 25 octobre 1838, et la sensation qu’elle produisit en France fut d’autant plus forte, que les esprits y étaient alors échauffés par une ligue ardente, audacieuse, redoutable au ministère, redoutable au roi.

La victoire parlementaire remportée par M. Molé lors de la discussion des fonds secrets semblait avoir abattu pour jamais la coalition dont nous avons indiqué l’origine. Et en effet, grand fut d’abord le découragement des vaincus… M. Thiers avait quitté Paris. Et, pour ce qui est de M. Guizot, ses amis le jugeaient en pleine décadence. Parce qu’une discussion solennelle et récente le leur avait montré faible, dépourvu d’habileté à la fois et de hardiesse, cherchant sa route d’un pas incertain au travers des partis, et s’embarrassant dans de misérables redites, ils s’étaient figuré que cette âme violente avait enfin épuisé sa vigueur, que cette intelligence avait jeté son dernier éclair. Et ils en étaient tellement convaincus, que, dans le partage hâtif des rôles que distribuait leur ambition, ils croyaient beaucoup faire pour leur ancien chef en lui réservant quelque ambassade. Lui-même, au reste, il paraissait livré à un trouble que n’avait pas encore connu son orgueil. Retiré au Val-Richer loin du spectacle des affaires et de leur tumulte, il paraissait résigné à sa défaite, il se l’avouait.

Mais il y avait un homme, M. Duvergier de Hauranne, qui portait, réunies en lui et vivantes, toutes les colères de la coalition, momentanément dissoute. Ce fut son souffle qui la ranima ; ce fut lui qui donna le signal de la reprise des hostilités dans un article que publia la Revue française. Il s’attachait à y prouver que les ministres étaient insuffisants ; qu’ils avilissaient le pouvoir par un système de corruption et de bascule qu’ils compromettaient le gouvernement représentatif par une outrageante affectation de dédain à l’égard de la Chambre, et à l’égard de la Couronne par une docilité sans mesure. Réduit à ses propres forces, M. Duvergier de Hauranne n’aurait probablement pas mené à bout l’entreprise. Mais avec lui, à côté de lui, et par suite d’un concert préalable, étaient descendus dans l’arène trois hommes de talent, appuyés sur la presse : M. Chambolle, rédacteur en chef du Siècle M. Léon Faucher, du Courrier français, M. Léonce de Lavergne, du Journal général de France. De sorte que la coalition avait pour organes officiels trois journaux quotidiens, dont deux appartenaient à l’Opposition dynastique et le troisième à l’école doctrinaire. Une force nouvelle venait de se produire ; elle eut, suivant l’usage, des adorateurs. Les ambitions commencèrent à se déclasser et la polémique se déchaîna. Le Constitutionnel était naturellement entré dans la ligue, que les feuilles radicales appuyaient, sans en faire partie, en haine du pouvoir. On fit, sur la maxime aussi folle que vantée le roi règne et ne gouverne pas, mille commentaires ingénieux, injurieux, menaçants, hypocrites, sincères. Avec une égale impétuosité, les uns attaquèrent la majesté royale, les autres la défendirent.

Et, comme pour combler la mesure des agitations, l’intolérance d’une partie du clergé vint tout-à coup ranimer les haines, à peine assoupies, du libéralisme. À Reims, un prédicateur de passage ayant osé, du haut de la chaire, laissé tomber sur le tombeau du captif de Ste-Hélène des paroles d’insulte, l’habitation du missionnaire fut envahie dans l’emportement d’une émeute aussi déplorable que le fait qui l’avait provoquée. À Clermont-Ferrand, un scandale inoui marquait, dans le même temps (11 décembre 1838), la mort d’un des plus hardis adversaires des jésuites, le comte de Montlosier. En vain M. de Montlosier avait-il témoigné sa ferme volonté de mourir dans les bras de l’Église ce que l’évêque de Clermont exigeait de lui, c’était le désaveu de sa vie entière, une rétractation publique, la condamnation de son fameux Mémoire à consulter ; et, parce qu’il avait refusé jusqu’au bout de croire les intérêts de la religion liés à la cause mondaine des jésuites, les portes du temple furent fermées à son cercueil. L’esprit de la Restauration semblait revivre : la ville de Clermont s’en émut ; et, avec une pieuse unanimité de regrets, d’étonnement, d’amertume, le peuple accompagna au champ du repos les restes mortels qu’abandonnaient les ministres du Dieu de la charité.

À ce scandale s’en joignit un autre d’une nature bien différente, mais qui n’en remua pas moins fortement l’opinion. Depuis quelque temps, de sourdes rumeurs faisaient courir dans Paris, mêlé à des accusations terribles, le nom de l’ancien préfet de police, M. Gisquet. On parlait d’actes condamnables commis dans l’exercice des fonctions publiques, on prononçait le mot de concussion, et certains détails dérobés au secret du foyer domestique étaient colportés par la haine, qui, en les répandant, les envenimait. Le Messager, journal du soir, éclata enfin. Dans un article où se trouvaient à demi soulevés des voiles mystérieux, M. Gisquet était désigné comme prévaricateur. Lui, blessé dans ce que l’homme a de plus cher, il résolut de porter devant les tribunaux son honneur déchiré, et de là un procès plein de tristes divulgations. On y lut publiquement une lettre dans laquelle M. Gisquet avait raconté lui-même l’histoire de ses passions intimes et les tourments cachés de son cœur. Des témoins nombreux furent entendus, et de leurs dépositions il résulta, non pas que M. Gisquet avait été un magistrat prévaricateur et concussionnaire, mais qu’il avait tiré parti de ses fonctions pour enrichir par des concessions non sérieuses, étrangères à l’intérêt public et nuisibles à des tiers, ses proches, ses amis, ses employés, une femme qu’il aimait et la mère de cette femme. Un ami de salon, Me Parquin, soutenait le plaignant. Me Mauguin l’accabla. Puis se leva l’avocat-général, M. Plougoulm, austère, inexorable. Et il entreprit de prouver, dans son réquisitoire, que M. Gisquet avait manqué à ses devoirs en consultant, pour la distribution de ses faveurs, ses affections personnelles, non le bien de la cité. Il lui imputait d’avoir ouvert les bureaux de la préfecture de police à l’avidité du gain, d’avoir transformé les employés de l’État en agents d’affaires, lui opposant l’exemple de M. Rieublanc, que n’avait pas gagné cette contagion. Il laissa aussi tomber un blâme foudroyant sur l’empire subi par suite de liaisons illégitimes, et sur ce qu’offrait de hideux le spectacle d’une mère allant toucher le prix du déshonneur de sa fille. Il reconnaissait, au reste, dans M. Gisquet des qualités précieuses : le courage, l’énergie, un vrai talent d’administrateur ; mais il le jugeait dépourvu de sens moral, et finissait par conclure à l’acquittement du Messager en ce qui concernait les attaques dirigées contre le fonctionnaire public, à la condamnation en ce qui touchait les attaques relatives à l’homme privé, la loi contre la diffamation mettant, sur ce dernier point, la vérité même en interdit. Le jury s’étant prononcé en sens inverse des conclusions de l’avocat-général, le Messager ne fut déclaré coupable que sur le fait de diffamation envers un fonctionnaire public, et la cour d’assises appliqua à M. Brindeau, gérant du journal, le minimum de la peine : cent francs d’amende.

Ainsi, une foule de causes diverses concouraient à augmenter l’ébranlement des esprits : actes de corruption électorale hardiment dénoncés, royauté prise à partie, réveil du fanatisme religieux, condamnation morale prononcée par un fonctionnaire du jour contre un fonctionnaire de la veille.

Voilà sous quels auspices s’ouvrit la session de 1839. De retour à Paris, MM. Thiers et Guizot avaient trouvé la coalition debout et prête. La confiance leur revint. Dans le Journal général, dont il avait fait une véritable machine de guerre, M. Duvergier de Hauranne ne cessait d’encourager les timides, de harceler les indifférents. Aux noms de MM. de Rémusat, Piscatory, Étienne, Jaubert, Duchâtel, etc., on eut ajouté volontiers sur la liste de la coalition celui de M. Dupin aîné. Mais lui, tremblant de perdre la présidence de la Chambre, il se renfermait dans une réserve obstinée. M. Duvergier de Hauranne, dans le Journal général, le somma hautement de se prononcer, le menaça, le poursuivit tout fut inutile. M. Dupin attendait.

Enfin le moment vint où les deux armées en présence allaient se mesurer : le 17 décembre 1838 eut lieu la lecture du discours de la Couronne, espèce de harangue insignifiante et vague comme à l’ordinaire, mais qui servait à dessiner le champ de bataille. La coalition eut d’abord le dessous, M. Dupin l’ayant emporté, grâce à l’appui du ministère, sur M. Passy, candidat des coalisés pour la présidence de la Chambre ; mais bientôt la chance tourna. Parmi les membres de la commission nommée pour la rédaction du projet d’adresse, trois seulement, MM. Debelleyme, de la Pinsonnière et de Jussieu, tenaient pour le ministère ; les autres appartenaient tous à la coalition : c’étaient MM. Thiers, Guizot, Duvergier de Hauranne, Étienne, Mathieu de la Redorte, Passy.

Pour mieux assurer leur triomphe, les six élus de la coalition convinrent de décider entre eux dans un conciliabule particulier, toutes les questions qui devaient être traitées dans le projet d’adresse, sauf à les soumettre ensuite, pour la forme, aux trois membres composant la minorité. C’est ce qui fut fait. M. Duvergier de Hauranne, on peut le dire, tenait la plume ; M. Thiers et M. Guizot dictaient.

Or, depuis l’adresse des 221, jamais rédaction parlementaire n’avait été aussi agressive que celle dont les deux principaux ministres du 11 octobre fournirent alors la pensée et les termes. On y exprimait l’espoir que, sous un gouvernement jaloux de la dignité nationale, la France conserverait son rang dans l’estime du monde ; on y regrettait que l’évacuation d’Ancône se fût effectuée sans les garanties qu’aurait dû stipuler une politique sage et prévoyante ; on y rappelait avec amertume les malheurs passés de la Pologne et les malheurs présents de l’Espagne ; le dissentiment survenu entre la France et la Suisse y était sévèrement apprécié, et la conversion des rentes mise au nombre des mesures commandées par l’opinion ; enfin il y était dit : « Une administration ferme, habile, s’appuyant sur les sentiments généreux, faisant respecter au dehors la dignité du trône et le couvrant au dedans de sa responsabilité, est le gage du concours que nous avons tant à cœur de vous prêter » : avertissement qui semblait cacher une menace !

MM.  Debelleyme, de la Pinsonnière et de Jussieu se réunirent pour combattre un projet où ils ne voyaient qu’un appel aux passions révolutionnaires ; mais ils se heurtaient à une majorité impérieuse, résolue, opiniâtre, qui voulait, qui croyait vaincre, et ne respirait que le combat. Quant à M. Dupin, qui, en qualité de président de la Chambre, faisait de droit partie de la commission, il garda une stricte neutralité tant que les chances restèrent incertaines ; mais, les débats terminés, il tira de sa poche un papier, confident de son culte pour la décision du succès, et il fit aux membres de la commission, qui le regardaient avec un mélange de surprise et d’ironie, la déclaration suivante : « Je ne veux pas que l’on puisse penser que je cherche à m’envelopper dans une inviolabilité sournoise. J’ai mis par écrit mon opinion sur l’adresse : je vais vous en donner lecture. » Et il lut, en effet, une note par laquelle il déclarait qu’à son sens une administration plus forte était nécessaire : 1o  pour couvrir la Couronne contre les attaques dont elle était l’objet ; 2o  pour rallier une majorité dans la Chambre, scindée en deux moitiés égales et partagée comme en deux camps rivaux ; 3o  pour imprimer une marche plus nette aux affaires et relever l’administration aux yeux du pays. Il serait difficile de peindre quelle fut, à ces mots, la stupeur de MM. Debelleyme, de Jussieu et de la Pinsonnière. Ils s’expliquaient mal que M. Dupin, porté au fauteuil de la présidence par les suffrages du parti ministériel, se rangeât si facilement du parti des coalisés : il se décidait bien tard ! et il allait du côté des victorieux !

Le 4 janvier 1839, la Chambre eut connaissance du projet d’adresse, et l’on devine combien furent divers et emportés les sentiments qu’il excita. Les uns ne se possédaient pas de joie et se répandaient en éloges. Les autres s’indignaient : MM. Guizot et Thiers osaient donc tendre la main, comme Opposition, à cette Pologne qu’ils avaient abandonnée comme gouvernement ! Ce trône qu’ils avaient autrefois couvert de la sanglante égide des lois de septembre, voilà qu’eux-mêmes ils venaient le livrer aux coups des partis en fureur ! On remarquait, en outre, qu’impitoyable pour les actes du ministère Molé, le projet d’adresse était, en ce qui concernait l’avenir, d’une réserve excessive ; et l’on concluait de là que les rédacteurs, qui entendaient redevenir ministres, n’avaient voulu se lier par aucun engagement. Eh quoi ! eux qui s’exprimaient d’une manière si nette sur la nationalité polonaise, déjà sacrifiée, ils n’avaient rien trouvé à dire sur la nationalité belge en péril, que ces mots cruellement vagues : Nous attendons le résultat des négociations ! La réticence n’était-elle pas significative ? Ne suffisait-elle pas pour trahir derrière l’étalage des principes la présence des ambitions ?

Tels étaient les discours par lesquels on s’animait de part et d’autre à la lutte prochaine, lorsque tout-à-coup fut lancée une nouvelle dont le ministère avait beaucoup espéré : le drapeau tricolore flottait sur les murs de Saint-Jean-d’Ulloa. Après avoir long-temps, et toujours en vain, demandé justice au gouvernement du Mexique de certains griefs justement élevés par les négociants français, le Cabinet des Tuileries avait enfin recouru à la force. Le président Bustamente ayant repoussé l’ultimatum de la France présenté par le baron Deffaudis, les ports de la république mexicaine avaient été mis d’abord en état de blocus. Mais le Mexique s’obstinant dans ses refus, le contre-amiral Baudin, vaillant homme de mer, était parti avec mission d’en finir ; et le 27 novembre 1838, cinq vaisseaux d’attaque bombardaient le fort de St-Jean-d’Ulloa. Dans l’espace de 4 heures, les cinq vaisseaux avaient tiré 8,000 boulets et 320 bombes ; l’Iphigénie seule, avec ses 30 canons de sabord, avait lancé 3,400 boulets, plus de 4 coups par pièce à la minute la tour des signaux, à St-Jean-d’Ulloa, ne présentait plus que débris ; le Caballero, géant de pierre, était tombé l’ennemi n’avait plus qu’à se rendre. Le général mexicain Rincon occupait Vera-Cruz : le contre-amiral Baudin le fit prévenir, par le lieutenant Doret, que si, dans la matinée du 28, à huit heures, la capitulation n’était pas signée, les Français recevraient le signal de l’assaut. Le général attendit jusqu’au dernier moment, mais il signa. Le fort était remis aux Français, la garnison de Véra-Cruz réduite de 4,000 hommes à 1,000, et une indemnité garantie aux Français qui avaient été forcés de quitter la ville.

C’était là un glorieux, un brillant fait d’armes, et le prince de Joinville y avait pris une part aussi active qu’honorable. Mais, loin d’en attribuer le mérite au ministère, les coalisés lui reprochèrent de n’avoir pas adopté plus tôt le système de la vigueur ; et faisant le compte des malheureux qu’étaient venus frapper sur l’escadre de blocus le Vomito et la nèvre jaune, ils accusèrent hautement le Cabinet d’avoir retardé le triomphe pour en répandre sur la discussion de l’adresse l’influence et l’éclat.

Ce fut le 7 janvier 1839 que commença la lutte si impatiemment attendue. Et jamais il n’y en eut de plus animée. Deux hommes y figurèrent en première ligne, M. Thiers et M. Guizot : l’un brillant et ingénieux, infatigable et hardi ; l’autre froidement hostile, provocateur, violent dans sa gravité, et ne laissant percer dans sa parole qu’une partie des colères que contenaient son regard, son geste, la fatigue de ses traits et sa lèvre haineuse. Qui les eût dit alliés, ces deux hommes ? Et jusque dans le fond de leurs discours, quelle diversité ! Car, ce que M. Guizot, à l’entendre, ne pouvait pardonner aux ministres, c’était d’avoir décrié la vieille politique, avili le commandement, rempli toute chose d’anar.chie, et, en penchant tour-à-tour à gauche et à droite, rendu les anciennes amitiés défiantes, les alliances incertaines. Selon M. Thiers, au contraire, la faute était de n’avoir donné l’amnistie que le lendemain d’un échec, de n’avoir pas su discerner l’heure précise à laquelle la cause de l’ordre devenait moins nécessaire à défendre que celle de la liberté, et d’avoir par là dépassé le but, à l’exemple de la Révolution, qui, voulant réformer le pays, y avait entassé des ruines ; de l’Empire, qui, nous apportant la victoire, avait fini par nous donner le despotisme et la défaite ; de la Restauration, qui, venue pour réconcilier la monarchie avec l’esprit nouveau, était morte dans un coup d’État. Qu’avez-vous fait du pouvoir ? criait aux ministres M. Guizot. Qu’avez-vous fait de la liberté ? leur criait M. Thiers. Attaques contradictoires qui condamnaient assez l’alliance !

M. Molé, à la Chambre des, pairs, avait tenu bon contre MM. Cousin, Villemain, de Broglie, de Montalembert ; à la Chambre des députés, il se défendit mieux qu’on ne croyait. Il eut des répliques fort heureuses, soudaines. M. Guizot ayant cité, en l’appliquant aux courtisans, le mot de Tacite omnia serviliter pro dominatione, ils font tout servilement pour devenir les maîtres, « Quand Tacite disait cela, répondit M. Molé, il ne parlait pas des courtisans, il parlait des ambitieux. » De leur côté, les autres ministres, MM. de Salvandy, de Montalivet, Barthe, Martin (du Nord) firent effort contre la coalition, non sans fermeté.

Mais les coups se succédaient, le péril grossissait d’heure en heure, et les ennemis du ministère semblaient se multiplier. Ce fut d’abord la dialectique serrée, nourrie de faits de M. Billault. Puis vinrent les sorties de M. Duvergier de Hauranne contre l’emploi des moyens corrupteurs, et son acre persimage. « Votre discours n’est qu’un mauvais pamphlet », s’écria M. Molé poussé à bout. Et l’orateur de poursuivre, plus implacable encore et plus pressant. Alors se produisit un incident curieux, inattendu. M. Odilon Barrot s’effraya presque de l’effervescence de ses nouveaux amis, et le rôle de modérateur lui plut. Il s’essaya donc gravement à calmer la tempête couvrant à demi de sa protection le ministère trop impétueusement assailli. Il demandait qu’on épargnât davantage les personnes, qu’on s’occupât des principes. Recommandation fort inutile ! Les esprits étaient en ébullition. La haine débordait.

Jusqu’alors, M. de Lamartine s’était abstenu ; mais on n’ignorait pas de quel côté il voulait peser : son choix était déjà fait. Le parti ministériel ayant peu d’orateurs, avait eu soin d’entourer d’avance M. de Lamartine ; et lui, soit dédain pour ce que la coalition cachait d’intrigues, soit désir de se mesurer avec les princes de la parole, soit générosité, puisque le ministère chancelait, il avait promis son appui. Il monta donc à la tribune, élevé et comme porté par l’enthousiasme du Centre, qui mettait en lui son espoir. Toutefois, il appuya les ministres par son patronage plutôt que par son approbation. Qu’une Opposition sérieuse se levât, qu’elle prît le progrès social pour devise, qu’elle eût de vrais principes, un programme sincère… il était prêt à y entrer. Mais que lui importait une ligue formée par de vulgaires ambitions ? Il ne pensait pas d’ailleurs que la prérogative parlementaire, comme on l’avait tant repété, courût risque de périr. « Que peut contre vous la royauté, s’écriait-il ? Un coup d’État, c’est-à-dire un crime. Et vous savez s’il reste plus de trois jours impuni ! »

Les débats durèrent plusieurs jours. Et quel emportement dans l’attaque, que d’opiniâtreté dans la défense ! Tantôt, c’était M. Guizot qui, prenant article par article le projet d’adresse, s’attachait à prouver contre M. Liadières, que la rédaction n’en était ni inconstitutionnelle, ni révolutionnaire, ni factieuse ; tantôt, c’était M. Thiers qui enlaçait les ministres dans les innombrables liens de sa subtile éloquence. M. Mauguin traita la question belge avec une remarquable supériorité de vues. Au sujet de l’évacuation d’Ancône, la dépêche du 14 mars fut victorieusement opposée au président du Conseil, qui ne se justifia que par la lecture imprévue de certaines pièces diplomatiques dont il exagérait habilemènt la valeur et dont il refusait communication à ses adversaires.

La lutte touchait à sa fin. Le projet d’adresse se trouvait modifié dans le sens du ministère par quelques amendements ; mais ils avaient été contestés avec tant de puissance et si péniblement obtenus, que la chute du Cabinet n’était plus un doute pour personne. Restait, cependant, une dernière épreuve le paragraphe dirigé contre les empiétements de la Couronne n’était pas encore voté. Les membres qui composaient la majorité de la commission tinrent conseil, et M. Thiers proposa l’atténuation du paragraphe. Il insistait sur les susceptibilités monarchiques de la Chambre, sur la nécessité d’y avoir égard, sur le danger de compromettre par trop de hardiesse le succès devenu certain. Et tous d’applaudir, deux hommes exceptés : M. Duvergier de Hauranne et M. Guizot. M. Guizot, surtout, se révoltait à la seule idée d’affaiblir l’attaque. Précipité vers les extrêmes par l’excès du ressentiment, et arrivé à ce point d’exaltation qu’il ne savait plus se modérer, même pour réussir, il combattit l’opinion de M. Thiers, mais sans l’emporter. Il se désolait, lorsque, pensant tout-à-coup à M. Odilon Barrot : « M. Barrot, dit-il, est notre allié. Changer le texte convenu sans en conférer avec lui est absolument impossible. » L’observation était juste : on dut se décider à consulter le chef de la Gauche. Et M. Guizot allait se félicitant de son heureuse inspiration, car il tenait pour certain que M. Barrot n’oserait pas se montrer plus monarchique que lui. Il en fut autrement. Interrogé, M. Barrot n’hésita pas à se prononcer pour une rédaction moins âpre, moins menaçante. On convint, en conséquence, d’un amendement que M. Billault devait présenter le lendemain et qui devait être adopté par la commission. Mais, dans la soirée, M. Odilon Barrot ayant raconté à ses amis ce qui venait de se passer et s’étant vu désapprouvé par eux, le projet d’amendement fut abandonné, et l’on attaqua les usurpations de la prérogative royale aussi péremptoirement que M. Guizot le désirait.

Du reste, les appréhensions de M. Thiers ne devaient pas se réaliser. Au vote définitif, 221 voix adoptèrent l’adresse modifiée. Quant à l’adresse rédigée par la commission, elle eut pour elle 208 voix, et, dans le nombre, celle du marquis de Dalmatie, fils du maréchal Soult, celle de son gendre, M. de Mornay, celles enfin des deux frères de Casimir Perier. Le ministère se sentit perdu. Mais le roi était là, encourageant ses ministres, leur soufflant la persévérance, les excitant à ne pas abandonner, par une soumission trop prompte aux décisions de la Chambre, le soin de la prérogative royale. On tenta donc un nouvel effort. Le corps électoral pouvait être séduit ou intimidé : on le crut, et la Chambre fut dissoute.

Alors vous eussiez vu, dans cette arène ouverte aux passions, les partis se précipiter pêle-mêle et haletants. Ce fut un désordre sans nom, une corruption sans exemple, un déchaînement inoui de violences. Pour écraser ses ennemis et pour vivre, le ministère mit tout en feu. De chaque coin de la France, préfets et sous-préfets sont mandés à Paris, et ils regagnent aussitôt leur poste, chargés de firmans électoraux. La province est inondée de feuilles ministérielles distribuées d’une main prodigue, au compte des fonds secrets. On promet, on menace. M. Persil, président de la commission des monnaies, était entré dans la coalition : on oublie ses déplorables services, et traité de factieux par le Journal des Débats, accusé d’avidité par la Presse, il est frappé d’une destitution aussi brutale qu’imprévue. M. Bruley, préfet de Tarn-et-Garonne, dénoncé comme un fonctionnaire trop indépendant, est appelé à Paris, et il se croise en quelque sorte, sur la route, avec son successeur. En vue des élections, les places sont comme mises à l’encan. On accorde aux communes qu’il faut gagner, les secours qu’elles réclament, soit pour réparer une église, soit pour achever un pont, soit pour fonder un hospice, soit pour établir une bibliothèque. Les pamphlets soldés par la police succèdent aux pamphlets ; et, suivant une expression du temps, les malles-postes parties de la capitale pour sillonner la France gémissent sous le poids des calomnies qu’elles transportent. Un formidable système de dénigrement poursuit, atteint et enveloppe quiconque s’est déclaré contre le ministère. M. Guizot est déchiré par des hommes qui furent ses amis. Les sympathies de M. Thiers pour la reine Christine sont commentées par les plus odieux mensonges, et on lit dans une feuille ministérielle : « Au dernier bal donné par le prince T… chacun remarquait un admirable collier de perles que portait Mme Thiers et qu’on estimait 50,000 fr. Il se disait hautement que ce collier avait été donné à Mme Thiers par la reine d’Espagne. »

De son côté, la coalition troublait, agitait, tourmentait, embrasait le pays. En face du comité Jacqueminot, qui appuyait le ministère, s’étaient formés plusieurs comités répondant aux divers partis confondus dans la coalition, savoir le comité doctrinaire, composé de MM. Guizot, Persil, Duchâtel, Joseph Périer, de Rémusat, Raguet-Lépine, Jaubert, Duvergier de Hauranne le comité du Centre Gauche, composé de MM. Thiers, Berger, Boudet, Caumartin, Mathieu de la Redorte, Cochin, de Dalmatie, Ganneron, Gouin, Muteau, Sapey ; le comité de la Gauche, composé de MM. Barrot, Chambolle, Clauzel, Tracy, Isambert, Guyet-Desfontaines, Demarçay. Et, au-dessus de ces réunions, on en avait formé une dans laquelle figuraient les chefs et qui devait imprimer à la coalition un mouvement d’ensemble.

Là venaient aboutir les renseignements ; là s’opérait entre des hommes autrefois rivaux ou ennemis, je ne sais quel bizarre échange de services et de complaisances ; là brûlait le foyer des frivoles désirs et des passions jalouses. Que d’espérances couronnées si l’on triomphait ; et, si l’on succombait, quelle honte ! Mais, pour l’activité, pour remportement, pour l’énergie factieuse, pour le délire de la colère allumée dans l’ambition, nul n’égalait M. Guizot. « C’est un austère intrigant », avait dit de lui un littérateur de l’époque, M. de Latouche, homme d’un esprit étincelant et d’une implacable probité. Et ce mot terrible, les adversaires de M. Guizot se plaisaient alors à le répéter. Martyr, en effet, de son propre orgueil, esclave des plus fougueuses puissances de l’âme, tantôt, s’adressant à ceux qui exerçaient encore des fonctions, comme M. Vivien, il leur demandait d’émouvoir l’esprit public par l’éclat de démissions collectives et hautaines ; tantôt il gourmandait les scrupules de M. Barrot, alarmé du concours des légitimistes ; tantôt enfin, la bile sur le front et l’oeil plein de haine, il criait à ses alliés, trop timides : « N’oubliez pas, surtout, n’oubliez pas de faire peur aux préfets. Qu’ils sachent bien que demain peut-être nous serons vainqueurs et… inflexibles. »

Des comités avaient pris naissance dans presque toutes les villes de France, qu’entraînait l’exemple de Paris ; et il fallait, par d’imposantes démonstrations empêcher la dispersion des efforts et les défiances. La coalition, d’ailleurs, ne devait pas avoir l’air d’un complot. Les chefs résolurent donc de continuer par des manifestes la guerre commencée par une attaque souterraine. Des déclarations publiques, véritables réquisitoires contre le Cabinet, lurent adressées à Aix par M. Thiers, à Chauny par M. Odilon Barrot, à Sancerre par M. Duvergier de Hauranne, à Napoléon-Vendée par M. Chambolle, à Lisieux par M. Guizot. Ce dernier fit plus et, comme les ministériels, semant répouvante, affectaient d’appeler la coalition la faction de la guerre, il écrivit à M. Leroy-Beaulieu une lettre que les journaux publièrent et dans laquelle il s’exprimait en ces termes, touchant la paix :

La paix peut être compromise de deux manières :

Par une politique faible, peu digne, et qui blesserait l’honneur national ;

Par une politique imprévoyante, malhabile, et qui conduirait mal les affaires.

La France est susceptible, très-susceptible pour la dignité de sa vie nationale et de son attitude dans le monde. Grâces lui en soient rendues ! La susceptibilité publique, populaire, ce sentiment soudain, électrique, un peu aveugle, mais puissant et dévoué, c’est l’honneur, c’est la grandeur des sociétés démocratiques ; c’est par là que, malgré leurs inconséquences et leurs faiblesses, elles se relèvent et retentissent avec éclat dès que cette noble fibre est émue. Et que le gouvernement le sache bien ; elle peut paraître molle, inerte, et tout-à-coup s’émouvoir, s’ébranler et tout agiter par son ébranlement. Vous aimez la paix ; vous voulez la paix. Prenez soin, grand soin de la dignité nationale : donnez-lui satisfaction et sécurité. Si elle doute, si elle s’inquiète, inquiétez-vous aussi pour la paix. Ses biens sont grands et doux ; mais un pays libre ne les achètera pas long-temps au prix d’une souffrance morale et d’un malaise offensant.

C’est d’ailleurs une situation si commode, une si grande force pour le gouvernement que de se mettre en sympathie avec la fierté nationale et de s’en faire un bouclier ! Que d’embarras il peut s’épargner, que de questions il peut résoudre par ce seul moyen ! En toute occasion, à chaque instant, ces étrangers, à qui vous avez à faire, vous observent, vous tâtent. Qu’ils vous sachent fiers et fermes, ils mesureront, ils contiendront leurs paroles, leurs actes ils y regarderont à deux fois avant d’engager une question et de courir une chance contre vous. Mais s’ils vous trouvent, s’ils vous sentent un peu timides, irrésolus, enclins à éluder, à céder, croyez-vous qu’ils vous feront des conditions meilleures, qu’ils vous traiteront avec plus de ménagement ? Tout au contraire : ils insisteront, ils presseront, ils inquiéteront ; ils se soucieront peu de vous susciter des affaires, ils compteront peu avec vous. Et la paix, chargée d’embarras, de questions, d’ennuis, de dégoûts, deviendra de plus en plus incommode, difficile, et se trouvera enfin en péril, quoi que vous ayez fait pour la maintenir.

Grand et noble langage, mais bien différent de celui que M. Guizot devait tenir plus tard comme ministre des affaires étrangères !

Tout-à-coup, et du sein de tant de clameurs confuses, s’éleva une voix imposante dans un discours aux électeurs de Vitry, M. Royer-Collard condamna formellement la coalition. Immense sujet de joie pour la Cour et de fureur pour ses ennemis ! M. RoyerCollard, jusqu’alors respecté par la polémique, se vit en butte à des traits empoisonnés. L’envie, disait-on, est montée à son cœur, et la supériorité de M. Guizot, son ancien disciple, l’accable.

Ainsi, les opinions déroutées, les anciennes amitiés méconnues, les ennemis de la veille se réveillant alliés, le pouvoir convoité à outrance, les ministres à bout de moyens corrupteurs, la société troublée par le choc de mille passions personnelles et factices, des hommes qui avaient exagéré l’ordre exagérant jusqu’à l’esprit de faction, l’autorité avilie par l’action d’autrui et par son action propre, l’insulte devenue l’arme de chacun, l’administration au pillage, et la royauté planant inquiète audessus d’un tel chaos, voilà le spectacle que présentait alors, abandonné à lui-même, le régime monarchique établi en France.

Aussi, quel sujet de joie amère et d’ironie pour les républicains, témoins de tant de complications misérables ! Dans un pamphlet qu’il publia sous ce titre : État de la question, M. de Cormenin s’écria : « La France veut le gouvernement du pays par le pays. La Cour veut le gouvernement personnel du roi. Au bout de l’un se trouvent l’ordre et la liberté : au bout de l’autre se trouve une révolution. Voilà l’état de la question. »

Cependant, l’heure décisive approchait. À Paris le succès électoral de la coalition fut éclatant : sur douze colléges elle en obtint huit par l’élection de MM. Ganneron, Eusèbe Salverte, Legentil, Carnot, Moreau, Galis, Cochin, Garnon ; et le ministère quatre seulement, par l’élection de MM. Jacqueminot, Jacques Lefebvre, Beudin et Laurent de Jussieu. Dans les départements, mêmes résultats en faveur de la coalition.

Aux attaques dont le ministère Molé était assailli de tant de côtés à la fois le parti légitimiste joignait les siennes. M. de Genoude, surtout, dans la Gazette de France, inquiétait le pouvoir et le harcelait.

Admis dans le sacerdoce après avoir été marié, M. de Genoude tenait à la fois du prêtre et du laïque. Il avait, du prêtre, le maintien composé, le calme dans l’audace, les passions sourdes, la tenacité ; mais il dédaignait les petites pratiques, ne se piquait nullement d’intolérance, et employait sans scrupule les procédés mondains. Mélange bizarre qui faisait de lui un caractère à part, et qui se retrouvait jusque dans son costume, moitié frac et moitié soutane ! Ses manières étaient onctueuses et ses paroles remplies de miel ; mais dans l’expression caressante de son regard la fermeté perçait, et sa physionomie annonçait la résolution, quoique habituellement amollie par un sourire insinuant. Il apportait, du reste, beaucoup de soin à se donner les dehors de la modération. Sa polémique, toujours subtile, était en général exempte de brutalité ; et il excellait à embarrasser ses adversaires par de longues citations, des rapprochements, des sophismes naïvement présentés, des attaques doucereuses et une dialectique de théologien. La révolution de juillet ayant mis à nu les fautes de la Restauration, souvent dénoncées par M. de Genoude, il en avait profité pour s’imposer aux légitimistes, dont il traitait les préjugés sans ménagement, et qu’il traînait à sa suite d’une main vigoureuse. S’il se montrait quelquefois violent, c’était à l’égard de son propre parti ; mais, à l’égard du parti démocratique, dont il aurait voulu absorber la popularité et vers lequel il se sentait entraîné par un penchant secret, rien n’égalait l’habileté de ses prévenances et sa courtoisie. Il faisait aux chefs républicains des avances continuelles, résistant à leurs refus, s’étudiant à désarmer leurs défiances, les engageant bon gré mal gré dans ses tentatives et se disant plus jaloux de leur estime que de celle des premiers souverains de l’Europe. Jamais homme ne sut mieux mettre à profit toute chose. Il disposait d’un journal, et, par calcul, il en faisait l’écho des louanges que lui adressaient ses partisans. Tourné en ridicule par ses ennemis, il s’en vantait, et déconcertait le sarcasme à force de le braver. De sorte qu’il en était venu à transformer l’obstacle en moyen et faisait servir l’injure même à sa renommée. Son but, il le poursuivait d’un pas infatigable à travers les procès, les invectives, les moqueries, les échecs, les mécomptes. Quand on le croyait abattu, il se relevait tout-à-coup, souriant et fier. Le lendemain d’une défaite incontestable, il se proclamait vainqueur. Il se donnait pour alliés des hommes qui repoussaienthautementson alliance, et il leur eût volontiers prouvé à eux-mêmes qu’ils étaient des siens. C’était, en un mot, un des hommes les plus remarquables, les plus divers et les plus singuliers de son temps.

Il avait bien compris, doué qu’il était d’une vive intelligence, qu’entre le peuple et Henri V il y avait tout un passé à voiler ou plutôt à détruire. Aussi, n’hésitait-il pas à proclamer le principe de la souveraineté nationale, mais avec une restriction qui emportait le principe. Car, à l’entendre, la souveraineté se serait composée, par essence, des droits de la nation et de ceux du roi, sans qu’il fût possible à l’une de ces deux puissances de nier la légitimité de l’autre. De sorte que M. de Genoude s’ingéniait à combiner, par un vain, par un monstrueux assemblage, ses tendances monarchiques et les emprunts que son habileté faisait à la démocratie. Il n’admettait, d’ailleurs, que l’élection à deux degrés, sûr moyen de rétablir les grandes influences locales, influences de richesse et de sacristie. Or, de tout cela il résultait que M. de Genoude se trouvait repoussé, et par les républicains, auxquels son rôle d’homme de parti était suspect, et par ceux des légitimistes qui étaient restés fidèles au culte de la monarchie absolue. Mais il n’en continuait pas moins sa route, fatiguant les ministères nés de 1830, de sa haine obstinée et de son intarissable polémique.

Le Cabinet du 13 avril eût difficilement résisté à tant d’assauts : sa dernière heure approchait, et malheureusement elle coïncidait avec le succès sinistre des négociations suivies, à Londres, au sujet de la nationalité belge.

Nous avons dit les clauses du traité des vingtquatre articles, son esprit, son but. En livrant à la Hollande Venloo, Maëstricht, la rive droite de la Meuse, le grand-duché de Luxembourg, il relevait en partie la barrière qu’en 1815 le congrès de Vienne avait construite contre nous et qu’en 1830 les journées de septembre avaient abattue. Le gouvernement français n’aurait donc jamais dû souscrire à un pareil traité, et, la faute commise, il y avait pour lui honneur et devoir à saisir toutes les occasions légitimes de la réparer.

Quelle était la situation ? En 1832 la Belgique avait accepté le traité des vingt-quatre articles, mais en poussant un cri de désespoir, mais en prenant les peuples à témoin de la violence faite à sa faiblesse. Il était d’ailleurs bien entendu qu’elle n’acceptait que sous trois conditions : la première, qu’à ce prix sa nationalité serait unanimement reconnue par les Puissances contractantes ; la seconde, que le contrat liait les cinq grandes Cours ; la troisième, qu’il était obligatoire pour les Hollandais comme pour les Belges.

Or, de ces trois conditions pas une n’avait été remplie.

Parmi les Puissances contractantes, il n’y avait que la France et l’Angleterre qui eussent franchement reconnu et sanctionné la révolution belge en envoyant des ministres à Bruxelles. L’Autriche et la Prusse n’y avaient eu que des chargés d’affaires. La Russie ne s’y était fait représenter par personne.

En second lieu, le traité des vingt-quatre articles n’avait jamais eu, même dans la pensée des Puissances signataires, le caractère d’un contrat inviolable, définitif ; et la preuve, c’est que l’Autriche, la Russie, la Prusse, loin de tenir la main à l’exécution des ordres de la Conférence, avaient au contraire encouragé les résistances du roi Guillaume et refusé ouvertement leur adhésion au siège d’Anvers ; la preuve encore, c’est qu’après le siège d’Anvers, la France et l’Angleterre s’étaient arrêtées, n’osant pousser plus avant dans les voies de la contrainte et laissant la question pendante. Au reste, ce qui ne permettait à cet égard aucun doute, c’étaient les termes de la convention qui, en mai 1833, avaient constitué le provisoire : « Les hautes parties contractantes s’engagent à s’occuper sans délai du traité définitif qui doit fixer les relations entre la Belgique et les États de S. M. le roi des Pays-Bas. » On avouait donc que le traité des vingt-quatre articles n’était pas définitif !

À son tour, le roi Guillaume le regardait si peu comme obligatoire pour lui, que son refus d’y obtempérer durait depuis sept ans.

Ainsi, la Belgique avait trois motifs péremptoires pour se croire déliée des suites d’une acceptation qui, encore une fois n’était de sa part qu’un douloureux hommage de la faiblesse à la force.

Et la cause de la Belgique était d’autant plus sacrée, que les Luxembourgeois et les Limbourgeois se sentaient Belges ; qu’ils voulaient rester Belges ; qu’ils avaient des représentants dans les deux Chambres et jusque dans le Conseil de Léopold ; qu’ils s’étaient armés en 1830 pour la séparation des deux pays ; qu’il s’agissait de les mettre à la merci d’un monarque par eux combattu et outragé qu’il s’agissait de courber des catholiques sous un joug protestant.

Donc, nécessité d’affranchir les frontières de France injurieusement surveillées, droit résultant de l’inexécution d’un contrat essentiellement synallagmatique, honneur, justice, humanité, tout faisait une loi au Cabinet des Tuileries de négocier l’annulation du traité des vingt-quatre articles.

Il n’en fit rien. Il se contenta de solliciter la réduction des charges financières imposées à la Belgique, ce qu’on lui accorda sans peine, la Conférence ne tenant qu’aux clauses territoriales du traité, attendu que c’était par là qu’il blessait la France !

Il est vrai qu’en 1833, la diplomatie belge avait eu le tort d’invoquer la validité de l’acte fameux dont la Belgique en 1839, ne voulait pas. Mais ce tort faisait-il disparaître les raisons d’intérêt national, de droit, d’équité, de haute morale, par lesquelles la diplomatie française devait se conduire ? Les habitants du Luxembourg et du Limbourg en étaient-ils moins Belges ? et le gouvernement français en devenait-il moins coupable de tremper dans le complot qui disposait d’eux, sans eux, malgré eux et contre eux ?

Quoi qu’il en soit, le roi Guillaume s’étant enfin décidé à l’acceptation du traité, la Belgique fut sommée de se soumettre. À quelle douleur, à quelle indignation elle s’abandonna, il est facile de le deviner. Un moment on put croire qu’elle chercherait dans d’héroïques extrémités son salut ou du moins son honneur. Le ministre des finances vint demander à la Chambre des représentants de rendre exigibles les six premiers mois de la contribution foncière. En vue de la guerre possible ou, plutôt, probable, on jeta les yeux sur le général polonais Scrzynecki. Mais, comme la France, la Belgique avait à compter avec des passions toutes carthaginoises. Les commerçants d’Anvers, de Liège, de Bruxelles, ne manquèrent pas de représenter, dans des adresses lancées avec un déplorable courage, que la guerre aurait pour conséquences d’anéantir le crédit, de paralyser les opérations industrielles de faire clore les frontières de Prusse, fermer l’Escaut, mettre en état de siège Ostende et la côte, séquestrer les navires belges et leurs cargaisons. C’était là évidemment la petite prudence. La grande prudence, Guillaume l’avait pratiquée, lorsque, durant sept années, il avait mis la Conférence au défi d’embraser l’Europe pour se faire obéir ! Mais l’égoïsme mercantile ne voitni d’aussiloinni aussi juste.

Il faut le dire, toutefois ce qui semblait donner raison au commerce belge, c’était l’attitude du gouvernement français. « Osez affirmer, criaient les marchands d’Anvers à leurs adversaires, que si nous tirons l’épée, le Cabinet des Tuileries nous protégera. C’est peu : osez affirmer qu’il ne se joindra pas contre nous à nos oppresseurs ! »

Ce fut le 18 février (1839) que le ministre des affaires étrangères en Belgique, M. de Theux, proposa au vote des représentants l’acceptation du fatal traité, pendant qu’au dehors la foule s’entassait et grondait. La lecture n’était pas achevée que les colères se firent jour. « Hommes misérables, s’écria M. Dumortier en s’adressant aux ministres, ne voyez-vous pas que c’est par votre faute que la Belgique est conduite à sa honte et à son malheur Qui donc a pu vous porter à un tel acte de pusillanimité ? Où sont ces forces qui se préparent à accabler la patrie, à envahir la Belgique ? Si votre intention était de céder à de dégradantes conditions, pourquoi avez-vous mis dans la bouche du roi ces mots de persévérance et de courage, qui ont retenti dans nos cœurs ? Persévérance ! Vous n’en avez pas. Courage ! Vous n’en aurez jamais. »

Le 18 mars (1839), et après de tumultueux débats, la Chambre belge adopta, à la majorité de 58 voix contre 42, la loi fratricide qu’on lui présentait. M. Gendebien formula son vote en ces termes : « Non, non, trois cent quatre-vingt mille fois non ! pour autant de Belges sacrifiés. » Et, sortant de la salle, il courut écrire une lettre dans laquelle il déclarait renoncer à sa qualité de représentant.

Avant la discussion, trois ministres, MM. Ernst, d’Huart et de Mérode, avaient sacrifié leurs portefeuilles à l’honorable conviction que la Belgique se devait de ne point reculer devant la menace, si sa destinée était de céder à la force. Quant au Sénat, il ne tarda pas à ratifier la sentence prononcée contre la nationalité belge.

Chose consolante et dont il faudra que la postérité se souvienne ! plus que de nos propres mal heurs la partie saine du peuple français fut touchée du malheur de la Belgique. Et quelle âme généreuse ne se révolterait pas contre l’insolence de tels partages qui nous montrent les potentats s’adjugeant la propriété des peuples et se distribuant des têtes d’hommes ainsi que des têtes de bétail !

Ce dernier triomphe de la diplomatie monarchique ne suivit que de quelques jours la chute des ministres français qui venaient d’en accepter, pour leur part, la triste responsabilité. Le 8 mars (1839), le ministère Mole avait donné sa démission.

Il durait depuis près de deux ans (du 15 avril 1837 au 8 mars 1839). Son existence avait été marquée : à l’intérieur, par l’amnistie ; à l’extérieur, par l’évacuation d’Ancône et par le traité des vingt-quatre articles imposé à la Belgique. Il avait ainsi cherché à calmer les partis extrêmes à force de mansuétude et l’Europe à force de soumission, espérant vivre loin de la gloire et des soucis de la vraie grandeur. Mais il n’avait pas compris que la lutte entre la bourgeoisie et la royauté naîtrait terrible, implacable, aussitôt que de communs dangers auraient cessé d’assaillir ces deux puissances rivales et, au fond, ennemies. En effet, à peine délivrée de la crainte des insurrections et de celle de la guerre, la bourgeoisie se mit à avoir peur de la royauté. Alors se manifestèrent les vices du régime si follement appelé l’équilibre des pouvoirs. Un cri prolongé retentit contre le gouvernement personnel de Louis-Philippe ; la prérogative parlementaire trouva partout des publicistes, elle eut partout des vengeurs, elle transforma en tribuns des hommes qui s’étaient jusqu’alors montrés fanatiques dans le sens contraire ; M. Molé et ses collègues furent dénoncés comme les secrétaires du roi, comme ses complaisants et les lustres allumés pour le mariage du prince royal n’étaient pas encore éteints, que déjà l’on demandait compte au chef de la bourgeoisie, devenu le restaurateur du palais de Versailles, de sa tendance à recommencer la monarchie absolue. On a vu combien ce mouvement fut général et emporté. Pour humilier le roi, pour le punir de ses préférences, pour enchaîner son action, pour le réduire enfin au rôle de monarque-automate, des hommes qui s’étaient juré une haine immortelle se rapprochèrent tout-à-coup et se tendirent la main, s’honorant de combattre sous des drapeaux fraternellement confondus. Si bien que, de la rue, l’émeute monta dans le parlement. La coalition, il est vrai, se composait de beaucoup de vanités froissées, d’ambitions mécontentes, d’intérêts particuliers en souffrance, de petites passions, en un mot ; mais elle n’aurait pas à ce point remué le pays électoral, elle n’aurait pas vaincu surtout, si le mot d’ordre adopté par elle n’eût répondu, dans la bourgeoisie, à un sentiment général et profond. Or, quel était ce mot d’ordre ? Haine au gouvernement personnel ! Pour résister à une attaque qui partait du sein même de la classe dominante, M. Molé et ses collègues n’avaient eu qu’un moyen, la corruption. Ils l’employèrent avec une sorte de frénésie, et elle ne put leur suffire. Ils tombèrent donc, laissant l’autorité compromise, les sources de l’élection empoisonnées, la Chambre en ébullition, la royauté découverte, la bourgeoisie enivrée à la fois et embarrassée de son triomphe : conséquences naturelles et inévitables de l’antagonisme du principe monarchique et du principe électif ! Car, s’unir contre de communs périls, et ensuite s’entre-déchirer, telle est la condition de deux pouvoirs rivaux mis en présence.