Histoire de dix ans/Tome 1/Introduction

Pagnerre (Vol 1p. 1-145).


INTRODUCTION.

COUP-D’ŒIL SUR LA RESTAURATION.


C’est par le souvenir d’une catastrophe que s’ouvrira ce récit. Car telle est l’obscurité qui couvre le principe des choses, qu’à leur commencement se mêle toujours pour nous l’idée de la décadence. Pour entrer dans l’histoire, il nous faut passer à travers des ruines.

À ces trois noms Napoléon, Alexandre, Charles X, quels noms répondent aujourd’hui ? Sainte-Hélène, Tangarock, Holyrood. Lorsqu’Alexandre avait poussé à la chute de Napoléon pour couronner le frère de Charles X, il n’avait donc fait que préparer une chute nouvelle : il était intervenu entre deux grands désastres. Et, pour cela, il avait fallu remuer le monde !

Dans cette succession non interrompue de calamités, qui se nomme l’histoire, que sont tous ces triomphateurs fameux, que sont tous ces fiers distributeurs d’empire ? Le peu qu’ils pèsent se voit mieux encore à leurs prospérités qu’à leurs revers. Le dix-neuvième siècle nous montre un monarque plus malheureux, plus humilié que Charles X. Et ce monarque, c’est l’empereur Alexandre, sans qui Charles X n’aurait jamais régné.

La puissance de cet empereur était grande, assurément, et formidable.

Il avait conduit la paix de capitale en capitale. Il avait gouverné souverainement les congrès et présidé des assemblées de rois. Il lui fut même donné de voir pâlir devant sa fortune celle d’un homme supérieur à César. Eh bien, il semblait qu’il n’eût été élevé si haut que pour mieux donner sa faiblesse en spectacle. Dévoré de mélancolie, il visita de lointains pays sans pouvoir s’éviter, et se mêla, pour étourdir ses vagues douleurs, à toutes les agitations de son temps. À Paris, où l’avait poussé le sort des batailles, on le vit surpris et presque effrayé de la grandeur de son destin, et il reprit la route de ses états, tout plein de la tristesse de ses triomphes. Pourquoi cette tristesse était-elle devenue si poignante sur la fin de sa vie ? Qu’avait-il à s’agenouiller le soir au fond des cimetières ? Quelles pensées le poursuivaient dans les promenades solitaires de Czarskoë-Selo ? La mort tragique de Paul Ier avait-elle laissé dans son esprit troublé quelqu’ineffaçable image ? On le crut. Peut-être ne faisait-il que succomber à ce dégoût de la vie, maladie morale que Dieu envoie aux puissants, pour venger de leurs souffrances physiques les faibles et les petits ! Il était allé déjà depuis quelques temps loin de son pays, qu’il fuyait, lorsqu’un jour, pendant que sa mère priait pour lui dans la cathédrale de Saint-Pétersbourg, on apprit l’arrivée d’un courrier vêtu de noir. Le métropolitain entra dans l’église, portant un Christ couvert d’un crêpe, et on se mit à chanter comme pour les morts. Le fondateur de la sainte-alliance, le pacificateur armé de l’Europe, l’homme par qui avait été terrassé dans Napoléon le double génie de la guerre et de la France, l’empereur Alexandre n’était plus.

Chose bonne à méditer ! Des deux hommes qui, à Tilsitt, s’étaient partagé le monde, l’un est mort loin de son pays, dans une contrée sauvage où il s’était réfugié, lassé des humains, de la nature et de lui-même. L’autre, écrasé sous sa toute-puissance, s’est éteint lentement au milieu des mers. Ils s’ingèrent à disposer des peuples, et ne peuvent jusqu’au bout disposer d’eux-même. Ceci est une religieuse leçon d’égalité.

Au reste, les événements se suivent d’une manière beaucoup plus logique qu’on ne serait tenté de le croire, à voir combien les gouvernements sont instables et les hommes fragiles.

Ainsi, depuis le jour où l’Assemblée constituante avait enregistré les conquêtes de la bourgeoisie en France, que de variations dans la politique ! Que de changements ! Que de secousses ! Que de modifications inattendues violemment introduites dans le pouvoir ! Et pourtant, la bourgeoisie, en 1815, reparaît sur la scène, prête à continuer l’œuvre à peine interrompue de 89.

Dans un livre qui doit se lier à celui que je publie en ce moment, et qui servira à l’expliquer, j’ai dit comment la bourgeoisie s’était développée en France. Je l’ai représentée arrivant à la jouissance de la liberté civile par les communes, à l’indépendance religieuse par le parlement, à la richesse par les jurandes et les maîtrises, à la puissance politique par les états-généraux. C’est à cette dernière phase de son développement que se rapporte la Restauration, pendant laquelle se sont préparés les éléments d’un nouveau règne.

Je me bornerai donc ici à montrer :

1o Que la chute de l’Empire et l’avènement de Louis XVIII étaient dans l’intérêt et ont été le fait de la bourgeoisie ;

2o Que tous les mouvements politiques de la Restauration sont nés des efforts tentés par la bourgeoisie pour asservir la royauté sans la détruire[1].

I.

Dans cette magique histoire de Napoléon et du peuple armé, la bourgeoisie semble s’effacer. Cependant, si on y regarde de près, on verra qu’en fait de commerce, d’industrie, de finances, Napoléon a continué l’œuvre de l’Assemblée Constituante. La tyrannie, cachée dans le principe du laissez faire, il l’a maintenue et favorisée. Le Code, il l’a fait sortir des vieilles coutumes, et des in-folio de Pothier. Il a consacré le principe de la division des propriétés. Il n’a rien fait pour remplacer la commandite du crédit individuel par celle du crédit de l’état. En un mot, il a fortifié tout ce qui sert de base aujourd’hui à la domination bourgeoise.

C’est ce qui l’a perdu.

Car, tandis que son système économique régularisait la domination bourgeoise, il s’essayait dans son système politique à refaire l’aristocratie. Contradiction étrange et funeste ! Que lui manquait-il donc, à cet homme, pour marcher solitairement et sans cortège ? Son génie l’avait doué d’une force immense ; l’ascendant personnel qu’il exerçait tenait du prodige. Ses victoires l’avaient entouré d’un prestige tel que n’en eurent jamais un semblable ni Charlemagne, ni Charles-Quint. Il avait fait de la France un soldat, et s’était fait le Dieu de ce soldat… Ne pouvait-il se passer de chambellans et de pages ? Mais non. Il ne fut pas donné à Napoléon lui-même d’être empereur à sa manière. Il lui fallut des mousquetaires sous le nom d’aides-de-camp, des hérauts d’armes à blason, des voitures armoriées, une étiquette bien puérile, des généraux-ducs, des héros-barons, de grands-hommes-princes. Il avait tellement peur que son génie ne parût trop roturier, qu’il octroya des lettres d’anoblissement à chacune de ses victoires. La journée de Wagram lui donna pour épouse la fille d’un monarque qu’il avait pu faire attendre dans son antichambre et lui, ancien sous-lieutenant, beau-frère d’un ancien valet d’écurie, il s’en allait tout fier d’être le mari d’une archiduchesse trouvée, pour ainsi dire, dans les bagages d’une armée en déroute. Mais quand un fils naquit à cet homme sorti du peuple, ce fut bien autre chose, vraiment ! Voici que le bambin est créé roi de Rome ; une maison des enfants de France est instituée, et c’est une comtesse une vraie comtesse, qui devient gouvernante de cet enfant de France. Maintenant, gardez-vous de contempler avec dédain ce trône que n’honorait pas suffisamment, j’imagine, le génie d’un parvenu autour de ce trône se rangent, pour le couvrir de leur splendeur historique, les de Croï, les Just de Noailles, les Albert de Brancas, les de Montmorency, tous ceux enfin que recommande la possession immaculée de vieux parchemins échappés aux vers. Du reste, dans les Tuileries, envahies par cette cohue de nobles donnés pour patrons à la roture du chef, les formules seront plus serviles, l’étiquette plus dégradante qu’elles ne le furent jamais sous les successeurs d’Hugues Capet. Là, tous les mouvements seront réglés conformément au rituel monarchique : le nombre des révérences dues à chacune de leurs majestés sera sévèrement déterminé. Comme tout cela est petit et misérable ! Et pourtant qui oserait refuser à Napoléon le sentiment de la véritable grandeur ? Combien de fois ne le vit-on pas monter en quelque sorte, par la majesté de ses manières, de sa pensée, de son langage, dans les plus hautes régions de l’épopée ? Mais, empereur, il fut dominé, asservi par le principe en vertu duquel il s’était assis sur un trône. Or, il aurait fallu ou détruire la puissance de la bourgeoisie, ou ménager ses répugnances.

D’ailleurs, pour accomplir son rôle historique, Napoléon avait besoin d’être tout à la fois despote et guerrier. Et la bourgeoisie ne pouvait se développer qu’à la double condition d’avoir la paix et d’être libre.

La paix ! Napoléon l’aurait voulue, mais glorieuse et forte. Lorsqu’au mois de novembre 1813, M. de Saint-Aignan lui apporta telles que les alliés venaient de les poser à Francfort, les bases d’une pacification générale, est-ce qu’il ne consentit pas à faire taire son orgueil ? Elles étaient dures, pourtant, les conditions qu’on lui faisait ! Abandonner l’Espagne, la Hollande, l’Italie, l’Allemagne, c’était bien laisser subsister la France républicaine, mais c’était anéantir la France impériale. N’importe : l’Empereur se résigne. Pour mieux rassurer les esprits, il remplace, au ministère des affaires étrangères, le duc de Bassano par le duc de Vicence, aimé du Czar. Et quand ce sacrifice est accompli, quand le duc de Vicence a écrit aux alliés que Napoléon consent à acheter la paix au prix de tant de conquêtes perdues, les alliés reviennent sur ce qu’ils ont eux-mêmes proposé, et ils lancent sur la France trois grandes armées ! Quel moment pour accuser Napoléon de tyrannie que celui où de toutes parts le territoire était envahi ! Mais que peuvent les considérations d’honneur contre le déchaînement des Intérêts ? MM. Flaugergues, Raynouard, Gallois, Maine de Biran, Lainé, font revivre contre l’Empereur étonné la vieille opposition des parlements. Il répond à ces attaques par l’établissement de la dictature. Puis, confiant dans son génie et dans la fortune de la France, il se prépare à courir une fois encore au-devant des batailles. Ce fut une nuit solennelle que cette nuit du 25 janvier 1814, dans laquelle Napoléon, après avoir brûlé ses papiers secrets, embrassa sa femme et son fils. Il ne devait plus les revoir !

Que ce départ fut le signal d’un nouvel embrasement du monde, la bourgeoisie pouvait le craindre assurément et s’en effrayer. Mais on ne saurait sans injustice faire retomber sur la tête de Napoléon la responsabilité de ces derniers combats. Les conférences de Châtillon-sur-Seine ne doivent pas être oubliées : c’était la pensée de la paix au milieu de toutes les fureurs de la guerre. Sans doute Napoléon refusa de laisser réduire la France à ses anciennes limites ; sans doute il crut de son devoir de défendre l’héritage de la république, aussi long-temps qu’une épée lui resterait dans la main. « Quoi ! s’écria-t-il lorsqu’il reçut de Châtillon le protocole du 7, quoi ! on veut que je signe un pareil traité ! que je foule aux pieds mon serment de maintenir l’intégrité du territoire de la république ! Des revers inouïs ont pu m’arracher la promesse de renoncer aux conquêtes que j’ai faites, mais que j’abandonne aussi celles qui ont été faites avant moi ; que je viole le dépôt qui m’a été remis avec tant de confiance ; que, pour prix de tant d’efforts, de sang et de victoires, je laisse la France plus petite que je ne l’ai trouvée : jamais[2] ! » Y avait-il excès d’orgueil en de telles paroles ? Qui l’oserait prétendre après avoir lu les bulletins de la prodigieuse campagne de 1814 ? Car jamais ce soldat inévitable ne s’était montré si terrible. Les alliés écrasés à Champaubert, à Montmirail, à Montereau, à Craonne, c’était assez pour que Napoléon eût le droit de dire en parlant des envahisseurs de la patrie : « Je suis plus près de Munich qu’ils ne le sont de Paris. » Mais dans cette ville dont les femmes, comme celles de Sparte, n’avaient pas vu depuis bien des siècles la fumée d’un camp ennemi, il y avait une bourgeoisie ardente à la paix ; il y avait des banquiers rêvant emprunts au bruit des victoires ; des industriels, des commerçants, tous ceux qui souffraient du duel à mort engagé entre Napoléon et l’Angleterre, tels furent les chefs véritables de la défection qui ouvrit aux étrangers les portes de Paris.

Paris, en 1814, pouvait-il se défendre, ne fut-ce que deux jours de plus ? Cette question a été résolue négativement par la plupart de ceux qui ont écrit sur cette sombre époque de notre histoire. Disons quel était l’état des choses[3], au point de vue militaire.

La direction du casernement de Paris et des environs peut recevoir vingt mille hommes à deux par lit. Eh bien, en mars 1814, les soldats étaient couchés à trois par lit, et les greniers des bâtiments étaient occupés par des hommes serrés l’un contre l’autre et couchés sur la paille. De sorte que le nombre des soldats alors casernés dans Paris peut être évalué au moins à trente mille.

On aurait pu tirer parti :

1o De plus de deux mille officiers sans emploi qui étaient venus demander du service au ministère ;

2° De plusieurs milliers d’hommes très-légèrement malades ou convalescents ;

3° tous ces braves faubouriens qui furent, depuis, les fédérés de 1815, lesquels s’offraient pour servir la nombreuse artillerie agglomérée à Paris (500 bouches à feu approvisionnées de 800 milliers de poudre) ;

4° Des hommes de bonne volonté faisant partie de la garde nationale ;

5° De la garde nationale elle-même dont en pouvait former des réserves apparentes et qui, en tout état de cause, aurait fait le service intérieur de la ville.

Toutes ces vivantes ressources furent paralysées.

Depuis plusieurs mois Paris était menacé. On avait eu par conséquent tout le temps nécessaire pour organiser le personnel de la défense. D’où vient, que lorsque l’ennemi se présenta devant nos portes, rien ne se trouvait préparé ?

La masse armée, déjà si nombreuse, qui occupait Paris, devait s’augmenter encore, au moment de la lutte, des corps qui se replieraient sur elle.

On a porté à douze mille le nombre des cavaliers de toutes armes qui étaient alors à Versailles ou dans les environs. Ce chiffre est exagéré ; mais, ce qui est certain, c’est que lorsque le roi Joseph, fuyant Paris, traversa Versailles, beaucoup de soldats de cavalerie, à pied, en veste et en bonnets de police, accoururent sur son passage, et le saluèrent de leurs cris de dévouement, le prenant pour l’Empereur ; ce qui est certain, c’est qu’à Maintenon, un régiment de gardes d’honneur était rangé en bataille dans la plus brillante tenue, et que des lanciers, des chasseurs venant de leurs cantonnements, se rallièrent à Chartres… Ces troupes étaient braves, dévouées. Quelle main mystérieuse les retint immobiles autour de Paris, au bruit du canon qui décidait du sort de la France ? Hélas ! elles furent si bien éloignées du combat, qu’on ne put juger du nombre des défenseurs possibles de la capitale, que par ce flot de fuyards qui, durant plusieurs jours, inonda les routes de Blois et de Vendôme !

Quant aux moyens matériels de défense, ils étaient plus puissants encore.

Saint-Denis pouvait être mis à l’abri d’une attaque, au moyen d’inondations obtenues par le simple abaissement des vannes de moulins, et rendues plus efficaces par quelques tranchées.

Le canal de Saint-Denis, large de 20 mètres et profond de 2, fermait la plaine de Saint-Denis, et les massifs de ses déblais sur la rive du côté de Paris offraient des épaulements propres à recevoir un grand développement de batteries qui auraient joué en toute sécurité.

Le canal de L’Ourcq, large de 6 à 8 mètres, formait un fossé qui, flanqué par les batteries du canal de Saint-Denis, assurait et couvrait la gauche du village de Pantin. En profitant des maisons et de quelques obstacles militaires d’une exécution prompte, il eût été facile de tenir l’espace resserré entre le canal et les escarpements de Romainville, espace protégé par les batteries placées en sûreté en arrière et au-dessous de Romainville.

Ce village est élevé et favorablement situé pour la défense. Le saillant vers l’ennemi en est occupé par un beau et grand château, par l’église et le cimetière, qui éclairent et battent les pentes en avant et toutes les approches de l’ennemi. Trois cents chevaux de frise avaient été préparés pour la défense des rues.

Entre Romainville et Montreuil est un espace de trois quarts de lieue, ouvert, il est vrai, à l’attaque, mais en arrière duquel se trouvent les villages de Belleville, de Bagnolet, de Charonne et le bois de Romainville. L’ennemi, arrêté sous les feux de l’artillerie de ce dernier village, eût été forcé de s’en emparer avant de passer outre.

Montreuil, immense amas de maisons, de murs d’espalier, présente un dédale d’obstacles qu’on aurait pu rendre plus inaccessibles par des crénèlements et des barrages. Il est, d’ailleurs, protégé par le voisinage de Vincennes.

Enfin, entre le château de Vincennes et la Marne, le bois semé d’abattis et d’obstacles préparables en peu de temps, aurait été tenu sans de grands efforts par des soldats intrépides.

Donc avec une armée de la force de celle que Paris avait en 1814, et au moyen des précautions que nous venons d’indiquer, la défense de Paris se réduisait à la possession de Romainville.

Ce dispositif fut proposé formellement. On le rejeta, et cela sous prétexte que, pour occuper tout ce développement, il fallait trente mille hommes. En vain fut-il répondu et prouvé qu’il était aisé de disposer de trente mille hommes ; la vérification de ce fait fut obstinément refusée, et l’on se contenta de déployer en avant des différentes barrières, un ridicule simulacre d’appareil défensif.

Ce n’est pas tout : la veille de la bataille, un officier supérieur du génie fut envoyé au roi Joseph par le ministre de la guerre. Il était six heures du soir ; l’ennemi commençait à paraître à Noisy, au pied des hauteurs de Romainville. Il importait de le prévenir en occupant le village, clef de la position. Et c’est ce que le ministre de la guerre faisait dire à Joseph. Inutile tentative ! L’envoyé ne put être admis, malgré ses observation, ses prières, ses instances.

Le lendemain il n’était déjà plus temps de réparer le mal. L’ennemi avait occupé Romainville pendant la nuit sans éprouver de résistance, et, dans la matinée, des coups de canon partis des hauteurs en deçà, apprirent aux défenseurs de la capitale qu’il ne leur restait plus qu’un moyen de salut : il fallait à tout prix reprendre Romainville. Jérôme proposa cet acte de vigueur ; il demanda vivement à se mettre à la tête de la garde impériale pour enlever une position de laquelle dépendait le succès de la bataille de Paris : il ne pût rien obtenir.

Ce qui suivit, on le sait et dans quelle âme française un tel souvenir aurait-il pu s’éteindre ? On sait que le 6e corps, qui ne comptait guère que cinq mille hommes, détendit avec un étonnant héroïsme ce Paris, cœur et cerveau du monde. On sait qu’en chargeant à la baïonnette l’ennemi qui avait déjà envahi la grande rue de Belleville, le duc de Raguse eût son chapeau et ses habits percés de balles. Mais déjà le roi Joseph avait autorisé les maréchaux Mortier et Marmont à capituler ; et ce fut le soir, vers cinq heures, dans une pauvre auberge de la Villette, que fut dressé le programme des funérailles de l’Empire.

Ce qui est moins connu, c’est que de retour dans son hôtel, et avant la ratification de la convention fatale dont les bases venaient d’être posées, le duc de Raguse resta quelque temps en proie à une douloureuse hésitation. Or, cette hésitation, qui la vainquit ? Des représentants de la banque et du haut commerce. Je n’accuse point ici M. Jacques Laffitte. L’histoire lui doit cette justice que, le lendemain même de la Restauration, il montait à la brèche sur laquelle il est resté pendant quinze années ; mais enfin M. Laffitte eut le malheur, dans la soirée du 30 mars 1814 d’accompagner M. Perregaux chez le duc de Raguse ; il eût le malheur de paraître dans ce salon vert où le cœur de Marmont s’ouvrit aux exhortations d’une bourgeoisie frappée d’épouvante.

Voilà comment les étrangers entrèrent à Paris. Que la capitale eût été en état de soutenir un long siège, rien de plus douteux, j’en conviens ; mais, pour sauver la fortune de la France, que fallait-il ? résister deux jours de plus ; car, le soir de la bataille, l’ennemi, séparé de ses parcs, avait épuisé ses munitions, et l’Empereur approchait.

Malheureusement, et j’insiste sur ce point, la chute de Napoléon était préparée à Paris de longue main. Le peuple des faubourgs avait inutilement crié aux armes ; les hommes qui occupaient alors la scène politique firent distribuer, sur la place de l’Hôtel-de-Ville, des fusils sans cartouches, et sur celle de la Révolution, des cartouches sans fusils. Napoléon, qui aimait tant le peuple en uniforme, avait horreur du peuple en blouse : il en fut cruellement puni. Il eut contre lui, en 1814, la bourgeoisie qui pouvait tout, et pour lui, la population des faubourgs qui ne pouvait rien. Il tomba pour n’avoir pas voulu être le bras de la démocratie.

Les troupes françaises, dans la soirée du 30 mars, avaient reçu ordre de se replier sur le Château-d’Eau. De là, elles furent dirigées vers la barrière d’Enfer. Lorsqu’à minuit on fit l’appel, le nombre des présents était de 1,800 hommes ! Comment cette poignée de soldats aurait-elle pu, livrée à elle-même, tenir en échec la foule innombrable des assaillants ? Il aurait donc fallu que la population civile de Paris s’armât pour la défense de ses foyers ? Rien de semblable n’eût lieu. Les hommes en veste, les hommes en haillons, voilà ceux qui se montrèrent prêts à combattre, prêts à mourir. Et ils n’avaient rien à défendre, ceux-là ! Mais les banquiers, les manufacturiers, les marchands, les notaires, les propriétaires de maisons, voilà ceux qui applaudirent à l’entrée des alliés. Oui, — et j’écris ceci, la rougeur sur le front, puisqu’enfin c’est de mon pays que je parle, — oui, le nombre fut petit des hommes qui, dans la bourgeoisie, ne songèrent alors qu’à saisir une épée. Depuis, je le sais, la bravoure de la garde nationale, en 1814, a été célébrée en termes pompeux. On a fait de la butte Montmartre le théâtre d’exploits immortels ; la barrière de Clichy a fourni à la peinture une page émouvante. Mais l’histoire, qui plane au-dessus des mensonges de parti, et qui juge les nations endormies pour jamais, l’histoire dira qu’en 1814, Paris ne voulut pas se défendre ; que la garde nationale, à l’exception de quelques gens de cœur, ne fit pas son devoir ; que la bourgeoisie, enfin, à part un petit nombre d’écolier valeureux et de citoyens dévoués quoique riche, courut au-devant de l’invasion.

Aussi lorsque le colonel Fabvier qui, sur l’ordre du maréchal Marmont, s’était placé aux barrières pour voir défiler l’armée ennemie et juger de sa force, lorsque le colonel Fabvier, le lendemain du 31 mars, alla rendre compte à Napoléon de ce qu’il avait vu, son indignation était si grande que, pour l’exprimer, il cherchait en vain des paroles. Napoléon était dans ce moment en arrière d’Essonne. Le colonel Fabvier se présente à lui, des larmes dans les yeux. Il avait à dire à l’Empereur que l’armée ennemie occupait Paris ; que cette armée était formidable ; qu’elle venait d’être accueillie dans la capitale avec transport ; et il aurait pu ajouter que lui, soldat, il avait couru risque d’être massacré en cette qualité par des gardes nationaux, et n’avait dû la vie qu’a la protection d’un officier russe ! « Que dit-on de moi, demanda l’Empereur au colonel ? — Sire, je n’ose vous le répéter ; — mais encore ? — On vous injurie de toutes parts. — Que voulez-vous ? reprit Napoléon avec sérénité, ils sont malheureux : les malheureux sont injustes. » Et pas une parole amère ne sortit de sa bouche.

La chute de Napoléon était donc dans les lois du développement de la bourgeoisie. Une nation peut-elle être à la fois essentiellement industrielle et essentiellement guerrière ? Il aurait fallu ou que Napoléon renonçât à son rôle militaire dans le monde, ou qu’il rompît brusquement avec la tradition bourgeoise et industrielle. Vouloir en même temps régner par le glaive et continuer l’Assemblée constituante, c’était une folie. La France ne pouvait pas avoir tout à la fois les destinées de Rome et celles de Carthage : Napoléon succomba et dût succomber sous l’effort de la partie carthaginoise du peuple français.

Mais si le nécessaire développement de la bourgeoisie appelait le renversement de l’empire, il appelait aussi l’avènement des Bourbons. Pour le prouver, nous avons besoin de rétablir, dans toute la naïveté instructive de ses détails, l’histoire de cet avènement, que tant d’historiens ont altérée.

Transportons-nous à l’époque où les diplomates de la coalition étaient réunis à Châtillon-sur-Marne. Qu’allaient-ils faire du sort de la France ? La France était trop indispensable au monde, pour qu’ils pussent songer sérieusement à s’en partager les lambeaux. D’ailleurs, il lui restait encore, dans ses désastres, son Empereur et son désespoir. Mais, à part cette crainte, la France morte avait pour les peuples quelque chose de plus effrayant que la France trop pleine de vie.

Il est des peuples nécessaires.

Les rois étrangers le comprenaient. Aussi avaient-ils eu soin, en mettant le pied sur notre sol, d’affirmer à la face des nations qu’ils venaient faire la guerre, non pas à la France, mais à l’Empereur. Renverser Napoléon, affaiblir la France, là se bornait leur audace, sinon leur cupidité.

Et ils sentaient si bien la nécessité de toucher avec respect à une telle proie, qu’ils s’accordaient tous à dire que, pour le choix d’un gouvernement nouveau, la volonté des Français devait être avant tout consultée.

Cette disposition d’esprit était particulièrement celle de l’empereur Alexandre. Au milieu de ce grand bruit d’armes et de chevaux dont il remplissait l’Europe, il était tombé dans la rêverie. Pendant que, des bords de la Néva aux bords de la Seine, il traînait ses innombrables soldats à travers le monde troublé, la solitude s’était faite autour de son cœur. La fortune, bientôt, lui accorda tant, qu’elle lui rendit le désir impossible, aussi bien que l’espérance : il fut tout puissant et malheureux. Honteux alors d’avoir vaincu dans Napoléon un mortel qu’il savait supérieur à lui, il trouva une jouissance amère à se nier à lui-même sa grandeur. La modération dans le triomphe lui fut donc facile et douce ; il était humilié de ce triomphe, et l’excès de son bonheur l’avait attristé à jamais.

Plus que tous les princes, ses alliés, Alexandre tenait à entrer en libérateur dans la France asservie ; mais ce que voulait la France, qui le pouvait savoir ? Sous la main de Napoléon, elle était restée muette comment la deviner ?

Au reste, s’il y avait incertitude dans l’esprit des alliés, il y avait incertitude aussi dans l’esprit de leurs complices de l’Intérieur. M. de Talleyrand, quoiqu’en aient dit les historiens de la Restauration, ne savait rien, ne complotait rien, ne prévoyait rien. Seulement il voulait la ruine de Bonaparte, parce qu’il avait cessé d’être employé par lui. Bonaparte l’aurait toujours compté au nombre de ses partisans, s’il se fut toujours borné à le mépriser.

Aussi M. de Talleyrand n’apportait-il aucune passion dans les changements qui se préparaient. Le gouvernement d’une femme ignorante et faible ouvrant une belle perspective à l’égoïsme de cette âme incapable de haine et d’amour ; ce qu’il désirait, c’était la régence de Marie-Louise. Pour ce qui est des Bourbons, il y pensait à peine ; car peu de temps avant le 31 mars, il disait à la duchesse de Vicence : « A l’Empereur, je préférerais tout, même les Bourbons. » Du reste, il ne se prononçait pas, et faisant passer sa réserve pour de la profondeur, il vivait, en attendant, de la bêtise humaine. Ce fut tout son génie.

Il y avait alors, à Paris, un homme que n’avaient encore visité ni la renommée, ni la fortune, mais qu’attendait une célébrité orageuse. Plein de pénétration et d’audace, habile surtout à déguiser sous des manières de grand seigneur un esprit naturellement agressif, le baron de Vitrolles aspirait au rétablissement des Bourbons. Il s’en ouvrit au duc d’Alberg avec lequel il était lié et dont il séduisait par une sorte de pétulance révolutionnaire l’imagination mobile.

Le salon de M. de Talleyrand était sans nouvelles. Ce que pensaient, ce que voulaient les alliés, M. de Talleyrand l’ignorait de la manière la plus complète.

Sur ces entrefaites, il entendit parler du baron de Vitrolles. Le duc d’Alberg le dépeignait comme un homme intelligent et résolu. Il, fut question de l’employer auprès des alliés, non pour les disposer en faveur des Bourbons, mais pour sonder leurs sentiments. Ce rôle passif et servile fut le seul que, dans cette occasion, joua M. de Talleyrand. Il avait promis, il est vrai, d’accréditer M. de Vitrolles par quelques lignes écrites de sa main ; mais lorsqu’on les lui fit demander, il les refusa, craignant l’avenir.

Le duc d’Alberg avait connu intimement à Munich le comte de Stadion, représentant de l’Autriche au congrès. Or, à Munich, ces deux personnages avaient noué de tendres relations avec deux jeunes filles dont le duc d’Alberg se rappelait les noms. Ces noms, il les écrivit sur un carnet qui servit de lettres de créances à l’aventureux ambassadeur. Le baron de Vitrolles partit sans avoir vu M. de Talleyrand, sans avoir reçu de lui aucune mission, sans avoir même pu obtenir son aveu. Il se déguisa, prit à Auxerre le nom de Saint-Vincent, et se fit reconnaître du comte de Stadion, au moyen de deux noms, souvenirs d’école et d’amour. Voilà de quelle sorte il plaît à Dieu de disposer du sort des peuples !

L’empereur Alexandre étant à Troyes, M. de Vitrolles quitta Châtillon pour se rendre auprès du Czar. Il trouva dans Alexandre un éloignement extrême pour les Bourbons. « Rétablir cette dynastie sur le trône, disait ce monarque, c’est ouvrir carrière à des vengeances terribles. » Ney et Labédoyère ne prouvèrent que trop la vérité de ce pressentiment. — « Et puis, ajoutait-il, quelles voix s’élèvent en France pour les Bourbons ? Quelques émigrés venant nous dire à l’oreille que leur pays est royaliste, représentent-ils l’opinion publique ? » M. de Vitrolles, qui parlait en son nom, et pas au nom de M. de Talleyrand, combattit avec beaucoup d’habileté les répugnances d’Alexandre. Dans une dernière entrevue qu’ils eurent ensemble, M. de Vitrolles s’écria : « Sire, vous n’auriez pas perdu tant de soldats dans ce pays, croyez-moi, si vous aviez fait de la question d’occupation une question française. — Mais c’est ce que j’ai dit cent fois, répondit Alexandre avec vivacité. » L’entretien dura trois heures, et quand il finit, Alexandre était gagné à la cause de Louis XVIII.

Ce fut le 31 mars, on le sait, que les alliés entrèrent à Paris. M. de Talleyrand avait fait préparer ses salons pour y recevoir le Czar. « Eh bien, dit Alexandre, en apercevant son hôte, il paraît que la France appelle les Bourbons. » Ces mots jetèrent M. de Talleyrand dans une profonde surprise. Mais habitué à composer son visage, il se contint, et se garda bien de contredire ce qu’il croyait, de la part de l’empereur, l’expression d’un désir personnel. Dès ce moment, il fut converti à une cause qui lui paraissait être celle de la victoire.

Dans la réunion où devait s’agiter le sort politique des Français, M. de Pradt fut un des premiers à prendre feu pour les Bourbons. Le duc d’Alberg, qui ne pouvait pas être encore dans la confidence du royalisme trop récent de M. de Talleyrand, son modèle, le duc d’Albert prit la parole en faveur de la régence de Marie-Louise. Tout-à-coup, remarquant une sorte d’altération sur le visage d’Alexandre, il se trouble, il hésite, et porte les yeux sur M. de Talleyrand, pour interroger son attitude. M. de Talleyrand restait immobile, impénétrable, les regards fixés à terre. Le duc d’Alberg craignit de s’être engagé trop avant, et chacun s’empressa de faire acte de royalisme, pour ne pas compromettre son lendemain.

Cependant quelques royalistes s’étaient réunis au-dehors. On dut suppléer au petit nombre par l’agitation. Ce mensonge de l’enthousiasme public fut complet. Les plus hauts personnages du royaume vinrent jouer sur la place Louis XV, et sous les yeux d’Alexandre, une scène d’écoliers en vacance. Alexandre vit la nation dans quelques hommes qui criaient. Il jugea la France du haut des fenêtres d’un hôtel de la rue Saint-Florentin. M. de Montmorency, agitant un mouchoir blanc au bout d’une canne, indiqua un dénouement à la coalition dans l’embarras. Que dirai-je encore ? M. Michaud attendait dans l’antichambre de l’empereur Alexandre ; il tenait à la main une proclamation rédigée d’avance : grâce au zèle de quelques royalistes, elle couvrit bientôt tous les murs de Paris. Le peuple apprit, à son grand étonnement, qu’il désirait avec ardeur le retour des Bourbons.

Ainsi, ce retour avait lieu contrairement au vouloir du peuple, à qui les Bourbons, en 1814, étaient inconnus ; contrairement aux sympathies d’Alexandre, qui redoutait les périls d’une réaction ; contrairement, enfin, à l’opinion de M. de Talleyrand, qui n’avait cru possible et n’avait désiré que la régence de Marie-Louise.

Au surplus, la royauté nouvelle une fois proclamée, tous ceux qui disposaient de la fortune et des honneurs, s’empressèrent autour d’elle. Napoléon avait avili la pairie deux fois : par ses prospérités, qui la rendirent servile ; et par son malheur, qui la rendit ingrate. Mais, son maître par terre, elle se trouva si faible, qu’elle n’osa pas même prendre l’initiative de son ingratitude elle se livra au premier fourbe venu ; et le sénat devint, aux mains de M. de Talleyrand, une machine à trahisons. Par un châtiment à jamais mémorable de l’orgueil, Napoléon dût en partie sa chute à cette bassesse même qu’il avait créée, qu’il avait entretenue. Il avait compté, pour la force et la durée de son règne, sur l’abaissement des caractères ; et sa première défaite le laissa seul sur les débris de sa fortune.

Voilà ce qui fut fait en 1814. On appela cela le rétablissement de la royauté légitime. Quelle triste bouffonnerie ! Et comme on serait tenté, en assistant à de tels spectacles, de ne reconnaître dans l’histoire que l’empire imbécille du hasard ! Mais ce sont les occasions et les instruments qui sont petits : les causes sont grandes. Pour ramener les successeurs de Louis XVI dans ce palais qu’il n’avait quitté que pour aller à l’échafaud à travers une prison, aurait-il suffi d’une parade jouée devant un chef de Tartares, si la raison de ce fait, en apparence extraordinaire, n’eût été dans l’essence même des choses ? La vérité est que Louis XVI fut continué en 1814, parce que sa mort n’avait été que le signal d’une halte de la bourgeoisie dans l’histoire. Pour que la bourgeoisie, en 1814, put reprendre cette marche ascendante qu’avaient interrompue le régime de la terreur et celui de l’empire, il lui fallait un pouvoir qui eût besoin d’elle, ne put se passer de son appui et même de son patronage, c’est-à-dire un pouvoir sans force intrinsèque, sans éclat, sans nationalité, sans racines. Ce qui devait rendre la monarchie bourbonnienne désirable à la classe bourgeoise, c’était la faiblesse même d’une semblable monarchie, sa nouveauté, surtout ; car elle ne datait, celle-là, toute capétienne qu’elle était, que du 21 janvier.

En 1814, assurément, le gros de la bourgeoisie était loin de faire tous ces calculs ; aussi mon intention n’est-elle que de prouver une chose : c’est que la Providence les faisait pour elle. Et plus je songe à la petitesse des incidents dont se compose l’épopée de l’Empire vaincu, plus je me persuade que ceux qui ont écrit cette histoire ont pris les occasions pour des causes, et ont expliqué par des riens pompeux ce qui n’admettait d’autre explication légitime que les nécessités de la marche victorieuse de la bourgeoisie dans l’histoire, depuis l’abolition du régime féodal.

Et, par exemple, n’a-t-on pas écrit et n’a-t-on pas feint de croire que, sans la défection du duc de Raguse à Essone, les destinées de la France auraient pris un autre cours ? Mais, d’abord, la vérité a-t-elle été dite sur cette défection ? Qu’on nous permette ici de dégager la logique de l’histoire de quelques faits dont on l’a mal à propos obscurcie[4].

Napoléon était à Fontainebleau, rêvant encore aux moyens de conjurer un dernier malheur, quand le prince de Tarente lui montra une lettre qu’il venait de recevoir décachetée. Elle était du général Beurnonville, membre du gouvernement provisoire. Remise, d’abord, au duc de Raguse, qui l’avait lue, elle contenait de vifs encouragements à la défection. A la lecture de cette lettre, Napoléon sentit redoubler son découragement. On lui parla d’abdiquer en faveur de son fils, sans que l’orgueil de son âme en parut trop profondément blessé. L’immensité de son infortune l’avait étourdi, lui que son élévation fabuleuse n’avait pas même étonné. Il rédigea cet acte conditionnel d’abdication, qui est resté gravé dans toute mémoire ; et pour discuter les intérêts de son fils, pour négocier une moitié de déchéance, il désigna le maréchal Ney, Caulaincourt et le duc de Raguse. Puis, se ravisant tout à coup, « Marmont, dit-il, est mieux placé à Essonne, comme soldat, qu’à Paris comme négociateur. Il connaît les lieux : qu’il reste à l’avant-garde. » Et Macdonald fut nommé à la place de Marmont.

Le duc de Raguse, cependant, avait reçu de Paris un message funeste. Se promenant dans un jardin, à Essonne, avec le colonel Fabvier, il lui demanda ce qu’il pensait des tentatives commencées : « Je pense, répondit le colonel en montrant un arbre planté au milieu du jardin, qu’en temps ordinaire il faudrait pendre là le messager. » Mais ces sentiments n’étaient pas ceux qui animaient l’âme des chefs.

Les trois négociateurs, désignés par Napoléon, passèrent par Essonne en se rendant à Paris. Ils allèrent voir le duc de Raguse et lui apprirent l’objet de leur mission. Marmont fut ému jusqu’au fond du cœur ; la confiance que l’Empereur avait en lui l’accablait comme un remords. Il avoua qu’il avait ouvert l’oreille aux propositions de Schwartzemberg ; qu’il avait rassemblé ses généraux ; qu’il les avait consultés sur les ouvertures des, alliés, et que, d’après leur avis, il s’était résolu à donner l’ordre d’un mouvement sur Versailles. « Mais, ajouta-t-il avec un accent passionné, puisque vous êtes chargés des intérêts du roi de Rome, je me joins à vous, et j’arrête le mouvement sur Versailles. » Il donna contre-ordre, en effet, et monta dans la voiture qui transportait à Paris les commissaires.

Après une station assez courte au château de Petit-Bourg, où s’était installé le prince de Wurtemberg, qui commandait l’avant-garde ennemie, ils arrivèrent dans ces salons dorés de la rue Saint-Florentin, théâtre de tant de bassesses. Les négociateurs officiels plaidèrent la cause du fils de Napoléon. Mais M. de Talleyrand s’était déjà compromis en faveur de Louis XVIII : il mit en jeu, pour faire échouer la négociation, toutes les ressources de l’intrigue.

L’heure fatale allait sonner pour l’Empire : Alexandre se résolut enfin à les prononcer, ces paroles qui allaient commencer l’agonie de Napoléon et la sienne. Il avait à peine fini de parler que la porte de l’appartement s’ouvrit ; un officier russe parut et dit, en accompagnant sa voix d’un geste expressif : Totum. On ne devait que trop tôt connaître le sens de ce mot mystérieux. Car voici ce qui s’était passé à Essonne depuis le départ de Marmont.

Le général Gourgaud avait été envoyé de Fontainebleau à Essonne ; il arrive ; il apprend le départ du duc de Raguse, laisse éclater sa douleur en termes violents, et retourne à Fontainebleau. Alors les généraux se rassemblent. Faut-il ordonner un mouvement sur Versailles ? Napoléon est-il homme à pardonner à ses généraux d’avoir manqué de foi en son destin ? Le général Souham se prononça pour la défection d’une manière formelle. Déjà compromis dans une conspiration, que Napoléon avait découverte, il avait un motif particulier de redouter sa colère. Le général Compans demandait qu’on ne précipitât rien, et qu’on attendît au moins le retour de Marmont. « Prenez garde, s’écria le général Bordesoulle, en parlant de l’Empereur, vous ne connaissez pas le tigre ; il aime le sang il nous fera fusiller. » L’ordre de la marche fut donné aux troupes !

Le colonel Fabvier avait reçu du duc de Raguse le commandement des avant-postes placés sur les hauteurs du côté de Paris. Ne comprenant rien au mouvement qui se faisait autour de lui, il traverse le pont d’Essonne, au milieu des troupes d’infanterie qui roulaient en désordre. Autour d’un feu allumé près d’un cabaret, à la gauche du pont, il aperçoit les généraux Souham et Bordesoulle[5]. Il s’avance vers eux, et demande au premier d’un ton respectueux ce qui signifie le mouvement imprimé aux troupes, « Je n’ai pas l’habitude, répondit le général Souham, de rendre compte de mes actes à mes inférieurs. » Et, comme le colonel insistait, il ajouta ces mots caractéristiques : « Marmont s’est mis en sûreté. Je suis de haute taille, moi, et je n’ai pas envie de me faire raccourcir par la tête. » Le colonel Fabvier se contint : il désirait qu’on lui permît de se rendre auprès du gouvernement provisoire, et qu’avant son retour on ne décidât rien. On n’eut pas de peine à y consentir, et il partit rapidement pour Paris.

Les trois négociateurs étaient chez M. de Talleyrand ; le duc de Raguse chez le maréchal Ney. En voyant entrer le colonel Fabvier, Marmont devint très-pâle, et, sans attendre que le colonel ouvrît la bouche, il s’écria : « Je suis perdu ! — Oui, vous êtes perdu, répondit le colonel Fabvier : vos troupes passent à l’ennemi. » Le duc de Raguse s’appuya contre la cheminée en chancelant, et murmura d’un air sombre qu’il ne lui restait plus d’autre parti à prendre que de se brûler la cervelle. « Il y en a un autre, lui dit le colonel Fabvier c’est de partir et d’arrêter le mouvement. » Le duc de Raguse s’empara de cette proposition avec vivacité ; mais, aussitôt après, il déclara qu’il devait à ses collègues d’en conférer avec eux, et il courut, accompagné du colonel, chez le prince de Talleyrand, où il entra seul. Quelques minutes s’étaient à peine écoulées, que le colonel Fabvier qui attendait Marmont, le vit reparaître le visage altéré, mais s’étudiant à maîtriser son trouble. Il ne voulait plus partir il acceptait la responsabilité d’une défection qui n’était pas son œuvre ! Depuis, cette responsabilité terrible n’a cessé de peser sur lui : que n’a-t-il eu le courage d’en rejeter le fardeau ? Laisser croire qu’on est coupable, lorsqu’on tire profit de la publique erreur, c’est l’être doublement.

Il résulte de ce récit que ce n’est point par quelques faits accidentels, mais par un ensemble de causes irrésistibles, que s’explique la catastrophe qui atteignit le roi de Rome au sein même des débris de la fortune paternelle.

Et d’abord, au nombre de ces causes, vient se placer la lassitude des généraux qui n’avaient plus de hautes espérances à concevoir. Napoléon avait commis une faute irréparable, en accordant à ses grands officiers des faveurs telles qu’il ne leur restât plus rien à désirer. Lorsqu’ils furent comblés d’honneurs, gorgés de richesses, la fatigue les prit. Et certes Napoléon ne les avait pas ménagés. Ses victoires étaient des relais ; ses armées, des chevaux de rechange qui tombaient sous lui d’épuisement. Combien d’âmes eussent été capables de suffire, comme la sienne, à cette course haletante vers l’inconnu ? Ceux d’entre ses généraux devant qui l’horizon des désirs ne pouvait guère plus reculer, avaient donc fini par se décourager ; l’amour du repos les avait gagnés. Maisons de campagne, hôtels somptueux, brillants équipages, femmes, plaisirs, faciles honneurs de la paix, voilà ce que venait leur ravir chaque nouveau dessein de l’infatigable guerrier ; et ils ne le suivaient plus qu’en murmurant à travers cette Europe que sa pensée agitait.

Depuis long-temps, d’ailleurs, les traditions militaires de la république s’étaient perdues dans l’armée. Déjà, lors de la formation du camp de Boulogne, on avait vu s’introduire dans les rangs, des militaires titrés, des jeunes gens éclos de la corruption du Directoire et qu’adoptait la corruption de l’Empire, soldats sans vigueur que suivait au camp la protection des femmes galantes. La France, toutefois, n’avait pas cessé de se montrer invincible, mais elle avait cessé de vaincre par le concours actif et intelligent des généraux, des officiers, des soldats. À ce concours, dont les victoires républicaines n’étaient qu’une manifestation glorieuse, avait succédé le génie d’un seul. L’armée était devenue comme une colossale et vivante machine de guerre, servie par un bras tout puissant. Les combinaisons d’un mathématicien et la confiance qu’il inspirait à un million d’hommes rompus à la discipline, tous nos triomphes, depuis l’Empire, étaient venus de là. Napoléon avait détruit la personnalité des armées.

Aussi, ses premiers généraux l’abandonnant, il se trouva dans la solitude, quoique adoré du soldat. Il ne put ni ne sut descendre les degrés de la hiérarchie pour trouver appui. Il se crut perdu lorsqu’à Fontainebleau il n’aperçut autour de lui que des maréchaux au visage effaré, et qu’il n’entendit sortir de leurs lèvres que cet arrêt prononcé par l’ingratitude : « Abdiquez ! » Abdiquer ! et pourquoi ? Napoléon n’avait-il pas encore une armée ? Ne pouvait-il pas compter encore sur le dévouement des généraux secondaires, de ceux que l’opulence n’avait pas amollis, que l’intrigue n’avait pas enveloppés, qui n’avaient pas respiré l’air corrupteur des salons de la capitale ? Quand les corps de Soult et de Suchet seraient réunis, la partie serait-elle nécessairement perdue avec un joueur tel que Napoléon ?

Ces raisonnements qu’un caporal était en état de faire, c’est à peine si Napoléon les fit. J’admire comment la faiblesse des hommes éclate surtout dans les choses qui témoignent le plus de leur puissance. Napoléon avait toujours exercé autour de lui un si merveilleux ascendant, que le jour où l’on parut douter de son avenir ; il en douta comme les autres. Peu habitué à la résistance, la première résistance qu’il éprouva l’étonna au point de le déconcerter et de l’abattre, Il devint irrésolu à l’excès, en expiation de l’abus que, pendant quinze ans, il avait fait de sa volonté.

Voyez-le à Fontainebleau. Son hésitation fait pitié il ne sait ni vivre ni mourir empereur. Après avoir abdiqué pour lui, reculant toujours, il abdique pour sa race. Mais il n’a pas plutôt remis au duc de Vicence le papier fatal où se trouve condamnée sa dynastie, qu’il se ravise, qu’il se repent ; et le voilà qui court après son empire cédé, comme l’enfant après le jouet perdu. Puis, quand il apprend que tout retour est impossible, que le sacrifice est devenu irrévocable, il cherche péniblement à remplacer cette grandeur réelle qui lui échappe par une grandeur factice ; il veut être philosophe ; il croit se complaire dans ses souvenirs ; il s’entretient tout haut avec les morts illustres, et commente les suicides glorieux. Comédie qu’un grand homme se donne à lui-même !

Arrive la dernière nuit qu’il doit passer à Fontainebleau. On les a dévoilés, les mystères de cette nuit ! Des bougies s’allument ; le docteur Yvan est appelé le maréchal Bertrand est averti ; des sanglots retentissent le long de la galerie sur laquelle s’ouvre l’appartement de l’Empereur. Il est en proie à d’horribles souffrances, dit-on, et depuis, on a raconté qu’il avait essayé de s’empoisonner[6]. Il est possible qu’il ait voulu s’ensevelir dans son orgueil : en cette âme sublime et profonde l’exaltation se confondait avec la ruse, et le calcul n’y excluait pas la poésie.

Au reste, le suicide l’aurait sauvé de l’agonie : car dès 1814 son rôle était fini. En se relevant, il ne pouvait que rendre sa chute plus complète.

Qu’on y réfléchisse, en effet : on restera convaincu que, de toutes les combinaisons politiques possibles en 1814, aucune ne répondait aussi complétement que l’avènement des Bourbons aux vrais intérêts de la bourgeoisie. Le roi de Rome et la régence de Marie-Louise, c’était l’ombre redoutable de l’Empereur assise sur le trône, ou, plutôt, c’était l’Empereur gouvernant encore la France du fond de son exil. Quant au duc d’Orléans, on ne le connaissait pas encore assez, et il fallait quelques années pour que la bourgeoisie apprît à l’apprécier, et s’accoutumât à le saluer comme son chef naturel. Seul, Louis XVIII se présentait pour reprendre la monarchie constitutionnelle au point où Louis XVI l’avait laissée ; seul il pouvait, ainsi que cela convenait à la bourgeoisie, exercer le pouvoir royal en sous-ordre.

Le retour des Bourbons, patronés par nos ennemis, plaçait sans doute la France, à l’égard de l’Europe, dans des conditions nécessaires d’infériorité et d’indépendance. Mais qu’importait à la haute bourgeoisie cette position subalterne de notre pays, s’il en devait résulter une paix durable, l’ouverture des ports, l’extension ou l’affermissement des relations commerciales, le règne de l’industrie, enfin ? Pour les gagneurs d’argent, l’humiliation était suffisamment couverte par le profit.

N’y avait-il pas, d’ailleurs, un gage de stabilité, bien propre à séduire l’égoïsme d’une société mercantile, dans la restauration de ce dogme de la légitimité qui, momentanément repoussé, avait ouvert carrière aux convulsions de 93 et aux batailles dévorantes de l’Empire ?

Mais Louis XVIII ramenait avec lui l’émigration. N’aurait-il pas à payer les dettes de son exil ? Les représentants de la noblesse vaincue en 89 ne chercheraient-ils pas à reconquérir leur puissance, à venger les blessures de leur orgueil châtié ? La cour n’allait-elle pas revivre avec tout ce que le cérémonial avait d’offensant pour des plébéiens ? Et, chose plus grave encore, les acquéreurs de biens nationaux n’allaient-ils pas être dépouillés ? Je discuterai plus bas l’étendue et la valeur de ces craintes ; mais quelque importance qu’on veuille leur donner, on peut affirmer que, vue de haut, la Restauration fut par essence un fait bourgeois : elle répondait, je le répète, aux plus chers intérêts, aux plus sérieux instincts de la bourgeoisie.

Aussi en proclama-t-elle sur-le-champ les principes. Le libéralisme n’est-il pas monté sur le trône avec Louis XVIII ? N’est-ce pas le chef de cette dynastie restaurée qui, en créant la charte, a organisé la puissance politique de la bourgeoisie ?

Ici s’ouvre une série d’événements dont il importe de bien étudier le caractère.

Le règne de Louis XVIII commença par la vanité : c’est ainsi que tous les règnes commencent. Et cela doit être. Les rois ne tromperaient personne sur leur grandeur, si, par l’éclat factice dont ils s’environnent, ils ne se trompaient d’abord eux-mêmes.

Louis XVIII avait certainement reçu de la destinée des enseignements austères. Cette couronne que la main d’un conquérant barbare plaçait sur la tête du successeur de Louis XIV, elle était teinte d’un sang royal. Louis XVIII n’ignorait pas comment avait été terni l’éclat de son nom. Sa famille, injurieusement proscrite, avait été vue errant par le monde et allant implorer de capitale en capitale une hospitalité pleine de dédains. Lui-même, il s’était fatigué sur les routes de l’exil. Si bien qu’un jour, fuyant à travers l’Allemagne, il avait dû se reposer devant un poteau sur lequel un roi avait fait écrire : « Ne pourront s’arrêter ici plus d’un quart-d’heure les mendiants et les proscrits. » Et pourtant, le premier soin de cet homme, si rudement éprouvé, fut d’enfler son triomphe et de se prouver à lui-même sa puissance. Avant toute chose, il s’occupa de composer fastueusement sa maison. Dans ce palais du haut duquel on apercevait la place où la main du bourreau avait touché Louis XVI, l’ancienne étiquette fut rétablie et, pour fournir à la cour nouvelle un grand maître, un grand aumônier, un grand maître de la garde-robe, un grand maître des cérémonies, un grand maréchal-des-logis, les noms les plus illustres et les plus vieux parurent à peine assez vieux et assez illustres.

La haute bourgeoisie fut profondément blessée de ce début ; elle avait tort. Je sais bien que le commandement devrait être modeste. Entre le plus grand et le plus petit des hommes la différence n’est pas telle que la volonté de l’un puisse légitimement absorber celle de l’autre. L’orgueil n’est permis qu’à celui qui obéit ; quant à celui qui commande, il ne saurait se faire pardonner cet excès d’insolence qu’à force d’humilité. Mais de telles vérités sont trop hautes pour une société ignorante et corrompue. Dans l’impur milieu où s’agitait la bourgeoisie en 1814, demander une royauté modeste, c’était demander une royauté impossible.

Quoi qu’il en soit, si ce premier essai de règne fut malheureux, si Napoléon put sans effort ramener du fond de l’île d’Elbe ses aigles un moment humiliées, cela vint de ce que la royauté ne se fit pas dans les commencements assez humble et assez petite. Dans les salons de la banque et du haut commerce, on ne lui pardonna pas d’avoir tendu la main aux débris de la gentilhommerie. On ne lui pardonna pas, surtout, d’avoir choisi pour ministres et pour conseillers des hommes tels que MM. de Montesquiou, d’Ambray, Ferrand, personnifications pâles et caduques des idées vaincues. Soupçonneuse comme toutes les puissances nouvelles, la bourgeoisie était implacable dans ses rancunes, absolue dans ses volontés.

Il y parut bien dans la séance d’ouverture du mois de juin. Le discours du monarque fut accueilli favorablement parce qu’il était modéré, soumis et même un peu triste. Mais quand le garde des sceaux vint faire retentir à la tribune les vieilles formules monarchiques, ce fut dans toute l’assemblée un mouvement terrible. Ordonnance de réformation, avait osé dire M. d’Ambray en parlant de la charte… et les murmures couvrirent sa voix. Murmures fatidiques ! murmures qui, quinze ans plus tard, devaient, excités par le même mot, se changer en une effroyable tempête ! Ainsi, par une singularité fatale, les quatre syllabes qui, en 1814, commencent la lutte, sont celles qui la finirent en 1830 ! C’est qu’en effet, entre la bourgeoisie et la royauté, là question était en 1814 ce qu’elle est aujourd’hui, et il s’agissait de savoir qui l’emporterait du principe électif ou du principe héréditaire, de la souveraineté des assemblées ou de celle des couronnes, de la loi ou de l’ordonnance !

Pendant qu’à la surface de la nation on posait de la sorte le formidable problème de l’unité dans le pouvoir, Paris était le théâtre des agitations les plus diverses. Les impérialistes conspiraient, préparant je ne sais quelles voies tortueuses et obscures au retour d’un homme qui n’avait qu’à frapper la terre du pied pour en faire jaillir une armée. Fouché fréquentait ces artisans de petits complots, non pour les seconder, comme on l’a cru, mais pour mieux les trahir. Son égoïsme ne l’avait pas trompé : il sentait que la force était du côté des intérêts bourgeois et des idées libérales. Introduire au pouvoir ces intérêts et ces idées, après s’en être constitué le représentant offrir en cette qualité, ses services à la Restauration, et la dominer en la servant, tel était son but. M. de Talleyrand se trouvait alors à Vienne, où il négociait la honte de son pays. Fouché restait donc maître du champ de bataille. Il se mit à l’œuvre, et fit si bien qu’un jour M. de Montesquiou rassembla plusieurs hommes influents du parti royaliste, pour leur demander s’il ne serait pas utile à la monarchie que le pouvoir fût remis à un ministère libéral. Or, le ministère dont il était question, c’était Fouché qui l’avait préparé. Et savez-vous de quels hommes il avait voulu le composer ? De MM. Laîné, Lally-Tollendal, et même Voyer-d’Argenson. Voilà sur quelle pente on glissait, tant il est vrai que ce qu’il y avait au fond de la situation, c’était le triomphe du libéralisme, comme principes ; de la bourgeoisie, comme intérêts.

Tout à coup une nouvelle étrange se répand. On raconte que l’exilé vient de toucher le sol où il fut empereur, que les villes se soulèvent à son approche ; que les bataillons accourent au-devant de lui avec des cris d’amour ; que la France en armes lui fait cortége. Eh bien ! c’est ici que se peut voir le degré de puissance auquel était parvenue la bourgeoisie. Car, enfin la renommée n’avait pas menti : Napoléon s’avançait porté sur les bras d’une armée en délire ; il s’avançait rapide comme ses aigles dont l’image surmontait l’étendard impérial. Vingt jours, le temps de courir de la Méditerranée à la Seine, il lui fallut à peine cela pour ressaisir l’empire. Il entra dans sa capitale par une porte, tandis que, fuyant par la porte opposée, l’autre royauté se hâtait, morne et tremblante, vers un second et plus humiliant exil. C’est peu. Le lendemain, passant en revue ses légions fidèles, il se faisait de nouveau saluer César ; et quelques jours après, comme pour témoigner de la puissance de cet homme sur le monde, les souverains réunis à Vienne envoyaient l’ordre à leurs armées en retraite de faire volte-face et de regarder vers la France. Le destin pouvait-il plus pour la gloire d’un mortel ? Vain éclat ! triomphe d’un jour ! Il y avait en France une force avec laquelle Napoléon n’avait pas compté et contre laquelle il allait se briser bien vite Un moment surprise, la bourgeoisie revient à elle. Le libéralisme se met pour la seconde fois à miner le trône impérial. Il faut que Napoléon consente à l’acte additionnel ; il faut qu’il subisse Fouché pour ministre et pour surveillant ; il faut qu’il tienne l’oreille ouverte à ce bavardage parlementaire dont son âme se fatigue et s’indigne. Mais les concessions sont aussi impuissantes que la dictature contre cette ligue de tous les intérêts mercantiles appuyée sur un respect hypocrite de la liberté et des droits du peuple. Toute l’Europe fait effort contre Napoléon. Il tombe. Et par qui avaient été préparées, je le demande, les suites de Waterloo ? Était-ce par l’aristocratie ? Mais elle se cachait alors à Gand ou à Vienne ; ceux des nobles qui n’avaient pas quitté leur pays étaient trop heureux de se faire oublier ; le baron de Vitrolles gémissait dans les cachots de Vincennes, et, quant au marquis de Lafayette, il se défendait depuis long-temps d’être un grand seigneur. Étaient-ce les soldats, les artisans, les ouvriers des faubourgs de Paris, les prolétaires ? Mais nul ne pouvait l’avoir oublié : c’étaient les enfants du peuple, des hommes en veste et en casquette, ou en simple uniforme, qui, après la bataille de Waterloo, s’en allaient tous les jours pousser sous les fenêtres de l’Elysée-Bourbon le cri accoutumé de vive l’Empereur ! Et, aux mêmes heures, que se passait-il dans le sein du corps législatif, où étaient venus se résumer les intérêts et les passions de la bourgeoisie ? « Qu’il abdique ! qu’il abdique ! » voilà ce que pensait l’assemblée et ce vœu, qui, là, remplissait tous les cœurs, se trouva bientôt dans toutes les bouches. On ne voulut pas même de Napoléon II, tant on était impatient de rompre avec le passé impérial et de reprendre les traditions de 89 !

J’ignore pourquoi les infortunes éclatantes émeuvent si profondément. Pour moi, je l’avoue, ce sont les malheurs vulgaires qui touchent le plus mon cœur. Je plains ceux que la tempête renverse, sans qu’ils aient eu la satisfaction d’y respirer à l’aise et de la braver ; je plains ceux qui, doués d’une âme forte, sont morts cependant sans avoir vécu, ceux dont le passant foule, sans y songer, la cendre mêlée à la poussière des chemins. Eh, mon Dieu ! il est certaines défaites qui enivrent autant que les victoires. L’orgueil humain se plaît aux grands désastres comme aux grands succès. Tomber de haut est une manière d’être distingué par la fortune. Que Napoléon ait glissé de son piédestal en quelques heures que dans le palais préparé pour son fils il ait vu s’installer des princes étrangers qu’on lui ait donné pour dernière patrie un rocher perdu dans l’immensité des mers, et qu’il s’y soit lentement consumé sous l’œil de ses plus cruels ennemis, ce n’est pas de cela qu’il faut le plaindre. Mais que l’abolition promise, espérée, des droits réunis, soit devenue une des causes de sa chute ; mais qu’il ait été dompté, lui, guerrier sans égal, par quelques marchands ameutés ; mais qu’il n’ait rien pu sur une assemblée de procureurs et d’agioteurs, lui dont on avait dit avec vérité que sa présence produisait sur des armées innombrables le même effet que celle du lion sur les plus intrépides chasseurs, ah ! voilà ce qui doit le rendre l’objet d’une compassion éternelle. Les heures qui s’écoulèrent pour lui à l’Élysée-Bourbon, alors qu’il veillait sa veille suprême, furent des heures d’humiliation et d’amertume, telles que jamais homme, peut-être, n’en eût à subir de semblables. Là, et là seulement, je trouve une expiation véritable et, suffisante de son orgueil.

La bourgeoisie achevait donc en 1815 l’œuvre commencée en 1814 ! Mais ses meneurs, éclairés par l’expérience, prirent cette fois leurs précautions, et firent leurs réserves. Pour que Louis XVIII, ressaisissant sa couronne, ne cessât pas un seul instant d’être un monarque bourgeois, il importait de placer auprès de lui, comme ministre, un homme voué aux intérêts dominants et assez habile pour gouverner sous le nom du roi. Fouché était merveilleusement propre à jouer ce rôle. Aussi devint-il l’homme nécessaire. On se rappelle qu’après le désastre de Waterloo les chambres nommèrent une commission de gouvernement. Carnot en fit partie, mais ce fut le duc d’Otrante qui en fut le président. Il est vrai que Carnot aimait le peuple !

Le premier soin de Fouché, devenu maître des affaires, fut de tirer de prison le baron de Vitrolles. Ils eurent une entrevue. M. de Vitrolles voulait sortir de Paris pour aller au-devant du roi ; l’accueil qu’il reçut de Fouché le retint, « Je puis, dit M. de Vitrolles au duc d’Otrante, servir utilement ici la cause de Louis XVIII, mais à trois conditions : la première, qu’il ne sera pas attenté à ma vie ; la seconde, que vous me donnerez au moins cinquante passe-ports pour entretenir des relations avec le roi ; la troisième, que je serai chaque jour admis auprès de vous. » — « Pour ce qui est de votre tête, répondit Fouché avec cette familiarité pittoresque de langage qu’il affectait, elle est aux mêmes crochets que la mienne. Vous aurez cinquante passe-ports et nous nous verrons, si cela vous convient, non pas une fois, mais deux fois par jour. » M. de Vitrolles devenait ainsi une sorte d’intermédiaire entre les Bourbons et Fouché : la restauration d’un côté, la bourgeoisie de l’autre.

Au reste, pendant que Fouché entretenait avec la cour de Gand des relations actives, il envoyait en Autriche des émissaires charges d’y plaider la cause du petit roi de Rome, et il écrivait à son collègue du congrès de Vienne, de sonder la diplomatie sur la candidature du duc d’Orléans, menant ainsi de front tous les complots, et se rendant possible dans toutes les combinaisons.

Les vues de Fouché, sur la branche cadette, furent adoptées sans peine par M. de Talleyrand. D’adroites insinuations les firent germer dans l’esprit de l’empereur Alexandre ; si bien qu’un jour, en plein congrès, le czar posa tout à coup la question de la sorte : Ne serait-il pas dans l’intérêt de l’Europe que la couronne de France fut placée sur la tête du duc d’Orléans ? À cette proposition inattendue, chacun demeura frappé de stupeur. Mais les Cent-Jours n’étaient-ils pas venus prouver l’impuissance politique des Bourbons aînés ? Entre un 24 janvier et un 20 mars, qu’elle place resterait pour la tranquillité de l’Europe et la sécurité des rois ? On penchait déjà pour le duc d’Orléans, quand l’opposition de lord Clancarty fit échouer le projet. Lord Clancarty s’exprima vivement sur le danger de semblables encouragements donnés à l’ambition des collatéraux. Alors, changeant de plan avec sa dextérité ordinaire, M. de Talleyrand écrivit à Louis XVIII, pour lui dévoiler cette espèce de conspiration diplomatique dont il avait, de sa propre main, noué tous les fils.

Cependant le princes arrivent à Arnouville. Le baron de Vitrolles court les rejoindre, il était impatient de sonder par lui-même les sentiments des chefs de la coalition. Quelle fut sa surprise, quand le duc de Wellington lui dit : « Il y a dans tout ceci une question de choses, la cocarde tricolore, et une question de personnes, Fouché. » M. de Vitrolles ayant alors rappelé au duc que la cocarde tricolore était le signe d’une révolte contre le roi, et Fouché un régicide. « Eh bien, répliqua le général anglais, on pourrait peut-être abandonner la question de choses, mais celle de personnes, c’est impossible[7] ? » Paroles remarquables et bien dignes d’être méditées ! Ainsi donc, dans la pensée des alliés, Fouché représentait en France une idée plus puissante que celle qui était exprimée par la cocarde tricolore elle-même ! Ah ! c’est qu’en effet, la Révolution française avait éveillé deux sortes de passions les unes, mâles et rayonnantes, altières, dévouées ; les autres, égoïstes et mercantiles. Les premières, la cocarde tricolore les représentait mais après avoir, dans leur explosion merveilleuse, ébloui et troublé le monde, elles s’étaient enfin amorties ; surexcitées par la république, elles avaient été en quelque sorte épuisées par Napoléon. Les secondes, c’était dans Fouché qu’elles se personnifiaient. Or, à celles-ci, malheureusement, appartenait la force.

Qu’on ne s’étonne pas, après cela, si la nomination de Fouché au ministère de la police devint une des conditions de l’entrée de Louis XVIII à Paris. La bourgeoisie voulait une garantie : on la lui donna. Parmi les royalistes eux-mêmes, plusieurs regardaient cette nomination de Fouché comme un malheur nécessaire, entr’autres le bailli de Crussol, homme d’un royalisme honnête et convaincu.

Ce fut aussi le sentiment de cette nécessité qui détermina Louis XVIII à faire asseoir à son bureau celui qu’il avait maudit comme l’assassin de son frère. On en peut juger par ces paroles cyniques qu’il adressait au baron de Vitrolles, après le départ du duc de Wellington et de M. de Talleyrand pour Neuilly, où les attendait le duc d’Otrante. « Je leur ai recommandé de faire pour le mieux car je sens bien qu’en acceptant Fouché, je livre mon pucelage. »

Au reste, tous ces scandales devaient être couverts par le grand scandale de la seconde entrée des alliés dans Paris. Pour le coup, il n’y eût ni combat livré, ni sang répandu. Paris ne capitulait pas il s’offrait. Les complices de l’étranger n’avaient pas agi dans l’ombre, cette fois, mais en plein soleil, à la face de tous, dans le palais consacré aux délibérations publiques. Comment peindre l’aspect de Paris durant ces jours horribles ? L’orgueil de la France s’était réfugié dans le sein de ses enfants les plus malheureux : les prolétaires furent toute la patrie mais que pouvaient-ils ? C’est tout au plus si au détour des rues désertes, aux angles des carrefours on rencontrait quelques vieux soldats murmurant des paroles de malédiction. Et, pendant que le long des voies splendides, des boulevards étincelants, les étrangers défilaient par milliers, portant sur le front, non plus comme en 1814, la surprise et l’admiration, mais la colère, le dédain et l’insulte, une foule de femmes élégantes, attirées aux fenêtres, saluaient avec des cris le passage des vainqueurs, et agitaient des écharpes en signe d’allégresse ; les riches préparaient leurs appartements les plus somptueux pour y recevoir les officiers anglais ou prussiens ; et les marchands, dans l’ivresse d’une joie cupide, étalaient à l’envi ce qu’ils avaient de plus précieux.

Cette fois, néanmoins, l’irruption des ennemis dans la capitale n’excita pas un enthousiasme aussi général que celui dont la première invasion avait été l’objet. Il faut le dire, à la louange d’une portion de la bourgeoisie, elle ne put se défendre d’un sentiment de tristesse et de pudeur. Le spectacle des habitants de la campagne se réfugiant éplorés dans la ville avec leurs effets et leurs troupeaux, disait assez quel changement s’était introduit dans les dispositions des alliés : on les craignait. Et pourtant… mais non : la postérité ne voudra jamais croire à cet excès d’opprobre, on dansa sur le gazon, à jamais profané, des Tuileries, à quelques pas du pont des Arts, où nos ennemis avaient braqué deux pièces de canon prêtes à faire feu sur nos édifices ! Semblables à ces sauvages qui s’entrelacent et tournent autour d’un ennemi vaincu, des Français osèrent nouer autour de la patrie saignante d’abominables farandoles. Les étrangers virent cela ; ils nous méprisèrent.

Ainsi s’ouvrit en France l’ère des intérêts matériels.

Ceux-là, du reste, purent un moment se réjouir dans leur égoïsme, qui avaient supputé ce que rapporterait en argent une humiliation jusqu’alors sans exemple. Car, pour dernier trait d’avilissement, les vaincus se laissèrent gorger d’or par les vainqueurs. Paris se vendit en détail après s’être livré en bloc, et n’eut pas même le mérite d’une infamie désintéressée. « Les marchands décuplaient leurs recettes habituelles ; tous les jeunes officiers avaient des maîtresses coûteuses, des loges aux théâtres, des dîners chez Véry. C’est de cette année 1815 que datent la plupart des fortunes marchandes de la capitale. On ne peut s’imaginer l’immense dépense des chefs des armées coalisées le grand duc Constantin et son frère laissèrent à Paris 1,500,000 roubles dans l’espace de quarante jours. Blucher, qui reçut trois millions du gouvernement français, engagea ses terres et partit ruiné par les maisons de jeu[8]. » On le voit : Paris recevait largement son salaire ; les ennemis de la France étaient prodigues, et les pourvoyeurs de cette cohue enchantée se montraient aussi pressés d’épuiser les bénéfices de son ivresse, qu’elle l’était elle-même d’en épuiser les plaisirs et l’insolence !

Mais, dans les résultats produits par l’invasion, il y eût cela de singulier, que la France fut brutalement sacrifiée à Paris.

En 1815, la centralisation établie par l’Empire existait dans sa plénitude ; tous les instincts, tous les intérêts, toutes les passions de plus de trente millions d’hommes, Paris les concentrait dans leur diversité sans les affaiblir ; il les résumait sans les altérer. Déjà, Paris c’était la France. L’invasion mit en relief ce qu’une telle centralisation pouvait avoir d’oppressif : une ville fut enrichie, et tout un royaume mis au pillage. Oui, les campagnes dévastées, une foule de petits propriétaires ruinés, l’agriculture de plusieurs provinces tarie dans sa source, des villes opulentes écrasées sous le poids de contributions arbitraires, tout ce que peut, enfin, et tout ce qu’ose la conquête, dans ses plus sauvages emportements, voilà ce que représentaient ces pièces d’or, qu’avec une insouciance remplie d’insulte les étrangers allaient semant dans Paris.

Autre résultat digne de remarque : de même que la France fut impitoyablement rançonnée au profit de la cité-mère, de même le corps de la bourgeoisie finit par être appauvri au protit de quelques heureux capitalistes. Les frais de subsistance des sept cent mille ennemis qui pesaient sur notre sol, l’épouvantable abus des réquisitions, l’augmentation des impôts de toute nature, les emprunts forcés, le milliard, prix de notre délivrance, quelle charge pour les bourgeois ! Il est vrai que, pour s’affranchir de cette charge, on dût recourir au crédit ; il est vrai que les conditions de l’emprunt contracté avec les banquiers étrangers Baring et Hoppe, et dont les principaux banquiers parisiens obtinrent un huitième, offrait aux prêteurs l’exorbitant bénéfice d’un intérêt de 20 à 22 p. 0/0 ; il est vrai que ces premières mesures financières de la Restauration étaient, à ce point favorables aux gros capitalistes, que si M. Casimir Périer attaqua, dans une brochure, le scandale de l’opération, ce fut, entr’autres choses, par ce motif qu’il eût été plus national de ne s’adresser qu’à des banquiers français… Au-dessus de la masse de la bourgeoisie pliant sous le faix, la haute bourgeoisie puisait dans la honte publique un surcroît de force et d’opulence. Sous ce rapport, il est clair que l’invasion fut, en quelque sorte, un procédé nouveau mis à la disposition desplus riches pour dépouiller les plus pauvres. Au fond, les étrangers, lorsque plus tard ils repassèrent nos frontières, n’emportèrent peut-être pas une grande quantité d’argent ; mais la quantité qu’ils en déplacèrent fut énorme. Poussés par le sort des batailles entre les gros capitalistes et les petits industriels, entre les banquiers et les artisans, entre les spéculateurs audacieux et les travailleurs, ils donnèrent aux premiers par l’emprunt, ce qu’ils arrachaient violemment aux seconds par l’impôt.

Ainsi, la bourgeoisie n’était pas encore installée aux affaires, que déjà le principe de mort caché dans son sein était indiqué au philosophe attentif par le premier résultat matériel de l’invasion.

Qu’on médite sur les lignes que je viens de tracer, elles contiennent en germe toute l’histoire sociale de la bourgeoisie : la banque asservissant l’industrie et le commerce ; le crédit individuel profitant aux forts, nuisant aux faibles ; en un mot, le régime de la concurrence ayant pour inévitable effet de renverser les petites fortunes, de miner les fortunes moyennes ; le tout pour aboutir à une véritable féodalité financière, ou, si l’on veut, à une oligarchie de banquiers. Admirable loi de la providence qui plaçait à côté du crime la menace du châtiment, faisait sortir de l’égoïsme même de la bourgeoisie le commencement de sa dissolution, et confondait avec les honteuses causes de son accroissement l’indication des causes de sa ruine finale !

Mais, quels que soient ses vices de naissance, un régime auquel se lient des passions nombreuses, ne s’écroule pas en un jour. C’est trop peu souvent de plusieurs générations pour absorber le venin d’un mauvais principe. Tout régime tyrannique se peut comparer à un abîme qu’il faudrait combler avec des morts. L’opération cruelle s’accomplit lentement, car l’abîme est profond.

Donc, et malgré quelques signes, peu apparents d’ailleurs, d’une décadence future, une longue domination était promise, en 1815, à ce régime sans entrailles de la concurrence et de l’individualisme. Seulement, cette domination demandait à être complétée. La puissance de la bourgeoisie avait ses racines dans l’ordre social : il ne lui restait plus qu’a faire invasion dans le domaine politique. L’individualisme en bas appelait le libéralisme en haut.

Aussi, de 1815 à 1830, la bourgeoisie ne s’occupa que de compléter sa domination. Faire tourner a son profit le système électif, s’emparer de la force parlementaire, la rendre souveraine après l’avoir conquise, telle fut, pendant quinze ans, l’oeuvre du libéralisme, œuvre qui se résume en ces mots : asservir la royauté sans la détruire. Ainsi, après le passage de ces révolutionnaires de 93, qui avaient foulé aux pieds la tradition politique avec un héroïsme si farouche, après le règne d’un homme qui, ne pouvant dater que de lui-même, avait essayé de faire taire à jamais l’antique mugissement des assemblées, voilà que la tradition reparaissait indomptée, et ramenant avec elle la lutte si longtemps soutenue contre la royauté par les états-généraux et les parlementaires.

Que de nouveautés introduites par le cours naturel des événements dans cette vieille querelle ! Le champ de bataille s’était transformé ; l’objet du combat n’était plus le même ; le prix de la victoire avait une autre destination, et les combattants un autre visage. Qu’importe ? Il y avait dans cette lutte renaissante quelque chose que les événements n’avaient pu altérer : sa nature même.


II.


Quand on a vu tomber les Bourbons en 1830, on a donné de leur chute bien des explications diverses :

— Ils étaient entrés en France, a-t-on dit, portés sur les flots de l’invasion, dont ils furent comme l’écume. — Ils avaient rendu la France vassalle de l’Europe, et la main de leurs ministres ne s’était pas séchée en signant les traités de 1815. — Ils avaient ramené, au sein de la patrie en deuil, des milliers de gentilshommes, race orgueilleuse, et le clergé, caste envahissante. — Ils avaient débuté par des proscriptions, et l’ombre de Michel Ney se dressait contre eux, les accusant d’assassinat. — Ils tenaient le glaive levé sur la tête des acquéreurs de biens nationaux, et leur seule présence était une menace sans fin.

Tous ces griefs, malheur à qui les déclarerait illégitimes ! Mais suffisent-ils pour expliquer historiquement le rôle de la bourgeoisie en 1830 ? J’affirme que non.

Si Louis XVIII osa ramasser sa couronne sur le champ de bataille de Waterloo, cette terre ensanglantée ; s’il rentra dans Paris au milieu d’un état-major anglais, russe et prussien ; s’il ne rougit pas de reconnaître au prince régent d’Angleterre un droit de suzeraineté morale sur l’héritage de Louis XIV et de Napoléon ; si Wellington fut par lui maréchal de France ; si, pendant qu’aux Tuileries il s’essayait à la royauté, le baron de Muffling, un étranger, fut fait gouverneur de sa capitale ; si le Musée fut mis au pillage par les Prussiens ; si Blucher, dans un accès de rage, put parler impunément de faire sauter nos édifices ; si Alexandre fut regardé comme l’ami du roi de France, parce qu’il s’était contenté de faire retentir sous les pas de son armée les ponts construits en souvenir de nos victoires ; si les alliés, traitant avec ce même roi de France, exigèrent avant toute négociation et obtinrent que l’armée de la Loire fût dissoute, pour que la France n’eût plus qu’à demander merci ; enfin, car elle est bien longue, hélas ! la liste de nos humiliations d’alors, si nos ennemis, par le traité de novembre, acquirent le droit, non-seulement de réduire la France à ses dernières limites, mais de démanteler ses places fortes, d’en bâtir contre elle avec son argent, de surveiller sa politique, d’occuper pendant cinq ans son territoire…, tout cela fut-il le crime du roi seulement, et des princes, et des ministres ? Pourquoi les représentants de la bourgeoisie, les membres du corps législatif, avaient-ils refusé à Napoléon vaincu cette épée qu’il demandait, comme simple général, pour réparer le désastre de Waterloo, sauver la patrie, ou mourir ? Et pourquoi, aux premières lueurs des bivouacs ennemis, la bourgeoisie parisienne, excitant le peuple si prompt au combat, ne prit-elle pas les armes, rugissante et désespérée comme les glorieux moines de Sarragosse ? Mais non : toutes les portes de la ville furent ouvertes ; et il y eut des acclamations de joie dans les rues ; et il y eut des danses dans les jardins publics ; et sur tous les théâtres, pendant plusieurs mois, l’enthousiasme de ceux qui vont au théâtre salua dans Alexandre le demi-dieu de l’invasion ! Je reprends : « Les marchands décuplaient leurs recettes habituelles. C’est de 1815 que datent la plupart des fortunes marchandes de la capitale. » La preuve que la bourgeoisie, en 1830, n’a pas prétendu châtier dans les Bourbons des princes amenés en France par les étrangers, c’est qu’elle a choisi, pour le mettre sur le trône, Philippe, duc d’Orléans ? Ce duc d’Orléans, comment était-il rentré en France ? Ne s’était-il pas trouvé, lui aussi, dans l’arrière-garde de l’invasion ? Justice et vérité pour tous. Si la bourgeoisie, en 1830, avait prétendu faire expier à la royauté 1815, je dis qu’elle se serait vengée sur les Bourbons aînés du crime dont elle s’était elle-même rendue complice. Il n’en fut rien. C’était le peuple qui se souvenait[9].

La bourgeoisie pouvait-elle se soulever avec plus de raison contre la gentilhommerie ? J’ai reconnu qu’en 1814 Louis XVIII avait eu le tort de professer trop ouvertement le culte des noms anciens ; mais ce tort, il s’était hâté de le réparer dès 1815. Sur la première liste ministérielle de cette époque, ne lisons-nous pas, à côté du nom de Talleyrand de Périgord, celui de Pasquier, noblesse de robe, et ceux, moins aristocratiques encore, de Gouvion-Saint-Cyr, de Fouché, de Louis ? M. Decazes, qui fut pendant si long-temps l’âme du gouvernement de la Restauration, devait-il son influence à ses parchemins ? MM. de Villèle, de Corbière, de Peyronnet, qui remplirent de leur existence les années suprêmes de la Restauration, n’étaient-ils pas des hommes à peu près nouveaux ? Que la haute bourgeoisie ait ressenti pour les nobles et les prêtres une répugnance très-vive ; qu’elle ait poursuivi les uns de ses passions jalouses, en invoquant l’égalité, et les autres de son scepticisme glacé, en invoquant la liberté de conscience et l’indépendance du pouvoir civil, rien de plus certain. Seulement, elle n’aurait jamais volontairement couru les risques d’une révolution, s’il ne se fût agi pour elle que d’assurer le triomphe de son scepticisme et de sa vanité.

Pour ce qui est des cruautés tant reprochées à Louis XVIII, on doit reconnaître que c’est principalement aux circonstances qu’elles doivent le caractère qu’elles ont conservé dans l’histoire.

« A neuf heures du matin[10], dit un historien de la Restauration, Ney, revêtu d’un frac bleu, monta dans une voiture de place. Il avait fait demander à M. de Sémonville une bouteille de vin de Bordeaux et l’avait bue. Le grand-référendaire accompagna le maréchal jusqu’au nacre. Le cure de Saint-Sulpice était à ses côtés ; deux officiers de gendarmerie sur le devant de la voiture. Le lugubre cortège traversa le jardin du Luxembourg du côté de l’Observatoire. En sortant de la grille, il prit à gauche, et fit halte cinquante pas plus loin, sous les murs de l’avenue. La voiture s’étant arrêtée, le maréchal en descendit lestement, et se tenant à huit pas du mur, il dit à l’officier : Est-ce ici, Monsieur ? — « Oui, M. le marechal. » Alors Ney ôta son chapeau de la main gauche, plaça la droite sur son cœur, et s’adressant aux soldats, il s’écria : « Mes camarades, tirez sur moi. » L’officier donna le signal du feu, et Ney tomba sans faire aucun mouvement. »

Ce qui frappe surtout dans cette horrible exécution, c’est ce qu’elle a de morne, de peu solennel. La foule n’est pas là, au moment suprême ; on l’a trompée : elle est à la plaine de Grenelle. Michel Ney, maréchal de France, prince de la Moskowa, duc d’Elchingen, est fusillé dans un lieu muet, désert, au pied d’un mur, par des soldats qui se cachent, sur l’ordre d’un gouvernement qui a peur de sa propre violence. Ceci explique pourquoi les premières cruautés de la Restauration laissèrent dans les cœurs une trace de feu. Ney avait tourné contre Louis XVIII l’épée qu’en 1814 il avait reçue de lui pour le défendre, cela n’est pas douteux. Il est vrai qu’il était couvert par une capitulation protectrice. Mais le glaive des réactions ne s’arrête pas pour si peu. D’ailleurs, depuis un demi-siècle, tuer ses ennemis n’était pas chose nouvelle. 93 avait lassé le bourreau. Mais les coups que la Révolution avait frappés avaient dans les nécessités d’une situation inouïe leur explication et plus que leur excuse. Le bruit de la hache, en 93, se perdait dans les clameurs du forum et dans la tempête universelle. Ici, rien de semblable. On se recueillait pour tuer, et toute une nation faisait silence autour des bourreaux. Quoi qu’il en soit, si la bourgeoisie s’indigna, son indignation était désintéressée assurément, puisque Ney et Labédoyère mouraient victimes d’une idée combattue et vaincue avec le concours de la bourgeoisie elle-même, puisqu’ils mouraient victimes de l’Empire, puisqu’ils mouraient victimes des Cent-Jours. Napoléon avait fait fusiller le duc d’Enghien dans les fossés de Vincennes : Louis XVIII rendait à Napoléon assassinat pour assassinat ; genre d’émulation bien digne des maîtres de la terre ! Mais c’est tout. Le lendemain de la révolution de juillet, alors qu’elle était toute puissante, la bourgeoisie a-t-elle imposé à son roi la réhabilitation de Ney ? et pourquoi ne l’a-t-elle pas fait[11] ?

J’arrive à un autre point l’intérêt des acquéreurs de biens nationaux. La question était plus grave pour la bourgeoisie ; car ce n’était plus seulement une affaire de sentiment et d’humanité. Aussi n’eût-on garde d’alarmer sous ce rapport les intérêts. Louis XVIII, qui commit tant de fautes, ne commit pas du moins celle-là. Dans sa déclaration de Saint-Ouen, il affirmait que jamais les acquéreurs de biens nationaux ne seraient inquiétés. Que dis-je ? la chambre de 1815, tout ivre qu’elle était d’aristocratie, poussa-t-elle jamais jusque-là l’audace de ses passions contre-révolutionnaires ? Qu’on se rappelle la loi sur les cris séditieux : cette loi, dans l’article 5, portait peine contre toute parole de nature à effrayer les possesseurs de biens nationaux. « Pourquoi cette mesure, s’écriait à cette occasion le vicomte de Chateaubriand, en pleine pairie ? Pour imposer un silence que rompraient, au défaut des hommes, les pierres mêmes qui servent de bornes aux héritages dont on veut rassurer les possesseurs. » Paroles téméraires, mais dont M. de Chateaubriand, malgré toute son éloquence, ne put faire prévaloir la témérité, même dans un moment où la contre-révolution se montrait hardie jusqu’à l’insolence ! Si donc l’intérêt des acquéreurs de biens nationaux fut si souvent invoqué par la polémique libérale, c’est qu’il fournissait une arme de combat à cette polémique peu sincère. Et si l’on m’objecte le milliard des émigrés, je répondrai que la bourgeoisie n’avait pas attendu cette déclaration de guerre pour se montrer implacable ; je répondrai encore que cet acte contre-révolutionnaire ne fut résolu qu’après l’élection de l’abbé Grégoire, régicide, qu’après l’assassinat du duc de Berry, c’est-à-dire quand la monarchie, poussée à bout, se décida enfin à tout oser contre ses ennemis, voyant bien que ses ennemis oseraient tout contre elle. D’ailleurs, qu’on le remarque bien, le milliard d’indemnité, s’il condamnait les principes de 89, n’en était pas moins une garantie offerte aux acquéreurs de biens nationaux, puisque c’était le prix auquel on mettait leur sécurité. Cette indemnité payée, les possesseurs étaient définitivement placés à l’abri de toute poursuite, et ceux qui avaient le plus à se plaindre, c’étaient tous ces pauvres artisans, tous ces ouvriers, tous ces enfants du peuple, sur qui l’émigration venait de lever son impôt, quoiqu’ils ne fussent jamais entrés dans le partage de ses dépouilles.

Revenant donc sur ce que j’ai voulu prouver, je répète que la lutte qui, commencée en 1815, devait aboutir à la révolution de 1830, n’était que la continuation, au profit de la bourgeoisie, de la lutte que les états-généraux, avant 1789, avaient soutenue, quoique sans éclat, sans vigueur, sans continuité, contre le principe monarchique.

La société peut-elle avoir deux têtes ? la souveraineté est-elle divisible ? Entre le gouvernement par un roi et le gouvernement par une assemblée, n’y a-t-il pas un gouffre qui chaque jour tend à se creuser davantage ? Et partout où ce dualisme existe, les peuples ne sont-ils pas condamnés à flotter misérablement entre un 10 août et un 18 brumaire ? Le jour où Louis XVIII s’assit sur le trône, ce problème fut posé devant lui, ainsi qu’il l’avait été, pendant les Cent-Jours, devant Bonaparte. Et comme la force sociale appartenait à la bourgeoisie, c’était naturellement en sa faveur que la question devait se résoudre. Les obstacles que, sous la Restauration, la royauté eut à combattre, les haines sans nombre qui se groupèrent sur son passage, les tempêtes qui l’assaillirent, cette espèce de tremblement de peuple qui, en 1830, la renversa, n’eurent pas de cause plus sérieuse.

Encore s’il eût été possible de créer entre la royauté et la chambre un pouvoir médiateur ! Mais les droits de substitution ayant été abolis pour jamais, la division des héritages étant devenue un fait inévitable, l’aristocratie ayant été trois fois vaincue, que pouvait une pairie ? Celle de 1815 n’exprimait qu’un entassement de ruines, et n’était en réalité que la vivante histoire d’un quart de siècle de trahisons. On la comptait pour si peu, que Louis XVIII, par exemple, la considérait tout simplement comme un moyen « de mettre une bague au doigt aux gens de sa maison, à la naissance de leur aîné. » Le fait est que le personnel de la pairie fût remanié en 1815 sans scrupule et sans pudeur. On cassa des pairs de France ; on en créa ; le titre de pair devint un mode de récompense ou un sujet d’encouragement pour la haute domesticité du château. Et, après cela, M. de Talleyrand se crut un grand homme d’état pour avoir fait déclarer une telle pairie héréditaire ! Quelle pauvreté de vues ! Le fils de lord Chesterfeald partant pour visiter les diverses cours de l’Europe, son père lui dit : « Allez, mon fils, allez voir par quels hommes le monde est gouverné. » Je conçois ce dédain.

oui, le gouvernement de la Restauration n’était pas encore à l’œuvre que déjà le fait dominant de la situation était la nécessaire rivalité de ses deux pouvoirs : la royauté et la chambre. Et voyez quelles circonstances annoncent, préparent la lutte ! Quand les élections commencent, deux hommes se partagent le pouvoir ministériel, Talleyrand et Fouché : celui-ci, habile, pénétrant, rompu à l’intrigue, possédant la confiance de la bourgeoisie et versé dans l’art de manier les ressorts impurs ; l’autre, aussi dépourvu de valeur intellectuelle que de valeur morale, mais passant pour un grand seigneur sans préjugés, et jouissant d’une immense réputation d’homme d’état, parce que la bassesse à ses triomphes, que tout esprit vulgaire confond avec ceux de l’habileté. Entre ces deux hommes l’antagonisme est flagrant ; chacun le voit, chacun le dit, et il semble que ce soit là l’écueil contre lequel se brisera le ministère. Eh bien ! non : il va se dissoudre, mais sa dissolution sera le premier témoignage de la puissance des intérêts bourgeois et de la force irrésistible du principe électif.

Ce qui avait rendu Fouché un ministre nécessaire, on le sait. Il ne pouvait conséquemment tomber que pour faire place à un homme capable de représenter comme lui, au pouvoir, les intérêts et les passions de la bourgeoisie. Ceux qui n’ont donné pour cause à la fortune extraordinaire de M. Decazes que l’affection de Louis XVIII, ne me paraissent pas avoir pénétré le fond des choses. M. Decazes était d’origine plébéienne. Aucun lien ne pouvait l’attacher à un régime de grands seigneurs. Il aimait l’argent, il en connaissait le prix. Il aimait le pouvoir, il en devinait les conditions. Sagacité, souplesse, activité, scepticisme, ambition subalterne, il avait, en qualités et en défauts, tout ce qui est nécessaire pour savoir de quel côté se trouve la force et s’y asservir. Le libéralisme, dans ce qu’il avait de peu élevé, ne pouvait trouver une personnification plus vraie. M. Decazes, c’était Fouché amoindri.

Voilà précisément ce qui rendait M. Decazes propre à remplacer Fouché, aux yeux de la bourgeoisie. D’un autre côté, il avait dit, en parlant de la marche étonnante de Napoléon sur Paris au 20 mars : « On ne gagne pas la légitimité à la course ; » et à part cette profession de foi, les royalistes le préféraient au duc d’Otrante, parce que lui, du moins, il ne portait pas sur ses habits l’odeur du sang.

M. Decazes fut poussé de la sorte au faîte des honneurs, et Fouché tomba du pouvoir, en y laissant un successeur digne de lui. Le goût de Louis XVIII pour le nouveau ministre servit sa fortune, mais ne l’explique pas, M. Decazes était libéral : ce fut sa force. Le temps des favoris était passé, et si M. Decazes n’avait eu d’autre appui que cette royale affection, surprise et entretenue par la flatterie, son influence, comme celle de M. de Blacas, ne se serait jamais étendue au-delà du gouvernement de l’antichambre.

Mais à côté de ce fait singulier, l’élévation subite de M. Decazes, se place un fait non moins caractéristique, la chute du ministère Talleyrand. Pourquoi ce ministère s’écroule-t-il ? Parce que les premiers choix électoraux annoncent une chambre hostile au ministère. M. de Talleyrand craint une opposition trop vive ; il va trouver le roi ; il lui demande si, dans la lutte qui se prépare, le cabinet doit compter complétement sur l’appui de la couronne. Louis XVIII, depuis long-temps jaloux de la réputation du prince, paraît blessé de l’arrogance de ses frayeurs, et au grand étonnement de toute la cour, il dissout le ministère, laissant cheoir aux débiles mains du duc de Richelieu les destinées de la royauté en France. Ne trouvez-vous pas ces choses bien remarquables ? Un bourgeois, un libéral, M. Decazes, devenant la tête du gouvernement royaliste ; et dès l’origine, le premier ministère de la Restauration renversé par l’approche seule de la chambre, et en quelque sorte par l’ombre du principe électif ; cette victoire remportée la veille de la bataille : tout cela ne vous frappe-t-il pas comme une révélation de cette force dont les quinze années de la Restauration ne devaient être que le développement complet, sous le rapport politique  ?

Cette force invincible du principe électif considéré comme moyen de développement au profit de la bourgeoisie, cette force était si bien pressentie par les royalistes les plus intelligents, que quelques-uns d’entr’eux firent des efforts incroyables pour soutenir Fouché au pouvoir jusqu’à la réunion des députés ; témoin M. de Vitrolles, qui disait sans cesse  : «  Avant de renvoyer Fouché, attendez la chambre.  »

Mais voici quelque chose de plus significatif encore. Les élections sont terminées ; la chambre s’assemble. Ceux qui ont médité sur le caractère de toutes les réactions savent bien pourquoi cette chambre dût se dire exclusivement royaliste. On n’y parlait que du roi ; la fidélité au roi était la vertu de l’époque ; à s’en tenir au langage officiel, jamais la France n’aurait été plus complétement monarchique, et rien n’égale l’enthousiasme qui éclata dans l’assemblée, lorsque M. de Vaublanc y prononça ces paroles  : «  L’immense majorité de la chambre veut son roi.  » Mais quoi ! cette chambre, si éminemment royaliste, c’est par une vive série d’attaques contre la royauté qu’elle débute. Le premier projet de loi[12] présenté par le garde des sceaux à la chambre, y est accueilli par de nombreux murmures ; il n’est adopté qu’après des modifications qui le dénaturent d’une manière complète. Consécration éclatante de l’initiative de l’assemblée ! Et, à dater de ce moment, avec quelle ardeur cette initiative ne cherche-t-elle pas l’occasion de s’exercer ! Qu’il s’agisse de la loi sur la suspension de la liberté individuelle, présentée par M. Decazes, ou de celle présentée sur les juridictions prévôtales par le duc de Feltre, la chambre ne se croit pas appelée seulement à rectifier le travail des ministres, mais à le refaire. Seule, elle occupe la scène politique ; seule, elle gouverne. Depuis la Convention, vit-on assemblée plus violente, plus impérieuse ; plus enivrée du sentiment de son droit ? Elle apprend que le roi veut faire légaliser l’ordonnance du 24 juillet qui bornait les vengeances royalistes à dix-neuf têtes marquantes abandonnées aux tribunaux, et à trente-huit personnes frappées de bannissement. À cette nouvelle, sa fureur est au comble, et pour que la loi d’amnistie ne soit pas trop indulgente, c’est elle-même qui s’empare de l’initiative, usurpant ainsi la plus personnelle de toutes les prérogatives de la royauté ! Qu’imaginer de plus hautain ? Et quel acte de souveraineté plus péremptoire que ce projet de M. de Labourdonnaye, qui proscrivait du même coup tous le maréchaux, tous les généraux, tous les préfets, tous les hauts fonctionnaires, complices du retour de Bonaparte ; qui frappait tous les régicides signataires de l’acte additionnel ; qui excluait à jamais du sol natal tous les membres de la famille Bonaparte ; qui mettait le séquestre sur les biens d’un si grand nombre de citoyens ; qui faisait, en un mot, du pouvoir judiciaire une dépendance du pouvoir législatif ! Cette grande usurpation, l’assemblée la sanctionne cependant sous les yeux du roi, qui avait formellement annoncé qu’il ne consentirait pas à la proscription des régicides.

On a dit qu’en cela Louis XVIII n’était pas sincère ; qu’au fond il abhorrait les régicides, et ne faisait semblant de les protéger que pour rejeter sur la chambre tout l’odieux de la proscription. Soit. Mais il s’était prononcé hautement, et ses ministres combattirent, en son nom, les projets de la chambre avec une extrême vivacité. Qu’on juge de l’effet que devait produire sur l’opinion une lutte aussi violemment déclarée, quelles que fussent d’ailleurs les secrètes pensées et l’hypocrisie des combattants ! Un jour, le duc de Richelieu vient dire à la chambre : « Le roi s’est fait rendre compte de vos propositions diverses et de vos utiles délibérations. Le testament de Louis XVI est toujours présent à sa pensée. » Et en entendant ces mots, la chambre reste immobile, muette ; la menace est sur tous les visages : il faut que le ministère ait recours à de longues négociations pour fléchir rassemblée. Elle consent enfin à rejeter les catégories sanglantes de M. de Labourdonnaye, mais elle maintient le bannissement des régicides, après avoir couvert de bravos ce cris factieusement royaliste de M. de Béthisy : « Vive le roi quand même ! Quand même ! » L’antagonisme entre des deux principes éclatait jusque dans le royalisme ardent de l’assemblée.

Ce n’est pas tout : la loi des élections est présentée à la chambre. Deux systèmes se produisent : l’un créant un collège électoral par canton, et donnant au roi la faculté d’adjoindre à chaque collège électoral juges de paix, maires, vicaires généraux, proviseur, curés, etc. ; l’autre établissant, au profit des riches, l’élection à deux degrés. L’alternative est redoutable. Si le premier système prévaut, la royauté a prise sur les élections ; elle est mise hors de page. Que le second triomphe, au contraire, c’en est fait ; le régime parlementaire n’a plus de contre-poids ; le duel inégal de Pym et de Charles Ier, de Robespierre et de Louis XVI, de Lafayette et de Bonaparte, va revivre et continuer ; la royauté est sur le chemin des abîmes. Eh bien, c’est le système fatal à la royauté qui trouve faveur dans la chambre ultra-royaliste de 1815. Quel sujet de méditations !

Que cette chambre ait voulu frapper le ministère, non la royauté ; qu’elle ait proclamé l’omnipotence parlementaire par tactique, non par principe ; qu’elle ait prétendu faire du pouvoir électif un levier irrésistible, uniquement parce qu’il était alors dans ses mains, c’est possible. Et que prouve cela, sinon que les grands événements obéissent à des lois par qui sont déjouées les ruses de l’égoïsme et toute la stratégie des passions ? Qu’importe à l’histoire ce que la chambre de 1815 a voulu ? il reste ce qu’elle a fait. Or, elle a professé le dogme de la souveraineté absolue des assemblées, et c’est elle qui a posé, à son insu, les prémisses du syllogisme dont, après quinze années de luttes, 1830 est venu tirer la conclusion.

C’est pourquoi la révolution de juillet se trouva tout entière dans cette fameuse ordonnance qui frappait de dissolution la chambre introuvable.

Toutefois, par l’ordonnance du 5 septembre, Louis XVIII ne faisait qu’en appeler à des élections nouvelles et à un nouveau mode électoral. Au fond, c’était consacrer en faveur de la royauté ce droit de dissolution, reconnu et pratiqué en Angleterre, droit protecteur des couronnes, et qui, certes, n’avait rien d’exorbitant, puisqu’il n’avait pas empêché le second Stuart de mourir sur un échafaud ! Quelle fut cependant l’impression produite par cet acte si éminemment monarchique ? Ceux qu’on appelait les ultra-royalistes furent consternés ; ceux qu’on appelait les libéraux applaudirent. C’est le contraire qui aurait dû arriver, s’il y avait eu réellement en France des amis de la monarchie d’un côté, et des amis de la liberté de l’autre. Mais non : les ultra-royalistes maudirent l’ordonnance du 5 septembre, parce qu’elle brisait une chambre dans laquelle ils dominaient, sacrifiant ainsi à un intérêt momentané de position tous les principes de la monarchie. Et les libéraux accueillirent avec transport cette même ordonnance, parce que le pouvoir parlementaire qu’elle frappait ne leur appartenait pas encore, sacrifiant ainsi à un intérêt momentané de position tous les intérêts de la liberté.

C’est qu’en effet, les mots ici ne répondaient pas aux idées. Sous ces dénominations de libéraux et de royalistes se cachaient des intérêts qui n’étaient en réalité ni ceux de la liberté, ni ceux de la monarchie.

La division véritable qui existait en France était celle-ci. Les uns voulaient que la nation fût agricole ; que la grande culture fût rétablie et la grande propriété reconstituée par les substitutions et le droit d’aînesse ; que le clergé fût indemnisé sur les forêts de l’État ; que la centralisation administrative fût détruite ; que le pays enfin fût rendu à ce régime aristocratique dont la bourgeoisie aidée par les rois avait bouleversé les fondements. Les autres avaient des idées diamétralement opposées. Les premiers, c’étaient, en général, des gentilshommes, des émigrés, des dignitaires de l’Église, des rejetons d’anciennes familles ; ils constituaient ce qu’on aurait dû appeler le parti féodal. Les seconds, c’étaient des fils de parlementaires, des banquiers, des manufacturiers, des commerçants, des acquéreurs de biens nationaux, des médecins, des avocats, la bourgeoisie.

En laissant les mots de côté pour aller au fond des choses, la lutte n’était donc qu’entre des idées féodales et des intérêts bourgeois. Or, les descendants de ceux qui avaient si rudement combattu la centralisation monarchique par Charles-le-Téméraire, le comte de Soissons, Montmorency, Cinq-Mars, n’étaient pas assurément plus royalistes que les fils de ceux qui avaient si fortement ébranlé les trônes par les Jansénistes, la magistrature et les philosophes. Aux yeux du parti féodal comme aux yeux du parti bourgeois, la royauté était un instrument plutôt qu’un principe. Lors donc qu’elle prêta son appui à la bourgeoisie, le parti féodal dût se retrancher derrière le pouvoir parlementaire et parler le langage des libertés publiques. Lorsqu’elle se prêta, au contraire, aux vues et aux passions du parti féodal, ce fut le tour de la bourgeoisie d’attaquer le trône au nom de la liberté. Ainsi s’expliquent les contradictions et les anomalies dont se compose le mouvement politique de la restauration.

En 1816, la bourgeoisie pouvait presque se dire assise sur le trône à côté de Louis XVIII, dont elle gouvernait l’esprit par M. Decazes. Ceux qu’on appelait ultra-royalistes se mirent donc à user le pouvoir royal, et se firent tous docteurs en libéralisme. Ici c’était M. de Villèle se plaignant de l’influence inconstitutionnelle du roi sur les élections du Pas-de-Calais. Là c’étaient MM. de Castelbajac et de La Bourdonnaye prenant, à la tribune, la défense de la liberté de la presse et de la liberté individuelle. Qui ne se souvient de la pétition de Melle Robert et des débats orageux qu’elle souleva ? Comment ! on avait osé frapper M. Robert d’une arrestation arbitraire ! On était allé jusqu’à supprimer son journal ! Mais qu’allait devenir la presse s’il était loisible au pouvoir de lui porter d’aussi terribles coups ? De quels dangers la société n’était-elle pas menacée si on donnait cette élasticité au régime du bon plaisir ? Voilà les discours qui retentirent d’un bout de la France à l’autre. Et par qui étaient-ils tenus, ces discours ? Par les ultra-royalistes. Or, il est à noter que l’excessive rigueur déployée contre M. Robert avait sa source dans un pamphlet, qu’on disait sorti de ses presses, et dans lequel la majesté royale était traînée dans la boue.

Pendant ce temps, voici le rôle que jouaient les libéreux. M. Decazes préparait, présentait à la chambre, appuyait et faisait appuyer par ses amis le système de la censure, des arrestations préventives, des lois d’exception. M. Villemain exerçait sur la presse une surveillance inquiète et supprimait des journaux en se jouant. M. Royer-Collard, qui ne passait pas pour ultra-royaliste, se prononçait hautement pour la prééminence du pouvoir royal, et répondait en ces termes à M. de Castelbajac, au sujet de la liberté de la presse : « On ne doit pas méconnaître que là où il y a des partis, les journaux cessent d’être les organes des opinions individuelles, mais que voués aux intérêts qui s’en emparent, instruments de leur politique, théâtre de leurs combats, leur liberté n’est que la liberté des partis déchaînes. »

Vint la loi d’élection du 5 février 1817, qui établissait l’élection départementale à un seul degré et des censitaires à 300 francs. Une statistique publiée par le ministère fit connaître que le nombre des citoyens payant 300 francs d’impôts, y compris la patente, était de 90,878. La loi du 5 février 1817 livrait donc la puissance parlementaire à la bourgeoisie. Aussi les rôles se trouvèrent-ils aussitôt intervertis. En mesure, désormais, de dominer dans le parlement, la bourgeoisie se tourna contre la royauté, dont elle n’avait plus besoin, et se mit à défendre contre elle ces mêmes libertés dont, avant la loi du 5 février, elle avait abandonné la défense au parti féodal. Il fallut révoquer la loi sur les arrestations préventives, il fallut abolir la censure et le ministère de la police devint si manifestement une sinécure, que M. Decazes dût lui-même, par pudeur en demander la suppression. Mais plus le principe monarchique s’humiliait devant elle, plus cette bourgeoisie qui d’abord l’avait si vivement soutenu, redoublait d’exigences. Tandis que les politiques du pavillon Marsan cherchaient à envelopper le roi de leurs intrigues, les écrivains de la bourgeoisie minaient sans relâche les fondements du trône. La polémique de la Minerve devenait de plus en plut hostile. On posait déjà devant les électeurs la candidature de citoyens connus, comme M. Voyer-d’Argenson, pour leur austère indépendance. Les élections de 1818 révélèrent toute la portée de ce mouvement : Manuel obtint une double élection dans la Vendée, et la Sarthe envoya sur les bancs de la chambre le plus illustre des ennemis de la famille royale, M. de Lafayette.

Qu’avait donc fait la chambre féodale de 1815, en donnant au pouvoir parlementaire tant de force, tant de relief ? Elle avait forgé de ses propres mains pour la bourgeoisie un glaive étincelant et acéré. L’histoire, pour peu qu’on la veuille approfondir, se montre remplie de ces hautes leçons. Semblables à certains religieux qui, eux du moins, ont la conscience de leur néant, les partis emploient souvent leur vie à se creuser une fosse. J’aime à voir de quel air certains hommes passent sur la scène du monde : ils s’imaginent faire mouvoir les sociétés, lorsqu’ils ne font que remuer tout autour deux leur impuissance ; ils se haussent jusqu’à l’immortalité, et volontiers ils usurperaient sur Dieu le lendemain : ambition plaisante ! Dieu seul marche au travers des générations qui s’agitent.

Cependant, l’Europe commençait à s’inquiéter de l’état des choses en France. Les souverains étrangers avaient cru fonder la paix dans notre pays en y établissant l’empire de la charte et le dualisme politique qu’elle consacre. L’erreur était grande. Ils finirent par s’en apercevoir. M. de Richelieu qui était parti pour le congrès d’Aix-la-Chapelle, en rapporta de vives appréhensions sur l’avenir réservé à la monarchie : il fut question de changer le régime électoral. Malheureusement ce n’était pas dans la loi du 5 février qu’était le danger dont on s’était si fort préoccupé au congrès d’Aix-la-Chapelle. Pour consolider le trône, en l’élevant au-dessus de tous les orages, il aurait fallu détruire en France, si cela eût été possible, non pas telle ou telle combinaison électorale, mais le pouvoir électif lui-même. Car en quelques mains qu’on voulut placer ce formidable levier, il était impossible que la royauté résistât long-temps à son action. Déplacer la puissance élective, c’était donner au principe monarchique d’autres ennemis, ce n’était pas le sauver.

Voilà ce que n’avaient compris ni les souverains, ni M. de Richelieu, leur représentant et leur organe dans le conseil des ministres. Au surplus, les tentatives faites par M. de Richelieu, pour renverser la loi du 5 février, furent inutiles, et n’eurent, comme on sait, d’autre résultat que de précipiter sa chute. M. Decazes, son collègue et son rival, M. Decazes, dont il avait demandé l’exil, resta au pouvoir en y appelant le général Dessole. Maintenir la loi d’élection était le but du nouveau ministère, ce qui revenait à ceci la monarchie choisissait des ministres dont le programme était la destruction de la monarchie.

Sans doute une telle pensée n’était venue à l’esprit de personne. La bourgeoisie elle-même, dans sa course ardente vers la domination absolue, n’avait qu’un sentiment confus de son œuvre, et elle était loin de croire que rendre la royauté dépendante, c’était l’abolir. Mais, je le répète, les hommes sont presque toujours les jouets des choses qu’ils accomplissent. Les sociétés vivent sur un malentendu éternel.

Le ministère Dessole ne pouvait être et ne fut en effet qu’une suite non interrompue de victoires remportées sur la royauté par la bourgeoisie, armée du pouvoir parlementaire. Et d’abord, le premier acte de la session de 1818 fut le vote d’une récompense nationale pour le service que M. de Richelieu avait, disait-on, rendu à la France, en la délivrant de l’occupation étrangère. Ce qu’il nous coûtait ce service, je ne veux pas le rappeler. On pouvait dire avec vérité cette fois que l’honneur de la France avait sué par tous les pores. Mais la bourgeoisie avait atteint son but ; son opulence s’était accrue dans l’humiliation de la patrie : M. de Richelieu méritait bien pour cela quelque reconnaissance. Cet homme, néanmoins, avait une âme loyale. Ce fut son malheur d’avoir eu à signer l’abaissement de la France ; il n’en est pas moins vrai que le récompenser était un scandale : on ne lui devait que de le plaindre.

Quoi qu’il en soit, le vote de la chambre dans cette question était un acheminement manifeste à la dictature parlementaire : « Prenez garde ! criait-on des bancs de la droite. Tout ceci est antimonarchique. Vous imitez les assemblées de la Révolution. » Mais il est puéril de demander à un pouvoir de se limiter. La chambre passa outre, et, dans cette carrière, elle ne devait plus s’arrêter.

Pour la gagner, que ne fit-on pas ? Le roi rappelait les proscrits. Le ministre de la guerre, M. de Gouvion Saint-Cyr, ouvrait les cadres de l’armée à de vieux officiers. Le ministre de la justice, M. de Serres, écrivait à tous les procureurs-généraux pour leur recommander en termes pressants le respect de la liberté individuelle. Le ministre de l’intérieur, M. Decazes, décrétait que l’industrie serait invitée à exposer périodiquement ses merveilles, inaugurant de la sorte les fêtes du travail là où n’existaient déjà plus les pompes de la monarchie. Que dire encore ? Dans un projet de loi sur la responsabilité ministérielle, les représentants de la couronne rendaient hommage à l’omnipotence politique de la bourgeoisie, tandis que dans un projet de loi qui abolissait la censure préalable et soumettait les journaux au jury ils reconnaissaient son omnipotence judiciaire. C’était aller, on le voit, au-devant de toutes les exigences. Mais quand deux pouvoirs rivaux sont en, présence, c’est trop peu que le plus faible cède : son destin est de succomber. La bourgeoisie demandait toujours plus qu’on ne lui donnait. Le projet de loi sur la responsabilité ministérielle fut trouvé trop vague et incomplet. Celui qui réglait la liberté de la presse fut attaqué avec violence, parce qu’il créait des éditeurs responsables et imposait un cautionnement. Les plaintes de la tribune trouvèrent dans la presse de bruyants et formidables échos. Épouvantée de tout le bruit qui se faisait autour d’elle, la chambre des pairs avait parlé de modifier la loi du 5 février, et les ministres l’avaient châtiée aussitôt par une promotion de pairs qui, en altérant sa majorité, avait fait entrer dans son sein un grand nombre de bourgeois. Cela même ne suffisait plus. L’effervescence allait croissant. La Minerve voulait que le cens d’éligibilité fut détruit. Le Constitutionnel demandait avec ironie si deux cents députés représentaient bien fidèlement trente millions d’hommes. M. Bavoux adressait à la jeunesse des écoles des discours enflammés, et en expliquant les articles 86 et 89 du code pénal, qui punissent le simple complot contre la vie du roi des mêmes peines que le crime consommé, il disait : « Le rêve de Marsyas, puni par Denys de Syracuse, comme crime de lèze-majesté, et la mort de ce gentilhomme, exécuté aux halles pour avoir eu la pensée d’assassiner Henri III, ne sont-ce pas là des faits légitimés par notre code actuel, malgré la réprobation constante et universelle de la postérité ? » On comprend quel devait être l’effet de semblables paroles sur de jeunes cœurs. Des troubles eurent lieu à l’école de droit, et M. Bavoux fut traduit devant la cour d’assises. Mais la bourgeoisie applaudissait à son courage ; le jury le déclarait non coupable ; et, au sortir de l’audience, les étudiants se pressaient en foule pour le féliciter et l’embrasser.

Les nouvelles du dehors ajoutaient à cette turbulence des esprits si activement entretenue par les écrivains de la bourgeoisie. Les manifestes anti-monarchiques des sociétés allemandes étaient accueillis avec faveur. Le meurtre de Kotzebüe avait des admirateurs. C’était le temps où la voix puissante des réformateurs de Manchester retentissait dans toute l’Europe. Il va sans dire que la presse française donnait le programme de ces innombrables assemblées qui couvraient le sol de la Grande-Bretagne, et on lisait dans les journaux : « Une assemblée a eu lieu à Smithfield. Henri Hunt, accusé par les adversaires de la réforme d’avoir reçu de l’argent, a répondu : « Le duc d’Yorck vient de perdre au jeu la somme que le parlement lui a votée comme gardien de son père infirme. C’est sans doute une preuve de la moralité des hautes classes de la société. » C’est la même moralité qui a porté lord Sidmouth à donner la charge de clerk of the pells, sinécure de 3,000 livres sterling par an, à son fils, encore enfant. L’épouse légitime du duc de Sussex, avec laquelle il a vécu pendant très-long-temps, vient d’être abandonnée par ce prince, et on lui a donné 2,678 livres sterling, prises sur les taxes tirées de vos poches, etc…, etc… »

Ces accusations virulentes, portées contre l’aristocratie en Angleterre, répondaient en France à des intérêts et à des haines qui en faisaient, dans les salons de la magistrature et de la finance, une application passionnée ; et la royauté recevait le contrecoup de ces attaques.

De son côté, et par une tactique plus habile que sincère, le parti féodal aigrissait la bourgeoisie contre les ministres. M. de Chateaubriand écrivait dans le Conservateur que M. Decazes s’était fait d’abord le persécuteur des révolutionnaires, et qu’il les avait persécutés sans mesure. Le général Donnadieu lançait un pamphlet dans lequel il rejetait sur le favori de Louis XVIII tout l’odieux des événements de Grenoble en 1816. Il racontait qu’en réponse à une demande en grâce adressée par lui au roi en faveur de sept condamnés, une dépêche télégraphique lui avait transmis l’ordre de les tuer sur-le-champ. Il n’était pas jusqu’à la protection manifeste et toute spéciale accordée par le gouvernement au génie industriel, dont on ne lui fit un crime ; et le Drapeau Blanc s’émerveillait de tout ce qu’il y avait de délié dans la politique de M. Decazes, faisant coïncider avec les élections l’exposition des produits de l’industrie : c’était faire entendre à la bourgeoisie qu’on la flattait pour la tromper.

Il faut ajouter que la politique des ultra était alors de pousser au jacobinisme par d’insultantes provocations. « Vous voilà donc, disait le Journal des Débats aux adversaires du parti féodal, à propos d’une résolution récente prise par la diète germanique, vous voilà forcés de reconnaître que l’Europe entière est ultra comme nous. Vous voilà convaincus que ce que vous appelez l’Europe, les peuples, le siècle, se réduit en dernière analyse à quelques petits marchands assis sur des balles de coton et des barriques de sucre dans la rue des Ramassés à Rouen, à quelques écoliers imberbes de l’université d’Iéna, en cheveux longs et en veste courte, à quelques milliers d’honnêtes radicaux illuminés par les vapeurs de l’eau-de-vie. » Ces petits marchands, assis sur des balles de coton voulurent montrer ce qu’il leur était permis d’oser ; ils élurent M. Grégoire, et semblèrent avoir ainsi jeté aux pieds de leurs ennemis, en manière de défi, la tête sanglante de Louis XVI.

Mais leurs ennemis s’en réjouirent : « Plutôt des élections jacobines que des élections ministérielles », avait dit le Drapeau Blanc. Ce vœu était accompli. La duchesse d’Angoulême redoubla de gémissements et de pleurs ; la parole du comte d’Artois eut le droit de se faire écouter ; Louis XVIII, qui sentait peser sur sa couronne le souvenir du ministère Fouché, recula cette fois devant le fantôme de son frère : dès ce moment l’abolition de la loi du 5 février fut résolue.

Les ministres Dessoles, Louis et Gouvion Saint-Cyr voulaient le maintien de cette loi : ils durent se retirer du pouvoir, et à la tête du nouveau cabinet on vit paraître avec étonnement… M. Decazes ! M. Decazes qui avait appelé funeste, du haut de la tribune de la chambre des pairs, la proposition Barthélemy ; M. Decazes qui avait forcé le duc de Richelieu à la retraite, pour garantir de toute atteinte ce même système électoral qu’il s’agissait maintenant de détruire. Mais le favori était mal conseillé par son ambition. Lorsqu’on change de drapeau, il faut donner des gages au parti qu’on embrasse : M. Decazes fut obligé de suspendre la liberté individuelle. La loi qui annonçait d’une manière si éclatante la défection du ministre fut flétrie du nom de loi des suspects, et le parti auquel il venait de livrer tout son honneur en proie se servit de cette loi des suspects pour faire emprisonner les propres amis de celui qui l’avait présentée. Quant au parti libéral, il organisa en faveur des victimes un comité de souscription, dont l’activité devint si redoutable, que les souscriptions purent être et furent considérées comme des enrôlements pour la révolte. Quel profit M. Decazes devait-il tirer de son apostasie ? La bourgeoisie qu’il trahissait l’abandonna, et le parti féodal ne lui sut aucun gré d’un retour involontaire.

Tout à coup une nouvelle étrange se répandit. Au moment où il sortait du théâtre, le prince sur qui reposait l’immortalité de la race royale, le duc de Berry, venait d’être saisi par un inconnu, et frappé au flanc d’un coup de poignard.

Lorsque, sous Charles II, en Angleterre, le parti dominant avait voulu perdre les papistes, il avait suscité un audacieux imposteur, nommé Titus Oates, lequel accusa du crime d’un individu tout le parti catholique. Les siècles ont beau passer sur les sociétés, ils n’en emportent pas dans leur cours le vieux limon. Les Titus Oates ne manquèrent pas après l’assassinat du duc de Berry. Ce prince, disaient les ennemis de la bourgeoisie, vient d’être poignardé par une idée libérale. Et, comme on n’attendait qu’une occasion pour renverser M. Decazes, ceux qu’on appelait ultra-royalistes te précipitèrent du pouvoir par ce cri : « Vous êtes le complice de Louvel ! » Prétextes menteurs, sans doute ! ruses bien connues, de partis se donnant rendez-vous sur le tombeau du prince assassiné, pour s’y combattre en quelque sorte avec son cadavre ! Les vraies causes de la chute de M. Decazes étaient beaucoup moins odieuses, et beaucoup plus décisives : il tombait, parce que le jour où il s’était prononcé contre la loi du 5 février, il avait cessé de représenter quelque chose au pouvoir. Et ce n’était pas assez, pour l’y retenir, de la tendresse du roi, à une époque où la royauté n’était plus qu’un vieillard caduc, auquel on disait sire en lui parlant.

L’assassinat du duc de Berry ayant été, pour ceux qui se prétendaient les amis des rois et des princes, une spéculation tout à fait heureuse, M. de Richelieu se trouva naturellement porté aux affaires. Ici nous touchons aux pages les plus instructives de l’histoire de la Restauration ; mais, avant d’expliquer cette pensée, voyons comment fut remplie la mission politique du nouveau cabinet.

Cette mission consistait à déplacer la puissance politique par le changement du système électoral. On ne perdit pas de temps, et, dès le mois de mai 1820, la chambre, assemblée depuis peu, était saisie d’un projet de loi électorale. Menacée, la bourgeoisie rassembla toutes ses forces et prépara une vigoureuse défense. Elle publia des brochures, elle fit gémir ou gronder tous ses journaux à la fois, elle suscita du fond des provinces des pétitions ardentes, elle déclara la charte en danger. Tous les esprits étaient en éveil : la discussion s’ouvrit dans l’orage.

Il existait alors à Paris une association, véritable club éclos de la franc-maçonnerie, et dont les puérilités solennelles du Grand-Orient ne servaient qu’à masquer l’action politique. Fondé par quatre commis de l’administration de l’octroi, MM. Bazard, Flotard, Buchez et Joubert, ce club, sous le nom de Loge des Amis de la Vérité, s’était d’abord recruté dans les écoles de droit, de médecine, de pharmacie puis, sur la proposition de Bazard, il avait appelé à lui un grand nombre de jeunes hommes voués à l’apprentissage du commerce. La Loge des amis de la Vérité était ainsi parvenue à se créer dans la jeunesse parisienne une influence puissante, et elle était en mesure de commander à l’agitation.

Cependant la discussion avait commencé, à la chambre des députés, au milieu de l’anxiété la plus vive ; et, quoique fort souffrant, M. de Chauvelin s’était fait transporter au Palais-Bourbon dans un appareil propre à frapper les imaginations. Applaudi par les uns, il fut injurié par les autres. L’occasion était favorable pour exciter le peuple : la Loge des Amis de la Vérité s’en empare ; les membres qui la composent se répandent dans la capitale pour y soufler l’esprit qui les anime : les écoles s’ébranlent, et des groupes nombreux d’étudiants viennent se former au tour du palais des délibérations, en criant Vive la charte ! De leur côté, des militaires, appartenant au parti féodal et vêtus en bourgeois pour la plupart, accourent armés de cannes. Il y eut une rixe, des désordres ; un jeune homme fut tué. Qui ne se rappelle l’impression produite dans Paris par la mort de Lallemand. On lui devait des obsèques touchantes, on les rendit pompeuses. Les troubles se prolongèrent. Toute la garnison fut sur pied. On vit rouler le long des boulevards une foule grondante de jeunes gens auxquels se mêlèrent, dans la rue Saint-Antoine, tous ces ouvriers que la misère tient sans cesse à la disposition de l’imprévu. Ce qui serait arrivé, nul ne le peut dire, si la pluie, qui tombait par torrents, ne fut venue en aide aux charges de cavalerie. Le trouble n’était pas moins grand dans la chambre. Le père de l’infortuné Lallemand avait écrit une lettre pour venger la mémoire de son fils, que quelques feuilles de la cour avaient lâchement outragée. M. Laffitte lut cette lettre d’une voix profonde, tandis que, levant les mains au ciel, les députés de son parti criaient : Quelle horreur ! Manuel parut à son tour, et, appuyé contre le marbre de la tribune, malade, le visage couvert de pâleur, il prononça ce mot terrible : Assassins ! Durant plusieurs séances, ce ne furent que récits funèbres faits par les députés de la bourgeoisie. M. Demarçay avait vu des dragons charger une foule inoffensive dans la rue de Rivoli, et deux d’entre eux pousser leurs chevaux jusque dans le passage Delorme. Des peintures non moins émouvantes furent faites par M. Casimir Périer. Et, pendant ce temps, les journaux publiaient le sombre interrogatoire de Louvel, cet homme étrange, qui n’avait frappé un prince que pour éteindre en lui d’un seul coup toute une race de rois, homme à convictions implacables, plus implacables pourtant que son cœur.

Dans l’immense agitation que tout cela faisait naître, les deux partis s’accusèrent réciproquement et avec violence. Tous deux ils avaient raison, dans une certaine mesure. La bourgeoisie avait droit de s’indigner des excès d’une répression sauvage ; mais on pouvait lui reprocher d’avoir été séditieuse elle-même et violente.

Quelques cris de vive l’Empereur avaient été poussés dans les rues : les députés de la gauche prétendirent que ceux qui les avaient poussés étaient des agens de police, et que ceux-là seuls étaient de bons citoyens, qui avaient crié vive la charte ! l’esprit de la bourgeoisie se montrait là tout entier.

Ces tumultes de la place publique, qu’elle protégeait hautement en 1819, nous l’avons vue depuis les flétrir avec passion. Ah ! c’est qu’en 1819, elle n’était pas encore à bout de conquêtes !

Quoi qu’il en soit, comme tous les troubles qui n’aboutissent pas à une révolution tournent au profit du pouvoir qui les réprime, la bourgeoisie fut vaincue dans le parlement, faute d’avoir vaincu ses ennemis dans la rue. Quelques-uns de ses meneurs prirent l’épouvante : quelques consciences se laissèrent acheter ; et, après d’orageux débats, la loi du 5 février fit place à un système électoral qui donnait au parti féodal une représentation à part. Il avait demandé l’élection à deux degrés : on lui donnait, en établissant dans chaque département un double collège, plus et mieux qu’il n’avait demandé. Grande fut la joie des vainqueurs. Pour ce qui est de la monarchie, elle se trompait si elle se crut sauvée : elle était perdue.

Pour élever le trône au-dessus des orages, c’était trop peu, ai-je dit, de modifier telle ou telle combinaison électorale : il aurait fallu détruire le principe électif lui-même. On va voir la vérité de cette observation.

Le ministère Richelieu venait de remporter sur la bourgeoisie une de ces victoires qui semblent décider du sort des Empires. Quelle reconnaissance ne lui devait pas le parti féodal ? Que de bénédictions ne devait pas attirer sur la couronne, de la part des royalistes, s’il y en avait eu de sincères, un service aussi éclatant ?

D’ailleurs, il venait de naître un fils à la duchesse de Berri, comme pour prouver que la main de Louvel s’était égarée en frappant, et que la Providence se rangeait du côté de la monarchie. Qu’il y ait folie à croire aux dynasties impérissables, quand leur avenir repose sur la tête d’une petite créature vagissante et frêle, sans doute ; et certes, depuis que Vienne gardait le fils de Napoléon, il n’était plus permis à personne de mettre en doute la puérilité de la gloire et l’impuissance de la force. Mais tel est l’imbécille orgueil des grands de la terre, que cet orgueil abaisse leur intelligence au-dessous de la plus vulgaire philosophie. il semblait donc que la naissance du duc de Bordeaux dût entourer la royauté d’un nouveau prestige.

Ajoutez à cela que les ministres mirent tout en œuvre pour gagner l’aristocratie. Il était naturel que, dans le nouveau système, les élections lui assurassent l’avantage ; et c’est ce qui avait eu lieu. Les élections de 1820 n’avaient donné à la bourgeoisie qu’un fort petit nombre de représentants, et avaient enfanté une chambre tout aussi féodale que celle de 1815. M. de Richelieu, pour se rendre cette chambre favorable, appela aussitôt à lui les hommes qu’elle protégeait. Il mit M. de Corbière à la tête du conseil royal de l’instruction publique, et nomma M. de Villèle ministre sans portefeuille.

Vaines concessions ! Les deux principes ne furent pas plutôt en présence qu’ils se combattirent. La chambre féodale de 1820 ne se montra pas moins hostile au ministre féodal, M. de Richelieu, que ne s’était montrée hostile au ministre bourgeois, M. Decazes, la chambre bourgeoise de la veille, tant la lutte des deux pouvoirs était chose naturelle, inévitable !

Cette hostilité se révélait déjà dans l’adresse en réponse au discours de la couronne. Après avoir parlé des améliorations qu’elle voulait introduire dans l’ordre social, la chambre ajoutait  « Ces améliorations importantes, nous les poursuivrons avec la modération compagne de la force. » Ce langage était bien celui d’une assemblée souveraine.

Cependant la session est ouverte. Et quelle voix retentit la première à la tribune ? L’inexorable voix du général Donnadieu, reprochant aux ministres du roi des tentatives honteuses et corruptrices. Encore tout meurtris des suites de cette accusation, les ministres présentent un projet de loi sur les donataires, projet de loi qui préparait l’indemnité des émigrés. Et voilà que toute la fraction aristocratique de la chambre applaudit à M. Duplessis de Grénedan définissant l’indemnité des donataires un salaire pour les conspirateurs. Une loi municipale était attendue avec impatience : les ministres, en l’élaborant, s’étudient à y faire revivre l’esprit des temps anciens ; ils livrent tout le pouvoir communal à un nombre très-restreint d’électeurs choisis parmi les plus riches. Que leurs idées soient adoptées, une voie est ouverte au retour de la féodalité dans les campagnes. Mais quoi ! Ils ont osé attribuer au roi dans les communes urbaines, et à son représentant dans les communes rurales, la nomination du préfet et les adjoints ! Crime irrémissible aux yeux des royalistes de la chambre !

Ce fut alors que Louis XVIII laissa échapper ce cri d’une âme blessée : « Je leur abandonnais les droits de ma couronne ; ils n’en veulent pas, c’est une leçon. » C’était une leçon en effet, et dont la portée était plus grande que Louis XVIII ne pouvait le supposer, car elle avait le sens que voici : partout où le gouvernement d’un roi et celui d’une assemblée seront face à face, il y aura désordre, et la société cheminera entre la dictature et l’anarchie, c’est-à-dire entre deux abîmes.

Voilà où en était la monarchie en France, lorsque survint un événement plus important pour elle que la naissance du duc de Bordeaux. Sur un rocher, du côté de l’Occident, bien loin au milieu des mers, Napoléon était mort. Le monde s’en émut.

La chute de Napoléon avait été profonde, immense : donc, mieux que ses triomphes, elle attestait son génie. A quel vaste cœur, à quelle volonté inexpugnable, à quelle intelligence d’élite l’histoire a-t-elle accordé une impunité absolue ? Quel grand homme n’a pas été ou ne s’est pas cru destiné à l’illustration des revers ? César meurt assassiné dans le Sénat. Sylla s’étonne et s’épouvante de la constance de son bonheur : il abdique. Charles-Quint prend ombrage de sa propre puissance : il se fait moine. La destinée des âmes vraiment fortes n’est pas de rester au faîte jusqu’à la fin, mais de tomber avec éclat. Qu’on me montre un homme qui ait su se créer de nombreux obstacles et d’implacables ennemis quand les obstacles auront épuisé tout son vouloir et que ses ennemis l’auront foulé aux pieds, je saluerai son génie, et j’admirerai quelle force il lui a fallu pour se former un tel malheur.

La dynastie des Bourbons avait un ennemi de moins. La cour se trompait cependant, si elle crut pouvoir se réjouir. Napoléon vivant, toute autre candidature que la sienne était impossible. Napoléon mort, les prétendants se pressèrent dans la carrière obscure des conspirations. Il y eût un parti pour Napoléon II, un parti pour Joseph Bonaparte, un parti pour le prince Eugène ; et la couronne fut mise à l’encan par une foule d’ambitions ténébreuses et subalternes. Ce fut alors qu’on vint offrir à Lafayette, de la part du prince Eugène, la somme de cinq millions, pour couvrir les premiers frais d’une révolution en faveur du frère de la reine Hortense. Cette proposition, qui ne fut ni acceptée ni repoussée par Lafayette, donna lieu, plus tard, à son voyage en Amérique, et lui suggéra l’idée des étranges démarches qu’il fit auprès de Joseph.

Mais le plus redoutable ennemi du trône des Bourbons, c’était un principe sous l’effort duquel Napoléon lui même avait succombé, le principe électif. La session de 1821 acheva ce qu’avait commencé la session de 1820. Au discours de la couronne, les royalistes de la chambre répondirent par une adresse où se trouvait cette phrase personnellement injurieuse pour le monarque : « Nous nous félicitons, Sire, de vos relations constamment amicales avec les puissances étrangères, dans la juste confiance qu’une paix si précieuse n’est point achetée par des sacrifices incompatibles avec l’honneur de la nation et la dignité de la couronne. »

Ainsi, lorsqu’en 1830, la bourgeoisie, dans une adresse à jamais célèbre, opposait au pouvoir royal la souveraineté parlementaire, et cela au risque des plus effroyables tempêtes, elle ne faisait que suivre l’exemple de la chambre féodale de 1821.

« Eh quoi ! s’écria M. de Serres, après la lecture du projet d’adresse, votre président irait dire face-à-face au roi que la chambre a la juste confiance qu’il n’a pas fait de lâchetés ! C’est un outrage cruel. » Inutile avertissement ! Ce que M. de Serres regardait avec raison comme un outrage cruel, le président de la chambre l’alla dire, et face-à-face, au roi irrité, mais impuissant. C’était donc sous la main de ceux qui ne vivent que par les adorations ignorantes de la multitude, que vous deviez vous écrouler, ô vieilles idoles !

Ici le dualisme politique dont on vient de suivre les péripéties va revêtir un nouveau caractère, et pendant quelque temps il aura pour résultat, au lieu de la lutte des deux pouvoirs, le volontaire asservissement de l’un d’eux. Pour faire comprendre ce changement, il est nécessaire d’exposer l’origine, le but et la marche du carbonarisme. Car son influence sur les relations des deux pouvoirs devait être importante et durable.

Le 1er mai 1821 trois jeunes gens, MM. Bazard, Flotard et Buchez, se trouvaient assis devant une table ronde, rue Copeau. Ce fut des méditations de ces trois hommes inconnus, et dans ce quartier, un des plus pauvres de la capitale, que naquit cette charbonnerie qui, quelques mois après, embrasait la France.

Les troubles de juin 1820 avaient eu pour aboutissement la conspiration militaire du 19 août, conspiration étouffée la veille même du combat. Le coup frappé sur les conspirateurs avait retenti dans la Loge des Amis de la vérité, dont les principaux membres se dispersèrent. MM. Joubert et Dugied partirent pour l’Italie. Naples était en pleine révolution. Les deux jeunes Français offrirent leurs services, et ne durent qu’à la protection de cinq membres du parlement napolitain l’honneur de jouer leur tête dans cette entreprise. On sait de quelle sorte avorta cette révolution, et avec quelle triste rapidité l’armée autrichienne démentit les brillantes prédictions du général Foy. M. Dugied revint à Paris, portant sous son habit le ruban tricolore, insigne du grade qu’il avait obtenu dans la charbonnerie italienne. M. Flotard apprit de son ami les détails de cette initiation à des pratiques jusque-là ignorées en France. Il en parla au conseil administratif de la Loge maçonnique des Amis de la vérité, et les sept membres dont ce conseil se composait résolurent de fonder la charbonnerie française, après s’être juré l’un à l’autre de garder inviolablement ce redoutable secret. MM. Limpérani et Dugied furent chargés de traduire les règlements que ce dernier avait rapportés de son voyage. Ils étaient merveilleusement appropriés au caractère italien, mais peu propres à devenir en France un code à l’usage des conspirateurs. La pensée qu’ils exprimaient était essentiellement religieuse, mystique même. Les carbonari n’y étaient considérés que comme la partie militante de la franc-maçonnerie que comme une armée dévouée au Christ, le patriote par excellence. On dut songer à des modifications, et MM. Bûchez, Bazard et Flotard, furent choisis pour préparer les bases d’une organisation plus savante.

La pensée dominante de l’association n’avait rien de précis, rien de déterminé : les cconsidérants, tels que MM. Bazard, Flotard et Bluchez les rédigèrent, se réduisaient à ceci : Attendu que force n’est pas droit, et que les Bourbons ont été ramenés par l’étranger, les charbonniers s’associent pour rendre à la nation française le libre exercice du droit qu’elle a de choisir le gouvernement qui lui convient. C’était décréter la souveraineté nationale, sans la définir. Mais plus la formule était vague, mieux elle répondait à la diversité des ressentiments et des haines. On allait donc conspirer sur une échelle immense, avec une immense ardeur, et cela sans idée d’avenir, sans études préalables, au gré de toutes les passions capricieuses !

Mais si la charbonnerie était un jeu puéril comme principe, elle fut comme organisation quelque chose de puissant et de merveilleux. Triste condition, des hommes ! leur force éclate dans les moyens, et leur faiblesse dans le résultat.

Il fut convenu qu’autour d’une association mère, appelée la haute vente, on formerait, sous le nom de ventes centrales, d’autres associations, au-dessous desquelles agiraient des ventes particulières. Le nombre des membres fut fixé à vingt par association, pour échapper au Code pénal. La haute vente fut originairement composée des sept fondateurs de la charbonnerie : Bazard, Flotard, Buchez, Dugied, Carriol, Joubert et Limpérani. Elle se recrutait elle-même.

Pour former les ventes centrales on adopta le mode suivant : deux membres de la haute vente s’adjoignaient un tiers sans lui faire confidence de leur qualité, et ils le nommaient président de la vente future, en y prenant eux-mêmes, l’un le titre de député, l’autre celui de censeur. La mission du député étant de correspondre avec l’association supérieure, et celle du censeur de contrôler la marche de l’association secondaire, la haute vente devenait par ce moyen comme le cerveau de chacune des ventes quelle créait, tout en restant, vis-à-vis d’elles, maîtresse de son secret et de ses actes.

Les ventes particulières n’étaient qu’une subdivision administrative ayant pour but d’éviter la complication que les progrès de la charbonnerie pouvaient amener dans les rapports entre la haute vente et les députés des ventes centrales. Du reste, de même que celles-ci procédaient de la société-mère, de même les sociétés inférieures procédaient des sociétés secondaires. Il y avait dans cette combinaison une admirable élasticité : bientôt les ventes se multiplièrent à l’infini.

On avait bien prévu l’impossibilité de déjouer complètement les efforts de la police : pour en diminuer l’importance, on convint que les ventes agiraient en commun, sans cependant se connaître les unes les autres, et de manière à ce que la police ne pût qu’en pénétrant dans la haute vente saisir toute l’ensemble de l’organisation. Il fut conséquemment interdit à tout charbonnier appartenant à une vente, de chercher à s’introduire dans une autre. Cette interdiction était sanctionnée par la peine de mort.

Les fondateurs de la charbonnerie avaient compté sur l’appui des troupes. De là l’organisation double donnée à la charbonnerie. Chaque vente fut soumise à une hiérarchie militaire, parallèle à la hiérarchie civile. À côté de la charbonnerie de la haute vente, des ventes centrales, des ventes particulières, il y eut la légion, les cohortes, les centuries, les manipules. Quand la charbonnerie agissait civilement, la hiérachie militaire était comme non avenue ; quand elle agissait militairement, au contraire, la hiérachie civile disparaissait. Indépendamment de la force qui résultait du jeu de ces deux pouvoirs et de leur gouvernement alternatif, il y avait dans les doubles dénominations qu’ils nécessitaient un moyen de faire perdre à la police les traces de la conspiration.

Les devoirs du charbonnier étaient d’avoir un fusil et cinquante cartouches, d’être prêt à se dévouer, d’obéir aveuglément aux ordres de chefs inconnus.

Ainsi constituée, la charbonnerie s’étendit en fort peu de temps dans tous les quartiers de la capitale. Elle envahit toutes les écoles. Je ne sais quel feu pénétrant circula dans les veines de la jeunesse. Chacun gardait le secret, chacun se montrait dévoué. Les membres de chaque vente se reconnaissaient à des signes particuliers, et on passait des revues mystérieuses. Des inspecteurs furent chargés, dans plusieurs ventes, de veiller à ce que nul ne se dispensât d’avoir des cartouches et un fusil. Les affiliés s’exerçaient dans leurs demeures au maniement des armes ; plus d’une fois on fit l’exercice sur un parquet recouvert de paille. Et pendant que cette singulière conspiration s’étendait, protégée par une discrétion sans exemple, et nouant autour de la société mille invisibles liens, le gouvernement s’endormait dans l’ombre !

Les fondateurs de la charbonnerie, on l’a vu, étaient des jeunes gens obscurs, sans position officielle, sans influence reconnue. Quand il fut question pour eux d’agrandir leur œuvre et de jeter sur la France entière le réseau dont ils avaient enveloppé tout Paris, ils se recueillirent, et se défièrent d’eux-mêmes. Il existait alors un comité parlementaire dont M. de Lafayette faisait partie. Lié intimement avec le général, M. Bazard demanda un jour à ses amis l’autorisation de lui confier le secret de leurs efforts. Les objections ne pouvaient manquer : pourquoi cette confidence que le caractère facile de Lafayette rendait pleine d’inconvénients et de périls ? S’ils consentait à entrer dans la charbonnerie, et à y porter, ainsi que tous, sa tête comme enjeu…, à la bonne heure… ! Lafayette, averti, n’hésita pas ; il entra dans la haute-vente, et parmi ses collègues de la chambre, les plus hardis le suivirent. Les directeurs de la charbonnerie se trompaient s’ils jugèrent cette adjonction indispensable. Les charbonniers ayant toujours ignoré de quelles mains partait l’impulsion qui leur était donnée, ils n’avaient jamais cru obéir qu’à ces mêmes notabilités libérales, tardivement appelées au partage d’un ténébreux pouvoir. Leur présence effective dans la haute-vente n’ajoutait donc rien à l’effet moral qu’avait jusqu’alors produit leur présence supposée. Quant à la portée de ce que pouvaient et oseraient ces hauts personnages, c’était le secret de l’avenir.

Quoi qu’il en soit, leur intervention fut, d’abord, utile aux progrès de la charbonnerie par les rapports qu’ils entretenaient avec les provinces. Munis de lettres de recommandation, plusieurs jeunes gens allèrent dans les départements organiser la charbonnerie. M. Flotard fut envoyé dans l’Ouest, M. Dugied partit pour la Bourgogne, M. Rouen aîné pour la Bretagne, M. Joubert pour l’Alsace. Considérée dans ses relations avec les départements, la haute-vente de Paris reçut le nom de vente suprême ; et la charbonnerie fut organisée partout comme elle l’était dans la capitale. L’entraînement fut général, irrésistible sur presque toute la surface de la France il y eut des complots et des conspirateurs.

Les choses en vinrent au point que dans les derniers jours de l’année 1821, tout était prêt pour un soulèvement, à la Rochelle, à Poitiers, à Niort, à Colmar, à Neuf-Brisach, à Nantes, à Béfort, à Bordeaux, à Toulouse. Des ventes avaient été créées dans un grand nombre de régiments, et les changements même de garnison étaient, pour la charbonnerie, un rapide moyen de propagande. Le président de la vente militaire, forcé de quitter une ville, recevait la moitié d’une pièce de métal, dont l’autre moitié était envoyée dans la ville où se rendait le régiment, un membre de haute-vente ou de vente centrale. Grâce à ce mode de communication et de reconnaissance, insaisissable pour la police, les soldats, admis dans la charbonnerie, en devenaient les commis-voyageurs et emportaient pour ainsi dire la conspiration dans leurs gibernes.

Cependant, l’heure d’éclater était venue : on le pensait du moins. Le personnel de la vente suprême s’étant accru plus qu’il ne convenait, on y créa un comité d’action spécialement chargé de tous les préparatifs du combat, mais auquel il fut interdit de prendre, sans l’assentiment de la vente suprême, une résolution définitive. Ce comité déploya une activité extraordinaire. Trente-six jeunes gens reçurent l’ordre de partir pour Béfort, où devait être donné le signal de l’insurrection. Ils partirent sans hésitation, quoique bien convaincus qu’ils marchaient à la mort. L’un d’eux ne pouvait quitter Paris sans fuir une affaire d’honneur : il n’hésita pas plus que ses camarades, en ajournant un duel pour des combats plus sérieux, et sacrifiant à un devoir patriotique jusqu’à cette réputation de bravoure si chère à de nobles âmes. À mesure que l’heure suprême approchait, les conspirateurs se montraient plus confiants : sur la route de Paris à Béfort, la Marseillaise fut entendue, chant magique qu’on n’entendait plus depuis bien long-temps !

Le sang allait couler : comment ne pas songer aux suites, si la fortune était favorable ? Fidèles à l’esprit de la charbonnerie, les membres de la vente suprême ne songeaient à imposer à la France aucune forme particulière de gouvernement. La dynastie des Bourbons elle-même n’était pas proscrite dans leur pensée d’une manière absolue et irrévocable. Mais, en tout état de cause, il fallait pourvoir à cette grande nécessité de toutes les révolutions : un gouvernement provisoire. On adopta les bases de la Constitution de l’an III, et les cinq directeurs désignés furent MM. de Lafayette, Corcelles père, Kœchlin, d’Argenson, Dupont (de l’Eure) ; c’est-à-dire un homme d’épée, un représentant de la garde nationale, un manufacturier, un administrateur, un magistrat.

Manuel jusque-là n’avait prêté à la charbonnerie qu’un concours inquiet et indécis. Ayant appris qu’on voulait engager sur le théâtre de l’insurrection ceux qui étaient appelés d’avance à en régulariser le succès, il usa de son influence sur quelques-uns d’entre eux, et notamment sur M. de Lafayette, pour les dissuader du voyage de Béfort ; soit qu’il jugeât l’entreprise mal conçue ou prématurée, soit qu’en réfléchissant aux choses du lendemain, son âme rigide se fût ouverte à une secrète défiance.

Toujours est-il que de tous les hommes influents dont on attendait la présence sur le théâtre de l’insurrection, un seul se mit en route, le général Lafayette. Mais un devoir de famille qu’il avait toujours rempli religieusement et auquel il ne voulut pas manquer, le retint quelques heures de trop dans sa maison de campagne de Lagrange. Le 1er janvier 1822, à quelques lieues de Béfort, la chaise de poste qui transportait le général et son fils, fut rencontrée par une voiture où se, trouvaient MM. Corcelles fils et Bazard. « Eh bien ! quelles nouvelles ? – Tout est fini, général, tout est perdu. » Lafayette, désespéré, changea de route, pendant que, pressés d’avertir leurs amis de Paris, MM. Corcelles fils et Bazard se faisaient emporter vers la capitale par des chevaux de poste attelés à une charrette. Le froid était de douze degrés ; la neige couvrait les chemins. Bazard, en arrivant à Paris, avait une oreille gelée.

Je ne m’arrêterai pas sur les détails de ce qui venait de se passer à Béfort : ce sergent qui, le soir du 31 décembre, rentrant dans son quartier, aborde son capitaine, lui frappe sur l’épaule, et par la familiarité inaccoutumée de son langage, éveille des soupçons funestes. Le commandant de place, Toustain, averti et convoquant les officiers qu’il retient autour de lui ; le trouble de ceux d’entre eux qui étaient dans le complot ; l’hésitation des soldats conspirateurs en se voyant privés de leurs chefs ; les conjurés se réunissant sur la place en tumulte ; le poste prenant les armes ; la colonne des jeunes gens arrivés la veille dans les faubourgs, se dirigeant vers la place, et coupée en deux par la herse qui se lève au moment décisif ; ce coup de pistolet tiré sur le lieutenant du roi sur la croix duquel la balle vient s’amortir ; la dispersion des conjurés, parmi lesquels se trouvaient le brave colonel Pailhès, l’impétueux Guinand, Pance, caractère ferme et cœur dévoué ; l’arrestation de plusieurs, les sympathies qu’ils éveillent par leur courage, leur procès, leur ascendant victorieux sur les juges ; tout cela forme assurément un des épisodes les plus pathétiques de ce drame de la Restauration si souvent ensanglanté. Mais quelques-uns de ces détails ont été rendus publics[13]. Il en est d’autres moins connus et qui méritent une place dans l’histoire de la bourgeoisie.

La charbonnerie à Béfort était loin d’avoir éprouvé une défaite irréparable. Etouffée sur un point, l’insurrection pouvait éclater sur un autre. M. Flotard avait été envoyé à La Rochelle pour y préparer un mouvement, et cette ville était pleine de conspirateurs. Les trois chefs de bataillon de l’artillerie de marine n’attendaient plus que le signal. On avait des intelligences avec Poitiers et avec la garnison de Niort. Un courageux officier, M. Sofréon, devait mettre au service de la charbonnerie sept cents hommes faisant partie du dépôt colonial établi à l’île d’Oléron et qu’il avait été chargé de conduire au Sénégal. Le chef du dépôt lui-même s’était prêté aux confidences de M. Sofréon, et l’on comptait sinon sur l’appui de M. Feisthamel, au moins sur sa neutralité. On s’agitait aussi à Nantes, et le général Berton se préparait à marcher sur Saumur.

M. Flotard, qui allait quitter La Rochelle, dînait un jour à table d’hôte à l’hôtel des ambassadeurs, lorsqu’une conversation s’engagea devant lui sur les choses du moment, entre deux militaires qu’il ne connaissait pas. « Ce fou de Berton ! disait l’un d’eux, il se croit fort en sûreté, il s’imagine conspirer dans l’ombre ; or, le général Despinois est instruit heure par heure de ses démarches, et s’apprête à le faire fusiller à la première occasion. » Vivement ému, M. Flotard partit aussitôt pour Nantes, et ne prit la route de Paris qu’après avoir averti le général Berton, et l’avoir dissuadé fortement de son dessein. L’expédition sur Saumur eut lieu cependant ; elle échoua comme on devait s’y attendre, et Berton fut obligé de fuir d’asile en asile.

Il y avait un vice radical dans la charbonnerie. La fougue des fondateurs et la timidité des hommes notables qu’ils s’étaient associés se faisaient perpétuellement obstacle. D un autre côté, M. de Lafayette s’était livré sans réserve aux jeunes gens qu’il croyait dominer, et par qui, au contraire, il était dominé complètement. Pour leur plaire, il se tenait à l’écart de ses collègues de la chambre, se cachait d’eux d’où résultaient un secret désaccord, et, dans les plus graves circonstances, d’insurmontables embarras. Ajoutez à cela que, par une politique, très-habile quand il s’agit d’une conspiration d’un jour, très-imprudente quand il s’agit d’une conspiration qui dure, les premiers directeurs de la charbonnerie s’étaient fait un système d’exagérer leurs forces pour les accroître, et avaient fini par semer autour d’eux la défiance.

Ce qui est certain, c’est que les préparatifs faits à La Rochelle appelaient un concours qui fut refusé. De retour à Paris, M. Flotard exposa l’état des choses. Le succès était assuré, disait-il, si un personnage important, connu dans le pays, revêtu d’une autorité officielle, consentait à courir personnellement tous les risques de l’entreprise. Le général Lafayette et M. Flotard s’adressèrent à M. de Beauséjour, auquel des opinions populaires, des manières simples, des antécédents honorables avaient acquis une grande influence dans La Rochelle et aux environs. M. de Beauséjour refusa de partir, prétextant un rendez-vous d’affaires avec M. de Villèle. La direction de la charbonnerie manquait donc à la fois et de la force qui naît de la sagesse, et de celle qui résulte de l’audace.

M. de Lafayette, qui puisait une ardeur de jeune homme dans son amour de popularité, secondé d’ailleurs par une âme naturellement généreuse, M. de Lafayette s’offrit pour le voyage de La Rochelle comme il s’était offert pour celui de Béfort, Mais son sacrifice ne fut pas accepté, et le colonel Dentzel fut donné à M. Flotard pour l’accompagner.

Ils rejoignirent à la Rochelle le général Berton et ces sergents immortels qu’attendait la place de Grève.

On touchait au 14 mars, jour fixé pour l’explosion du complot. La charbonnerie disposait, par le moyen des officiers et des sous-officiers, de presque toutes les garnisons des villes de l’Ouest. Cinquante-quatre pièces attelées devaient, au moment convenu, appartenir aux conjurés. La Rochelle avait pris, depuis quelque temps, une physionomie étrange. Les espérances des uns, les doutes des autres, les précautions du pouvoir, les demi-confidences, les conjectures, tout cela répandait dans la ville une inquiétude qui se mêlait, en quelque sorte, à l’air que chacun respirait. Quand l’orage s’amoncèle, on voit sous un ciel assombri les horizons qui s’éclairent et se détachent. Il en est de même quand se forment les tempêtes civiles : avant d’éclater, elles illuminent et agrandissent les esprits en les contristant.

Mais il est rare que, dans les entreprises humaines, on tienne compte de ce petit grain de sable dont parle Pascal, et qui, placé quelque part dans le corps de Cromwel, eût changé la face du monde. Le chef militaire du complot, le général Berton, avait dû, en fuyant de Saumur, y laisser son uniforme. Dans les révolutions, rien ne vaut que par des apparences : les conjurés le savaient. Ils firent à la Rochelle, pour se procurer un uniforme de général, des tentatives qui furent vaines, et qui alors n’étaient pas sans danger. Il fallut envoyer à Saumur. Mais l’envoyé ne reparut que dans la soirée du 19 mars. Les sergents Raoulx, Goubin et Pommier, depuis long-temps soupçonnés, avaient été arrêtés dans la matinée et jetés dans une prison sur la route de l’échafaud.

Cependant le 20 mars à la pointe du jour, trois hommes montaient dans une barque et se dirigeaient vers l’île d’Aix. « La frégate, dit le patron de la barque, n’a pas dû aisément franchir les passes cette nuit. — De quelle frégate parlez-vous, s’écrièrent les trois passagers, à peine maîtres de leur émotion ? — De celle qui était destinée au Sénégal. » À ce coup inattendu, MM. Berton, Dentzel et Flotard se regardèrent en silence. Il ne leur restait plus qu’un espoir.

Dans l’île d’Aix, Berton et Dentzel furent reconnus par le commandant mais, loin de les dénoncer, il les accueillit avec amitié ; et comme ils parlaient de pousser leur course jusqu’à l’île d’Oléron, où restaient encore cinq cents hommes : « Gardez-vous-en bien, leur dit le commandant vous y seriez fusillés sur place. » Ils apprirent alors que, dans une conversation qui avait eu lieu devant un agent du gouvernement, M. Feisthamel avait demandé à M. Sofréon si le général Berton n’était pas connu de lui. La réponse affirmative de M. Sofréon avait éveillé les plus vives inquiétudes ; de là le départ précipité des troupes formant le dépôt colonial. Le commandant de l’île d’Aix fit brûler sous ses yeux l’uniforme qu’avaient apporté les trois conjurés, et leur fournit une barque qui les transporta rapidement à Rochefort. Les tentatives des conspirateurs venaient d’être encore une fois déjouées.

On connaît la suite. La charbonnerie ne fit plus, depuis, que se traîner dans le sang de ses martyrs. Le gouvernement organisa contre elle un vaste et hideux système de provocations. Berton, cœur indomptable, avait refusé l’hospitalité qui l’attendait sur une terre étrangère. Il rentre dans la lice, et trahi par Wolfel, il meurt sans s’étonner, sans se plaindre, et comme un homme depuis long-temps convaincu que sa vie appartient au bourreau. Parmi ses compagnons d’infortune, deux demandent grâce ; mais Saugé pousse sur l’échafaud le cri de vive la république, comme une prophétie vengeresse ; et Caffé, prévenant ses ennemis, s’ouvre les veines et meurt à la manière antique. Quelque temps après l’arrestation de Berton, un lieutenant-colonel, qui a conçu le généreux espoir de sauver les accusés de Béfort, l’infortuné Caron, se laisse conduire à un rendez-vous dans la forêt de Brissac. Lâche plagiaire de Wolfel, le sous-officier Thiers se jette dans les bras du colonel, et, par des marques perfides de dévouement, l’amène à révéler ses espérances, tandis que, cachés derrière un buisson, des espions recueillent ces témoignages accusateurs. Caron est condamné au supplice ; on lui refuse la douceur amère d’embrasser, avant de dire adieu à la vie, sa femme et ses enfants ; il meurt comme était mort le maréchal Ney. Le courage me manque pour aller plus loin et pour vous suivre jusqu’à cette place de Grève où vos têtes roulèrent, après qu’aux yeux d’une foule attendrie, vos âmes se furent réunies dans un suprême embrassement, ô Bories, et vous, dignes compagnons de ce jeune homme immortel ! La Restauration attaquée avait certainement le droit de se détendre, mais non de se défendre par le guet-à-pens ; car c’était faire de la peine de mort un assassinat.

La veille du jour qui, pour lui et ses camarades, devait être le dernier, Bories écrivait à un ami, du fond de son cachot de Bicêtre :

« On nous affame ; on veut nous séparer. Si vous ne pouvez nous sauver aujourd’hui, il est a désirer que nous mourions demain. »

Ce vœu mélancolique fut accompli. On avait mis la grâce des prisonniers au prix de quelques révélations : ils emportèrent noblement dans la tombe le nom de leurs complices.

Comment se défendre ici d’un rapprochement douloureux ? Pour sauver ces jeunes gens héroïques qui allaient mourir pour elle, que fit la bourgeoisie ? Quoi, soixante mille francs offerts à un concierge dont la place en rapportait annuellement vingt-mille, voilà tout ce qui fut tenté ! et lorsque la charrette fatale fendait les flots d’une multitude si profondément émue qu’on vît des hommes tomber à genoux et des vieillards se découvrir, la bourgeoisie ne trouva pas moyen de soulever le peuple, elle qui, au mois de juin, avait su déployer, pour la défense de ses intérêts menacés, une si formidable puissance d’agitation !

Je m’arrête. Après la mort des sergents de La Rochelle, la charbonnerie s’affaiblit et se décompose. Deux partis se forment dans son sein. L’un veut qu’on se prononce nettement pour la république, et il entoure Lafayette ; l’autre ne veut pas qu’un gouvernement quelconque soit imposé à la nation, et il se couvre du nom de Manuel. Ces divisions, sourdes d’abord, s’aigrissent bientôt, s’enveniment et éclatent en accusations réciproques. L’anarchie pénètre la charbonnerie par tous les pores, et à sa suite s’introduisent les défiances injustes, les haines, l’égoïsme, l’ambition. La période du dévouement passée, celle de l’intrigue commence.

La charbonnerie n’était point descendue dans les profondeurs de la société, elle n’en avait point remué les couches mineures. Comment se serait-elle long-temps préservée des vices de la bourgeoisie : l’individualisme, la petitesse des idées, la vulgarité des sentiments, l’amour exagéré d’un bien-être tout matériel, la grossièreté des instincts ? La charbonnerie avait employé la partie généreuse et saine de la bourgeoisie ; mais après l’avoir fatiguée, usée, mise sous la main des agents provocateurs et du bourreau, que lui restait-il de noble à tenter et que pouvait-elle ? Ce fut dans cet état de dépérissement et d’impuissance pour le bien, qu’elle accepta et subit l’empire d’hommes tels que MM. Mérilhou et Barthe. Ce dernier, dans la défense des accusés de Béfort, avait eu de nobles inspirations, mais si on lui attribua les vertus d’un ami du peuple, ce fut le tort de ceux qui le jugèrent.

On a beaucoup parlé, depuis 1830, des scènes dramatiques que la charbonnerie couvrait de son ombre, des serments de haine à la royauté prononcés sur des poignards, et autres formalités sinistres. La vérité de tout cela, c’est que la charbonnerie ayant pris une grande extension, les vente avaient fini par échapper à toute direction centrale. Il y en avait de républicaines, d’orléanistes, de bonapartistes ; quelques-unes conspiraient sans autre but que de conspirer. Les pratiques variaient comme les principes ; et au fond d’une association, un moment si terrible, il ne restait plus que le chaos. Le défaut de principes, vice originel de la charbonnerie, se retrouva dans les causes de sa ruine. C’était tout simple.

Quant à son influence, elle se manifesta par deux résultats divers.

En montrant au pouvoir combien ses ennemie étaient nombreux et implacables, la charbonnerie le précipita sur cette pente des réactions au bas de laquelle était un abîme.

D’un autre côté, en réagissant d’une égale ardeur et contre la dynastie des Bourbons, qui occupait le trône, et contre le parti féodal, qui dominait dans la chambre, elle força les deux pouvoirs à se réunir, et amortit pour quelque temps ce qu’il y avait de nécessaire, d’inévitable dans la cause de leur rivalité.

La force que la Restauration déploya sous le ministère Villèle, et les efforts violents qui la perdirent sous le ministère Polignac, n’eurent donc qu’une même source : la charbonnerie.

Voilà pourquoi je me suis étendu sur cet épisode de l’histoire de la Restauration, dont il me semble que, jusqu’ici, on n’a pas suffisamment bien étudié le caractère et apprécié l’importance.

Aussi, voyez quelle modification la charbonnerie apporte dans les rapports de la chambre et de la royauté. Ce n’est plus cette lutte de tous les instants qui date de 1814. La royauté s’humilie, elle cède. Dans les combats que la charbonnerie lui livre au sein de la société, son attitude est fière et ses victoires sont cruelles. Mais, sur la scène politique, elle n’apparaît que languissante et soumise. Il n’y a plus qu’un véritable pouvoir en France : c’est la chambre et les ministres du roi sont les commis de ce pouvoir.

Pour première preuve de la justesse de cette observation, je trouve la guerre d’Espagne.

Est-il besoin de rappeler combien furent vives et obstinées les répugnances que le projet d’une expédition en Espagne rencontra dans le conseil ? M. de Villèle, qui était l’âme du ministère, regardait une semblable expédition comme une calamité publique. Louis XVIII ne l’envisageait qu’avec effroi. Et que de motifs pour l’en détourner ! Qu’allait-on faire en Espagne ? Renverser dans le sang des Espagnols la pierre de la Constitution ! Faire passer les Pyrénées à une sorte de 18 brumaire ! Pourquoi ? pour faire tomber violemment la Péninsule sous le joug d’Antonio Maranon et de ses pareils, hommes terribles qui tenaient un chapelet d’une main et un pistolet de l’autre ! Et pour qui ? pour Ferdinand VII, prince dont M. de Chateaubriand a dit qu’il était descendu de l’intrépidité de sa tête dans la lâcheté de son cœur, despote qui ne gardait que dédain aux monarques constitutionnels, à Louis XVIII et à sa Charte ! Il fallait de l’argent, d’ailleurs, pour cette expédition. Et M. de Villèle montrait le trésor épuisé, le crédit public ruiné, le libéralisme en émoi, l’industrie en suspens, le commerce éperdu. Était-ce tout ? La charbonnerie avait semé dans l’armée l’esprit de révolte ; et de l’autre côté de la Bidassoa, le drapeau tricolore flottait, agité par des mains françaises. Enfin, l’Angleterre grondait ; Canning se montrait menaçant ; et Louis XVIII craignait de déplaire à Wellington.

Mais ce que la royauté redoutait, la chambre l’appelait, au contraire, de tous ses vœux. Ce que M. de Villèle repoussait, à Paris, comme ministre de Louis XVIII, M. de Montmorency, au congrès de Vérone, l’adoptait comme homme de confiance de l’aristocratie parlementaire. Ce fut la chambre qui l’emporta. J’en ai dit la raison. Entre les deux pouvoirs qu’attaquait à la fois une conspiration sans limites, l’accord étant devenu nécessaire, c’était au plus faible des deux à se soumettre.

En essayant de résister à la volonté de la chambre, M. de Villèle ne faisait donc que lutter contre la force des choses ; et si en forçant M. de Montmorency à se retirer du ministère, il crut avoir remporté une bien grande victoire, il ne tarda pas à être détrompé. Car cette même souveraineté parlementaire que M. Mathieu de Montmorency représentait alors, elle porta aussitôt aux affaires, pour remplacer le duc Mathieu, le vicomte de Chateaubriand ; ce qui rendait la guerre d’Espagne inévitable.

Pour l’éviter, cette guerre, Louis XVIII et M. de Villèle avaient cherché à négocier entre les cortès et Ferdinand VII une réconciliation qui aurait eu pour base la consécration d’une Charte espagnole faite à l’image de la Charte française ; et M. de Villèle avait écrit dans ce sens à M. de Lagarde, notre ambassadeur à Madrid. C’était bien mal juger les nécessités du moment.

Qu’importait au parti religieux et féodal qui dominait, la situation politique de l’Espagne, envisagée au point de vue de la nation espagnole ? Le parti féodal désirait la guerre pour lui-même ; il la désirait pour que ses ennemis de France fussent convaincus de folie ou frappés de terreur.

Quant à M. de Chateaubriand, ses vues étaient plus élevées, et son désir encore plus fougueux, plus absolu. M. de Chateaubriand avait accompagné M. de Montmorency au congrès de Vérone ; il y avait étudié les dispositions des souverains ; il savait qu’en se prononçant pour l’intervention en Espagne, l’Autriche et la Prusse ne faisaient, que suivre l’impulsion qui leur était imprimée par l’empereur de Russie ; il savait que l’empereur de Russie, de son côté, ne demandait cette intervention que par orgueil, et pour que sa main restât dans toutes les affaires de l’Europe. Mais M. de Chateaubriand aurait vu avec un regret mortel des bataillons russes fouler la vieille-terre de Charles-Quint. Il voulait faire de la guerre d’Espagne quelque chose de français. Serviteur des Bourbons, le souvenir des traités de 1815 importunait sa poétique fidélité, et il espérait relever la Restauration en lui donnant une épée.

On a flétri la guerre d’Espagne en appelant le principe d’intervention un principe oppresseur. Accusation puérile ! Tous les peuples sont frères et toutes les révolutions cosmopolites. Lorsqu’un gouvernement croit représenter une cause juste, qu’il la fasse triompher partout où le triomphe est possible ; c’est plus que son droit, c’est son devoir. Mais pouvait-on la croire juste, cette cause de Ferdinand VII ? Ah ! il y avait alors en Espagne une tyrannie plus à craindre que celle des Descamisados, c’était celle des Serviles. Des âmes cruelles battaient sous la robe du Franciscain, et plus de tombeaux devaient s’ouvrir au chant du Veni Creator qu’aux refrains de la Tragala. Souvent, lorsque, sous les ordres du duc d’Angoulème, cent mille hommes passaient les Pyrénées, souvent M. de Chateaubriand (il l’a dit depuis) sentit l’effroi pénétrer dans son cœur. Les libéraux avaient fait retentir d’un bout de la France à l’autre d’effrayantes prédictions. Si la confiance était dans la chambre, la défiance était sur le trône, autour du trône ; et des généraux qui accompagnaient le duc d’Angoulème, la plupart étaient partis en hochant la tête, parce qu’ils se rappelaient combien de Français, sous Napoléon, étaient entrés en Espagne, qui n’en étaient pas revenus !

L’expédition réussit néanmoins. Mais sa condamnation se trouva dans son succès même. Que dut penser M. de Chateaubriand, lorsqu’il apprit que le poignard des séïdes de Ferdinand VII menaçait les libérateurs de ce monarque ; lorsqu’il lut l’ordonnance d’Andujar ; lorsqu’il ne lui fut plus permis de douter que la France s’était fait plus d’ennemis parmi ceux dont elle avait servi la cause que parmi ceux qu’elle avait combattus ; lorsqu’il vit, enfin, M. Pozzo-di-Borgo partir pour Madrid, et Ferdinand VII s’incliner devant l’influence de la Russie à laquelle il ne devait rien, après avoir repoussé celle de la France à laquelle il devait tout ?

Quoi qu’il en soit, le retour triomphant du duc d’Angoulême frappait la bourgeoisie de consternation. Et cela seul fut remarqué. Or, dans cette guerre entreprise contre le vœu du pouvoir royal, et par l’ascendant du pouvoir parlementaire, n’y avait-il de remarquable que le désappointement d’un parti  ? Pour quiconque serait allé au fond des choses, n’était-il pas manifeste que le droit de paix et de guerre venait d’être conquis sur la couronne ?

Ce fut, pourtant, du sein de cette défaite inaperçue, mais réelle, du principe monarchique, que M. de Villèle fit sortir l’étrange idée de la septennalité. M. de Villèle ne comprenait donc pas qu’en donnant à la chambre une existence de sept années, il lui assurait plus de consistance et de relief ?

Il est vrai que la chambre fut dissoute, et qu’une chambre nouvelle fut appelée à voter la septennalité. Mais sous l’empire de la loi du double vote et dans l’exaltation produite par le succès de la guerre d’Espagne, l’assemblée ne pouvait être qu’ultra-féodale. C’est ce qui arriva. Le régime constitutionnel disparaissait pour faire place à un gouvernement oligarchique, gouvernement qui, n’ayant pas de racines dans la société, devait bien vite s’user par ses excès, mais après avoir asservi la royauté, et l’avoir mise à jamais hors d’état de se relever.

Je ne sais si M. de Villèle avait prévu ce résultat, ou si, l’ayant prévu, il s’en serait beaucoup préoccupé. M. de Villèle n’avait que le génie des petites choses. C’était l’homme d’affaires de la monarchie. Régler des comptes, préparer des budgets, régenter les banquiers, gouverner les orages de la bourse, il suffisait à tout cela, avec une facilité merveilleuse. Et M. de Chateaubriand, sous ce rapport, n’était pas pour lui un collègue incommode. Car la petite politique embarrassait M. de Chateaubriand, et il avait ce genre d’incapacité que crée l’habitude des hautes pensées. Mais sa réputation littéraire, le faste de ses manières, la somptuosité de sa vie, son influence sur la partie élégante de la nation, tout, jusqu’à l’éclat de sa paresse de poète et de gentilhomme, offusquait M. de Villèle. M. de Chateaubriand allait un jour prendre la parole, dans la discussion de la septennalité, lorsque son collègue de l’intérieur, M. de Corbière, le pria de lui céder la tribune. Et le lendemain, dimanche de l’Assomption, M. de Chateaubriand, qui se trouvait au château, y reçut, des mains de M. Pilorge, son secrétaire, un billet ainsi conçu :

« M. le vicomte, j’obéis aux ordres du Roi, et je vous transmets l’ordonnance ci-jointe :

Le sieur comte de Villèle, président de notre conseil des ministres, et ministre secrétaire d’État au département des finances, est chargé par intérim du portefeuille des affaires étrangères, en remplacement du sieur vicomte de Chateaubriand. »

M. de Villèle ne pouvait pas faire un plus brutal essai de son influence. Après avoir éconduit successivement M. de Montmorency et le duc de Bellune, il compromettait dans la destitution injurieuse d’un homme illustre la dignité de la couronne. Il resta sans rival dans le conseil. Mais dans la chambre il avait des maîtres.

Cette domination de la chambre, une circonstance vint qui la rendit absolue. Le 6 septembre 1824, les princes et plusieurs grands officiers se trouvaient réunis au château et paraissaient dans l’attente. Tout-à-coup, la porte de l’appartement s’ouvrit, et une voix cria : « Le Roi, Messieurs. » Ce fut Charles X qui entra Louis XVIII venait d’expirer.

Louis XVIII s’était ménagé entre les partis, et il s’en félicitait à son heure dernière. Qu’y avait-il gagné ? De mourir tranquille, à peu près comme le dernier villageois de son royaume. Pauvre triomphe, et à la portée des plus chétives ambitions ! Quel enfantillage dans cette vanité des grands de la terre ! Voici un roi qui résiste au choc des factions faute de puissance pour les vaincre, et de courage pour être vaincu par elles ; de concessions en concessions, il alonge son règne, il alonge sa vie ; en échange des plaisirs, non pas donnés, mais promis à ses sens altérés ; il livre à une femme le gouvernement de sa propre maison, après avoir abandonné à ses ministres le soin de céder en son nom, à sa place, tout ce qu’il consent à perdre de la royauté, et lorsqu’enfin, vieux, infirme, éreinté, à bout de voluptés amères, consumé de désirs trompeurs, il sent la vie se retirer de lui…, il se redresse sur ce trône qu’il ne peut léguer à son frère que dans la tempête, et sur le point de mourir, il se vante !

On raconte qu’assis sur le fauteuil où il allait s’éteindre, entouré de hauts personnages qui pleuraient, et tout pâle de sa mort prochaine, il fit venir le plus jeune, le plus frèle d’entre les princes de sa famille, et qu’alors les mains étendues sur la tête de l’enfant courbé sous sa bénédiction, il dit : « Que mon frère ménage la couronne de cet enfant. »

Bien vaines étaient ces paroles ! On ne ménage pas les couronnes attaquées ; on les sauve, ou on les perd.

Eh mon Dieu ! qu’avait donc produit cette longue série de fluctuations et d’atermoiements, qui fut le règne de Louis XVIII ? Sur la scène politique, des discordes sans fin ; et au-dessous, des conspirations, des provocations, des guet-à-pens, des exécutions militaires, voilà ce qui s’était vu. L’orage avait été partout : dans le parlement, dans la presse à la cour, dans les villes, dans les campagnes. Didier, Tolleron, Berton, Bories, quels souvenirs ! Ah ! il me semble que dans cette molle politique de Louis XVIII le bourreau avait pu manœuvrer à l’aise.

C’est que tout est mortel, venant des rois qu’on attaque. Leur faiblesse est aussi fatale que leur force, et leur épouvante que leur fureur. S’ils veulent s’imposer et qu’ils le puissent, ils écrasent tout. Si, au contraire, ils consentent à céder, ne pouvant céder jusqu’au bout, ils provoquent des agressions contre lesquelles il n’est, à défaut de la guerre civile, que la guillotine. Que dis-je ? ce qu’ils cèdent ici sous forme de pouvoir, ils le reprennent ailleurs sous forme de violence. Pour peu que leurs ennemis l’emportent, ils se vengent sur les petits de ce qui leur est enlevé par les grands ; et leur faiblesse de la veille cherche une compensation dans leurs cruautés du lendemain. De sorte que leurs concessions, comme leurs exigences, boivent le sang des peuples. Quand Louis XVIII ordonnait qu’on dansât à la cour à la même heure où le fossoyeur recevait des mains du bourreau les corps sanglants des quatre soldats de La Rochelle, Louis XVIII prenait sa revanche des victoires de la chambre. Il y avait fête au château, parce qu’au milieu des humiliations de la royauté, l’atrocité impunie de cette fête ressemblait à de la force. Chassé de partout, l’orgueil du monarque s’était réfugié dans cette fanfaronnade sauvage.

Mais un système de transactions, aboutissant à de telles conséquences, aurait-il long-temps préservé la monarchie de sa ruine ? Éluder sans cesse l’antagonisme des deux pouvoirs, était-ce le détruire ? et chaque tentative nouvelle pour l’éluder n’allait-elle pas à user le principe monarchique et à l’avilir ? « Que mon frère ménage la couronne de cet enfant. » Eh ! comment Charles X l’aurait-il longtemps ménagée, en présence de cette autorité parlementaire, si jalouse, si indomptable ? Elle avait changé souvent de possesseurs depuis 1814 : avait-elle changé de nature ? Non, non. La chambre de 1815, toute féodale, n’avait pas plus ménagé le pouvoir royal que la chambre toute bourgeoise de 1817 ; et la loi du double vote avait été, comme celle du 5 février, une machine de guerre dirigée contre le trône.

S’il eût été possible que ta société vécût, ainsi partagée entre l’autorité d’un roi et celle d’une assemblée ce phénomène se serait certainement produit sous le règne de Charles X.

Qu’on se reporte, en effet, au moment de la mort de Louis XVIII. Le parti qui alors dominait dans la chambre, ne voulait-il pas, sur toutes choses, que la grande propriété fût reconstruite ; que les corporations religieuses fussent rétablies ; qu’une existence indépendante et somptueuse fut rendue aux nobles ; que la centralisation fit place au régime des influences locales ? Ces tendances si essentiellement contraires à la monarchie, ces tendances qui attaquaient l’œuvre laborieuse commencée par Louis XI et continuée par Louis XIV, c’étaient précisément celles de Charles X. Charles X n’était guère en état de comprendre que la monarchie avait grandi en France par l’abaissement graduel de la noblesse, par l’aliénation des terres féodales, par l’affaiblissement insensible du régime de primogéniture et de substitution, par le discrédit des dictatures sacerdotales, par la décentralisation surtout. Dans son ignorance, il croyait fortifier la monarchie alors qu’il ne faisait que raviver de son mieux la féodalité. Louis XI pour être roi, avait cessé d’être gentilhomme. Charles X, par ses idées, était beaucoup plus gentilhomme que roi.

Il arriva donc qu’à la mort de Louis XVIII le pouvoir électif et le pouvoir royal se trouvèrent réunis par une étroite communauté de sentiments et de vues.

Aussi, rien de comparable, comme vigueur, à l’impulsion qui fut un moment donnée à la société. Le milliard d indemnité jeté en pâture aux émigrés, la loi du sacrilège, la loi sur les communautés religieuses, l’élaboration d’un système qui replaçait la propriété sur ces deux grandes et fortes bases de la féodalité, le droit d’aînesse et le droit de substitution tout cela formait un ensemble de mesures dent on a bien pu contester l’à-propos et flétrir le caractère, mais dont il est impossible de nier l’éclat et l’audace.

Rien, d’ailleurs, ne fut épargné pour le succès de cette gigantesque entreprise. Les forces combinées du pouvoir législatif et du pouvoir royal avaient besoin d’être appuyées sur une force morale qui tînt en échec ce formidable voltérianisme sorti des flancs du XVIII siècle. La congrégation se forme, se discipline, s’étend. Des affiliations mystiques enlacent le pays. Les Jésuites s’emparent, pour les altérer, des sources de l’intelligence humaine, et à Sainte-Anne d’Auray, à Bordeaux, à Billom, à Montrouge, à Saint-Acheul, ils s’attachent à creuser dans les jeunes générations le tombeau des générations précédentes. C’était le siècle pris à rebours, mais avec suite, avec ensemble, avec énergie. Dirai-je ces prédications fanatiques, ces processions troublant les villes et couvrant les campagnes, ces cérémonies expiatoires, le miserere retentissant le long des chemins, le sacre venant renouveler aux yeux des populations l’antique alliance de la royauté féodale et de l’Église ?

Ce fut dans le mois de mai 1825 que la main d’un archevêque tint suspendue sur la tête de Charles X la couronne de Charlemagne. Quoi donc ! Il ne lui fallut que cinq ans pour mourir, à cette dynastie déclarée, dans la cathédrale de Reims, fille de Dieu et immortelle ? Oui certes, et on aurait peine à concevoir la rapidité de cette chute, si on n’en cherchait l’explication que dans les résistances de la bourgeoisie.

Ces résistances furent vives, sans doute. La bourgeoisie déchaîna contre la féodalité parlementaire toutes les puissances de la presse elle créa une popularité éphémère et factice à la chambre des pairs, toute glorieuse d’avoir rejeté le droit d’aînesse et d’avoir repoussé le projet de loi de M. de Peyronnet contre la presse ; elle abaissa la majesté royale aux pieds des pamphlétaires et des chansonniers elle applaudit avec transport à ces mémoires de M. de Montlosier., qui semaient le scandale autour de l’autel ; elle réveilla dans les cours royales, pour l’opposer à la ligue des prêtres, le vieil esprit des parlements ; et puis, à son tour, elle voulut frapper les imaginations, avoir ses fêtes. Un jour, des milliers de citoyens furent vus rassemblés autour d’une fosse ouverte. Des jeunes gens s’approchèrent portant un cercueil. Suivait une longue file de voitures dorées. Tout le Paris des riches était là. Les funérailles du général Foy furent la contre-partie des pompes du sacre.

Mais qu’importe ? Il manquait à ces mouvements, pour qu’une révolution en sortît, le secours de la misère. Et le peuple, qui la possédait, cette force, que pouvait-il comprendre à de semblables querelles ? On se battait au-dessus de lui, non pour lui.

Ce qui explique la rapide décadence du pouvoir royal sous Charles X, c’est qu’il resta ce qu’il était, pendant que le pouvoir électif se transformait insensiblement, ce qui allait ramener entre les deux principes l’inévitable guerre, la guerre fatale.

Et quant à cette transformation du pouvoir électif, pourquoi s’en étonner ? Les adversaires de la domination bourgeoise n’avaient-ils pas eux-mêmes, et à leur insu, adopté les mœurs de la bourgeoisie ? N’en avaient-ils pas contracté les vices ? L’industrialisme n’avait-il pas fait invasion parmi les preux du dix-neuvième siècle ? Je ne veux pas remuer ici tous les scandales financiers de la Restauration ; mais qui ne connaît l’histoire des marchés-Ouvrard, et quels noms retentirent dans de tristes débats ? Après la guerre d’Espagne, des fortunes colossales s’élevèrent subitement : et pourquoi ? Parce que les royalistes qui avaient joué à la hausse, avaient joué à coup sûr. On sait que la protection des Jésuites était, en ce temps-là, un moyen d’avancement et de fortune ; on sait que la congrégation distribuait les emploi, classait les ambitions, et offrait un but mondain à la ferveur de toute piété mystique. Et le premier ministre du roi, celui qui avait été appelé à conduire en quelque sorte la croisade entreprise contre la bourgeoisie, n’était-ce pas un homme de bourse, M. de Villèle ? M. de Villèle, en qui tout était bourgeois : les manières, le langage, les sentiments, les instincts, les aptitudes ?

Le parti féodal et religieux portait donc en lui-même les causes de sa ruine. Il parlait de fonder le règne des croyances, et il ne sacrifiait qu’aux intérêts ; il s’échauffait contre l’esprit moderne, et il en subissait l’empire. De telles contradictions sont le suicide des partis.

D’ailleurs, et indépendamment de sa force morale, la bourgeoisie possédait, par l’institution de la garde nationale, une force matérielle parfaitement organisée. Exclue du parlement, il était tout naturel qu’elle choisît pour arène la place publique et fît avec des menaces ce qu’elle ne pouvait faire avec des lois. Une revue imprudente lui fournit l’occasion désirée. Du milieu de ses rangs armés sortirent un jour des cris de haine qui retentirent aux oreilles de Charles X lui-même. Au fond, cette démonstration était peu sérieuse, peu révolutionnaire, du moins. La bourgeoisie avait trop à perdre dans un ébranlement social, pour en courir volontairement les risques. La désarmer était non-seulement une puérilité, mais une folie. Dans un pays monarchique, le trône est la première de toutes les propriétés privées, et ne saurait être placé par conséquent sous une sauvegarde plus sûre que celle d’une milice bourgeoise. Mais, apprenant que la majesté royale venait d’être insultée, la duchesse de Berri et la dauphine firent prévaloir les inspirations de leur dépit sur les conseils de la raison, et la garde nationale licenciée laissa libre la route qui devait bientôt conduire jusqu’au trône le peuple déchaîné.

À tant de périls, M. de Villèle n’avait plus à opposer que la chambre. Malheureusement pour lui et pour la monarchie, cette féodalité parlementaire, d’abord si ferme dans sa voie, en était venue à chanceler sur elle-même comme un homme ivre. On avait licencié la garde nationale, il fallut dissoudre la chambre. La tempête soufrait de tous les côtés à la fois.

L’incompatibilité absolue des deux pouvoirs était prouvée, cette fois, d’une manière, éclatante et décisive. Ce roi, ces ministres, cette chambre, n’avaient-ils pas voulu les mêmes choses ? N’avaient-ils pas marché de concert à l’accomplissement des plus hardis projets ? Ils en étaient pourtant au point de ne pouvoir plus s’entendre ! Une nouvelle chambre fut convoquée, et les élections commencèrent.

M. de Villèle crut que, pour rester ministre, il n’aurait qu’à changer de système. Mais un roi féodal se résignerait-il à mettre sa couronne aux pieds d’une assemblée de robins et de marchands ?

On n’a pas oublié quelle fut, durant le cours des élections, l’anxiété des âmes. Une émeute avait éclaté dans Paris, quand il avait été question pour la bourgeoisie de perdre l’instrument politique : une émeute éclata, quand il fut question pour elle de le reconquérir. Le sang coula donc sur le pavé de la rue Saint-Denis. Les deux partis s’accusèrent réciproquement ; c’est l’usage. Il paraît en effet que, si la police ne fit pas naître les troubles, elle y poussa. Voyez-vous d’ici des hommes foulés aux pieds des chevaux, ou saignant sous le sabre des gendarmes, pour aider au triomphe de tel candidat de la droite ou de la gauche ! Cela s’appelle de la politique, l’art de régner, que sais-je ? Pour moi, je crois peu, en politique, à l’efficacité de ces machinations. On blasphème Dieu, en faisant dépendre de quelques plates roueries le destin des empires et le lendemain des peuples.

Les élections eurent le résultat prévu. Elles portèrent à la chambre deux partis : le plus fort des deux était celui des intérêts nouveaux. M. de Villèle aurait consenti à le servir, peut-être ; mais, pour se faire accepter, il avait à braver plus de haines qu’il n’en avait dû soulever pour se maintenir. Il tomba, entraînant dans sa chute des collègues qui comme MM. de Peyronnet et de Corbière, étaient encore plus compromis que lui-même. Or, à quoi se réduisait l’héritage laissé à M. de Martignac ?

Le Roi s’était hâté de dire à ses nouveaux ministres : « Le système de M. de Villèle est le mien », et la chambre se hâta d’écrire dans son adresse que le système de M. de Villèle était déplorable. Toute l’histoire de la Restauration se trouve dans ce simple rapprochement. Comment empêcher la chambre, qui avait la force, de vouloir l’exercer ? Et comment empêcher le chef de l’État de s’écrier, sous l’injure, comme fit Charles X, à la lecture de l’adresse : « Je ne souffrirai pas qu’on jette ma couronne dans la boue ? » Que restait-il donc à tenter ? S’associer complètement au pouvoir électif ? M. de Martignac ne le pouvait qu’en déclarant la guerre à la royauté. Servir la royauté selon son vœu ? Il ne le pouvait qu’en déclarant la guerre à la chambre. Combiner ces deux sortes d’assujétissement, et pour gouverner, être deux fois esclave ? Il l’essaya.

Et, avant tout, il est à remarquer que les circonstances semblaient favoriser le succès de ce rôle conciliateur. À mesure qu’elle était entrée plus avant dans l’exercice du pouvoir, la bourgeoisie avait perdu de sa turbulence. Elle veillait même avec une certaine Inquiétude au salut de la royauté, depuis qu’elle se sentait en mesure de l’asservir. Les cours royales qui, sous le ministère Villèle, avaient opposé aux procès de tendance des acquittements systématiques, ne gardaient plus aux écrits trop violents que châtiments sévères, et les condamnations successives de MM. Béranger, Cauehois-Lemaire, Fontan, révélèrent l’esprit qui, sous le ministère Martignac, animait la magistrature.

Les circonstances étaient donc favorables à un système de conciliation entre les deux pouvoirs, si cette conciliation n’eût pas été en soi dérisoire et impossible. Aussi, interrogez l’histoire de cette époque. Pour gagner l’opinion dominante, M. de Maignac s’épuise en concessions. Il exclut du ministère, dans la personne de M. de Frayssinous, le parti congréganiste, et il remplace l’évêque d’Hermopolis par l’abbé Feutrier, prêtre mondain qu’on croit libéral, il éteint dans les élections l’influence des agents du roi ; il affranchit la presse du joug de l’autorisation royale, et substituant le monopole financier au monopole politique, il met aux mains des riches l’arme du journalisme ; il abolit la censure ; il frappe au cœur la puissance des jésuites ; il fait passer de la royauté à la chambre, dont il reconnaît ainsi la suprématie, le droit d’interpréter les lois… Et la bourgeoisie d’applaudir !

Mais lorsqu’après avoir fait si large la part du pouvoir parlementaire, il veut que tout ne soit pas enlevé au pouvoir royal, les choses changent de face. Il présente aux chambres deux projets de loi, l’un sur l’organisation communale, l’autre sur l’organisation départementale, et ces deux projets renferment son arrêt de mort. On trouve singulier que les ministres refusent de faire intervenir le principe électif dans la nomination des maires ; on soutient, contre les ministres, que la chambre exerce une initiative souveraine, et peut, par un amendement, supprimer les conseils d’arrondissement établis par une loi. C’en est fait : les ministres ont perdu la majorité. Qui les aurait soutenus ? La cour les enveloppait depuis long-temps de ses intrigues ; le roi, dans le secret de son cœur, avait juré leur perte, et s’était sourdement préparé à leur donner des successeurs. M. de Martignac se retire. M. de Polignac est ministre.

Or, le 2 mars 1830, jour fixé pour la convocation des chambres, Charles X adressait à l’assemblée ces paroles solennelles : « Pairs de France, Députés des départements, je ne doute point de votre concours pour opérer le bien que je veux faire. Vous repousserez avec mépris les perfides insinuations que la malveillance cherche à propager. Si de coupables manœuvres suscitaient à mon gouvernement des obstacles, que je ne dois pas, que je ne veux pas prévoir, je trouverais la force de les surmonter dans ma résolution de maintenir la paix publique, dans la juste confiance des Français et dans l’amour qu’ils ont toujours montré pour leur roi. »

Et que répondait l’assemblée dans la fameuse adresse des 221 ? « La Charte a fait du concours permanent des vues politiques de votre gouvernement avec les vœux de votre peuple, la condition indispensable de la marche régulière des affaires publiques. Sire, notre loyauté, notre dévouement nous condamnent à vous dire que ce concours n’existe pas. »

La chambre fut dissoute : elle ne devait plus être ramenée sur la scène qu’à travers des barricades, au bruit des cloches sonnant des funérailles inconnues, et par des enfants du peuple couverts de vêtements souillés. Puis, on devait recommencer l’expérience, au risque de faire de nouveau pleurer les mères de ceux qui se dévouent, les mères des pauvres !

Des pauvres, ai-je dit ? et c’est la première fois que je prononce ce mot. C’est qu’en effet il ne s’était pas agi d’eux dans ces débats de quinze années. Triomphes de l’opposition, défaites ou victoires de la cour, résistances de la royauté, qu’aviez-vous dont le peuple pût, avec raison, s’attrister ou se réjouir ? On avait fait beaucoup de bruit au-dessus de sa tête : pourquoi ? On avait marché à la conquête de la liberté d’écrire : était-ce pour lui qui n’écrivait pas ? Nobles et riches s’étaient disputé le droit électoral : était-ce pour lui qui vivait au jour le jour ? Dans cette tribune qu’avait si long-temps fatiguée la parole des factions, quelles voix avaient retenti pour que le salaire du pauvre fût augmenté, ou pour qu’on diminuât son labeur ? Dans ces discussions financières, aliments des haines de parti, avait-on jamais conclu à quelque modification bien profonde dans l’inique répartition des impôts ? Quoi ! on était à la veille d’une grande crise, après quinze ans de combats livrés au nom de la justice, de la patrie, de la liberté ; et le peuple, précipité dans cette crise, n’en devait sortir que pour retrouver la conscription dans le recrutement et les droits-réunis dans les contributions indirectes, c’est-à-dire l’éternel fardeau !

Vue dans son ensemble, la Restauration, il faut le dire, offre à l’historien un sujet de méditations douloureuses. Durant cette longue période, si remplie de bruit et d’agitations, le libéralisme remporta souvent des victoires funestes. Le principe d’autorité fut attaqué avec une ardeur excessive et succomba. Le pouvoir, divisé en deux forces perpétuellement occupées à s’entre-détruire, perdit par sa mobilité ses droits au respect de tous. Incapable de diriger la société, puisqu’il portait dans son propre sein la lutte, l’anarchie, et qu’il était en peine de vivre, il accoutuma les esprits à l’empire de la licence. La nation fut presque toujours violentée, jamais conduite. Qu’advint-il de là ? Le sentiment de la hiérarchie s’éteignit ; le culte de la tradition disparut. Pour arriver jusqu’aux prêtres, dont la tyrannie était devenue intolérable, on passa, en la foulant aux pieds, sur la religion elle-même. Le protestantisme devint le fond des idées et des mœurs ; beaucoup l’exagérèrent : il y eut un moment où le dix-huitième siècle sembla revivre tout entier dans le dix-neuvième ; et le sarcasme, qui était monté jusqu’aux rois, monta jusqu’à Dieu.

Le monde matériel ne fut pas moins troublé que le monde moral. De même qu’en matière de politique et de religion, la bourgeoisie avait sacrifié presque complètement l’autorité à la liberté, la communauté des croyances à l’indépendance absolue de l’esprit, la fraternité à l’orgueil ; de même, en matière d’industrie, elle sacrifia l’association à la concurrence, principe dangereux qui transforme l’émulation en une guerre implacable, consacre tous les abus de la force tourmente le riche de désirs insatiables, et laisse mourir le pauvre dans l’abandon. Aussi, avec la concurrence, devaient se développer rapidement dans la bourgeoisie la soif immodérée des richesses, l’ardeur des spéculations, le matérialisme, en un mot, dans tout ce qu’il a de cruel et de grossier. Augumenter la masse des biens sans tenir compte de leur répartition, tel fut le résumé des doctrines économiques adoptées par le libéralisme. Elles étaient sans entrailles, ces doctrines, elles éloignaient l’intervention de tout pouvoir tutélaire dans l’industrie ; elles protégeaient le fort, et laissaient l’existence du faible à la merci du hasard. Qu’on ne s’étonne pas, après cela, si la bourgeoisie oublia ce qu’elle devait à ces hommes du peuple qui l’avaient toujours soutenue. Hélas ! ils allaient encore une fois verser pour sa querelle le plus pur de leur sang. Et on verra si la reconnaissance fut égale au service !

De tels résultats sont tristes à constater sans doute et l’historien qui écrit de semblables lignes a besoin de quelque courage pour imposer silence à son cœur. Quoi ! ces luttes dévorantes des hommes entre eux ! quoi ! ces générations qui l’une l’autre se poussent, en gémissant, vers un but toujours incertain et toujours désiré ! quoi ! les combats sur terre et sur mer, les débats des assemblées, les intrigues des cours, les conspirations, les égorgements ! quoi ! ces agitations sans nombre qui changent la révolte en domination, et en désespoirs mortels les plus hautaines espérances ! quoi ! tout cela pour aboutir, dans l’histoire des grandes douleurs et des grands crimes, à je ne sais quelles variantes misérables ! Dans ces formes qui éternellement varient, qu’ai-je vu jusqu’ici ? une tyrannie éternelle. Et dans la diversité des choses je n’ai découvert que le mensonge obstiné des mots. Étrange et cruel mystère ! à quelle fatalité orageuse sommes-nous donc voués ? Que d’efforts sans aboutissement ! Depuis l’origine des sociétés, que d’énergie perdue sur la terre ! Les peuples seraient-ils condamnés à tourner sans relâche dans les ténèbres, semblables à ces chevaux aveugles, créateurs assidus d’un mouvement qu’ils ignorent ? car enfin que valent les évolutions de l’humanité dans l’histoire ? Une déception anticipée, c’est l’espérance. Un commencement de défaite, nous l’appelons un triomphe. Il y a durée dans les édifices : il y a perpétuité, seulement dans les ruines. Que la tyrannie s’exerce par la superstition, par le glaive ou par l’or ; qu’elle se nomme influence du clergé, régime féodal, ou règne de la bourgeoisie, qu’importe à cette mère qui pleure sur le fruit de ses entrailles ? qu’importe à ce vieillard qui n’a connu ni le repos ni l’amour, et qui, sur le grabat où il meurt, emploie son dernier soupir à maudire la vie ? Esclave, serf ou prolétaire, celui qui souffre depuis le berceau jusqu’à la tombe, trouvera-t-il dans les qualifications changeantes d’une infortune qui ne change point, des motifs suffisants pour absoudre la Providence ?

Ah ! gardons-nous de toute parole impie. L’ensemble des choses nous échappe : c’est assez pour que le blasphème nous soit interdit. Nous ignorons la conséquence dernière de ce que nous appelons un mal : ne parlons pas d’efforts humains sans résultat. Nous condamnerions peut-être comme absurde le cours des fleuves, si nous ne connaissions pas l’océan.

Il semble, au reste, que le bien se trouve toujours au fond des choses, à côté du mal, comme pour le détruire insensiblement et l’absorber. Tout n’est pas à blâmer dans l’œuvre du libéralisme, sous la Restauration. Quoiqu’on général égoïste, la bourgeoisie eut ses héros, elle eut ses martyrs ; et les dévouements que le libéralisme enfanta, pour n’avoir pas embrassé la société tout entière, ne furent cependant ni sans éclat ni sans grandeur. Manuel, se faisant exclure de la chambre et empoigner par un gendarme jusque sur son banc de législateur, donna un noble exemple de la résistance à l’oppression. Dupont (de l’Eure), Voyer-d’Argenson, Laffitte, l’abbé Grégoire, le général Tarayre, appartinrent au peuple par leurs sympathies. Dans le cercle des intérêts qu’elle représentait, la presse émit des vérités utiles et poursuivit avec courage, à travers des obstacles sans nombre, la conquête de la liberté d’écrire. Liberté bien incomplète d’ailleurs ; car elle ne fut, à tout prendre, que la substitution d’un privilége financier à un privilége politique. Parmi les écrivains de la bourgeoisie, il y eut des hommes de talent et de cœur : MM. Comte, Dunoyer, Bert, Chatelain, Cauchois-Lemaire, honorèrent la profession de journaliste. On peut reprocher à Paul-Louis Courier d’avoir manqué, dans ses pamphlets, de ce généreux amour des pauvres, qui eût quelquefois donné à son indignation l’éloquence de l’enthousiasme, et à son talent la puissance de la charité ; mais ce fut une véritable gloire pour la bourgeoisie d’avoir salué son défenseur dans Béranger, enfant du peuple, parlant d’une manière sublime le langage du peuple.

Ce qui caractérise la Restauration, c’est que le principe d’autorité y fut combattu sous tous ses aspects. Mais ce qu’il perdit, le principe de liberté le gagna, et d’autant plus sûrement qu’il fut tour à tour invoqué par tous les partis contraires, ses ennemis lorsqu’ils se sentaient vainqueurs, ses protégés lorsqu’ils étaient vaincus. Il y eût ainsi, en dépit de ce mouvement général de dissolution que nous avons signalé, un certain ensemble dans les attaques de la bourgeoisie, surtout vers la fin de la Restauration. Le parti libéral qui n’avait obéi d’abord qu’à d’aveugles instincts, avait fini par se discipliner sous la direction de quelques hommes studieux appelés doctrinaires ; et les résultats de ce concert dans la négation et la haine prouvèrent, du moins, ce qu’on pourrait attendre d’un accord fondé sur des idées de fraternité et de dévouement.

Disons tout : le libéralisme, par l’abus même de son principe, prépara une réaction qui contenait en germe le saint-simonisme et d’où sortirent les différentes écoles sociales dont nous aurons à suivre la marche. Les conquêtes qu’il fit faire à l’esprit d’examen et qui n’engendrèrent d’abord qu’une critique systématique, sans portée et sans profondeur devaient plus tard ouvrir carrière à des études hardies et fécondes. Enfin, si l’impulsion donnée au génie industriel, éveilla trop fortement la cupidité dans les âmes, et fit oublier en même temps que les traditions de la grâce et du bon goût, les devoirs les plus impérieux de l’humanité, elle influa favorablement, d’autre part, sur le progrès des sciences qui ont pour objet le bien-être des hommes, et dont l’application n’attend plus pour améliorer le sort du peuple lui-même, que le changement du milieu impur dans lequel il souffre et s’agite.

Que savons-nous, après tout ? Pour que le progrès se réalise, peut-être est-il nécessaire que toutes les chances mauvaises soient épuisées. Or, la vie de l’humanité est bien longue, et le nombre des solutions possibles bien borné. Toute révolution est utile, en ce sens, du moins qu’elle absorbe une éventualité funeste. Parce que d’une condition malheureuse les sociétés tombent quelquefois dans une condition pire, ne nous hâtons pas de conclure que le progrès est une chimère. Je me figure un char lancé par des mains prévoyantes : la route, au moment du départ, est belle, large, parfaitement unie ; à mesure que la char avance, la route devient étroite et bourbeuse ; mais ne voyez-vous pas que le but se rapproche, à mesure qu’avance le char ? Aussi bien, il est aisé de découvrir jusque dans la succession des calamités générales, une loi souverainement intelligente et logique. Si tout dépendait du hasard, les événements seraient plus mêlés et il serait moins facile d’en suivre la filiation. Si au contraire, un génie malfaisant gouvernait le monde, il est probable que, dans les souffrances publiques, la forme serait aussi monotone que le fond, et que l’oppression serait moins souvent châtiée. Courage donc ! Ne voyons, s’il se peut, dans les tyrannies qui s’élèvent que la punition des tyrannies qui succombent. La domination d’un intérêt exclusif, celui d’un homme ou d’une caste, telle a toujours été jusqu’ici la plaie de l’humanité. Pourquoi le remède ne serait-il pas dans la combinaison de tous les intérêts qui, sainement considérés, ne diffèrent pas l’un de l’autre ? Bientôt toutes les théories auront été essayées : toutes, si ce n’est la plus simple et la plus noble, celle de la fraternité. Eh bien, jusqu’à ce que cette magnifique expérience ait été faite, veillons sur nos croyances, et ne nous désespérons pas, alors même que, dans les décrets de Dieu, le bien ne devrait être, hélas ! que l’épuisement du mal !




  1. Par bourgeoisie j’entends l’ensemble des citoyens qui, possédant des instruments de travail ou un capital, travaillent avec des ressources qui leur sont propres, et ne dépendent d’autrui que dans une certaine mesure. Le peuple est l’ensemble des citoyens qui, ne possédant pas de capital, dépendent d’autrui complétement, et en ce qui touche aux premières nécessités de la vie.
  2. Manuscrit de mil huit cent quatorze, page 110, par le baron Fain.
  3. Les renseignements que nous consignons ici sont tirés d’une note qui nous a été communiquée, et qui est écrite de la main même d’un des officiers supérieurs chargés en 1814 de la défense de Paris. Cet officier supérieur est aujourd’hui pair de France.
  4. Le récit qu’on va lire s’appuie sur des renseignements fournis par le maréchal Macdonald, et mis à ma disposition par M. Arago.
  5. Il existe une lettre du général Bordesoulle, dans laquelle il déclare que, de concert avec tous les généraux présents à Essonne, un seul excepté, le général Lucotte, il a fait exécuter le mouvement sur Versailles, contrairement aux ordres du duc de Raguse.
  6. Voir le manuscrit de 1814, par le baron Pain.
  7. Nous pouvons garantir l’authenticité de ces curieux détails.
  8. Histoire de la Restauration, par un homme d’État, 3e vol., p. 64 et 65.
  9. Voici dans quels termes M. Villemain, qui a été ministre depuis 1830, félicitait l’empereur Alexandre de sa victoire de 1814, et cela en pleine académie, le 21 avril 1814 :

    « Quand tous les cœurs sont préoccupes de cette auguste présence, j’ai besoin de demander grâce pour la distraction que je vais donner. Quel contraste d’un si faible intérêt littéraire et d’un semblable auditoire ! Les princes du nord qui vinrent autrefois assister à ces mêmes séances, prévoyaient-ils qu’un jour leurs descendants y seraient amenés par la guerre. Voilà les révolutions des empires. Mais sur les âmes généreuses, le pouvoir des arts ne change pas. Devant l’image des arts, les monarques armés s’arrêtent comme les monarques voyageurs. Ils la respectent dans nos monuments, dans le génie de nos écrivains, et dans la vaste renommée de nos savants. L’éloquence, ou plutôt l’histoire, célébrera cette urbanité littéraire, en même-temps qu’elle doit raconter cette guerre sans ambition, cette ligue inviolable et désintéressée, ce royal sacrifice des sentiments les plus chers immolés au repos des nations et à une sorte de patriotisme européen. Le vaillant héritier de Frédéric nous à prouvé que les chances des armes ne font pas tomber du trône un véritable roi ; qu’il se relève toujours noblement, soutenu sur les bras de son peuple, et demeure invincible par ce qu’il est aimé. La magnanimité d’Alexandre reproduit à nos yeux une de ces âmes antiques passionnées pour la gloire. Sa puissance et sa jeunesse garantissent la longue paix de l’Europe. Son héroïsme, épuré par les lumières de la civilisation moderne, semble digne d’en perpétuer l’empire, digne de renouveler, d’embellir encore l’image du monarque philosophe, présentée par Marc-Aurèle, de montrer enfin sur le trône la sagesse armée d’un pouvoir aussi grand que les vœux qu’elle forme pour le bonheur dut monde. »

  10. Histoire de la Restauration, par un homme d’état, tome III p. 404.
  11. Au moment même où j’écris ces lignes, aujourd’hui 7 mars 1841, les journaux annoncent la détermination que le fils du maréchal Ney vient de prendre de siéger dans cette assemblée qui vota, presqu’à l’unanimité, la mort de son père. Dans la lettre explicative des motifs de cette résolution, je lis :

    « Le fils du marquis de Strafford ne siégea à la chambre des lords qu’après avoir obtenu la révocation de l’arrêt qui avait condamné injustement son père sous le règne de Charles Ier.

    Moins heureux que lui ou moins bien servi par les circonstances et l’état de nos lois, je n’ai pu complétement réussir dans l’accomplissèment d’un devoir religieux que j’ai poursuivi n’anmoins sans relâche et par tous les moyens en mon pouvoir depuis 1831.

    Mes efforts auprès des différents ministères qui se sont succédé pendant cet espace de temps ont toujours échoué devant des fins de non-recevoir tirées soit des lacunes de notre Code en matière de révision, soit aussi des inconvénients que présenterait pour la sûreté publique l’évocation de certains souvenirs que les passions ne manqueraient pas de saisir…

    Que vous dirai-je ? je combats ainsi sans succès depuis dix ans ! »

    Voilà ce que réservait à la mémoire du maréchal Ney le gouvernement de la bourgeoisie !

  12. Le projet de loi sur les cris séditieux.
  13. Voir dans Paris révolutionnaire l’intéressant récit de M. Trélat.