Histoire de dix ans/Tome 1/Chapitre 6

Pagnerre (Vol 1p. 321-362).


CHAPITRE VI.


30 juillet. — Discussion sur le choix d’un roi. — InHucnce de M. Laffitte. — Rôle du poète Béranger dans la révolution. — Démarche puérile de MM. Thiers et Mignet. — Obstacles à la candidature du duc d’Orléans. — Le duc de Chartres court risque d’être fusillé. — Lutte entre les républicains et les Orléanistes. — Lettre singulière écrite du château de Neuilly. — MM. Thiers et Scheffer à Neuilly. — Noble attitude de la duchesse d’Orléans. — Les offres de M. Thiers acceptées par Mme Adélaïde. — irrésolution du duc d’Orléans. — Les députes réunis au Palais-Bourbon. — M. de Châteaubriaud et les pairs de France. — Déclaration de la chambre. — Réunion républicaine chez Lointier. — Députation envoyée par cette réunion à l’Hôtel-de-Ville. — Étourdissement de Lafayette. — M. de Sussy à l’Hôtel-de-Ville. — Programme des plus hardis révolutionnaires de cette époque. — Ce qui alors pouvait être osé. — Le parti bonapartiste. — Anarchie à Saint-Cloud. — Plan de guerre civile proposé à Charles X. — Le duc de Raguse insulté par le dauphin. — Le triomphe du parti orléaniste compromis par l’absence et les hésitations du duc d’Orléans. — Remarquable exemple de bassesse. — Le duc d’Orléans entre furtivement dans Paris. — Entrevue nocturne du prince avec M. de Mortemart. — Terreur de ta duchesse de Berri à Saint-Cloud : fuite de la famille royale. — Tristesse des soldats.


La monarchie était vaincue ; le peuple campait sur la place publique : qu’allait-on faire ?

Le 30, à la pointe du jour, M. de Glandevès entrait chez M. Laffitte. Voici la conversation qui s’engagea entre ces deux personnages. Elle était importante et fut solennelle :

« Monsieur, dit au banquier le gouverneur des Tuileries, vous voilà maître de Paris depuis vingt-quatre heures. Voulez-vous sauver la monarchie ? — Laquelle, Monsieur ? celle de 1789 ou celle de 1814 ? — La monarchie constitutionnelle. — Pour la sauver, il n’est qu’un moyen, c’est de couronner le duc d’Orléans. — Le duc d’Orléans, Monsieur ! le duc d’Orléans ! Mais le connaissez-vous ? — Depuis quinze ans. — Soit. Quels sont les titres du duc à la couronne ? Cet enfant que Vienne a élevé peut invoquer du moins le souvenir de la gloire paternelle ; et, il faut bien en convenir, le passage de Napoléon a laissé dans la mémoire des hommes une trace enflammée. Mais quel prestige environne le duc d’Orléans ? Le peuple sait-il seulement son histoire ? Et combien de fois a-t-il entendu prononcer son nom ? — J’y vois un avantage, et non un inconvénient. Privé de toute puissance sur les imaginations, il en aura d’autant moins de facilité à sortir des limites dans lesquelles il est bon que la royauté soit contenue. Et puis le prince a des vertus privées qui sont pour moi une suffisante garantie de ses vertus publiques. Sa vie est exempte des impuretés scandaleuses qui ont souillé celle de tant de princes. Il se respecte dans sa femme il se fait aimer et craindre de ses enfants. — Vertus communes et qui ne sont pas tellement hautes qu’elles ne puisent être dignement récompensées que par le don d’une couronne ! Ignorez-vous, d’ailleurs, qu’on l’accuse d’avoir hautement approuvé les votes homicides de son père, et de s’être associé, dans les mauvais jours de notre histoire, à des projets qui devaient jamais priver du trône les héritiers directs du malheureux Louis XVI, et d’avoir gardé à Londres, pendant les Cents-Jours, une attitude qui fit planer sur lui les plus étranges soupçons ? Qu’on l’ait calomnié, lorsqu’on l’a représenté caressant tous les partis depuis 1813, se faisant restituer son apanage malgré les lois, jetant l’épouvante parmi les acquéreurs de biens nationaux par ses procès multiples, humble à la cour, et, au dehors, courtisant de tous les brouillons, c’est possible, c’est probable, si vous le voulez. Mais, enfin, ce qui est certain, c’est que Louis XVIII l’a mis en possession de vastes domaines ; c’est que Charles X est personnellement intervenu auprès des chambres pour lui assurer, au moyen d’une sanction légale, un apanage indépendant ; c’est, enfin, qu’on lui à gracieusement accordé ce titre d’altesse royale qu’il avait si fort désiré. Comblé de bienfaits par les aînés, il n’est pas dans une position qui lui permette de recueillir leur héritage, et lui-même souffrirait-il, s’il le savait, qu’on attisât en son nom l’incendie qui doit dévorer sa famille ? — Ce n’est pas de l’intérêt personnel du prince qu’il s’agit ici, Monsieur le baron : il s’agit de l’intérêt du pays menacé par l’anarchie. Je n’examine pas si la situation du duc d’Orléans est pénible pour son cœur, mais si son avénement est désirable pour la France. Or, quel prince est plus libre des préjugés qui viennent d’entraîner la ruine de Charles X ? Quel prince a fait plus hautement profession de libéralisme ? Et à la combinaison qui couronnerait, quelle autre est, selon vous, préférable ? — Si vous croyez Charles X coupable, vous reconnaîtrez, du moins, que le duc de Bordeaux est innocent ? Conservons-lui la couronne. On l’élèvera dans de bons principes. Lafayette veut-il bien sincèrement la république ? — Il la voudrait, s’il ne craignait un bouleversement trop profond. — Eh bien ! qu’on établisse un conseil de régence. Vous en feriez partie avec Lafayette. — Hier encore cela eût été possible ; et si, séparant sa cause de celle du vieux roi, la duchesse de Berry se fût présentée, tenant son fils par la main et portant un drapeau tricolore… — Un drapeau tricolore ! mais c’est pour eux la représentation symbolique de tous les crimes. Plutôt que de l’adopter, ils se feraient piler dans un mortier. — Dans ce cas, Monsieur, que venez-vous me proposer ? »

M. de Glandevès sortit. La combinaison qu’il était venu soumettre à M. Laffitte répondait aux secrètes espérances de beaucoup de grands personnages qui n’auraient pas voulu voir briser entièrement la chaîne des traditions. Une seule combinaison pouvait empêcher tout à la fois, et le principe de légitimité de succomber en France, et la royauté d’y provoquer trop ouvertement l’esprit révolutionnaire. C’était celle qui, tout en respectant le droit divin d’Henri V, aurait confié à la prudence du duc d’Orléans les destinées de la monarchie.

Telle fut, un moment, la pensée de M. de Talleyrand. M. Laffitte allait plus loin. Surpris de l’influence politique d’un homme en qui il n’avait jamais vu qu’un banquier, le vieux diplomate ne put se défendre d’un certain dépit que, cette nuit-là même, et contrairement à ses habitudes de réserve, il laissa percer de la sorte devant ses intimes : « M. Laffitte me compte vraiment pour trop peu de chose. »

Mais M. Laffitte s’appuyait alors sur les conseils d’un homme bien supérieur à M. de Talleyrand pour la portée des vues et la finesse de l’esprit. Béranger avait un coup-d’œil trop perçant, une sagacité trop inexorable, pour être accessible à l’enthousiasme. Quand il vit que le trône de Charles X chancelait, il se demanda tout de suite où était la puissance. Elle était dans la bourgeoisie, et il en aurait, au besoin, trouvé la preuve en lui-même. Poète, s’il s’était contenté de célébrer la grandeur du peuple associée aux souvenirs de la gloire impériale, son génie serait resté long-temps ignoré. Mais à côté des strophes où il chantait l’empereur, il avait publié des couplets contre la sottise des rois légitimes et l’insolence des nobles. Il s’était fait ainsi adopter par la banque et le haut commerce. De là sa fortune littéraire. Du salon sa renommée était descendue dans l’atelier, et sa popularité fut immense. Il ne pouvait donc se faire aucune illusion en 1830 sur la prépondérance de la bourgeoisie. Et comme elle n’avait qu’un chef possible, le successeur du régent ; que, d’ailleurs Napoléon II n’était pas la, Béranger devint l’âme du parti orléaniste. Il fit peu par lui-même, à la vérité ; mais beaucoup par les autres. Il ne se mit guère en évidence ; mais par ses conseils, religieusement écoutés, il agit fortement sur les meneurs de la bourgeoisie. Sans lui, par exemple, il est douteux que M. Laffitte eût mis à réaliser leur commune espérance autant de suite et de fermeté.

Quant aux motifs de cette détermination de Béranger, l’histoire doit-elle les condamner ou les absoudre ? Ni l’un ni l’autre.

En soutenant M. Laffitte dans les voies de l’Orléanisme, Béranger eut soin de le prémunir contre leur royale créature. Craignant la faiblesse de son ami, le prévoyant poète lui recommanda de ne se point laisser faire ministre et de se réserver, le cas échéant, pour une révolution nouvelle. Le choix de Béranger ne fut donc ni égoïste, ni tout-à-fait aveugle. Mais on peut lui reprocher de n’avoir pas compris que, dans un mouvement qui mêlait toutes choses, rien n’était impossible avec de l’énergie. Le peuple, jeté sur la place publique, savait trop peu ce qu’il voulait, pour ne pas donner à ceux qui se seraient mis résolument à sa tête, le prix de l’audace intelligente et vertueuse. Les grandes actions, après tout, ne naissent jamais que d’une folie sublime. Malheureusement, ne pas savoir oser est l’écueil des esprits trop pénétrants. Béranger voulut un roi, tout en se défiant de la royauté, parce qu’il vit clairement et promptement qu’il était plus facile de faire une monarchie que d’établir une république. Il était sincère, il était loyal ; mais il fut dupe de sa propre clairvoyance.

Le duc d’Orléans eût donc pour lui, dès le lendemain de la victoire du peuple, la puissance des noms et celle des idées, Jacques Laffitte et Béranger.

M. de Glandevès venait de quitter M. Laffitte, lorsque celui-ci vit entrer MM. Thiers, Mignet et Laréguy. Le projet d’une proclamation orléaniste fut arrêté. M. Thiers la rédigea, et il fut convenu qu’on la publierait dans le National, le Courrier Français et le Commerce. Pour renverser une dynastie, il avait fallu tout l’effort d’un peuple ; pour en créer une autre, était-ce donc assez d’un député et de trois journalistes ?

Toutefois, l’insouciance du peuple, qui était un encouragement aux projets des Orléanistes, pouvait, selon les circonstances, leur opposer un obstacle sérieux. Lorsque, le 30, MM. Thiers et Mignet, suivis de quelques amis, sortirent des bureaux du National, se dirigeant vers la place de la Bourse, et distribuant à la foule, en chiffons de papier, le panégyrique du duc d’Orléans, ils durent être frappés de l’étonnement qu’ils esxcitaient. Sur la place de la Bourse, leur émotion dût redoubler, car des sifflets les y accueillirent.

L’élévation du duc d’Orléans avait naturellement pour contradicteurs les jeunes gens qui, dans la charbonnerie, s’étaient prononcés pour Lafayette contre Manuel. Aussi coururent-ils semer dans Paris leur défiances et leurs antipathies. Quand M. Pierre Leroux, par exemple, vint annoncer aux combattants du passage Dauphine le complot qui se tramait, ce ne fut qu’un cri de fureur. « S’il en est ainsi, disait-on, la bataille est à recommencer, et nous allons refondre des balles. »

Témoin de cette explosion de colère par lui-même excitée, M. Pierre Leroux se rendit précipitamment l’Hôtel-de-Ville pour avertir M. de Lafayette. Il lui peignit sous de vives couleurs ce qui se passait, lui rappela quelle mission lui imposait dans les circonstances présentes l’impulsion toute républicaine qu’il avait voulu donner à la charbonnerie, et finit en lui représentant que l’avènement au trône d’un autre Bourbon serait le signal d’une lutte nouvelle et terrible.

Assis dans un vaste fauteuil, l’œil fixe, le corps immobile, M. de Lafayette semblait frappé de stupeur. M. de Boismilon entre tout-à-coup. Il venait demander la liberté pour le fils aîné du duc d’Orléans, qui, ayant abandonné son régiment à Joigny, avait été arrêté par le maire de Montrouge, M. Leullier. « Il faut, au moins, qu’on vous laisse le temps de délibérer », dit M. Pierre Leroux à Lafayette ; et M. de Boismilon étant sorti, M. Pierre Leroux écrivit rapidement l’ordre de maintenir l’arrestation. Il présentait le papier à M. de Lafayette, qui était sur le point de signer, lorsque parut en uniforme de garde national M. Odilon Barot. 11 entraîna dans une autre pièce le vieux général, qui, cédant à de plus timides conseils, envoya M. Comte à Montrouge pour faire mettre le jeune prince en liberté.

D’un autre côté, le bruit de cette arrestation s’était répandu sous le péristyle du théâtre des Nouveautés, où bivouaquait, sous les ordres de M. Étienne Arago, une bande d’hommes violents et audacieux. « C’est un prince, crièrent-ils : allons le fusiller. » Et ils se mirent en marche. Ne pouvant les retenir, leur jeune chef écrivit à M. de Lafayette que la vie du duc de Chartres était en péril, et qu’il n’avait qu’à se hâter s’il voulait la sauver. Lui-même il eût soin de faire faire à ses gens un détour immense. À quelques pas de la barrière du Maine, sous prétexte qu’ils avaient besoin de repos, il les fit coucher dans les fossés du chemin, et courut prier le chef du poste qui veillait à la barrière, de ne point les laisser sortir en armes quand ils se présenteraient. Puis, il poussa jusqu’à Montrouge où M. Comte était déjà arrivé. Le duc de Chartres partit aussitôt, précédé par MM. Boudrand et de Boismilon, pour la Croix-de-Berny où, pour lui faire donner des chevaux de poste, M. Leullier dût faire valoir sa qualité de maire. Ce jeune homme était tout tremblant, bien qu’il ignorât jusqu’à quel point il venait de courir risque de la vie. Car que serait-il arrivé si M. Étienne Arago avait fait pour le perdre tout ce qu’il fit pour le sauver ? Et qui peut dire qu’elle eût été alors la direction des événements ? Le duc d’Orléans aurait-il pu ramasser une couronne dans le sang de son fils ? Un quart d’heure gagné, un quart d’heure perdu… c’est donc à cela que tiennent les destinées d’une race ! Rude leçon donnée à l’orgueil !

Les Orléanistes ne manquèrent pas de prétendre que le duc de Chartres avait quitté Joigny pour venir mettre son épée au service de l’insurrection. Leurs adversaires affirmaient au contraire qu’il était venu prendre les ordres de Charles X. Ce qui est certain, c’est que M. Leullier, qui avait su faire d’une arrestation patriotique une hospitalité généreuse, venait de rendre en cette circonstance à la maison d’Orléans un incalculable service, qui fut vite oublié !

Quoi qu’il en soit, entre les républicains et les Orléanistes, la victoire ne pouvait demeurer long-temps douteuse. Ceux-ci avaient l’immense avantage d’un gouvernement tout prêt. M. Laffitte put donc s’emparer impunément de toutes les prérogatives de la souveraineté, et ce fut lui qui envoya Carrel à Rouen pour y diriger la révolution. Ce fut aussi chez lui que les députés, se réunirent dans la matinée du 30. Dans cette réunion, présidée momentanément par M. Bérard, en l’absence de M. Laffitte, qu’une foulure au pied avait forcé de s’absenter, on apporta la proclamation suivante, qui grâce au zèle des Orléanistes, couvrait déjà tous les murs de Paris :

« Charles X ne peut plus rentrer dans Paris : il a fait couler le sang du peuple.

« La république nous exposerait à d’affreuses divisions : elle nous brouillerait avec l’Europe.

« Le duc d’Orléans est un prince dévoué à la cause de la révolution.

« Le duc d’Orléans ne s’est jamais battu contre-nous.

« Le duc d’Orléans était à Jemmapes.

« Le duc d’Orléans est un roi citoyen.

« Le duc d’Orléans a porté au feu les couleurs tricolores ; le duc d’Orléans peut seul les porter encore. Nous n’en voulons point d’autres.

« Le duc d’Orléans ne se prononce pas. Il attend notre vœu. Proclamons ce vœu, et il acceptera la charte comme nous l’ayons toujours entendue et voulue. C’est du peuple français qu’il tiendra sa couronne. »

Cette proclamation était rédigée avec beaucoup d’art. On y répétait fréquemment le nom du duc d’Orléans, pour que ce nom, peu connu du peuple, se gravât néanmoins dans son esprit. En y parlant du drapeau tricolore et de Jemmapes à une foule peu soucieuse des formes politiques, on intéressait à l’élévation de l’élu de la bourgeoisie ce sentiment national qu’avaient si puissamment exalté les victoires de la République et de l’Empire. Enfin on invoquait, pour mieux la détruire, la souveraineté du peuple : vieille ruse des ambitieux sans courage !

La lecture d’un pareil manifeste devait naturellement émouvoir l’assemblée. L’éloge du duc d’Orléans passa de bouche en bouche. Que fallait-il de plus pour créer un parti puissant parmi ces hommes ? Le duc d’Orléans, c’était la monarchie et un nom !

Le général Dubourg s’étant présenté sur ces entrefaites en habit de général et une cravache à la main, les députés ne virent dans sa visite qu’une insolente témérité. On refusa de l’entendre et même de le recevoir. L’autorité légale s’organisait déjà sur les débris des pouvoirs insurrectionnels, et la domination des hommes tout-à-fait nouveaux commençait à pâlir devant la puissance des réputations acquises.

Mais il importait de détourner au profit de la monarchie l’autorité morale de cette révolution, dont la force matérielle était alors sur la place de Grève. Les députés résolurent d’opposer le palais Bourbon à l’Hôtel-de-ville, et, sous prétexte d’aucune délibération sérieuse ne pouvait avoir lieu dans la maison d’un simple particulier, ils convinrent de se réunir vers le milieu du jour au palais législatif. C’était bien comprendre la situation. Le pouvoir n’a jamais plus de prestige que le lendemain des perturbations violentes et subites ; car, ce qui étonne et embarrasse le plus les hommes rassemblés, c’est de se voir sans maîtres.

Toutefois, on ne pouvait donner la couronne au duc d’Orléans sans savoir jusqu’où irait, au besoin, l’essor de son ambition. On lui avait déjà expédié quelques messages. La lettre suivante[1], écrite au château de Neuilly le 30 juillet, à trois heures et quart du matin, par un des messagers que M. Laffitte, la veille, avait envoyés au prince, donnera une idée des dispositions où l’on se trouvait à Neuilly :

« Le duc d’Orléans est à Neuilly avec toute sa famille. Près de lui, à Puteaux, sont les troupes royales, et il suffirait d’un ordre émané de la cour pour l’enlever à la nation, qui peut trouver en lui un gage puissant de sa sécurité future.

On propose de se rendre chez lui au nom des autorités constituées, convenablement accompagnées, et de lui offrir la couronne. S’il opposait des scrupules de famille ou de délicatesse, on lui dira que son séjour à Paris importe à la tranquillité de la capitale et de la France, et qu’on est obligé de l’y mettre en sûreté. On peut compter sur l’infaillibilité de cette mesure. On peut être certain, en outre, que le duc d’Orléans ne tardera pas à s’associer pleinement aux vœux de la nation. »

Cette note était sans doute destinée à faire connaître aux partisans du duc d’Orléans la marche qu’ils avaient à suivre. Ils devaient lui offrir la couronne, en ayant l’air de lui faire violence, et sous prétexte que sa présence à Paris était nécessaire pour le maintien de l’ordre. Mais on leur faisait savoir d’avance qu’ils n’auraient pas à courir le double péril de l’offre et du refus.

M. Thiers avait reparu à l’hôtel Laffitte. En apprenant qu’on l’avait devancé à Neuilly, il se plaignit avec dépit d’avoir été oublié. « Mais il est tout simple qu’on oublie les absents, lui dit Béranger d’une voix doucement moqueuse. Au reste, qui vous retient ? » M. Thiers fit certifier sa mission par M. Sébastiani et partit, accompagné de M. Scheffer. Il allait au-devant de la fortune.

Arrivés au château de Neuilly, les deux négociateurs furent reçus par la duchesse d’Orléans. Son mari était absent. Pendant que M. Thiers expliquait l’objet du message, un grand trouble parut sur le visage austère de la duchesse ; et, quand elle apprit qu’il s’agissait de faire passer dans sa maison une couronne arrachée à un vieillard qui s’était toujours montré parent fidèle et ami généreux : « Monsieur, dit-elle en s’adressant à M. Scheffer avec une émotion pleine de grandeur, comment avez-vous pu vous charger d’une semblable mission ? Que Monsieur l’ait osé, je le conçois : il nous connaît peu, mais vous qui avez été admis auprès de nous, qui avez pu nous apprécier… ah ! nous ne vous pardonnerons jamais cela ! » Devant d’aussi nobles répugnances les deux envoyés restaient interdits, lorsque Mme Adélaïde survint, suivie de Mme de Montjoie.

Mme Adélaïde avait trop de virilité dans l’esprit, et au fond de l’âme trop peu de tendresse religieuse, pour se plier à des considérations de famille. Cependant, pénétrée qu’elle était des dangers dont son frère était entouré, elle se hâta de dire : « Qu’on fasse de mon frère un président, un garde national, tout ce qu’on voudra ; pourvu qu’on n’en fasse pas un proscrit. » Ces paroles étaient l’expression naïve et fidèle des sentiments du prince en ce moment. Mais ce que M. Thiers venait offrir, c’était une couronne, et Mme Adélaïde n’avait garde de repousser une offre aussi séduisante. Dévouée entièrement au duc son frère, dont elle partageait les vues et sur qui elle exerçait quelques empire, elle avait rêvé pour lui des grandeurs dont elle le jugeait digne. Une seule crainte parut la préoccuper. qu’allait penser l’Europe ? S’asseoir sur ce trône d’où Louis XVI n’était descendu que pour aller à l’échafaud, n’était-ce pas jeter l’alarme dans toutes les maisons royales, et remettre en question la paix du monde ?

M. Tiers répondit que ces craintes n’étaient pas fondées ; que l’Angleterre, toute pleine encore du souvenir des Stuarts vaincus, battrait des mains à un dénouement dont son histoire fournissait l’exemple et le modèle ; que, quant aux rois absolus, loin de reprocher au duc d’Orléans d’avoir fixé sur sa tête une couronne suspendue dans l’orage, il lui sauraient gré d’avoir fait servir son élévation de digue aux passion déchainées ; qu’il y avait quelques chose de grand à sauver en France ; et que, s’il était trop tard pour la légitimité, il était temps encore pour la monarchie ; qu’après tout il ne restait plus au duc d’Orléans que le choix des périls, et qu’en l’état des choses, fuir les dangers possibles de la royauté, c’était affronter la république et ses inévitables tempêtes.

De telles raisons n’étaient pas de nature à toucher l’âme humble et pieuse de la duchesse d’Orléans, mais elle se firent aisément accepter de Mme Adélaïde. Enfant de Paris, comme elle disait elle-même, elle offrit de se rendre au milieu des Parisiens. On convint que le dus serait prévenu, et M. de Montesquiou lui fut envoyé.

Il était alors au Raincy, où il s’était réfugié. A la nouvelle des événements qui se préparaient, il monte en voiture ; M. de Montesquiou à cheval le précédait. Bientôt le bruit des roues semble s’éloigner. M. de Montesquiou tourne la tête : la voiture du prince regagnait le Raincy de toute la vitesse des chevaux. Effet naturel des incertitudes dont le duc d’Orléans était tourmenté !

L’heure des résolutions décisives était venu pour lui : elle le trouva irrésolu et défaillant. Ne pas courir aux distributeurs de vaines popularité, mais les attirer à soi peu à peu, éviter toute démarches d’éclat en faisant croire néanmoins qu’on s’engage, ne rien refuser, avoir l’air de promettre beaucoup, ménager dans les agitateurs influents les futurs conservateurs d’un régime nouveau, se faire porter par le mouvement des partis sans se laisser entraîner par eux, tel avait été, durant la Restauration, le rôle qu’à la cour on prêtait à Philippe, duc d’Orléans. Doué de ce genre de courage qui, pris au dépourvu, tient tête à la circonstance, mais non de celui qui envisage sans trouble les lointains périls, il avait passé de longues années prévoir une catastrophe, et à la redouter. Ne voulant à aucun prix être enveloppé dans quelque grand naufrage, et n’étant pas de ces fortes âmes à qui l’infortune est bonne pourvu qu’elle soit illustre, il donna d’abord à la cour des conseils intéressés, mais sincères. Repoussé, il ne songea plus qu’à se créer dans la famille royale une existence à part. Il temporisait avec son destin. S’emparer des dépouilles des siens, en jouant sa tête dans la partie, était un attentat trop au-dessus de son cœur. Il voulait se préserver de leur chute : voilà tout. Il n’aurait jamais sacrifié à l’imprévu, et n’était capable d’aucune de ces témérités héroïques dont se compose le rôle des ambitieux. Au premier bruit de la révolution qu’il avait prévue, on dût chercher à lui prouver que pour rester propriétaire, le plus sûr était de devenir roi. Car en prenant la couronne, il conservait ses domaines.

De retour à Paris, M. Thiers raconta partout avec enthousiasme l’accueil gracieux qu’il avait reçu des princesses, faisant entrer dans le récit de tout ce qui l’avait charmé mille détails puérils, inexacts peut-être, et jusqu’au verre d’eau que lui avaient offert des mains presques royales. Etait-ce un piège tendu à la vanité crédule des bourgeois qui l’écoutaient ? ou bien avait-il été dupe lui-même de cette bonhomie protectrice, dernière forme que revêt l’orgueil des grands.

A midi, selon la résolution prise, les députés se réunirent au palais Bourbon. M. Laffitte n’ignorait pas combien il importe, dans les moments de trouble, de présenter aux esprits un but nettement défini. Pour faire les révolutions il faut savoir bien ce qu’on ne veut pas ; mais un moyen sûr de les dominer est de savoir mieux que tout le monde ce que l’on veut. Les hommes initiés à la pensée de M. Laffitte faisaient donc courir le bruit que tout était prêt pour l’installation du duc d’Orléans ; que lui seul était en état d’empêcher le retour du despotisme et de mettre un frein à la démagogie. Ces discours, adroitement répandus, rassuraient les timides, encourageaient les faibles, fixaient les irrésolus, et créaient en réalité la puissance du parti qu’on représentait comme si puissant, le courage de la plupart des hommes se composant de beaucoup de lâcheté.

Nommé président par acclamation, M. Laffitte ouvrit la séance, et M. Bérard annonça la prochaine visite du duc de Mortemart. Alors ceux-là durent être saisis d’un profond sentiment d’amertume et de pitié, qui virent de quelle sorte tous ces pâles législateurs attendaient l’arrivée d’un envoyé du roi. D’une part, ils pouvaient entendre les clameurs victorieuses du dehors ; de l’autre, leur vieux maître semblait encore les surveiller de Saint-Cloud. Entre ces deux périls, la plupart composaient leur attitude et leur visage, pour ne pas risquer leur fortune du lendemain.

Un seul membre siégeait sur les bancs réservés aux défenseurs de l’antique monarchie : c’était M. Hyde de Neuville. Il se leva, et d’une voix attristée, il demanda qu’une commission, composée de pairs et de députés, fut chargée de proposer des mesures propres à concilier tous les intérêts et à mettre en paix toutes les consciences. Cette proposition répondait parfaitement aux incertitudes qui pesaient sur toutes ces âmes chancelantes : elle fut favorablement accueillie et on allait procéder à la nomination des commissaires, lorsque le général Gérard annonça que quinze cents Rouennais, en marche pour Paris, venaient d’arriver, amenant plusieurs pièces de canon qu’on avait placées sur les hauteurs de Montmartre. Ces images de guerre, apportées au milieu de l’assemblée, y produisent une sorte de frémissement. On se trouble, on s’agite, et au milieu des plus vives préoccupations, les noms suivants sortent de l’urne du scrutin : Augustin Périer, Sébastiani, Guizot, Delessert, Hyde de Neuville. Le choix de pareils commissaires indiquait assez qu’aux yeux des députés, Charles X n’avait pas encore cessé d’être roi. Les commissaires prirent le chemin du Luxembourg. L’inquiétude de M. Laffitte était visible : il sentait la victoire lui échapper. Tout-à-coup M. Colin de Sussy entre, tenant à la main les dernières ordonnances de Charles X. Qu’on les eût accueillies, c’en était, fait sans doute de la candidature du duc d’Orléans. Aussi la fermeté du président fut-elle inébranlable. M. de Sussy dût se retirer. Mais des dangers d’une autre nature menaçaient la faction orléaniste. Le peuple répandu autour du palais demandait à être admis. Une lettre fut remise au président : ce désir y était énergiquement exprimé. Or là publicité des séances, en de pareils moments, c’est le forum. M. Laffitte, qui avait voulu que l’assemblée des députés se tînt dans l’enceinte législative, pour que leurs débats eussent un caractère plus solennel, M. Laffitte laissa tomber négligemment ces mots : « Ceci n’est pas une séance, mais une simple réunion de députés. » Et tout fut dit.

Les pairs de France, de leur côté, s’étaient rendus au palais du Luxembourg. Là, parmi MM. de Broglie, Molé, Pastoret, de Choiseul, de la Roche-Aymon, de Coigny, de Tarente, de Dreux-Brézé, en remarquait le duc de Mortemart, pâle encore d’un long évanouissement, le vieux marquis de Sémonville, et le poète de toutes les ruines, le vicomte de Châteaubriand. Il était arrivé dans ce palais d’une aristocratie dégénérée, au milieu des acclamations, et porté sur les bras d’une jeunesse enthousiaste. Pourtant, il ne venait là que pour sauver d’une attente dernière la majesté des choses qui ont long-temps vécu. Assis à l’écart, mélancolique et triomphant, il resta quelque temps muet et comme en proie à toutes les puissances de son âme. Mais bientôt sortant de sa rêverie et s’animant, il exhorta ses collègues à une fidélité intrépide. « Protestons, s’écriait-il, en faveur de la monarchie mourante. s’il le faut, sortons de Paris ; mais, en quelque lieu que la force nous pousse, sauvons le roi, Messieurs, et confions-nous à toutes les bonnes chances du courage. » Puis, comme si l’ovation qu’il venait de recevoir eût jeté quelque trouble dans ses pensées : « Songeons aussi, ajoutait-il avec exaltation, à la liberté de la presse. Il y va du salut de la légitimité. Une plume ! deux mois ! et je relève le trône. » Illusions de poète. Les ambassadeurs de la bourgeoisie entrèrent, demandant pour leur élu la lieutenance générale du royaume ; et du sein de cette assemblée de ducs, peu de voix s’élevèrent en faveur d’une puissance qui était à son déclin. C’est que la bassesse humaine se réfugie volontiers sous l’éclat des hautes positions. Les trahisons les plus illustres sont les plus fréquentes.

Cependant, au Palais-Bourbon, on attendait avec anxiété le retour des commissaires. M. Dupin faisait entrevoir tout ce qu’avait de périlleux la situation violente de Paris. M. Kératry demandait qu’une décision fut prise ; et Benjamin-Constant, que cette décision fût radicale. Enfin, de l’Hôtel-de-Ville où mille rumeurs diverses venaient l’assiéger, Lafayette envoyait dire aux députés de ne pas se hâter, et de ne pas livrer sans conditions la couronne. Sur ces entrefaites, les commissaires parurent. Le général Sébastiani rendit compte de la manière dont ils avaient accompli leur mission ; et lui qui, ce jour là même, avait prononcé ces mots : Il n’y a de national ici que le drapeau blanc, il rédigea, de concert avec Benjamin-Constant, la déclaration suivante :

« La réunion des députés actuellement à Paris a pensé qu’il était urgent de prier S. A. R. le duc d’Orléans de se rendre dans la capitale pour y exercer les fonctions de lieutenant-général du royaume, et de lui exprimer le vœu de conserver la cocarde tricolore. Elle a de plus senti la nécessité de s’occuper sans relâche d’assurer à la France dans la prochaine session des chambres toutes les garanties indispensables pour la pleine et entière exécution de là Charte. »

La lecture de cet acte produisit une grande agitation dans l’assemblée. Ceux qui, comme M. Laffitte, connaissaient le duc d’Orléans, comptaient trop peu sur sa hardiesse pour ne pas chercher à le compromettre. Ils craignaient qu’une simple invitation ne grossit à ses yeux les périls du moment, et qu’il n’insistât plus qu’il ne convient dans ces instants suprêmes, où tout dépend d’une décision prompte. Ils auraient voulu qu’en le déclarant lieutenant-général du royaume d’une manière solennelle et péremptoire, la chambre le poussât dans les voies de la révolution, de telle sorte qu’il ne put reculer. Lui sachant une ambition plus réfléchie que courageuse, plus ardente qu’active, ils auraient voulu couronner ses espérances tout en le dispensant d’avoir de l’audace. Pour ceux, au contraire, qui n’avaient point de parti pris, exprimer un vœu qui pouvait sembler révolutionnaire, c’était déjà pousser les choses beaucoup trop loin. Au milieu de cette fluctuation des esprits la voix de M. Laffitte s’éleva pour demander que la déclaration lut signée à cause de son importance. L’agitation redoubla. « Vous n’avez pas le droit de disposer de la couronne s’écriait M. Villemain. — De grâce, disait d’un ton larmoyant le vieux Charles de Lameth, rappelez-vous la révolution et le danger des signatures. — Pour moi, dit M. Delessert, tout ce que je vote, je le signe. » Enfin les conclusions du rapport furent adoptées, et une députation de douze membres, dont M. Gallot fut nomme président, eut mission de partir pour Neuilly, et d’aller porter au duc d’Orléans les résolutions ou plutôt les vœux de la chambre.

Il est à remarquer que ni les députés ni leur président n’avaient osé mettre leur signature au bas de la déclaration précitée. Une copie en ayant été envoyée à la commission municipale, M. Mauguin trouva la rédaction adoptée par la chambre tellement contre-révolutionnaire par le fond et si ambiguë dans la forme, qu’il écrivit sur le champ a M. Laffitte qu’une semblable pièce ne pourrait être publiée comme acte du gouvernement que revêtue de la signature des auteurs. Il avait raison.

Car à mesure que le dénoûment approchait, les républicains redoublaient d’efforts. Réunis chez le restaurateur Lointier, ils y délibéraient le fusil à la main. Science politique, connaissance des affaires, position, réputation, grande fortune, tout cela leur manquait. C’était leur faiblesse, c’était aussi leur force. Pouvant tout braver, ils pouvaient tout obtenir. Ils avaient des convictions intraitables, parce qu’il faut avoir beaucoup étudié et beaucoup pratiqué la vie pour arriver au doute. Ils éprouvaient d’autant moins d’hésitations qu’ils se rendaient moins compte des obstacles, et, préparés pour la mort, ils l’étaient par cela même pour le commandement.

Le parti orléaniste les redoutait sans oser les combattre à visage découvert. Il avait donc envoyé au milieu d’eux, pour les décourager ou les désunir, quelques-uns de ses plus ardents émissaires. Rien ne fut épargné par MM. Larréguy et Combe-Siéyès pour faire prévaloir dans la réunion Lointier la combinaison qui appelait au trône une dynastie nouvelle, et il faut dire que ces tentatives puisaient une grande force dans l’adhésion de Béranger. Une lutte orageuse ne tarda pas à s’engager. Se voyant disputer par l’intrigue ce qu’ils appelaient leur victoire, les républicains de bonne foi frémissaient d’indignation. Quelques-uns, avec cet excès de défiance propre aux partis en lutte, accusaient déjà sourdement M. Chevallier, le président de 1 assemblée, de vouloir prolonger la séance et traîner les choses en longueur pour laisser les passions généreuses se refroidir et s’éteindre. Un orateur orléaniste fut couché en joue par un membre de l’assemblée. Enfin, on décida qu’une commission serait chargée de porter au gouvernement provisoire, siégeant à l’Hôtel-de-Ville, une adresse qui commençait par ces mots :

« Le peuple hier a reconquis ses droits sacrés au prix de son sang. Le plus précieux de ces droits est de choisir librement son gouvernement. Il faut empêcher qu’aucune proclamation ne soit faite qui désigne un chef lorsque la forme même du gouvernement ne peut être déterminée.

Il existe une représentation provisoire de la nation. Qu’elle reste en permanence jusqu’à ce que le vœu de la majorité des Français ait pu être connu, etc. »

M. Hubert fut choisi pour porter cette adresse à l’Hôtel-de-Ville ; il partit, en costume de garde national, et accompagné de plusieurs membres de l’assemblée, parmi lesquels étaient Trélat, Teste, Charles Hingray, Bastide, Poubelle, Guinard, tous hommes pleins d’énergie, de désintéressement et d’ardeur. La députation fendit la foule immense répandue sur la place de Grève. Hubert portait l’adresse au bout d’une bayonnette.

Admis auprès du général Lafayette, les républicains l’entourent avec une sorte de déférence grave et même un peu impérieuse. Hubert lit l’adresse d’une voix fortement accentuée. Puis, montrant du doigt sur le plafond la trace toute récente des balles, il adjure Lafayette, au nom des souvenirs du combat, de ne pas laisser périr les fruits de la victoire populaire. Il ajoute que Lafayette doit compte au peuple de la puissance que lui donne un nom respecté ; que s’abstenir serait faiblesse ou trahison. Et il termine en le pressant de prendre la dictature. C’était trop présumer de son audace. Troublé intérieurement, mais toujours maître de lui, il prononça un long discours où son embarras ne se trahissait que par l’incohérence des pensées et la diffusion des paroles. Il parla des États-Unis, de la première révolution, du rôle qu’il avait joué dans ces grands événements et bientôt, grâce à lui, la solennité de la proposition qu’on venait lui faire s’effaça dans les détails d’une conversation familière et sans suite. « Pouvons-nous, au moins, compter sur la liberté de la presse, demanda une voix ? — Qui en doute, répondit en jurant M. de Laborde ? » Alors quelques-uns des assistants racontèrent qu’ils avaient rédigé une proclamation pour laquelle ils n’avaient pu trouver d’imprimeurs ; et que ceux à qui ils s’étaient adressés leur avaient montré une défense expresse portant la signature du duc de Broglie. « Prenez garde, Messieurs, disait avec un sourire incrédule M. de Lafayette, il n’est sorte de moyens qu’on n’emploie à certaines époques ! Que de fois, pendant notre première révolution, n’a-t-on pas calomnié ma signature ? » Voilà dans quels vains propos M. de Lafayette consumait, à l’Hôtel-de-Ville, les heures précieuses qu’on mettait si bien à profit à l’hôtel Laffitte ! Mais un incident extraordinaire vint ranimer les esprits. La porte du cabinet de M. de Lafayette s’ouvre, et on annonce tout bas au général la visite d’un pair de France. « Qu’il entre. — Mais il désire un entretien particulier. — Qu’il entre, vous dis-je. Je suis ici au milieu de mes amis, et ce qu’on me demande, ils peuvent l’entendre. » Le pair de France fut introduit. C’était le comte de Sussy. Son visage paraissait abattu, et des larmes roulaient dans ses yeux. Il tendit à M. de Lafayette les ordonnances qu’à la chambre des députés on avait refusé de recevoir. M. de Lafayette lui adressa sur les liens de parenté qui unissaient les Lafayette aux Mortemart quelques paroles où perçait le républicain-grand-seigneur ; et, prenant les papiers qu’on lui présentait, il les étalait comme un jeu de cartes devant ses jeunes amis. On n’en eut pas plutôt appris le contenu, qu’un cri de fureur retentit dans toute la salle. « Nous sommes joués ! qu’est-ce à dire ? des ministres nouveaux nommés par Charles X ! Non ! non ! plus de Bourbons ! » Et les républicains présents se regardaient l’un l’autre avec inquiétude. L’un d’eux, M. Bastide, s’élance vers M. de Sussy pour le précipiter du haut des fenêtres de l’Hôtel-de-Ville. « Y songes-tu, lui dit Trélat en le retenant ; un négociateur ! » Alors M. de Lafayette, toujours calme au sein de l’agitation, se retourne vers M. de Sussy avec un geste expressif, et l’engage en souriant à se rendre auprès de la commission municipale. Le général Lobau se présente en ce moment et s’offre à guider le comte. Quelques instants après, inquiets de ce qui va se passer, les membres de la députation républicaine quittent M. de Lafayette pour suivre M. de Sussy. Les uns s’égarent dans l’Hôtel-de-Ville, les autres trouvent la porte du cabinet de la commission municipale fermée. Ils demandent à entrer : on ne leur répond pas ; indignés, ils ébranlent la porte à coups de crosse. On leur ouvre enfin, et ils aperçoivent le comte de Sussy causant amicalement avec les membres de la commission municipale. Seul, M. Audry de Puyraveau avait une attitude passionnée. « Remportez vos ordonnances, s’écrie-t-il alors. Nous ne connaissons plus Charles X. » On entendait en même temps la voix retentissante d’Hubert, lisant pour la seconde fois l’adresse de la réunion Lointier.

M. Odilon Barrot se hâta de prendre la parole au nom de la commission municipale. Il combattit avec mesure et habileté les opinions qui venaient d’être exprimées, et ce fut lui qui, dans cette occasion, prononça ces mots attribués depuis au général Lafayette : « Le duc d’Orléans est la meilleure des républiques. » Pendant qu’il parlait, M. Mauguin laissait éclater sur son visage les signes d’une désapprobation marquée, et plus d’une fois ses gestes témoignèrent de son mécontentement.

Le comte de Sussy, découragé, alla demander à M. de Lafayette une lettre pour le duc de Mortemart ; et la députation républicaine se disposait à sortir, lorsque, s’approchant d’Hubert et tirant un papier de sa poche, M. Audry de Puyraveau lui dit avec vivacité : « Tenez, voici une proclamation que la commission municipale avait d’abord approuvée et qu’elle ne veut plus maintenant publier. Il faut la répandre. » À peine sur la place, Hubert monta sur une borne, et lut à la foule la proclamation qu’il venait de recevoir. Elle était ainsi conçue :

« La France est libre.

« Elle veut une constitution.

« Elle n’accorde au gouvernement provisoire que le droit de la consulter.

« En attendant qu’elle ait exprimé sa volonté par de nouvelles élections, respect aux principes suivants :

« Plus de royauté ;

« Le gouvernement exercé par les seuls mandataires élus de la nation ;

« Le pouvoir exécutif confié à un président temporaire ;

« Le concours médiat ou immédiat de tous les citoyens à l’élection des députés ;

« La liberté des cultes : plus de culte de l’État ;

« Les emplois de l’armée de terre et de l’armée de mer garantis contre toute destitution arbitraire ;

« Établissement des gardes nationales sur tous les points de la France. La garde de la constitution leur est confiée.

« Les principes pour lesquels nous venons d’exposer notre vie, nous les soutiendrons au besoin par l’insurrection légale. »

Cette proclamation fixe d’une manière très-précise la limite à laquelle s’arrêtaient en 1830 les esprits les plus aventureux, si on excepte pourtant quelques rares disciples de Saint-Simon. Que la religion de l’État fût abolie ; qu’un président fût mis à la place d’un roi ; que le suffrage universel à un degré ou même à deux degrés fût établi ; là venait mourir l’audace des plus bruyants novateurs. Mais la société serait-elle plus heureuse quand le droit de la diriger moralement aurait été enlevé à l’État ? Le renversement de la royauté suffirait-il pour rendre désormais impossible dans les relations civiles la tyrannie du capitaliste sur le travailleur ? Le suffrage universel devait-il être proclamé comme un hommage rendu à un droit métaphysique, ou comme un moyen sûr d’arriver au changement de l’ordre social tout entier ? De telles questions étaient trop hautes pour l’époque, et plus d’une tempête devait éclater avant qu’on songeât à les résoudre. En 1830 on ne songeait pas même à les poser.

Quoi qu’il en soit, les républicains avaient, vis-à-vis d’un peuple en mouvement, cet avantage immense que les choses par eux voulues étaient ce qu’il y avait alors de plus net et de plus nouveau. Mais ils manquaient d’organisation, et surtout de chef. Pour juger de l’impulsion que M. de Lafayette était en état de donner aux événements, il suffit de rapprocher des circonstances où elle fut écrite, la lettre suivante, adressée par lui au duc de Mortemart et remise à M. de Sussy :

« Monsieur le duc,

J’ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, avec tous les sentiments que votre caractère personnel m’inspire depuis long-temps. M. le comte de Sussy vous rendra compte de la visite qu’il a bien voulu me faire ; j’ai rempli vos intentions en lisant ce que vous m’adressiez à beaucoup de personnes qui m’entouraient ; j’ai engagé M. de Sussy à passer à la commission, alors peu nombreuse, qui se trouvait à l’Hôtel-de-Ville. Il a vu M. Laffitte[2] qui était alors avec plusieurs de ses collègues, et je remettrai au général Gérard les papiers dont il m’a chargé ; mais les devoirs qui me retiennent ici rendent impossible pour moi d’aller vous chercher. Si vous veniez à l’Hôtel-de-Ville, j’aurais l’honneur de vous y recevoir, mais sans utilité pour l’objet de cette conversation, puisque vos communications ont été faites à mes collègues. » Il y avait dans cette lettre une sorte de sincérité voilée dont s’accommodent malaisément les passions de parti. Un chef capable d’écrire de telles lignes, dans un tel moment, eût été bien vite calomnié. Poursuivi comme suspect, il eût été bien près d’être frappé comme traître. Les hommes de révolution n’ont pas assez de loisir pour soupçonner long-temps.

Au reste, la carrière était ouverte à toutes les témérités intelligentes. Que n’aurait pu, dans ce désordre, l’apparente folie d’un grand cœur ? On parlait bien dans Paris d’un gouvernement provisoire ; mais le fait suivant montre quelle était l’inanité de ce pouvoir si bizarrement redouté.

La garde nationale de Saint-Quentin demandait deux élèves de l’École polytechnique pour la commander ; elle avait envoyé, en conséquence, une députation à Lafayette, et lui avait en même temps fait passer l’avis qu’il serait facile d’enlever le régiment caserné à La Fère. Lafayette mande auprès de lui deux élèves de l’École, et les envoie à la commission municipale. Ils arrivent accompagnés de M. Odilon Barrot. Seul, M. Mauguin se promenait dans la salle. Instruit de l’objet de leur visite, il prit une plume, et commença une proclamation qui s’adressait au régiment de La Fère. Mais M. Odilon Barrot ayant interrompu son collègue par ces mots : « Laissez-leur faire cela : ils s’y entendent mieux que nous », M. Mauguin céda la plume à l’un des deux jeunes gens. La proclamation faite, le général Lobau se présente : on la lui donne à signer. Il refuse et sort. « Il ne veut rien signer, dit alors M. Mauguin : tout-à-l’heure encore il refusait sa signature à un ordre concernant l’enlèvement d’un dépôt de poudres. — Il recule donc, répondit un des élèves de l’École polytechnique ! Mais rien n’est plus dangereux en révolution que les hommes qui reculent. Je vais le faire fusiller. — Y pensez-vous, répliqua vivement M. Mauguin ? Faire fusiller le général Lobau, un membre du gouvernement provisoire ! — Lui-même, reprit le jeune homme en conduisant le député à la fenêtre, et en lui montrant une centaine d’hommes qui avaient combattu à la caserne de Babylone. Et je dirais à ces braves gens de fusiller le bon Dieu, qu’ils le feraient. » M. Mauguin se mit à sourire, et signa la proclamation en silence.

Ce fut ce jour-là qu’on remit à l’Hôtel-de-Ville un paquet à l’adresse de l’ambassadeur d’Angleterre, lord Stuart de Rothsay. Parmi les membres de la commission municipale, un seul fut d’avis qu’il fallait prendre connaissance des dépêches. Elles furent renvoyées à lord Stuart, sans qu’on eût brisé le cachet.

Tandis que, dans cette arène ouverte aux partis, chacun s’agitait au gré de ses désirs ou de ses croyances, c’est à peine si quelques voix s’élevaient pour faire retentir le nom de l’empereur dans une ville qui avait été si long-temps remplie du bruit de ce nom. Deux hommes sans influence, sans réputation militaire, sans passé, MM. Ladvocat et Dumoulin, eurent un moment la pensée de proclamer l’empire. MM. Thiers et Mignet persuadèrent aisément à l’un que la fortune se livre à qui se hâte. L’autre parut en costume d’officier d’ordonnance dans la grande salle de l’Hotel-de-Ville ; mais M. Carbonel l’ayant prié poliment de passer dans une pièce voisine, il y fut renfermé et retenu prisonnier. Ainsi, d’une part, l’étalage d’un habit brodé ; de l’autre une espièglerie d’enfant, c’est à cela que devait se réduire la lutte entre le parti d’Orléans et le parti impérial ! Singularité historique dont le secret se trouve dans la trivialité de la plupart des ambitions humaines ! Le fils de Napoléon vivait au loin. Pour ceux qu’animait une vulgaire espérance, attendre, c’était risquer le bénéfice des premières faveurs, toujours plus faciles à obtenir d’un pouvoir qui a besoin de se faire pardonner son avènement. Pourtant, le souvenir de l’empereur palpitait dans le sein du peuple. Pour couronner dans le premier de sa race l’immortelle victime de Waterloo, que fallait-il ? qu’un vieux général se montrat à cheval dans les rues, et criât en tirant son sabre  Vive Napoléon II ! Mais non. Le général Gourgaud fit seul quelques tentatives. Le 29, on l’entendit protester à l’Hôtel-de-Ville contre la candidature du duc d’Orléans ; et, dans la nuit du 29 au 30, il réunit chez lui quelques officiers pour aviser aux choses du lendemain. Conspirer en pleine révolution était au moins superflu. Mais il semble que les luttes civiles déconcertent les hommes de guerre. Napoléon, d’ailleurs, avait amoindri toutes les âmes autour de la sienne. Le régime impérial avait allumé dans les plébéïens qu’il éleva si brusquement à la noblesse, une soif ardente de places et de distinctions. Le parti orléaniste se recruta de tous ceux à qui, pour ressusciter l’empire, il n’eût fallu, peut-être, qu’un éclair de hardiesse, un chef et un cri ! Parmi les généraux dont la fortune se liait aux traditions impériales, le général Subervic fut le seul qui se prononça pour la république dans les salons de M. Laffitte ; seul, du moins, il fut remarqué. Ainsi tout fut dit pour Napoléon. Et quelque temps après, un jeune colonel au service de l’Autriche se mourait au-delà du Rhin, frêle représentant d’une dynastie qui vint exhaler en lui son dernier souffle.

A quelques lieues de Paris agité, Saint-Cloud présentait un morne et désolant spectacle. Au visage pâli des soldats, à leur affaissement, il était aisé de deviner ce qui se passait dans leur âme. Beaucoup d’entr’eux avaient laissé à Paris des parents, des amis : quel était leur sort ? car on répandait de temps en temps des nouvelles funèbres ; et de mystérieux émissaires, venus à Saint-Cloud par les voitures publiques, qui traversaient librement le pont de Sèvres, n’épargnaient rien pour pousser les troupes à la désertion. Tantôt c’était Paris qu’on livrait au pillage ; tantôt c’était M. Laffitte qui avait offert 14 millions pour racheter la ville. Au milieu de toutes ces rumeurs absurdes ou mensongères, les soldats se laissaient aller à un sombre découragement. Leur chef, d’ailleurs, ne leur avait-il pas donné l’exemple de l’hésitation ? Et puis, la désorganisation était complète. Le baron Weyler de Navas, chargé de pourvoir à la subsistance des troupes, s’épuisait en vains efforts. Le pain était amené de fort loin, par petites charretées, et on apportait dans les distributions la plus stricte parcimonie. M. de Champagny, de retour de Fleury où il était la veille au soir, voulait qu’on s’emparât d’un grand troupeau de bœufs qu’il avait rencontré sur la route et qu’on aurait payé en bons. On n’osa pas. On avait osé bien davantage !

Aux embarras de cette situation se joignaient l’incertitude née de l’ignorance des événements, et le danger des malentendus. C’est ainsi que la guerre fut sur le point de se ranimer autour de la royauté et parmi ses défenseurs eux-mêmes. Une compagnie des gardes-du-corps couvrait Saint-Cloud du côté de Ville-d’Avray. Dans les bois situés au-delà de ce village campaient les débris d’un régiment de ligne, commandé par le colonel Maussion. Voyant les ravages que la désertion faisait autour de lui, ce colonel rassemble les officiers, les sous-officiers et les soldats restés fidèles ; il invoque l’honneur militaire, et montrant le drapeau, « est-ce qu’il ne restera personne, s’écrie-t-il, pour aller rendre ce drapeau à celui qui nous l’a confié ? » À ces mots, tous se mettent en marche. Les gardes-du-corps apprennent ce mouvement. Le bruit s’était déjà répandu parmi eux que la ligne ; qui s’était rangée du parti de l’insurrection, n’attendait que le moment de les charger. L’alarme se répand dans leurs cœurs, et y fait place aussitôt à la fureur la plus aveugle. Plusieurs d’entre eux tirent leurs sabres et s’avancent jusqu’à la porte de Ville-d’Avray. Ils allaient la franchir lorsqu’un sous-lieutenant de la compagnie de Croï, le colonel Lespinasse, s’élance pour les arrêter. Sa voix est méconnue, tant l’irritation est ardente ! Il pousse alors son cheval en travers de la route, et déclare qu’on n’avancera qu’en lui passant sur le corps. Pour dissiper le malentendu, quelques mots suffirent ; mais la royauté venait de courir peut-être un grand danger.

Marcher sur la capitale, dans cet immense désordre, était bien difficile, impossible peut-être. Cependant, le Dauphin insistait pour qu’on prit ce dernier parti. Le général Champagny, son confident, sollicita de Charles X un entretien particulier dans lequel il développa le plan que voici : le roi se serait rendu à Orléans, où toutes les troupes auraient été concentrées ; le maréchal Oudihot et le général Coëtlosquet auraient été chargés du commandement des camps de Lunéville et de Saint-Omer, qu’on supposait déjà en marche ; on se serait emparé de cinquante et quelques millions provenant de la Casbah d’Alger, et qui venaient d’entrer en rade a Tooulon ; le général Bourmont, rappelé d’Afrique, en aurait ramené deux régiments, et, à travers les provinces royalistes du midi, serait venu donner la main aux populations soulevées de l’Ouest. C’était proposer l’embrasement du royaume.

Charles X parcourut avec distraction et mélancolie les papiers que M. de Champagny lui présentait, et après un court silence, « il faut parler de cela au Dauphin, dit-il. » Mais le son de sa voix et l’expression de son visage démentaient le sens de ces paroles. Que se passait-il dans la tête de ce roi ? il s’en est expliqué plus tard. En cherchant à mettre la monarchie hors de page, Charles X avait cru agir selon son droit. Lorsque, le 28, on était venu lui annoncer que le sang coulait dans Paris, il avait pensé qu’il ne s’agissait que de quelques factieux dont il suffirait de foudroyer l’audace ; mais quand il vit que la résistance était générale, intrépide, persévérante, il se demanda s’il n’avait point commis quelque erreur voulait être expiée. Alors, il eût une grande défaillance de cœur ; et, saisi de cette lasitude dans l’orgueil, la plus amère de toutes et la plus profonde, il ne songea plus qu’à s’humilier sous la main de Dieu.

Le Dauphin n’avait pas cette dévotion austère et un peu maladive. Aussi ne parlait-il que de rentrer dans Paris à la tête d’une armée. Il en demanda l’autorisation formelle à son père, qui n’y voulut point consentir. Le Dauphin avait ce genre d’entêtement naturel aux esprits bornés : il se retira dans son appartement ; et, livré à un de ces accès de dépit juvénile qui le prenaient quelquefois, il jeta violemment son épée sur le parquet ; mais Charles X ne sut rien de cette scène.

L’humeur du Dauphin trouva bientôt une occasion d’éclater. Pour ranimer la confiance du soldat, il avait eu l’idée d’une proclamation. M. de Champagny la rédigea : elle était vive et passionnée. On y félicitait les troupes de leur dévouement et on les encourageait à la constance. Cette proclamation n’était pas encore publiée, lorsqu’on vint prévenir le Dauphin qu’un officier supérieur désirait l’entretenir : c’était le général Talon, le même qui, l’avant-veille, avait soutenu à l’Hôtel-de-Ville tout l’effort de l’insurrection. En abordant le prince, le général Talon prit un maintien sévère. Les traits de son visage exprimaient tout à la fois l’indignation et la douleur. Il parla d’une proclamation qu’on venait de lire aux troupes, et dans laquelle, tout en invoquant leur fidélité, on leur apprenait, comme une heureuse nouvelle, le retrait des ordonnances. 11 ajouta que, pour lui, il se sentait capable d’un dévouement à toute épreuve, qu’il l’avait déjà montré, mais qu’il ne souffrirait point qu’on le déshonorât. La surprise du Dauphin fut extrême, mais quand il sut que la proclamation dont le général se plaignait, portait la signature du duc de Raguse, il entra dans la plus violente colère. Il court chez le roi, lui fait part de ce qui se passe, et va par tout le château cherchant le maréchal, qui était dans la salle de billard. Le Dauphin entre brusquement et ordonne au duc de Raguse de le suivre dans une pièce voisine. On attendait avec anxiété le dénouement de cette entrevue. Tout à coup de grands éclats de voix retentissent la porte du salon s’ouvre avec force, et, après le maréchal qui recule à pas précipités, le dauphin paraît, la tête nue et les yeux hagards. Marmont reculait toujours. Le prince s’élance sur lui et lui arrache son épée, mais avec tant de précipitation que le sang jaillit de ses doigts qui ont serré trop fortement la lame. « A moi, gardes ! » s’écrie-t-il alors avec égarement. Les gardes entourent le maréchal, l’arrêtent, et le conduisent dans son appartement, où il est retenu prisonnier. En un instant le bruit de cette arrestation se répand parmi les soldats ; mille commentaires sinistres circulent dans les rangs, et le mot trahison y est prononcé à voix haute. Triste et singulière destinée que celle de cet homme, condamné à Paris comme meurtrier, à Saint-Cloud comme traître, et deux fois maudit !

Plus équitable que le Dauphin, Charles X rompit les arrêts du maréchal, le fit venir, et mit tout en usage pour adoucir sa blessure. C’était un touchant spectacle que celui de ce vieux roi, si rudement frappé lui-même, prenant ainsi le rôle de consolateur, et descendant du haut de sa propre infortune pour réparer, à l’égard d’un de ses serviteurs, les torts de son fils ! Le duc de Raguse fut vivement ému ; mais il ne put se résoudre a pardonner un affront trop cruel. Pour obéir au roi, il alla trouver le Dauphin, lui présenta ses excuses, reçut les siennes mais quand le prince lui tendit la main en signe de réconciliation, le maréchal fit un pas en arrière, s’inclina profondément, et sortit.

L’heure approchait où toute cette royale famille n’allait plus avoir d’auguste que l’excès même de son abaissement.

Ce jour-là, comme la veille, la maison de M. Laffitte avait été l’hôtellerie de la révolution. On y affluait de tous les points de Paris. Pas un homme d’intrigue qui n’y vint raconter ses services. Celui-ci avait pris une pièce de canon ; celui-là entraîné la défection d’un régiment : tous avaient élevé des barricades. Quelques-uns allèrent jusqu’à Neuilly montrer leur visage et prendre date. Décidément, le parti orléaniste triomphait.

Mais les choses ne tardèrent pas à changer d’aspect. Vers huit heures du soir, la députation chargée d’offrir au duc d’Orléans la lieutenance générale, se présenta au Palais-Royal. Elle n’y trouva que quelques serviteurs égarés, qui ignoraient la retraite de leur maître ou n’osaient l’indiquer. Il fallut envoyer un message à Neuilly.

Le résultat de cette visite, lorsqu’il fut connu à l’hôtel Laffitte, y causa une sensation profonde. Que signifiait cette absence prolongée du duc en des circonstances aussi graves ? Est-ce qu’il avait peur ? Est-ce que sa pensée était de répondre par un refus aux avances périlleuses d’une révolution ? tel était le sujet de tous les entretiens. Est-il arrivé, demandait-on à tout moment ? M. Laffitte, dont la présence d’esprit ne devait pas se démentir, M. Laffitte se portait caution pour le prince, et cherchait à raviver autour de lui une confiance que, peut-être, il ne partageait pas. De son côté, M. Thiers allait de l’un à l’autre, portant à tous des paroles d’encouragement et d’espoir. Mais les heures s’écoulaient. Le bruit se répandait qu’on enlevait les meubles du Palais-Royal, déménagement significatif et lugubre ! Le mot république, qui n’avait été que murmuré jusque-là, commençait à être prononcé tout haut ; enfin, Béranger qui s’était rendu à la réunion Lointier pour y faire l’essai de son influence, Béranger lui-même avait été froidement, disait-on, accueilli par la jeunesse. Alors, par un de ces revirements soudains qui mettent si tristement en relief le côté honteux de la nature humaine, les salons de l’hôtel Laffitte se désemplirent avec rapidité. Chacun trouvait quelque prétexte pour s’esquiver. A onze heures, dans cette étonnante semaine où le sommeil avait fui de tous les yeux, à onze heures, il ne restait plus auprès de M. Laffitte que le fils du conventionnel Thibaudeau et Benjamin Constant. Ils allaient se séparer : le duc de Broglie entra, suivi de M. Maurice Duval. Le duc de Broglie craignait qu’on ne voulut le pousser trop avant dans les hasards de la révolution. M. Laffitte n’oublia rien de tout ce qui pouvait fortifier le courage de ce haut personnage. Mais à peine celui-ci avait-il franchi le seuil de la cour, que, se tournant vers Benjamin Constant, M. Laffitte lui dit : « Eh bien ? que deviendrons-nous demain ? — Nous serons pendus », répondit Benjamin Constant du ton d’un homme à qui il ne reste plus d’émotions fortes. Il ne lui restait plus, en effet, que celles du jeu.

A une heure de la nuit, M. Laffitte reçut la visite du colonel Heymès qui venait lui annoncer l’arrivée du duc d’Orléans. Il était entré à Paris vers les onze heures du soir, à pied, vêtu en bourgeois, accompagné seulement de trois personnes. Quels sentiments agitaient l’âme de ce prince lorsqu’il s’acheminait ainsi dans l’ombre vers son palais, se fatiguant à franchir des barricades, et forcé de répondre par le cri d’un peuple insurgé au qui-vive inquiet des sentinelles ?

On a vu comment le duc de Mortemart était arrivé à Paris. Il n’y fut pas même l’exécuteur testamentaire de la monarchie. Méconnue dans les bureaux du Moniteur, repoussée par la chambre des députés, insultée à l’Hôtel-de-Ville, son autorité n’avait fait que le charger d’un inutile fardeau. Lui-même, d’ailleurs, il était livré à un cruel balancement d’idées. Il n’aimait qu’à demi cette royauté mourante à laquelle pourtant il se devait tout entier, puisqu’elle s’était fiée à la loyauté de son cœur. Il était sous le poids de ces tristes pensées lorsqu’il fut invité, de la part du duc d’Orléans, à se rendre au Palais-Royal. Que voulait à un ministre de Charles X ce duc d’Orléans qui, aussitôt après son arrivée, avait envoyé complimenter M. de Lafayette et prévenir M. Laffitte ? Il était nuit. Le duc de Mortemart suivit les pas de l’envoyé, et fut introduit, par les combles du palais, dans un petit cabinet donnant à droite sur la cour et ne faisant point partie des appartements de la famille. Le duc d’Orléans était étendu par terre, sur un matelas, en chemise, et le corps à moitié dérobé par une méchante couverture. Son front était baigné de sueur, un feu sombre brillait dans ses yeux, et tout chez lui semblait trahir une extrême fatigue et une singulière exaltation. En voyant entrer le duc de Mortemart, il prit rapidement la parole. Il s’exprimait avec beaucoup de volubilité et d’ardeur, protestant de son attachement pour la branche aînée, et jurant qu’il ne venait à Paris que pour sauver cette ville de l’anarchie. En ce moment, un grand bruit se fit dans la cour. On y criait : Vive le duc d’Orléans ! « Vous l’entendez, Monseigneur, dit le duc de Mortemart, c’est vous que ces cris désignent. — Non ! non ! reprit alors le duc d’Orléans, avec une énergie croissante. Je me ferai tuer plutôt que d’accepter la couronne ! » Il prit une plume et il écrivit à Charles X une lettre qu’il remit cachetée à M. de Mortemart, et que celui-ci emporta dans un pli de sa cravate.

Coïncidence étrange ! Presque à la même heure où ces choses se passaient à Paris dans le palais du duc d’Orléans, la duchesse de Berri, à Saint-Cloud, se levait précipitamment, agitée de mille terreurs, et courait, à peine vêtue, réveiller le dauphin pour lui reprocher une obstination qui mettait en péril la vie de deux pauvres enfants. Rien ne saurait rendre le caractère de cette scène nocturne. Troublé, vaincu par les cris d’une mère en larmes, le Dauphin, à son tour, fit dire a Charles que Saint-Cloud était menacé, qu’il fallait aller porter un peu plus loin la monarchie. Et, quelques moments après, avant le lever du jour, Charles X, la duchesse de Berri et les enfants étaient en route pour Trianon, sous la protection d’une escorte de gardes-du-corps. À Ville-d’Avray, les fugitifs purent voir le mot royal effacé sur toutes les enseignes de cabaret. Ce mot, trois jours auparavant, était presque un moyen de fortune pour ces marchands oublieux.

Le Dauphin devait passer la nuit à Saint-Cloud avec les troupes. L’annonce du départ de Charles X avait vivement ému les soldats, et le mouvement fut général. Le 6e de la garde, qui était au point du jour sur le chemin de Ville-d’Avray, fut ramené par un contre-ordre au pont de Saint-Cloud, et retourna, par la grande avenue, dans l’allée qui, du Fer-à-Cheval, conduit à la lanterne de Diogène. Le 1er régiment occupait la place de Saint-Cloud et la grande avenue. Deux bataillons du 5e des Suisses et des lanciers couvraient Sèvres avec une batterie. L’aspect du camp était sinistre, et d’amères pensées se lisaient sur le front de tous ces serviteurs armés d’une royauté en fuite. Les débris de la cuisine royale, mis à la disposition du soldat, répandirent, au milieu de cette grande tristesse, quelques lueurs de gaîté. Mais, pendant que le de la garde et l’artillerie se partageaient en riant ce butin inattendu, les Suisses, placés du côté de Sèvres, abandonnaient leur drapeau, et s’en allaient en semant la route de leurs armes.



  1. Cette lettre, publiée dans le Mémorial de l’Hôtel-de-Ville, est encore entre les mains de M. Hippotyte Bonnetier.
  2. M. de Lafayette commettait ici une erreur. Au reste, le manuscrit à cet endroit porte une rature.