Histoire de dix ans,tome 4/Chapitre 9

CHAPITRE IX.


Le ministère du 11 octobre sourdement miné ; intrigues de Cour. — Signification de la brochure Rœderer. — Politique de M. Duvergier de Hanranne et de ses amis ; vices de cette politique. — Secrètes menées pour l’établissement du gouvernement personnel. — Embarras ministériels. — Le parti parlementaire pousse M. de Broglie à la présidence ; résistance de M. Thiers. — Reconstitution du ministère du 11 octobre sous la présidence de M. de Broglie. — Désappointement de la Cour. — Le traité des 25 millions remis sur le tapis. — Message insolent du président Jackson. — M. Serrurier est rappelé. — Dépêches ministérielles combattues, par une mission secrète. — Attitude du Congrès américain. — Débats relatifs au traité. — Il est voté par les deux Chambres.


En votant l’ordre du jour motivé, la Chambre avait voulu affermir pour long-temps le ministère du octobre. Et, pourtant, l’année 1835 commençait à peine, que déjà ce ministère menaçait ruine. Le majorité qui l’avait si énergiquement soutenu était travaillée par de sourdes menées. Le tiers-parti comptait dans ses rangs des hommes qui, comme M M. Sauzet et Passy, ne manquaient ni de talent ni de consistance. Or cette ligue, dont M. Dupin aîné était l’âme, s’agitait en tous sens, complotait dans le demi-jour des couloirs, brouillait les affaires, harcelait le Cabinet par de continuelles taquineries, et tenait l’Opposition en haleine par l’appui flottant qu’elle prêtait à ses attaques.

Mais ce qui compromettait le plus l’existence du ministère, c’était la haine que lui avait jurée le Château. On y trouvait impertinente à l’excès la prétention de gouverner affichée par MM. Thiers et Guizot. il fallait donc que le roi se résignât à un rôle d’automate ; qu’il consentît à parader pour le compte de quelques meneurs ! Il fallait que, laissant revivre la tradition des rois fainéants, il couvât, pour ainsi dire, sous sa majesté endormie l’ambition des modernes maires du palais ! Le roi, dans ses ministres, devait avoir des serviteurs, non des maîtres. Si au lieu d’appartenir à la royauté, les ministres appartenaient à la majorité parlementaire, à quoi bon la royauté ? La souveraineté passait alors dans la Chambre. C’était la république, plus un mensonge et une liste civile de douze millions !

Une brochure de M. Hœderer, publiée sur ces entrefaites, vint mettre à nu les pensées de la Cour. Selon M. Rœderer, un ministère parlementaire était une hérésie ; le roi, aux termes de la Charte, ayant le droit de choisir ses ministres, sa volonté devait être la leur : le roi était le président-né du Conseil, son seul président effectif et légitime.

La brochure de M. Rœderer avait été lue au château, chez madame Adélaïde, au milieu des plus vifs témoignages d’enthousiasme. Elle ne reçut pas le même accueil du public. Les républicains se faisant juges du camp, se préparèrent, le sourire sur les lèvres, à assister à un combat qui révélait si clairement l’absurdité du régime constitutionnel les partisans de la fameuse maxime le roi règne et ne gouverne pas se répandirent en plaintes amères. M. Fonfrède, que le roi n’avait pas encore gagné en lui accordant l’honneur de correspondre directement avec lui, M. Fonfrède attaqua la brochure Rœderer avec une verdeur de style peu commune ; la Chambre, enfin, s’émut profondément de l’atteinte dont on osait menacer sa prérogative.

Aux avant-postes du parti parlementaire marchait M. Duvergier de Hauranne, homme remarquable par une grande netteté d’idées, un penchant marqué pour la lutte, une éloquence substantielle, et une finesse d’esprit qu’ennoblissait l’élévation de son cœur. Né dans une famille qui avait donné l’abbé de Saint-Cyran au jansénisme, M. Duvergier de Hauranne avait des qualités qui rappelaient parfaitement son origine. Ennemi des gens de Cour, l’indépendance des vieux parlements à l’égard de la Couronne, et leur dédain à l’égard du peuple, revivaient en lui également. Du reste, il s’obstinait plus que personne dans des illusions vraiment étranges. Il aurait désiré que la France constitutionnelle se posât devant l’étranger dans une attitude fière, dans une attitude courageuse sans provocation, prudente sans faiblesse ; et il ne s’apercevait pas qu’un gouvernement ne saurait faire acte de puissance à l’extérieur, lorsque, partagé au-dedans entre deux forces rivales, il en est réduit à s’user rien que pour vivre victime d’une oscillation sans fin ! Il aurait désiré, précisément pour obvier aux inconvénients de ce dualisme, source intarissable d’anarchie, que la majorité des Chambres gouvernât par le moyen des ministres, à l’ombre d’une royauté au repos ; et il ne s’apercevait pas que demander à un roi de prendre sa majesté au rabais, c’est lui demander l’impossible.

Entre le parti parlementaire et le parti de la Cour, le débat était celui-ci :

Le premier disait, avec M. Duvergier de Hauranne : « Puisque les ministres ne sauraient gouverner sans majorité parlementaire, les ministres que nous voulons, la royauté les doit vouloir. Sans cela, que serait la Chambre ? Une machine à voter les impôts. — Et le second s’écriait, avec M. Rœderer : « Quoi ! le roi nommerait les ministres, lorsqu’en réalité ce serait par la Chambre qu’ils seraient choisis et dominés ? Mais, à ce compte, que serait la royauté ? Une machine à signer des ordonnances, une griffe ! »

Les deux partis avaient raison l’un contre l’autre. Tous deux ils avaient tort aux yeux de la raison ; et cette lutte même prouvait jusqu’à quel point le régime constitutionnel est vicieux. Tout gouvernement qui n’est pas fondé sur le principe de l’unité, est condamné à vivre dans l’anarchie et à mourir dans la corruption. Or, l’unité par la monarchie avait cessé d’être possible le jour où s’était produit le régime des assemblées électives et permanentes ; le jour où l’on avait isolé le trône en lui retirant le nécessaire appui d’une aristocratie territoriale ; le jour où l’hérédité de la couronne n’avait plus été maintenue que comme un fait exceptionnel, toute hérédité politique ayant été proscrite, même celle qui faisait la force de la pairie. L’unité par la monarchie avait cessé d’être possible le jour où la bourgeoisie était venue hériter des dépouilles du régime féodal. Et, à dater de cette époque, il n’y avait eu logiquement et régulièrement de possible que l’unité par le parlement, c’est-à-dire par la république.[1]

Pour peu qu’on y réfléchisse, on verra que, par essence et par intérêt, la bourgeoisie française aurait dû être républicaine. Il était tout simple, en effet, que, maîtresse absolue de l’ordre social par ses richesses, son activité intellectuelle et son industrie, elle cherchât à dominer souverainement, dans l’ordre politique, par des représentants tirés de son sein. Qu’elle eût concentré dans ses mains la puissance élective pour se préserver du débordement des passions populaires, c’était là certainement un calcul concevable, quoiqu’entaché d’égoïsme et d’injustice. Mais comment fut-elle amenée à se dessaisir d’une partie de son autorité politique, au profit d’un roi ? Quels motifs la poussèrent à placer en face d’un principe électif, fondement de sa puissance, un principe opposé, rival, ennemi : le principe héréditaire ? Par quelle inconséquence mystérieuse en vint-elle, après avoir renversé l’édifice aristocratique, à en reconstruire le sommet, qui est la royauté, de manière à s’en faire à elle-même un abri ? Je ne crois pas que, parmi les contradictions nombreuses qui marquent l’histoire de l’esprit humain, on en puisse citer une qui ait été plus éclatante. Une bourgeoisie monarchique est un non sens.

Et voilà précisément pourquoi les publicistes de la bourgeoisie française avaient imaginé le procédé qu’ils formulèrent en ces termes : le roi règne et ne gouverne pas. De sorte qu’ils auraient voulu la monarchie sans aucune des conditions de la monarchie ; de sorte qu’ils déclaraient la royauté nécessaire, pourvu qu’elle se maintînt à l’état de statue immobile dans sa niche ; de sorte qu’ils admettaient dans le roi le chef de l’État, pourvu qu’il ne fût que le serviteur muet du parlement ! Pitoyable illusion ! Que peuvent contre la force des choses, des procédés de sophiste et des artifices de rhéteur ? Le moment approchait où la bourgeoisie, qui avait désiré un roi pour esclave, en aurait un pour maître.

M. Duvergier de Hauranne et ses amis le pressentirent bien mais, pour conjurer le danger, il aurait fallu qu’ils renonçassent à des fictions vaines, et ils n’eurent pas le courage d’avoir de la logique. Ils continuèrent donc à plaider la cause de la royauté, tout en cherchant des moyens de la contenir, de l’asservir. Provoqués par la brochure Rœderer, ils résolurent d’y répondre en fortifiant le Cabinet, et ils ne parlèrent plus que de faire rentrer le duc de Broglie au Conseil, entourant ainsi de leurs prédilections l’homme que le roi aimait le moins et craignait le plus.

La rentrée du duc de Broglie aux affaires était, du reste, favorisée par la complète nullité du maréchal Mortier, qui n’était guère autre chose qu’un mannequin respecté. L’interpellait-on, à la Chambre ? Il se dressait de toute la hauteur de sa taille gigantesque, promenait sur l’assemblée des regards pleins d’une anxiété douloureuse, ouvrait la bouche, et ne pouvait que balbutier. Il y avait là, pour le Cabinet, une cause de défaveur et presque de ridicule. Le maréchal Mortier le sentait lui-même. Brave soldat et homme d’honneur, sa dignité en souffrait cruellement, et il était bien décidé à ne pas pousser plus loin le sacrifice arraché, en novembre, à son zèle monarchique.

Ainsi privé de chef, le ministère allait à l’aventure, d’autant que M. Thiers et M. Guizot s’abstenaient également de surveiller l’ensemble, contenus qu’ils étaient, l’un à l’égard de l’autre, par une rivalité prompte à s’émouvoir.

Sur ces entrefaites, la Russie adressa au Cabinet des Tuileries des réclamations pécuniaires entièrement dénuées de fondement. Repousser, à ce sujet, toute négociation eût été peu diplomatique : on consentit à négocier, sauf à ne pas plier sous d’injustes exigences. Mais l’affaire ne tarda pas à être ébruitée ; la presse opposante y chercha une occasion d’attaque et de scandale. Déjà fort excitée par les débats qu’avait soulevés la créance américaine, l’opinion prit feu ; et M. Isambert annonça qu’il interpellerait les ministres.

La menace s’adressait particulièrement à M. de Rigny, ministre des affaires étrangères. Or, M. de Rigny n’était guère qu’un élégant introducteur de la diplomatie. Il figurait beaucoup mieux dans un salon qu’à la tribune. Et la question sur laquelle des explications allaient être demandées était assez difficile à éclaircir. L’appui de M. Thiers, dont on connaissait le talent flexible, fut donc invoqué. Les éléments de l’affaire lui furent soumis par M. Desages, homme instruit, appliqué, versé depuis long-temps dans la connaissance des choses diplomatiques, et qui avait, au ministère des relations extérieures, le gouvernement des bureaux. M. Thiers n’eut garde de s’abstenir. Le portefeuille des affaires étrangères le tentait, sans qu’il eût encore osé se l’avouer à lui-même ; et le roi, qui avait des vues que nous exposerons plus loin, le roi se plaisait à lui dire : « Au moins vous savez, vous, votre carte de géographie. » Le fait est que, dans la discussion provoquée par les interpellations de M. Isambert, M. Thiers occupa la tribune avec beaucoup d’éclat, et soutint contre MM. Isambert et Odilon-Barrot une lutte où M. de Rigny ne parut que dans un rôle secondaire et une attitude embarrassée. Les débats n’amenèrent aucune décision. Seulement, ils venaient de révéler dans M. Thiers des aptitudes toutes nouvelles. Ses amis s’empressèrent d’enfler son succès ; et M. de Rigny, que de tels éloges humiliaient, en conçut un dépit qu’aigrissait en lui le sentiment de son insuffisance.

Les passions de parti et les circonstances semblaient donc concourir à poser la candidature du duc de Broglie. Mais elle était repoussée par le roi et par M. Thiers. Le roi ne pouvait supporter l’idée de trouver sans cesse en face de lui un personnage sans souplesse. M. Thiers craignait la force que M. de Broglie allait apportera M. Guizot dans le Conseil ; il craignait qu’à côté de ces deux hommes sa part d’influence ne devint trop petite. il fallut essayer de diverses combinaisons. Des démarches furent faites auprès de M. Mole, qui ne se crut pas en état d’affronter les rancunes qu’éveillerait son avénement. Des pourparlers eurent lieu, qui avaient pour but de faire accepter un portefeuille à M. de Montalivet, dont le roi prisait le dévoûment, d’une façon toute particulière ; mais M. de Montalivet tremblait d’avoir à prendre place dans un Cabinet qui, n’ayant pas pour membres MM. Thiers et Guizot, risquait de les avoir pour adversaires.

Au milieu de toutes ces tentatives, M. Thiers montrait le plus parfait détachement du pouvoir. Accepter le duc de Broglie pour collègue lui paraissait un inconvénient, un péril ; il s’y refusait. Mais il offrait de se retirer, et il l’offrait avec une bonne grâce, avec des dehors d’insouciance, dont la sincérité était suspecte au roi. Les choses traînaient en longueur. Le 20 février, le maréchal Mortier avait donné sa démission de président du Conseil et de ministre de la guerre. Il était temps de prendre un parti. Afin de dissiper les ombrages de M. Thiers, on lui proposa un portefeuille pour M. Mignet, son meilleur ami. C’était lui donner deux voix dans le Cabinet. Mais M. Mignet préféra le calme de sa vie littéraire aux orages de la politique. Et ce refus blessa le roi. Car, en présence du pouvoir offert, c’est une supériorité que le dédain.

Pendant que tout cela se passait dans l’ombre qui protège d’ordinaire ces sortes d’intrigues, on se perdait, au dehors, en conjectures. La crise se prolongeant, la curiosité publique était devenue impérieuse la presse était aux écoutes ; la Chambre, échauffée par le tiers-parti, s’irritait d’un si long interrègne. Ce fut au milieu de cette agitation des esprits qu’arriva le 11 mars (1835), jour fixé pour les interpellations de M. de Sade, annoncées dès le 7. La séance fut très-animée, très-orageuse ; mais les ministres, ainsi qu’on devait s’y attendre, éludèrent toute explication. Quelques paroles solennelles de MM. de Sade et Odilon-Barrot sur le discrédit dont des crises semblables frappaient le régime constitutionnel, une vigoureuse sortie de M. Mauguin contre le mystère dont le pouvoir s’enveloppait, des allusions pleines de sel et de bon goût dirigées par M. Garnier-Pagès contre le personnage auguste dont le nom n’était prononcé par personne, quoiqu’il fût dans la pensée de chacun, voilà tout ce que produisit la discussion.

Mais à l’accueil qui lui fut fait par la majorité, M. Thiers put juger du mécontentement qu’excitaient ses refus. Dans la matinée, une nouvelle tentative essayée auprès de lui par MM. Guizot et Duchâtel avait complétement échouée, et l’on blâmait généralement cette obstination dont l’injure pesait sur un homme considérable. Car M. Thiers s’était donné bien de garde d’avouer le véritable motif de sa conduite. S’il se refusait à une combinaison dans laquelle sa place aurait été marquée à côté du duc de Broglie, c’était uniquement, disait-il, parce que M. de Broglie n’était populaire ni dans le pays ni dans les Chambres, et pouvait conséquemment créer au Cabinet qui accepterait sa présidence de trop nombreuses difficultés. Le prétexte était bien choisi, et l’impopularité de M. de Broglie incontestable.

Il fallait un terme à une situation aussi singulière. M. Thiers était sorti de la séance du 11 mars, préoccupé, rêveur, et déjà ébranlé à demi. Le soir, les députés de la majorité se réunirent chez M. Fulchiron, et l’on y décida qu’on enverrait au ministre de l’intérieur une députation chargée de lui faire connaître que l’appui de la Chambre était acquis au duc de Broglie, devenu président du Conseil. Cette démarche mit fin la crise. M. Thiers se rendit enfin ; M. Delarue fut envoyé au maréchal Maison, ambassadeur en Russie, pour le rappeler, et lui offrir le portefeuille de la guerre, qu’on confia, par intérim, à M. de Rigny, dépossédé ; le Cabinet, à la veille de se dissoudre, se raffermit sous la présidence de M. de Broglie, au grand déplaisir du roi ; et la Cour, consternée, ne songea plus qu’aux moyens d’empoisonner les fruits d’une victoire qu’elle ne regardait pas comme définitive.

C’était, on s’en souvient, le rejet du traité des 25 millions qui avait fait sortir du Cabinet le duc de Broglie. Sa rentrée aux affaires tendait naturellement à remettre la question sur le tapis. Mais des circonstances funestes étaient venues compliquer singulièrement cette question, si délicate par elle-même et si épineuse. Aussi bien il s’y associait, disait-on, d’ignobles manœuvres d’agiotage, et mille bruits en couraient dans le public.

Aussitôt après le rejet, le roi s’était hâté de faire savoir à M. Livingston, ministre des États-Unis à Paris, que l’Amérique ne devait pas considérer comme définitif le vote de la Chambre des députés ; que le traité serait présenté de nouveau, et que son acceptation ultérieure ne pouvait être mise en doute ; que la bourgeoisie ne consentirait jamais, pour le vain plaisir de persister dans son refus, à courir les chances d’une guerre fatale au commerce ; que, quant à lui, roi des Français, il prenait, et en qualité de roi, et en qualité d’homme, l’engagement formel de mettre tout en œuvre pour obtenir la prompte exécution du traité. Un pareil langage était, pour M. Livingston une indication très-claire de la marche qu’il avait à suivre. Fort de l’assentiment personnel du roi, et convaincu, d’après ce qu’il entendait, que, pour avoir raison de la Chambre, il suffisait de l’effrayer, il en écrivit à son gouvernement et lui conseilla le langage de la menace.

Ainsi prévenu de l’attitude qu’il convenait de prendre, le président des États-Unis n’avait pas manqué de se livrer à des emportements injurieux pour la France, et il avait adressé au congrès, le 1er décembre (1834) un message où il s’exprimait en ces termes :

« Puisque la France, en violation des engagements pris par son ministre qui réside ici, a tellement ajourné ses résolutions, qu’elles ne seront probablement pas connues assez à temps pour être communiquées à ce congrès, je demande qu’une loi soit adoptée, autorisant des représailles sur les propriétés françaises, pour le cas où, dans la plus prochaine session des Chambres françaises, il ne serait pas voté de loi pour le paiement de la dette… Si le gouvernement français continuait à se refuser à un acte dont la justice est reconnue, et s’il voyait dans nos représailles l’occasion d’hostilités contre les États-Unis, il ne ferait qu’ajouter la violence à l’injustice, et il s’exposerait à la juste censure des nations civilisées et au jugement du ciel. »

Jamais la nation française, illustre et respectée entre toutes les nations du monde, n’avait été traitée avec un tel excès d’insolence. Le message du général Jakson ne fut pas plus tôt connu à Paris, qu’il y enflamma les esprits d’indignation et de colère. Quoi ! c’était la menace et l’insulte à la bouche, c’était presque l’épée à la main, qu’on osait demander à la France le paiement d’une dette dont la légitimité n’était pas démontrée ! Que le gouvernement américain eût oublié si vite à quels généreux auxiliaires l’Amérique avait dû jadis la conquête de son indépendance et l’établissement de sa nationalité, il y avait lieu de s’en étonner ; mais qu’on ajoutât la provocation à l’ingratitude, et qu’on s’avisât de nous faire peur, et qu’on en vînt jusqu’à nous assigner à bref délai, cela était-il concevable ? La plupart des organes de l’opinion prirent feu, et l’on put croire un moment à l’imminence de la guerre.

Mais M. Livingston n’avait été que trop bien éclairé par ses entretiens avec le roi. Au-dessus de la nation frémissante et toute pleine du désir de venger la dignité nationale, il y avait des hommes dont l’âme appartenait à l’amour du gain. C’étaient les mêmes qui avaient fait refuser la Belgique, à cause des mines d’Anzin et des draps d’Elbeuf ! Ils encombraient les avenues du pouvoir, ils formaient la majorité parlementaire, et ils allaient, une fois encore, courber l’honneur de la France sous le joug de leur égoïsme mercantile. On doit, néanmoins, reconnaître qu’un aussi honteux mouvement de peur et de recul n’emporta pas tous les membres de la majorité sans exception. Il y en eut qui, quoiqu’approbateurs du traité, furent d’avis, avec M. Duvergier de Hauranne, que céder devant une menace serait une honte, une calamité publique. Malheureusement, leurs conseils se perdirent dans le tumulte des intérêts particuliers en émoi.

Quant aux ministres, partagés entre la crainte d’allumer la guerre et celle de laisser tomber trop bas le nom de la France, ils avaient pris le parti 1° de demander de nouveau à la Chambre le crédit nécessaire au paiement de la dette américaine ; 2° de rappeler immédiatement M. Serrurier, envoyé français aux États-Unis, et d’offrir ses passeports à M.Livingston, ministre américain à Paris. Les dépêches adressées à M. Serrurier se ressentirent de la double inquiétude qui assiégeait le ministère. Les termes en avaient été pesés avec une prudence minutieuse, et cependant ils n’étaient pas tout-à-fait dépourvus de fermeté. Le roi s’en alarma ; le ministère refusa de fléchir. Et alors, s’il faut s’en rapporter au témoignage d’hommes graves, de personnages initiés, par leur position, aux plus secrets détails de la politique, il se passa des choses d’une nature étrange.

Sur le brick le d’Assas, qui portait en Amérique les dépêches du gouvernement français, un mystérieux émissaire s’embarqua. Il était chargé d’une mission particulière, indépendante des instructions ministérielles, et qui avait même pour but d’en détruire l’effet. On s’était bien gardé de mettre M. Serrurier dans la confidence. Aussi dut-il être extrêmement surpris de l’accueil fait par le gouvernement américain aux dépêches venues de France. Quelque émouvant que fût leur contenu, on les reçut avec une indifférence railleuse qui prouvait que, sous main, on venait d’être averti qu’il n’y avait pas à les prendre au sérieux. Et en effet, à dater de ce moment, les dispositions du gouvernement américain parurent notablement modifiées, comme s’il eut appris qu’il suffisait d’avoir fait étinceler de loin le glaive, et qu’il était bon de ne pas envenimer la querelle en poussant plus loin la menace.

Le congrès, sans désavouer les paroles du général Jackson, avait cru devoir attendre, pour s’y associer avec éclat, le résultat des efforts que ferait le roi des Français pour assurer la pleine et entière exécution du traité ; et tel avait été, en propres termes, le langage tenu dans le sénat par M. Clay, président du comité diplomatique. Après l’arrivée du brick le d’Assas, et malgré la réception outrageante faite par la multitude aux officiers français, malgré la couleur hostile adoptée par la presse américaine, le général Jackson se montra beaucoup moins disposé à tirer l’épée du fourreau. Changement d’attitude qui fut officiellement révélé à la France par une note de M. Livingston, qu’approuva, au nom du président des États-Unis, M. Forsith, secrétaire d’État de l’Union pour les affaires étrangères !

Il ne restait plus qu’à obtenir de la Chambre un vote si laborieusement préparé. Depuis long-temps déjà les journaux discutaient les titres de la créance américaine. Et il n’était pas jusqu’à son origine qui n’eût soulevé d’ardents débats. Car elle remontait à une époque éloignée et se liait à des circonstances enveloppées de nuages. On sait que, par décrets lancés de Berlin et de Milan, Napoléon, en 1806 et 1807, avait mis l’Angleterre au ban des Puissances maritimes, et frappé de confiscation tout navire convaincu d’avoir été en relation avec le gouvernement, le territoire ou le commerce britannique. Les Américains prétendaient avoir souffert de l’application de ces décrets ; ils avaient réclamé une indemnité, et un traité signé, en 1831, par M. Horace Sébastiani, la leur avait accordée, en la fixant à la somme de 25 millions, qu’il s’agissait maintenant de faire voter à la Chambre.

La polémique fut très-vive. Les partisans du traité faisaient observer que la demande des Américains était juste ; qu’admise en principe par l’Empire, elle avait été éludée, mais non repoussée par la Restauration ; qu’en se montrant fidèle à des engagements sacrés, la France de 1830 s’élèverait dans l’estime du monde ; qu’il n’y avait pas lieu à s’arrêter au langage hautain du général Jackson, ce langage ayant été désavoué par le congrès ; que le traité de 1831 était un acte consommé, et que la nation française ne pouvait se dispenser de faire honneur à la signature de son roi ; que ce traité, d’ailleurs, n’était pas sans compensation, puisque les Américains s’engageaient, de leur côté, à se libérer d’une somme de 1,500,000 fr. réclamée par la France, et qu’ils consentaient à admettre nos vins dans les ports de l’Union, à droits réduits pendant dix ans qu’il y avait folie à perdre, pour une affaire d’argent, l’amitié d’un peuple généreux ; que nos refus entraîneraient peut-être une guerre qui, sans parler du sang répandu, nous coûterait bien au-delà de la somme exigée ; que, même en admettant une moins sombre hypothèse, nous fermerions à nos vins et à nos soieries un débouché important, et jetterions sur la place publique, à la disposition de l’émeute, une foule d’ouvriers sans travail et sans pain.

Aucune de ces raisons ne touchait les adversaires du traité. On mettait en avant la légitimité de la réclamation ? Mais on considérait donc comme illégitimes les décrets impériaux qui en étaient la source ? Or, les décrets de 1806 et 1807, plus particulièrement dirigés en 1810 contre l’Union, n’avaient-t-ils pas eu pour but de la contraindre à remplir des devoirs de neutralité que lui faisaient violer, et la soif de l’or, et une condescendance dont l’Angleterre ne pouvait jouir sans que la France eût droit d’en être offensée ? Les décrets de 1806 et 1807 n’avaient-ils pas un caractère tout européen, dans leur tendance à purger l’Océan de la tyrannie du pavillon de Saint-Georges ? Ne résumaient-ils pas la grande croisade que Napoléon avait entreprise pour reconquérir, au profit des nations civilisées, la liberté des mers ? Et qu’étaient, après tout, ces pertes que les spéculateurs américains prétendaient avoir éprouvées, à côté des bénéfices énormes puisés dans une audacieuse violation des traités ? Si l’Empire n’avait pas refusé d’admettre en principe la créance américaine, c’est qu’on était en 1814 ; c’est que l’Empire, accablé, ne voulait pas multiplier le nombre de ses ennemis ; c’est qu’enfin l’Amérique avait ce titre à la reconnaissance de Napoléon, qu’elle pesait alors sur l’Angleterre. Et quant à la Restauration, invinciblement retranchée dans ses fins de non-recevoir, n’avait-elle pas bien prouvé le cas qu’elle faisait des réclamations des États-Unis ? Sans doute il était du devoir et de l’honneur d’un peuple de remplir ses engagements ; mais le soin de sa dignité lui commandait impérieusement de ne pas payer ce qu’il ne devait pas, surtout lorsque, pour l’y contraindre, on lui montrait la pointe d’une épée. Et il n’était pas vrai que le congrès eût désavoué les insolentes paroles du président des États-Unis : le congrès s’était borné à ajourner l’expression de ses sentiments, dans l’espoir que le roi des Français l’emporterait sur la Chambre française. On osait citer le traité de 1831 comme ayant engagé la nation d’une manière irrévocable ? 2 Comme si ce traité lui-même n’était pas une atteinte cynique portée au principe fondamental du régime constitutionnel ! Le droit du parlement avait-il été réservé ? Non. La nation n’avait donc pas donné sa signature. Dire que les États-Unis, en échange des 25 millions qu’ils nous demandaient, ne refuseraient pas de nous payer 1 million 500 mille francs, c’était vraiment se moquer. La réduction de droits promise à nos vins constituait un avantage réel ; mais pourquoi ne rappelait-on pas, à ce sujet, le traité par lequel la France avait cédé en 1803 la Louisiane aux États-Unis, et les stipulations consenties en notre faveur par l’article 8, et leur violation ! Car, enfin, l’Amérique était notre débitrice, loin d’être notre créancière. Et en effet, sur la somme de 260 millions à laquelle la Louisiane fut estimée, 80 millions seulement nous avaient été payés par les États-Unis, de sorte que les avantages stipulés pour la France, et dont elle s’était vue indignement frustrée, représentaient une somme de 180 millions ; il nous était loisible d’en réclamer, à notre tour, le remboursement. La guerre ! on ne devait pas la désirer ; mais il n’était pas dans les habitudes du peuple français de la craindre, et c’est par la lâcheté qu’on l’attire. Le marché américain ! Un peuple aussi intelligent en affaires que celui des États-Unis n’aurait garde de repousser nos produits, sachant bien que par là il avilirait les siens. L’émeute ! Si, pour la déchaîner dans nos villes, l’étranger n’avait qu’à nous infliger l’humiliation de ses exigences injustes ou de ses menaces, nous serions le plus misérable et le dernier des peuples.

Tels furent, en substance, les arguments présentés de part et d’autre, soit dans la presse, soit dans la Chambre des députés, où la discussion s’ouvrit le 9 avril (1835). Elle donna lieu, entre le duc de Fitz-James et M. Thiers, à une joûte oratoire d’un grand éclat. Soutenu avec chaleur par MM. de Broglie, président du Conseil, Ducos, Tesnières, Jay, Anisson, de Tracy, Dumon, de Lamartine, Réalier-Dumas, le projet fut attaqué puissamment par MM. Desabes, Glaiz-Bizoin.Charamaule, Lacrosse, Auguis, Isambert, Mauguin. Mais nul ne lui porta des coups plus terribles que M. Berryer. Il nous semble le voir encore, tantôt penché sur la tribune et les deux bras étendus sur l’assemblée, il forçait ses adversaires à subir la domination de sa parole ; tantôt saisissant d’une main les documents fournis à l’appui du traité, et de l’autre marquant, pour ainsi dire, sur le marbre, chaque erreur de chiffres, chaque mensonge d’appréciation, chaque double-emploi, il faisait passer devant les yeux de l’assistance éblouie je ne sais quelle arithmétique vivante. Jamais Mirabeau, fulminant contre la banqueroute, n’avait paru plus véhément, plus indigné, et n’avait exercé d’une façon plus souveraine le pouvoir de l’éloquence. Tout fut inutile. Le 18 avril (1835), 289 voix contre 137 votaient l’adoption du traité. Il fut adopté aussi, deux mois après, par la Chambre des pairs, malgré les énergiques attaques du duc de Noailles. La gravité du vote, en ce qui concernait l’honneur de la France, ne se trouvait atténuée que par un amendement de MM. Valazé et Legrand, lequel avait prévalu, et portait qu’il ne serait fait aucun paiement, que lorsque le gouvernement français aurait reçu des explications suffisantes sur le message du président Jackson.

  1. En faisant l’homme, Dieu n’a pas entendu qu’il fût permis au bras de contrôler les décisions de la tête. La tête veut, le bras exécute. Comment conçoit-on que l’homme pût agir, si lorsque la tête veut une chose, le bras en voulait une autre ? Voilà pourtant le régime constitutionnel ! A moins que le roi n’y soit, selon l’expression de Bonaparte, un cochon à l’engrais, ce qu’un roi ne voudra jamais, s’il est intelligent, et ce qu’on ne voudra jamais pour lui, s’il est idiot. On cite toujours, à ce propos, l’exemple de l’Angleterre, et l’on ne prend pas garde qu’en Angleterre, la royauté peut vivre uniquement comme symbole, parce qu’en effet elle y exprime la puissance héréditaire de la classe dominante, parce qu’elle y est bien réellement le symbole de la transmission du pouvoir politique en vertu du droit de naissance. Mais où est l’aristocratie en France ? L’hérédité du pouvoir politique y a été si formellement condamnée, qu’on n’a pas même voulu d’une pairie héréditaire. Qu’on nous dise donc comment la royauté pourrait vivre uniquement comme symbole, dans un pays où ce qu’elle est appelée à exprimer n’existe plus ?

    Nous ne saurions trop insister sur un point de vue que nous avons émis au commencement du troisième volume de cet ouvrage, et que nous croyons nouveau. En Angleterre, malgré les apparences, il y a unité dans le pouvoir, et c’est ce qui fait sa force. En Angleterre, la chambre des communes, celle des lords et la royauté ne sont, au fond, que trois manifestations diverses d’une puissance unique, la puissance de l’aristocratie ; CE SONT TROis fonctions et non trois pouvoirs.