Histoire de dix ans,tome 4/Chapitre 7

CHAPITRE VII.


Élections du mois de juin 1834. — Secrètes dissidences dans le Cabinet. — Lutte entre M. le maréchal Soult et M. Guizot. — Divisions dans le Conseil au sujet de M. Deeazes et du duc de Bassano. — M. Thiers abandonne le maréchal Soult. — Le roi, M.Guizot et M. Tbiers au château d’Eu ; le roi consent à la retraite du maréchal Soult et à son remplacement par le maréchal Gérard. — M. de Sémonville sacrifié au duc de Decazes. — Débats dans le Conseil sur la question de l’amnistie. — Dissidence entre M. Thiers et le maréchal Gérard. — Le Conseil se prononce contre l’amnistie ; pourquoi. — Retraite du maréchal Gérard. — Crise ministérielle ; intrigues diverses. — Combinaison projetée par M. Thiers. — Le roi la repousse, en haine de M. de Broglie. — Dissolution du Cabinet. — Scènes étranges qui en sont la suite. – Ministère des trois jours. – De quelle manière il tombe ; jugement qu’en porte le roi. — Le ministère précédent revit sous la présidence du maréchal Mortier. — Interpellations à la Chambre. – Ordre du jour motivé.


La Chambre des députés avait été dissoute au moment même où la session venait d’expirer, et on avait dû procéder à des élections nouvelles. Or, le résultat n’en pouvait être douteux. Vaincu de la veille, le parti républicain n’obtint dans le corps électoral qu’un petit nombre de suffrages. Le gouvernement, au contraire, entrait en lice soutenu par l’éclat de sa récente victoire : il eut pour lui tous les flatteurs du succès, race vile, partout très-nombreuse, mais qui se distingue dans les monarchies par l’effronterie de sa bassesse.

Au reste, ce gouvernement, si fort en apparence, portait en lui des causes actives de dissolution. Et peut-être le lecteur nous saura-t-il gré de mettre ici au grand jour quelques scènes d’intérieur, bien propres à montrer tout ce que renferme de mesquin et de misérable la vie secrète des monarchies. Rien de plus triste et, souvent, rien de plus instructif que l’histoire de la puissance en déshabillé.

Dans le maréchal Soult, M. Guizot, d’accord en cela avec M. de Broglie, ne voyait qu’un soldat brutal, fier d’un renom que sa capacité ne justifiait pas, affectant un orgueil toujours mêlé de ruse, et grevant le budget outre-mesure par les dispendieux caprices de son administration. De son côté, le maréchal Soult professait pour M. Guizot, M. de Broglie et les doctrinaires, le genre de dédain naturel à l’homme d’épée : il s’irritait de leur morgue, de leur talent surtout. Dans la lutte sourde, née de ces antipathies, M. Thiers avait été long-temps, non pas l’allié du maréchal, mais son défenseur officieux. Car M. Thiers, tout plein des souvenirs de l’Empire, ne put jamais se défendre d’un certain respect pour l’uniforme. Malheureusement, le maréchal Soult avait le goût des subalternes, il aimait à s’entourer de courtisans obscurs. Et ceux-ci, pour se donner auprès de lui une importance, s’étudiaient à l’isoler dans le Conseil, en l’aigrissant contre tous ses collègues. Il en résulta, de sa part, une défiance qui enveloppa bientôt M. Thiers lui-même. Si bien qu’en peu de temps il se forma, dans le Cabinet, une sorte de ligue sous laquelle il était impossible que le maréchal ne succombât point tôt ou tard. Telles furent les véritables causes de sa chute : voici quelle en lut l’occasion.

Les esprits étaient fort occupés alors des affaires d’Afrique[1]. Notre conquête s’y traînait péniblement depuis 850 et ne s’y installait pas. Le courage des soldats s’y fatiguait à poursuivre, dans des expéditions sans nombre et sans fruit, des cavaliers rapides, maîtres de l’espace et gardiens insaisissables d’un sol brûlant. Il nous en coûtait beaucoup d’or, et le plus pur de ce sang généreux qui a toujours bouillonné dans les veines de la France. D’ardentes préoccupations s’ensuivirent. On se demanda si le mal ne venait pas de la fréquence excessive des excursions, et, par conséquent, de la prédominance de l’esprit militaire en Afrique. On se demanda s’il ne serait pas bon pour asseoir enfin notre conquête à Alger, d’y envoyer un gouverneur civil duquel relèveraient les généraux. Cette opinion se fortifia, s’étendit, s’empara de la Chambre après avoir envahi la presse. Elle servait indirectement les vues ou, plutôt, les répugnances des doctrinaires, à l’égard de l’Afrique. « Alger, disait M. de Broglie, est une loge à l’Opéra. La France est assez riche assument pour avoir une loge à l’Opéra ; mais celle-là lui coûte trop cher. » Or, depuis que M. de Broglie était sorti du Conseil, ses dégoûts y étaient représentés par M. Guizot, son ami. Quant à M. Thiers, l’occupation de l’Afrique répondait à tous ses instincts de nationalité, elle caressait ce qu’il y avait en lui du vieil orgueil impérial ; mais, sur les avantages d’un gouvernement civil, son esprit flottait indécis. L’affaire est portée au Conseil. Le maréchal Soult croit voir l’armée insultée en sa personne ; il résiste, et s’apercevant que sa résistance ne triomphera pas, il la lait porter sur le choix du gouverneur.

MM. Thiers et Guizot avaient jeté les yeux sur M. Decazes, qui leur était recommandé par son importance politique, par son expérience dans le maniement des hommes, par les services qu’il avait rendus, sous la Restauration, à l’opposition des quinze ans, et aussi par ses embarras de fortune. Mais M. Decazes avait pour ennemi déclaré, dans la Chambre des pairs, M. de Sémonville, familier du maréchal Soult, qu’il dominait. M. de Sémonville détourna de M. Decazes, pour le diriger sur le duc de Bassano, le choix du ministre de la guerre. Qu’on juge de la surprise de MM. Thiers et Guizot lorsque le duc de Bassano leur fut proposé ! Aucune antipathie personnelle ne les éloignait de ce personnage, mais sa capacité leur était plus que suspecte. Le maréchal insistant pour le duc de Bassano, ils insistèrent plus que jamais pour M. Decazes et le Conseil resta ouvertement divisé.

Le roi, qui ne voyait pas jour à faire tourner au profit de son gouvernement personnel un débat ou le maréchal Soult était d’un côté, MM. Guizot et Thiers de l’autre, le roi, pour amortir la querelle, imagina de faire un voyage au château d’Eu, sa retraite de prédilection. Les noms de MM. Decazes et de Bassano cessèrent en effet d’être prononcés; mais, si le conflit n’existait plus, l’aigreur survivait. Impatient de se débarrasser du ministre de la guerre, M. Guizot pressa M. Thiers de s’unir à lui dans ce but, lui représentant que le maréchal était, dans le Conseil, une cause permanente de division à la Chambre, un embarras. Et M. Thiers d’hésiter. « Un maréchal de France est à ménager, » disait-il d’un air pensif. Il consentit, néanmoins, à se prêter, au moins passivement, aux répugnances de son collègue et ce fut avec son assentiment que M. Guizot partit pour le château d’Eu, où le roi l’avait devancé.

Le roi tenait au maréchal Soult, d’abord parce qu’il avait en lui un ministre aussi docile que laborieux, ensuite parce qu’il le jugeait seul propre à appuyer fortement le trône sur l’armée. D’ailleurs, il s’agissait d’offenser un homme qui avait marqué dans la guerre, même à une époque où Napoléon rendait tout obscur autour de sa gloire et Louis-Philippe avait coutume de dire en parlant du maréchal Soult: « Il me couvre. »

Par tous ces motifs, les démarches de M. Guizot étaient hasardeuses. Le roi veut s’en expliquer avec M. Thiers; et, sur un courrier qu’on lui dépêche en toute hâte, le ministre de l’intérieur se rend auprès de son collègue et auprès du roi. La discussion fut longue; mais M. Thiers s’étant fait fort de décider le maréchal Gérard à entrer dans le Cabinet, si, préalablement, le maréchal Soult en était exclu, le roi céda. Le président du Conseil fut donc censé avoir donné volontairement sa démission. M. de Sémonville fut châtié, à son tour ; et les ministres vainqueurs trouvèrent plaisant de lui donner pour successeur dans la dignité de grand-référendaire de la Chambre des pairs ce même M. Decazes qu’avait retenu à Paris son imprudente inimitié.

Les journaux de l’Opposition s’épuisèrent en vaines conjectures sur les causes de la retraite du maréchal Soult, retraite dont on n’avait eu garde de livrer le secret aux commentaires de la malignité des partis. Interrogée par la polémique, la presse ministérielle motiva sans scrupule la démission du vieux guerrier sur le dépérissement de sa santé, résultat de ses fatigues. La vérité est qu’il fut renversé par ses collègues. Sa haine contre les doctrinaires s’en accrut ; et M. Thiers, sur lequel il avait un instant compté, lui étant devenu particulièrement odieux, des propos pleins de fiel témoignèrent de son ressentiment.

M. Thiers n’avait pas trop présumé de son influence sur le maréchal Gérard. Il finit par l’entraîner dans le conseil, où l’attendait la place de son ancien compagnon d’armes. On était au 18 juillet 1834. Le maréchal Gérard ne se sentait aucun goût pour le pouvoir il se décida par l’espoir d’honorer son passage aux affaires en faisant décréter une amnistie générale. M. Thiers lui laissa entrevoir que ses désirs à ce sujet pourraient être réalisés ; mais aucun engagement positif ne fut pris et il n’y eut pas de délai assigné. Or, ici commence une série de complications plus curieuses encore et plus instructives que celles dont nous venons d’esquisser la physionomie.

On a vu de quelle manière, obéissant à une colère imbécile, le ministère avait été amené à charger la pairie de cet effrayant fardeau : le procès d’avril. Cette faute, une des plus grossières qu’un gouvernement ait jamais commises, éclatait déjà dans ses conséquences.Les tentatives faites en 1834 sur divers points du royaume n’étant considérées que comme les épisodes d’un même complot, il avait fallu donner à l’accusation des proportions colossales. Il avait fallu, pour rassembler les matériaux du procès, déployer un faste d’inquisition vraiment sans exemptes. On entassa poursuites sur poursuites, arrestations sur arrestations. Deux mille personnes furent appréhendées, quatre mille témoins interrogés, dix sept mille pièces mises sous les yeux des commissaires instructeurs !

Décréter l’amnistie en de telles circonstances, c’eût été faire acte tout à la fois de sagesse et de générosité. Aussi l’idée n’en fut pas plutôt émise qu’elle s’empara Irrésistiblement de l’opinion. La presse y puisa son thème favori ; elle prit place dans les entretiens de salon ; elle occupa les loisirs de l’atelier ; si elle éveilla parmi les captifs quelques sentiments de fierté rebelle, d’autre part elle agita d’une douce espérance leurs enfants, leurs femmes et leurs mères ; enfin, les amis les plus modérés du gouvernement crurent le moment venu pour lui de renoncer avec honneur un procès impossible et de cacher dans l’éclat de sa clémence ce qu’avaient eu de téméraire les inspirations de sa haine.

Mais c’est la maladie des gouvernements faibles de se méprendre éternellement sur la nature et les caractères de la force. La force ! rien ne la prouve mieux que le pouvoir de se montrer.clément avec impunité ; et ceux-là font de leur faiblesse un aveu bien humiliant, qui se déclarent hors d’état d’être généreux sans péril.

Voilà ce que seul comprit, dans le Conseil, le maréchal Gérard ; et, chose singulière ! son principal adversaire ne fut pas M. Guizot, ce fut M. Thiers. M. Thiers était loin d’être cruel, pourtant ; et il avait assez de largeur dans l’esprit pour savoir qu’en fait de répressions violentes, tout ce qui n’est pas absolument nécessaire est nuisible. Mais il s’était abandonné aux entraînements d’un amour-propre qui ne fut pas exempt d’enfantillage. Parce que la presse demandait l’amnistie avec hauteur, parce que les républicains en danger dédaignaient fièrement de la demander, il s’était persuadé qu’il y aurait à l’accorder manque d’énergie, manque de courage ; et quoiqu’il n’aimât point à courir après l’impopularité, à la façon de M. Guizot, c’est-à-dire fastueusement et avec l’affectation du dédain, il s’oublia, cette fois, jusqu’à savourer plus complaisamment que M. Guizot lui-même les jouissances de l’impopularité bravée. Le roi, d’ailleurs, repoussait l’amnistie. Or, comme il était convenable que, dans une question aussi délicate, le roi s’effaçât le plus possible, M. Thiers se plaisait à « le couvrir. »

Le maréchal Gérard, de son côté, avait noblement lié son existence ministérielle à l’adoption de l’amnistie, et les encouragements ne lui manquaient pas. Il s’était formé depuis peu, à la Chambre, au sein de la majorité, une petite ligue de prétendants, connue sous le nom de tiers-parti, et qu’on aurait mieux fait de nommer parti de l’intrigue. Ennemi de la gauche par ses idées, et des ministres par son ambition, le tiers-parti s’usait à faire sournoisement la guerre aux portefeuilles. Il poussa le maréchal Gérard à tenir bon, convaincu que diviser le Cabinet c’était le dissoudre.

L’allure des journaux fut en général plus franche ; et le maréchal Gérard, soutenu par la presse, compta au nombre de ses partisans les plus résolus le Constitutionnel, feuille qui exprimait les sentiments d’une portion notable de la bourgeoisie. Directeur du Constitutionnel, M. de Saint-Albin y publia, sur la mesure en discussion, une lettre vive, chaleureuse, qu’il signa, et qui tranchait avec le ton ordinaire, de la polémique. Il cita ces belles paroles d’un empereur romain : « Je ne voudrais pas qu’on me crût tant d’ennemis. » Il rappela en quels termes le Vieux Conrdelier avait protesté contre le Vœ Victis révolutionnaire ; et il évoquait, pour la bénir, la mémoire de Camille Desmoulins, s’écriant à deux pas de l’échafaud, et au risque d’y monter pour avoir voulu l’abattre : « Instituons un comité « de clémence. »

Cependant, le maréchal Gérard se lassait et s’indignait d’une résistance à laquelle il ne s’était pas attendu. À bout de patience il fit rédiger sous ses yeux, par M. Linguet, une note ayant pour but t d’amener le Conseil à se prononcer. Les avantages de l’amnistie étaient développés dans cette note avec un sens profond, et le maréchal Gérard y ouvrait son âme tout entière. Il n’hésitait pas à y déclarer qu’il échangerait volontiers contre l’honneur d’avoir consolé tant de pauvres mères, une partie du renom guerrier qu’il avait acquis sur les champs de bataille, au prix de son sang. La note se terminait par le récit d’une anecdote caractéristique et touchante. Après la victoire de Marengo, Bonaparte demandant à ses officiers à quelles causes ils attribuaient ses succès, les uns parlèrent de son habileté dans la direction des affaires du dedans, les autres de ses batailles gagnées ; mais lui : « Tout m’a réussi, répliqua-t-il, parce que je suis pour tout le monde une vivante amnistie. »

La leçon était frappante et les circonstances la rendaient solennelle. Car enfin, l’amnistie n’était-elle pas impérieusement commandée, même par cette politique qui se fait gloire d’être sans entrailles ? Y avait-il prudence à remuer les cendres de la guerre civile, à faire discuter devant le peuple attentif la révolte du pauvre contre le riche, à indiquer de quelle sorte on ébranle la fidélité militaire, à souffler sur tant de haines mal éteintes ? Et quelle folie de conduire la foule dans cette rue Transnonain toute remplie d’assassinats, devant ce fatal et trop célèbre numéro 12 ?

Inutiles considérations ! On voulait paraître fort ; on tremblait de se montrer pusillanime. Et puis, s’il faut tout dire, on enviait au président du Conseil l’honneur d’avoir fait prévaloir un système que l’opinion n’attribuait qu’à lui seul. L’amnistie décrétée, les amis du maréchal n’auraient-ils pas crié partout : « M. Gérard l’emporte enfin ; il a vaincu ses collègues, il a vaincu le roi ! » Là se trouve, pour quiconque sait le cœur humain, la véritable cause, la cause philosophique du rejet de l’amnistie. Car, quant aux raisons par lesquelles on la combattit, rien de moins sérieux. On osa prétendre que, au point de vue de la constitution, le roi ne pouvait pas faire, avant la condamnation, ce qu’il pouvait faire après par l’usage du droit de grâce ; argutie qui ne méritait pas d’être réfutée ! chicane de procureur opposée à des vues d’homme d’état ! On fit semblant de craindre l’indignation de la magistrature souveraine, si on lui arrachait ses justiciables ; de la garde nationale, si on dérobait à ses rancunes ceux qui avaient troublé son repos ; sophisme qui calomniait la France ! Les motifs réels, on eut soin de les taire : nous les avons exposés. Le projet d’amnistie fut donc repoussé définitivement, et le maréchal Gérard sortit du ministère.

Cette retraite ouvrant la brèche aux ambitieux, les plus pressés coururent à l’assaut du pouvoir ; et les antichambres du château, les couloirs du Palais-Bourbon, les bureaux des ministères, les salons politiques, devinrent autant de foyers d’intrigues. Le tiers-parti était en émoi. Déjà les subalternes dressaient de nouvelles listes, et composaient le ministère de leur désir. Plus circonspects, les chefs faisaient effort pour se défendre d’une impatience cynique ; mais ils jouissaient du mouvement dont ils étaient le centre, et, avec toute la joie de l’orgueil vengé, MM. Dupin âme, Passy, Sauzet, se laissaient porter par le flot de tant d’agitations diverses. Alors se produisirent, sur la dernière adresse votée par la Chambre, des commentaires ayant pour résultat inévitable et prévu, d’offenser les ministres, de les piquer au jeu, de pousser leur orgueil à quelque éclat téméraire, et de jeter des nuages sur l’appui qu’ils devaient désormais attendre de la majorité. L’adresse avait parlé de la réconciliation des partis devenue désirable : n’était-ce pas crier aux ministres que leur politique avait été follement cruelle ? L’adresse avait recommandé à la Couronne le choix d’agents éclairés et fidèles : nul doute qu’il n’y eût là une allusion blessante ! L’adresse avait manifesté l’espoir que le budget serait ramené à de moins funestes proportions comment ne pas deviner la pensée de blâme cachée au fond de cette leçon d’économie ? Ces discours échauffent les esprits, enflamment les ambitions, et tout semble se préparer pour un changement.

Les ministres ne s’émurent pas. Dans l’enivrement où les avaient plongés leurs victoires récentes, ils souriaient des prétentions du tiers-parti et de sa turbulente faiblesse. Ils se persuadaient volontiers qu’une fois au pouvoir, le tiers-parti fléchirait sous un aussi lourd fardeau et ne tarderait pas à tomber au bruit de la risée publique. Telle était même à cet égard leur conviction, qu’ils résolurent d’abandonner momentanément leurs portefeuilles. « Qu’on prenne nos rivaux à l’essai, se disaient-ils ; la bourgeoisie, conviée au spectacle de leur impuissance, n’en sentira que mieux ce qu’ils valent, et combien est légitime notre droit à la conduire. D’ailleurs, l’opposition de ces hommes nous fatigue, elle nous harcelle de plus en plus ; elle finirait par nous créer des obstacles sérieux. Réduisons-la au silence par une retraite qui, mettant au grand jour l’infériorité de nos adversaires, ne servira qu’à nous faire rentrer au pouvoir d’une manière triomphale. »

Ce projet devait plaire à M. Guizot, dont il remuait l’âme dédaigneuse. M. Thiers, de son côté, soupirait après quelques jours de repos. Car il se lassait aisément du pouvoir, précisément parce qu’il était dans sa nature de l’exercer avec beaucoup d’ardeur. Le Cabinet allait donc se dissoudre. Mais, parmi les ministres, il y en avait un qui n’entrait pas dans le plan de ses collègues : c’était M. Persil, garde-des-sceaux, ministre de la veille : il lui en coûtait de faire, après une carrière si courte et sur un espoir incertain, le sacrifice de son ambition. Aussi sa résistance fut-elle opiniâtre, et lorsque ses collègues offrirent leur démission, il s’engagea entre lui et M. Thiers, en présence du roi, un débat d’une violence extrême.

La crise ministérielle, comme il arrive souvent, se traîna pendant plusieurs jours de péripéties en péripéties. Bien que le ministère, ainsi que nous venons de le dire, couvât avec complaisance l’idée de couvrir le tiers-parti de ridicule en lui faisant place, on essaya diverses combinaisons en vue du maintien du Cabinet. Mais à qui en confier la direction ? C’était là, sans contredit, la plus grande des difficultés. M. Thiers était trop jeune, à cette époque, il était trop nouveau dans les affaires pour qu’on songeât à l’élever à la présidence du Conseil. M. Guizot, à cause de son importance et de son âge, aurait pu prétendre à cette dignité ; mais il était doctrinaire. Or, quoique cette qualification n’eût pas de vrai sens politique, quoiqu’elle exprimât une manière d’être plutôt qu’une manière de penser, il s’y attachait je ne sais quel vernis d’impopularité tout-à-fait indélébile. Aussi n était-il question de la présidence, ni pour M. Guizot, ni pour M. Thiers. Et dès-lors quel parti prendre ? Ils ne saluaient dans personne la supériorité du talent, ils n’auraient accepté que celle du nom il fallait donc trouver un personnage à la suite duquel ils pussent marcher sans trop sacrifier leur orgueil. Mais le maréchal Gérard se retirait, le maréchal Soult venait de tomber sous leurs coups, M. de Broglie était odieux au roi: que faire? Restait M. Mole. On conçut un moment l’espoir de l’attirer, et on parla de lui donner le portefeuille des affaires étrangères. Nouvel embarras! Ce portefeuille, M. de Rigny ne l’avait accepté provisoirement que pour laisser entr’ouverte devant M. de Broglie la porte du Conseil. C’eût été rendre impossible pour bien long-temps le retour de M. de Broglie que de faire occuper par,M. Molé le département des relations extérieures. M. Guizot n’y pouvait consentir.

Au surplus, lui-même, pendant ce temps, il était comme un point de mire pour les ambitieux du parlement et pour les familiers du château. Tous ils avaient entouré M. Thiers, et tantôt l’irritant par des rapports infidèles, tantôt le flattant à l’excès pour éveiller en lui la jalousie, tous ils le pressaient de rompre avec les doctrinaires. Quel autre moyen avait-il d’asseoir inébranlablement sa fortune politique? Et quel faux point d’honneur le poussait à subordonner sa destinée à l’ambition de quelques hommes gonflés de leur propre mérite et chargés de haines ? Tel était, surtout, le langage des courtisans, habiles à servir les secrètes pensées du roi. Car le roi désirait avec passion l’affaiblissement du Cabinet. M. Guizot et M. Thiers, en s’unissant, faisaient trop complétement contre-poids à la volonté royale. On voulait les diviser, les subjuguer l’un par l’autre ; et le roi comprenait qu’il ne gouvernerait à l’aise que le jour où, entre les hommes les plus influents et les plus capables, le dissentiment serait devenu assez profond pour lui fournir des ministères de rechange. Il serait peu digne de l’histoire d’entrer dans le détail de toutes les manœuvres ténébreuses employées au triomphe du système de la Cour. Ce que nous venons d’en rapporter suffit pour montrer par quelle pente inévitable le régime représentatif arrivait à n’être plus qu’une plate comédie.

M. Thiers, comme on le verra, finit par être dupe de ces manèges ; mais, dans l’occasion dont il s’agit, on lui doit cette justice qu’il y sut échapper. Il alla même, dans sa résistance, beaucoup plus loin qu’on ne croyait ; et de son union avec M. Guizot, résulta la combinaison que voici :

M. Thiers, on l’a vu, n’avait repoussé l’amnistie que pour ne pas jouer, à l’égard de l’opinion et du maréchal Gérard, le rôle de vaincu. Il pensa qu’il n’y aurait aucun inconvénient à rappeler le maréchal dans le Conseil en cédant sur la question d’amnistie, si d’une part on couvrait ce qu’il y avait de pusillanime dans une telle concession par une mesure qui bravât les partis, et si, d’autre part, on modifiait les formes et le mode de l’amnistie accordée, de manière à ce qu’elle ne passât plus pour l’œuvre exclusive du maréchal et ne pût devenir pour lui une matière à triomphes. Pour atteindre ce double but, M. Thiers avait imaginé 1° de faire entrer M. de Broglie dans le Cabinet ; 2° de faire émaner de la Chambre, au lieu de la faire émaner du roi, l’amnistie tant désirée.

Ce n’est pas que la présence du duc de Broglie dans le Conseil n’inspirât à M. Thiers une secrète inquiétude ; mais il y voyait, et un défi à l’opinion et une force contre le roi. M. Guizot et lui s’accordèrent donc pour faire tenir au maréchal Gérard, qui était alors à la campagne, une note portant en substance :

« L’amnistie sera accordée par une loi. — La composition du ministère sera celle-ci : le maréchal Gérard, à la guerre ; M. Guizot, à l’instruction publique ; M. Thiers, à l’intérieur ; M. de Rigny, à la marine ; M. Humann, aux finances ; M. Persil, à la justice ; M. Duchâtel, au commerce. — M. de Broglie consent à être présidé par le maréchal Gérard. Le roi éprouve pour M. de Broglie la plus grande répugnance : on la fera céder. »

Le maréchal Gérard refusa de se prêter à une combinaison dont il devinait bien le sens caché ; mais elle allait se heurter à un obstacle bien plus sérieux encore. Lorsqu’on en vint à exposer au roi le plan convenu, son mécontentement fit explosion. L’amnistie et M. de Broglie, c’était trop de moitié. MM. Guizot et Thiers insistent ; le mot démission est prononcé. Alors, d’une voix dont il ne savait pas gouverner l’émotion : « Eh bien, soit, Messieurs, dit le roi, j’aviserai. » Et le Cabinet se trouva dissous.

Quelques heures après, les ministres sortants se réunissaient à table chez M. de Rigny, où l’on eût dit qu’ils s’étaient rendus pour fêter leur retraite. Confiant dans sa jeunesse, dans son talent, dans sa fortune, dans le besoin qu’on aurait tôt ou tard des ressources variées de son esprit, M. Thiers était tout entier à la joie de se sentir délivré d’une situation épineuse. M. Guizot, lui aussi, avait la figure épanouie, incapable qu’il était de laisser percer le regret du pouvoir, à supposer qu’il en fut atteint. Remplis du sentiment de leur supériorité, les ministres sortants n’imaginaient pas qu’il fut facile.de les remplacer, et ils jouissaient intérieurement des embarras qui allaient assaillir la royauté. Les heures du repas s’écoulèrent en joyeux propos, d’où la politique était bannie. Une joie décente, mais ironique au fond, rayonnait dans les discours, dans les regards de tous les convives. Seul, M. Persil était silencieux et sombre. En sortant, il s’ouvrit à M. Thiers de la surprise que lui causait une conduite qui semblait narguer le monarque. Bientôt, par lui, – ce fut, du moins, l’opinion de ses collègues, — La scène du dîner s’ébruita au château, et, suivant l’usage, le récit, en passant de bouche en bouche, s’altéra, se grossit, fut envenimé jusqu’à devenir, pour la famille royale, le sujet d’une indignation bruyante. A son tour, M. de Rigny ouvrit son cœur à un ressentiment profond ; et ayant rencontré M. Persil aux Tuileries, il affecta de lui tourner le dos d’une manière injurieuse. Les choses en étaient venues au point qu’un duel s’en serait suivi peut-être, si on ne se fut empressé d’étouffer la querelle.

Pour la formation d’un nouveau Cabinet, le roi s’adressa naturellement à M. Persil. Le goût de M. Persil pour le pouvoir et son dévoûment personnel pour Louis-Philippe lui interdisaient toute hésitation. Il courut pendant la nuit chez M. Dupin aîné. Celui-ci refusa d’entrer dans un ministère évidemment appelé à jouer une partie incertaine, mais pressé par M. Persil d’aider le roi de ses conseils, il prit l’almanach royal, parcourut des yeux la liste des pairs et celle des députés, marqua quelques noms… Ce fut là l’origine burlesque du ministère des trois jours.

Le lendemain, pour enchaîner au Cabinet nouveau M. Dupin aîné, on offrit à son frère, M. Charles Dupin, le portefeuille de la marine. M. Passy, désigné pour le portefeuille des finances, était à Gisors. Sur la prière de M. Persil, M. Teste partit pour Gisors, d’où il ramena M. Passy dans la nuit du 9 au 10 novembre. M. Passy ne témoignait nulle envie d’entrer au pouvoir ; mais le garde des sceaux en fit valoir à ses yeux l’urgence en termes si énergiques et si vifs, qu’il se sentit ébranlé. Il désira, toutefois, conférer de cette acceptation périlleuse avec M. Calmon, son ami. On se rendit, en conséquence, chez M. Calmon, et de là chez M. Dupin aîné, qui, à la vue de M. Passy, s’écria en se jetant presque à son cou « Eh bien, vous acceptez ? On ne dira pas, maintenant, que nous sommes des hermaphrodites ! » Mot qui révèle la véritable nature des sentiments que toutes ces agitations frivoles mettaient en jeu !

Ce fut le 10 novembre (1834) que les ordonnances furent envoyées au Moniteur. On y lisait : « Président du conseil et ministre de l’intérieur, le duc de Bassano ; ministre des affaires étrangères, M. Bresson ; ministre des finances, M. Passy ; ministre de la marine, M. Charles Dupin ; ministre de la guerre et, par intérim, des affaires étrangères, le lieutenant-général Bernard ; ministre du commerce et, par intérim, de l’instruction publique, M. Teste. » M. Persil conservait le portefeuille de la justice et des cultes.

On se ferait malaisément une idée de la satisfaction que le roi ressentit après cet enfantement bizarre. Il allait donc tout à la fois jouir de l’éclat des vieilles royautés et de leur puissance ! Il était donc parvenu à briser les liens dans lesquels l’avait tenu garotté cette insolente maxime le roi règne et ne gouverne pas ! C’était sa victoire d’Austerlitz, à lui. Malheureusement, l’opinion publique abrégea pour la Cour les douceurs du triomphe. Le Moniteur n’eut pas plutôt fait connaître les noms des nouveaux ministres, qu’on entendit retentir partout comme un immense éclat de rire. Bien que le Cabinet du 10 novembre renfermât des hommes d’un mérite incontestable, la moquerie fut universelle, la moquerie fut sans pitié.

Dès le second jour, un émissaire était envoyé par le duc d’Orléans à M. Thiers, qu’on priait avec instance de se rendre au château. Il hésita craignant qu’on ne le soupçonnât de vouloir rentrer au ministère par une intrigue. Pressé, il cède. Le duc d’Orléans l’attendait avec impatience. Il lui demande s’il ne consentirait pas à se charger de la formation d’un ministère, et, sur sa réponse négative, s’il n’aurait pas, dans tous les cas, pour agréable de voir le roi. M. Thiers commençait à s’expliquer sur les inconvénients d’une pareille entrevue dans de pareilles circonstances, lorsque le duc d’Orléans l’interrompit en lui montrant du doigt une porte qui s’ouvrait. Le roi parut. Il avait le sourire sur les lèvres, et s’avançant d’un air dégagé vers M. Thiers : « Eh bien ! lui dit-il, me voilà battu, mais avec de bien méchants soldats, il faut en convenir. Oh ! quels hommes ! »

Et en effet, les nouveaux ministres venaient de lâcher pied devant la risée publique ; les uns par crainte du ridicule et par conviction de leur impuissance ; les autres, et M. Passy à leur tête, par dégoût des honneurs serviles auxquels on prétendait les condamner.

Invité à reprendre son portefeuille, M. Thiers ne voulut consentir à rien sans s’être entendu avec M. Guizot. Le maréchal Gérard, désirant rester en dehors des affaires, on n’avait pas eu à remettre sur le tapis la question de l’amnistie. Quant à M. de Broglie, l’imposer au roi eut été bien dur. Le dévoûment du maréchal Mortier trancha toutes les difficultés. Homme de cœur, mais d’une Incapacité parlementaire sur laquelle il ne se faisait pas illusion, il accepta la présidence du Conseil, qu’on lui offrait comme rôle de parade. Il fut un moment question d’éliminer M. Persil, qui avait, aux yeux de ses collègues, le triple tort d’avoir fait cause commune contre eux avec le roi, de s’être beaucoup agité pour la formation du ministère des trois jours, et d’y avoir accepté lui-même une place. La vengeance était facile on y renonça ; et l’amiral Duperré, ayant été appelé au département de la marine, le ministère se trouva reconstitué. Celui du 10 novembre n’avait fait en quelque sorte que traverser la chambre du Conseil. Il devait rester dans l’histoire sous le nom de ministère des trois jours.

Mais ce n’était pas assez pour MM. Thiers et Guizot d’avoir vaincu le roi, il leur plut de faire consacrer solennellement par la Chambre leur victoire. Interpellés sur les causes de la dernière crise, ils échappèrent par le vague de leur rhétorique au danger de mettre en discussion la majesté royale ; mais en dépit des efforts du tiers-parti, en dépit d’un discours où M. Sauzet les accusa hautement d’insulter a la couronne en soumettant les choix du roi au contrôle et à l’approbation du parlement, ils obtinrent de la majorité un ordre du jour pleinement approbatif. De sorte que, par eux, la Chambre mettait en quelque sorte le pied sur la plus précieuse des prérogatives royales !

Ainsi se révélaient, après quatre ans de règne, les mille impossibilités du régime constitutionnel. Efforts de la royauté pour asservir les ministres en les divisant, coalition des ministres pour mettre obstacle au gouvernement personnel, ligue de tous les ambitieux subalternes du parlement en vue de quelques portefeuilles à conquérir, lutte obstinée de la Couronne contre la Chambre et de la Chambre contre la Couronne… l’anarchie éclatait partout, elle éclatait sous toutes les formes. Anarchie ridicule si on ne la considère que dans ses manifestations épisodiques, mais qui, étudiée dans ses causes, fournit les plus graves sujets de méditation à l’homme d’état et au philosophe ! Comment, en effet, un ministère absorbé par de telles intrigues, par de telles misères, aurait-il eu la volonté ou le loisir de chercher au désordre social d’autres remèdes que la mitraillade et l’incendie ? Impuissant à prévenir par l’emploi de procédés scientifiques la révolte des intérêts, le soulèvement des passions, il fallait bien qu’il eût recours à des procédés sauvages ; et il était, hélas ! dans la nature des choses que les risibles scènes qui se jouaient aux Tuileries eussent pour corollaires les égorgements de la rue Transnonain et les assassinats du faubourg de Valse !





  1. Si nous n’avons pas encore parlé de nos expéditions en Algérie, c’est parce qu’il nous a paru convenable pour éviter la confusion des faits, de rejeter à la fin de l’ouvrage, l’histoire de la France à Alger, depuis la conquête. Aussi bien, cette histoire forme par sa nature un tableau tout-à-fait à part.