Histoire de dix ans,tome 4/Chapitre 5

CHAPITRE V.


Aspect militaire de Lyon ; progrès du parti républicain dans cette ville. — Banquet de six mille couverts préparé ; la Glaneuse défendue par M. Dupont ; voyage de M. Godefroi Cavaiguac à Lyon ; formation du Comité invisible ; la Charbonnerie désorganisée ; Société du progrès ; établissement de la Société lyonnaise des Droits de l’Homme ; son développement. – Le Mutuellisme ; lutte des mutuellistes contre les fabricants ; suspension des travaux ; la ville de Lyon consternée. — Les fabricants et le pouvoir intéressés à offrir la bataille, les ouvriers et les républicains à l’ajourner. — Situation des mntuellistes à l’égard du parti républicain. — Le comité lyonnais se sent entraîné. — M. Albert part pour Paris avec une mission secrète. — Débats violents dans l’intérieur de la Société lyonnaise des Droits de l’Homme ; le comité résiste aux exagérés et l’emporte. — M. Albert à Paris ; ses rapports avec MM. Cavaiguac et Guignard, avec M. Carnier-Pagès, avec M. Cabet ; MM. Armand Carrel et Cavaignac sur le point de partir pour Lyon ; offres de Lafayette malade ; les républicains poussent les mutuellistes à la reprise des travaux. — Loi contre les associations connue à Lyon. — Protestation des ouvriers. — Formation du Comité d’ensemble. — Tout se prépare pour une lutte terrible. — Journée du 7 avril. — Le pouvoir s’attend à une insurrection, il ne fait rien pour la prévenir. — journée du 9 avril ; occupation militaire de la ville, les sections séparée les unes des autres et cherchant en vain des armes. — Combats, incendies, assassinats. — La ville de Lyon, pleine de terreur et dévastée. — Physionomie de ces affreux événements ; leur véritable caractère. — Massacres dans le faubourg de Vaise. — Suites violentes de la guerre civile. — Massacres dans la rue Transnonain à Paris. — Les vaincus et les vainqueurs. — Préliminaires du monstrueux procès d’avril. — Conclusion.


Notre récit nous amène au 9 avril 1834 ; mais pour avoir la clé des événements dont cette date sanglante marque la place dans l’histoire de Lyon, il faut reprendre les choses d’un peu plus haut.

À Lyon, depuis long-temps, l’effervescence était extrême, et tout concourait à y faire renaître, plus vaste et plus terrible, cette tempête de novembre dont la France sentait encore le frémissement.

L’insurrection de novembre avait pris le gouvernement au dépourvu. Aussi n’avait-il rien négligé, après sa défaite, pour en effacer la honte. Le chiffre de la garnison fut enflé outre mesure ; des troupes, répandues dans toutes les villes environnantes, se tinrent prêtes à marcher au premier signal ; la garde nationale fut brutalement désarmée ; des fortifications s’élevèrent autour de la cité, et les canons qui devaient la contenir ou la détruire, ne se trouvèrent séparés de l’Hôtel-de-Ville, situé dans le quartier le plus central et le plus riche, que par une distance de 1,500 à 2,000 mètres ; l’administration de la guerre acheta par surprise et restaura une grande muraille qui devait servir à isoler la Croix-Rousse, berceau de l’insurrection de novembre ; le pouvoir se ménagea des points fortifiés jusque dans l’intérieur ; en un mot, Lyon devint un champ de bataille préparé pour des combats prévus et inévitables. En même temps, l’autorité militaire semblait se complaire dans un étalage de forces aussi menaçant que fastueux. Souvent, il arriva aux Lyonnais de trouver, en s’éveillant, les places couvertes de soldats en armes. Il n’y avait dans toutes les âmes que trouble, terreur ou colère.

De son côté, le parti républicain, à Lyon, s’était accru et constitué. Il y marchait la tête haute et y prenait possession de la popularité, avec sa fougue ordinaire. À côté du Précurseur, feuille républicaine rédigée avec beaucoup de talent par M. Petetin, mais dans des idées de décentralisation et dépourvues de hardiesse, on avait vu s’établir la Glaneuse, journal audacieux, dont l’existence financière pesait sur M. Albert, qui mettait à la disposition du parti ses relations et sa fortune.

Au mois d’avril 1833, deux procès intentés à la fois à la Glaneuse devinrent l’occasion d’une revue solennelle des forces de la démocratie. Un avocat du barreau de Paris, M. Dupont, est appelé à Lyon pour y prêter à la feuille attaquée l’appui de sa parole puissante. M. Garnier-Pagès, auquel les républicains lyonnais avaient déjà donné, l’année précédente, un banquet de 2,000 couverts, M. Garnier-Pagès va se mettre en route. M. Philippon, gérant d’un journal satyrique fort célèbre, M.Saint-Romme, avocat renommé dans le département de l’Isère, M. Trélat, représentant des républicains de l’Auvergne, accourent au rendez-vous. Quinze députations sont envoyées par les départements voisins. On s’occupe activement des préparatifs d’un banquet pour lequel on a compté sur deux mille souscripteurs : il s’en présente six mille. Le banquet est fixé au 5 mai (1833), et l’on ne néglige rien de ce qui doit donner à cette manifestation un caractère imposant.

Le pouvoir s’alarma. Les hommes qui, sous la Restauration, avaient décerné à Lafayette, au nom du libéralisme persécuté, une ovation toute révolutionnaire, ces mêmes hommes jurèrent que le banquet projeté n’aurait pas lieu, dût la guerre civile reprendre l’œuvre de destruction commencée en novembre ! L’interdiction se formula dans un arrêté qui ne s’appuyait sur aucun texte de loi. Les commissaires du banquet déclarèrent l’arrêté illégal et poursuivirent leurs préparatifs. Mais tout-à-coup une agitation d’une nature mystérieuse éclate. Des visages inconnus et sinistres paraissent sur les places, des clameurs imbéciles retentissent, et la ville est inondée de fausses circulaires, les unes calomniant la faiblesse de la commission du banquet, les autres calomniant son audace. La police avait-elle excité ce mouvement ? Les commissaires en restèrent convaincus ; et bien décidés à ne pas franchir les limites de la loi, ils ajournèrent le banquet au 12 mai, après avoir fait rédiger par quatre avocats du barreau lyonnais une consultation dans laquelle l’illégalité de l’arrêté préfectoral était démontrée. On veut la signifier au préfet par huissier : pas d’officier ministériel qui ose se charger de la signification. On se pourvoit auprès du procureur du roi, M. Chégaray : il répond que tout huissier qui signera l’exploit sera destitué. Les voies légales étaient épuisées ; la police avait fait prévenir le propriétaire du jardin désigné pour le banquet, que sa propriété serait militairement occupée ; des milliers de soldats allaient être mis sur pied ; il ne restait donc plus aux commissaires que l’appel aux armes ! Ils reculèrent devant l’effusion du sang. Mais à l’attitude des républicains, à l’énergie de leurs protestations, à leur orgueil indompté, à l’importance des ressources qu’il avait fallu déployer contre eux, on pouvait juger déjà de leur empire.

Quelques jours après, le gérant de la Glaneuse était appelé devant le jury. Lyon garde encore le souvenir des plaidoiries de M. Dupont. Tout ce que la raison a de plus élevé, la logique de plus pressant, l’ironie de plus incisif, l’éloquence du cœur de plus passionné, M. Dupont le déploya dans cette cause célèbre. Mais ce qui était au fond du débat, c’était la guerre, toujours la guerre. Acquittée par le premier verdict, la Glaneuse avait été condamnée par le second. La peine fut terrible : quinze mois d’emprisonnement et cinq mille francs d’amende ! Et comme si c’eût été trop peu d’une pareille condamnation, on l’aggrava en appliquant au condamné un règlement de prison fait pour la lie des criminels. Des gendarmes saisirent l’écrivain ; et, de brigade en brigade. il fut traîné à Clairvaux, au milieu de dix-huit cents voleurs. Et les hommes qui présidaient à l’accomplissement de telles vengeances étaient les mêmes qui avaient crié anathême à la Restauration, pour sa conduite à l’égard de MM. Magalon et Fontan !

Ainsi s’accumulaient les causes d’irritation et de révolte. Mais la désunion s’était glissée parmi les démocrates lyonnais. La Charbonnerie, à Lyon, manquait d’une organisation solide. Plusieurs Charbonniers, par une singulière ignorance de ce qui constitue la force des sociétés secrètes, se plaignaient du mystère dont les membres de la haute-vente nationale restaient enveloppés, et ils ne dissimulaient pas leur répugnance à suivre aveuglément une impulsion dont on leur dérobait avec tant de soin l’origine. Deux Lyonnais, MM. Martin et Bertholon, ayant été élus présidents de vente, on demanda au dicastère de les initier au secret de la constitution de la vente nationale : il parut promettre et ne voulut ou ne sut pas se décider. De fâcheux tiraillements s’en suivirent. Les dissidents nomment des commissaires, on prépare un règlement nouveau, une reconstitution est imminente.

Ceci se passait au mois de juillet (1833). M. Cavaignac, qui était d’avis qu’il fallait lutter contre le pouvoir, au grand jour, à la face du soleil, M. Cavaignac arriva inopinément à Lyon. Il s’aboucha aussitôt avec les démocrates les plus influents, s’enquit de l’état de l’opinion ; et une assemblée se tint, en sa présence, dans les bureaux du Précurseur, sous la présidence de M. Jules Séguin. Après un examen approfondi des ressources dont le parti disposait, on reconnut qu’il n’y avait pas lieu, pour le moment, à une levée de boucliers ; qu’on devait se borner à une propagande énergique que, même en admettant le cas d’une insurrection commencée à Paris, Lyon ne pourrait efficacement s’y associer qu’avec l’adhésion volontaire et spontanée des ouvriers ; qu’il importait, par conséquent, de prendre racine dans le peuple ; qu’en attendant, et dans la prévision d’une crise, il était bon de créer un pouvoir représentant toutes les forces vives de la cité et destiné à centraliser l’action du parti, soit qu’il fût conduit à soutenir la lutte, soit qu’il fallût assurer au peuple les avantages de la victoire. C’était donc tout à la fois un comité de résistance et une municipalité provisoire qu’il s’agissait d’Instituer. Mais, pour investir ce comité d’une puissance suffisante, on convint d’un mode d’élection propre à enlever autant que possible aux électeurs la connaissance des membres élus. Chacun fit son bulletin, et, l’assemblée s’étant séparée, le président dépouilla seul le scrutin, dont il ne communiqua le résultat qu’aux élus. On sut leurs noms plus tard. C’étaient MM. Jules Séguin, Lortet, Bertholon, Baune, Charassin, Poujol, Jules Favre, Michel-Ange Périer, Antide Martin, Rivière cadet.

M. Cavaignac choisit pour correspondants MM. Bertholon et Martin, leur donna les noms de tous les affiliés de province avec lesquels des relations actives devaient être publiquement entretenues, et reprit la route de Paris.

L’heure semblait approcher où les républicains domineraient dans Lyon. En vain leur ascendant y était-il combattu avec énergie ils tendaient de plus en plus à s’imposer par leur courage. Le 29 juillet (1833), dans une revue des troupes de la garnison, des gardes nationaux ayant protesté hautement contre les bastilles, et une voix partie du cortège du lieutenant-général Aymar ayant crié : « Il y a ici des Autrichiens, » deux républicains, MM. Jules Séguin et Baune, courent chez le lieutenant-général Aymar, qu’entourait son état-major, lui demandent des explications, et obtiennent un désaveu public.

La force du parti avait, toutefois, besoin de direction. Le comité formé par suite du voyage de M. Cavaignac, et qu’on appelait le Comité invisible, n’agissait pas et paraissait vouloir s’abstenir. Quant à la Charbonnerie dissidente dont nous avons déjà parlé, elle s’était mise à l’œuvre mais certaines divisions produites par des antipathies personnelles, la lassitude, la difficulté d’organiser une société secrète sans en resserrer le cadre, tout avait concouru à rendre stériles les efforts tentés. Des principaux débris de la Charbonnerie il se forma, sous le nom de Société du Progrès, une association qui eut une existence semi-publique d’abord, puis tout à fait publique, et dont M. Lagrange fut l’âme.

La Société des Droits de l’Homme vint ensuite, et elle se modela sur celle de Paris. Née au mois d’octobre (1833), elle commença par élire un comité composé de cinq membres : MM. Martin, Bertholon, Baune, Hugon et Poujol. Le 23 décembre (1833), une réunion générale des sectionnaires ayant eu lieu, le règlement fut adopté ; on nomma deux nouveaux chefs, MM. Albert et Sylvain Court ; et la Société se trouva définitivement constituée.

A dater de ce moment, l’influence du parti républicain s’étendit avec une rapidité extraordinaire. Dans les derniers mois de l’année 1833, la Société des Droits de l’Homme enveloppait la ville de Lyon ; et, rayonnant sur les départements voisins, elle avait créé des centres correspondants partout où elle avait fait l’essai de sa redoutable et irrésistible propagande c’est-à-dire dans les villes les plus importantes de l’Isère, de la Drôme, de l’Ardèche, de la Loire, du Jura, de Saône-et-Loire. Là, sa domination était si absolue et la parole de ses représentants si respectueusement obéie, qu’à Romans, par exemple, M. Baune couvrit de sa protection et sauva de la colère du peuple le préfet de la Drôme, accouru avec des gendarmes pour l’arrêter. On se ferait malaisément une idée de la vie brûlante que menait, à cette époque, la ville de Lyon. A certains jours, des clameurs étranges y montaient dans les airs, et l’on voyait alors s’entasser sur les places publiques une population menaçante et hâve, espèce de marée montante qui semblait prête à tout engloutir. Les soldats étaient épuisés de corvées et de veilles, les cavaliers toujours sur le point de monter à cheval. Tantôt c’étaient des chanteurs dont il fallait étouffer la voix, parce que l’accent en avait paru terrible, dans ces jours de trouble universel ; tantôt c’étaient, comme à Paris, les crieurs publics qu’on essayait d’arrêter, au milieu d’une foule en délire. Dans le mois de janvier, l’autorité engagea contre les crieurs une lutte ardente, et fut vaincue. Entre le préfet et le maire de Lyon, entre M. Gasparin et M. Prunelle, l’animosité était au comble : un arrêté du second déjoua les mesures despotiques conseillées par le premier. Protégés par le pouvoir municipal et par la loi, les crieurs publics purent distribuer librement tous les écrits dont la saisie n’avait pas été judiciairement proscrite, et les publications politiques inondèrent la ville.

Tel était, au commencement de l’année 1834, l’état des choses à Lyon et dans les contrées qui l’avoisinent. Le mutuellisme alors entra dans l’arène et compliqua la situation.

Le mutuellisme[1] était l’association des ouvriers en soie, chefs d’atelier ; elle était purement industrielle, et son origine remontait à 1828. Ses statuts excluaient de la manière la plus formelle toute discussion des choses religieuses et politiques. Fondé d’abord dans un but de mutuelle assistance entre ouvriers, le mutuellisme se divisait en loges de moins vingt personnes. Onze loges nommant chacune deux délégués formaient ainsi une loge centrale ; et c’était à un conseil composé des présidents des centrales qu’appartenait la direction. Le pouvoir des présidents des centrales s’était maintenu jusqu’à la fin de 1833 ; à cette époque il fut ébranlé. L’association voulait agrandir son action ; elle voulait faire servir la force qu’elle puisait dans l’union de ses membres à empêcher la décroissance du salaire ; elle voulait créer un contre-poids à l’hypocrite tyrannie que, dans la lutte du pauvre contre le riche, on ose appeler la liberté des transactions. Mais à l’accomplissement de ces vues nouvelles il fallait un pouvoir nouveau. Les présidents des centrales furent destitués, et leur autorité passa aux mains d’un conseil exécutif, qui n’était lui-même, du reste, que l’instrument de l’association, constituée démocratiquement et décidant dé tout par voie élective.

Cependant, la situation de l’ouvrier empirait. Par un funeste et trop fréquent effet de la concurrence, les commandes avaient diminué. Le mouvement de la fabrique lyonnaise, dans les premiers mois de l’année 1834, se trouvait notablement ralenti. Et jamais, contraste déplorable ! la joie du riche n’avait plus bruyamment éclaté. Les bals se succédaient avec une rapidité où entrait une sorte d’étalage provocateur. Lyon retentissait du bruit des fêtes. Le pauvre en tressaillit, et dans son cœur la colère prit sourdement place à côté du désespoir. La crise était donc devenue imminente : une réduction de vingt-cinq centimes par aune sur le prix des peluches la précipita. Réduction peu considérable en elle-même, mais qui portait sur un salaire déjà insuffisant, et qui, ouvrant carrière à des empiétements plus funestes, n’était qu’une première application de la loi du plus fort ! Les ouvriers en peluches invoquèrent l’appui de leurs frères des autres catégories ; et alors, obéissant au principe de solidarité, la société mutuelliste mit en question la suspension générale des métiers.

Envisagée dans ses résultats matériels, la mesure était désastreuse ; considérée dans son principe moral, elle avait quelque chose de singulièrement élevé. Quoi de plus touchant que de voir cinquante mille ouvriers suspendre tout-à-coup les travaux qui les faisaient vivre et se résigner aux privations les plus dures, pour garantir de toute atteinte douze cents de leurs frères les plus malheureux ! Aussi bien, une détermination semblable, s’il eût été possible aux ouvriers de la soutenir, avait une incalculable portée. Par rapport à la classe ouvrière, c’était la théorie de l’association appliquée sur une grande échelle et au prix de sacrifices qui en rendaient l’effet plus imposant. Par rapport à la bourgeoisie, c’était une démonstration terrible, mais péremptoire, des vices d’un régime industriel qui, fondé sur un antagonisme de tous les instants, ne vit que par le perpétuel triomphe du fort sur le faible, et entretient une hostilité flagrante entre ces deux éléments de la production : le capital et le travail.

Voilà ce que comprirent parfaitement les chefs de la majorité. 1, 297 voix, sur 2, 341 votèrent la suspension des travaux. Et, comme un grand nombre d’ouvriers ne faisaient point partie de l’association, elle envoya dans les divers quartiers de la ville des émissaires chargés de soumettre toute la fabrique lyonnaise au niveau de la loi commune. Quelques ouvriers voulurent résister : on les menaça. Violence blâmable, et qui donnait à une cause juste les couleurs de l’injustice ! L’interdit avait été prononcé dans la journée du 12 février : deux jours après, vingt mille métiers à Lyon avaient cessé de battre !

Comment peindre la consternation qui, à cette nouvelle, régna dans la ville ! On eût dit que, devant les imaginations frappées d’épouvante, le fantôme sanglant de novembre venait tout-à-coup de se dresser. Ce n’étaient plus partout que visages inquiets ou menaçants. On s’interrogeait du regard avec anxiété. Sur toutes les poitrines pesait cet air lourd qui annonce l’approche d’un orage. Chaque jour, la place des Terreaux et les environs se couvraient de rassemblements dont l’aspect était moins animé que sombre ; chaque jour, les rues étaient sillonnées d’émigrants. Car, la frayeur les ayant gagnés, plusieurs fabricants avaient coupé court à leurs affaires, fermé leurs maisons, et se hâtaient vers la campagne pour y chercher un asile.

D’autres restèrent ; et ceux-là, loin de prendre l’alarme, commencèrent à s’exciter réciproquement à de sauvages ardeurs, disant que l’heure d’en finir était venue pour eux ; qu’ils avaient, depuis novembre, une revanche à prendre ; que c’était dans le souvenir d’une déplorable victoire qu’était le germe de l’insolence déployée par les mutuellistes ; et qu’il était urgent de leur donner enfin une vigoureuse leçon. Tels furent les propres termes dont se servit le Courrier de Lyon, organe passionné de l’aristocratie industrielle de la ville.

Et ces dispositions ne s’accordaient que trop bien avec celles de l’autorité. Le gouvernement n’ignorait pas que le parti républicain se livrait alors à un immense travail d’organisation. Il voyait la Société des Droits de l’Homme s’étendre, s’enhardir, se discipliner, jeter son inévitable réseau jusque sur les villes de second et de troisième ordre ; il prévoyait que la promulgation de la loi contre les associations deviendrait le signal d’une résistance qui, se produisant sur tous les points du royaume à la fois, avec ensemble, et sur l’ordre parti de la capitale, mettrait le royaume en feu et la monarchie à deux doigts de sa perte. De là son empressement à courir au-devant d’une crise qui avait tous les caractères de la fatalité. Puisqu’éviter la bataille était impossible, mieux valait la livrer lorsqu’on avait encore le choix des circonstances, du moment, des armes, du terrain. Puisqu’il fallait ou terrasser le parti républicain ou périr sous ses coups, mieux valait l’attaquer au milieu des embarras d’une organisation inachevée, et avant qu’il eût pris son mot d’ordre dans toute la France et terminé ses préparatifs. Comme champ de bataille, Lyon convenait beaucoup mieux que Paris au gouvernement, la centralisation ayant donné à Paris le privilége de remporter seul, en temps de révolution, des victoires décisives.

Ainsi, les fabricants et le pouvoir avaient également intérêt à accélérer le dénouement : les premiers, pour asseoir d’une manière définitive leur situation et venger leur orgueil humilié ; le second, pour ôter à ses ennemis le temps de faire leurs dispositions et de régler leur ordre de bataille.

Mais ce que le pouvoir et les fabricants étaient intéressés à vouloir, les mutuellistes et les républicains devaient le craindre.

Les mutuellistes n’étaient, en général, ni assez instruits, ni assez pénétrés de l’importance des formes politiques, pour appeler de leurs vœux une lutte où ils auraient eu le gouvernement pour ennemi. Que la question du salaire fut résolue en leur faveur, ils ne désiraient rien de plus.

Pour ce qui est de la Société des Droits de l’Homme, les membres dont elle était composée brûlaient de combattre, et ils ne s’en cachaient pas ; mais les plus intelligents tremblaient qu’on ne les forçât à accepter trop tôt le combat, et ils voulaient attendre, pour s’armer, d’abord que l’organisation y départementale fût achevée, et ensuite que la promulgation de la loi contre les associations vint généraliser l’attaque.

Les faits prouvèrent que telle était la situation morale des partis en présence. Les mutuellistes firent des ouvertures d’accommodement : elles furent repoussées avec un froid dédain. « Tenez bon, avait-on dit aux fabricants, il faudra bien que les ouvriers cèdent quand la faim les pressera ; et s’ils en viennent à une révolte, ce sera la dernière. Car nous avons sous la main des canons et des milliers de baïonnettes. » Repoussés par les maîtres, les mutuellistes invoquèrent la médiation de l’autorité : M. Gasparin répondit que le pouvoir n’avait pas charge d’intervenir dans les querelles du monde industriel, les transactions entre le capitaliste et le travailleur devant rester libres. De sorte qu’on osait parler de la liberté des transactions, au moment même où l’on s’en reposait, pour la soumission de l’ouvrier, sur le despotisme de la faim !

Alors se passèrent des scènes lamentables. Parmi les ouvriers en soie, il y en eut qui, quoiqu’en état de supporter le chômage, se lassèrent d’une situation dont ils n’apercevaient que la stérilité présente ; il y en eut qui, trop pauvres pour résister à l’oisiveté, ne purent se résigner à voir autour d’eux leurs femmes éplorées et leurs enfants privés de pain. La division s’introduisit dans la société mutuelliste : les uns demandant qu’on reprît les travaux, les autres s’y opposant ; des rixes s’en suivirent. Et, sous le regard triomphant des maîtres, les ouvriers allaient épuisant leurs forces dans leurs débats.

Si les chefs du parti républicain, à Lyon, eussent voulu réellement descendre sur la place publique, ils l’eussent fait alors. L’occasion paraissait si favorable ! La Société des Droits de l’Homme, qui comptait dans ses rangs un assez grand nombre de mutuellistes, n’aurait-elle pas amené l’explosion en poussant au maintien de la suspension des métiers ? Or, elle fit précisément le contraire, et ce fut l’occasion des plus violents orages dans l’intérieur des sections. Excités perfidement par des agents de police déguisés en sectionnaires, quelques républicains emportés s’étonnent de l’inaction des chefs, dans un moment qui semble si propice. Qu’attendent-ils ? Eh quoi ! pour attirer au parti la masse des ouvriers en soie, pour marcher avec elle en avant, on ne profite pas de la détresse de ces ouvriers, de leur désespoir ! Ces discours se répandent bientôt partout des gens suspects les enveniment ; on égare la crédulité de certains sectionnaires plus ardents qu’éclairés, et les membres du comité, accusés tout haut de trahison, sont placés sous la menace du poignard.

Mais ils avaient, pour résister au torrent, des motifs invincibles. Devancer à Lyon le mouvement de Paris et celui des provinces, c’était tout compromettre. Puis, les armes manquaient, le montant des cotisations mensuelles imposées aux sectionnaires ne suffisant pas même à couvrir les frais des publications innombrables sorties, depuis plusieurs mois, des presses de la Société. Au moins aurait-il fallu pouvoir compter avec certitude sur l’appui insurrectionnel des ouvriers en soie, qui formaient à Lyon le fond de la population ouvrière. Et cet appui, jusqu’alors, n’avait jamais été ni offert ni promis.

Nous avons dit qu’un assez grand nombre de mutuellistes étaient entrés dans la Société des Droits de l’Homme’; mais ils n’y étaient entrés que comme individus. Car, quant à la société mutuelliste prise dans son ensemble et dans sa direction, il est certain qu’à l’époque dont il s’agit, elle était dominée par un étroit esprit de corporation. Avant tout, elle tenait à conserver sa physionomie industrielle, son originalité, et ce qui lui faisait, dans la classe ouvrière, une situation à part. Nul doute qu’il n’y eût dans son sein des hommes élevés au-dessus des intérêts de corps par la force de leur intelligence et la générosité de leurs désirs ; mais ces hommes ne constituaient pas la majorité, dont on aurait pu résumer ainsi les espérances : augmentation du salaire des ouvriers en soie. C’était tout simple, hélas ! Qui s’était chargé d’instruire cette partie du peuple, de lui donner des notions de morale, de la nourrir des préceptes de la charité, de lui enseigner les immortels rudiments de l’évangile ? Et, d’un autre côté, comment se serait-elle livrée avec une entière confiance à une association politique dans laquelle à des citoyens intelligents et courageux se trouvaient mêlés tant d’ambitieux impatients, de démagogues pleins d’ignorance, de gens sans aveu et d’agitateurs sans but ? A Lyon, d’ailleurs, l’influence du clergé sur une portion de la classe des ouvriers en soie avait toujours été assez grande. Or, voici dans quel sens était dirigée cette influence, qui s’exerçait sourdement et à petit bruit par les femmes. Ne voyant dans les fabricants que des libéraux et des sceptiques, le clergé n’avait eu garde d’attiédir le sentiment. de révolte qui armait contre eux les ouvriers mais en même temps il poussait ceux-ci à se défier du parti républicain tout en profitant de ses sympathies. Et c’était bien là en effet, à l’égard de la Société des Droits de l’Homme, l’attitude des meneurs du mutuellisme. Car, tandis qu’ils se laissaient taxer de républicanisme, et s’aidaient, contre les fabricants, des prédications populaires de la Glaneuse, ils n’épargnaient rien pour amortir dans les loges la propagande républicaine, et, dans leurs ordres du jour, ils ne cessaient de recommander aux leurs l’observation des articles réglementaires qui portaient interdiction de la politique.

Ajoutez à cela que les Sociétés pullulaient dans la ville : ici la Société du Progrès, dirigée par MM. Lagrange et Léon Favre, là celle de la Liberté-de-la-Presse, plus loin celle des Indépendants et celle des Hommes libres. Il est vrai que’ces diverses associations se composaient en partie des mêmes hommes, ce qui en atténuait la divergence. Mais si elles tendaient à un but commun, elles y marchaient à pas inégaux. Le comité rencontrait aussi un obstacle sérieux dans le penchant des Lyonnais pour les idées de décentralisation, idées qui étaient celles du rédacteur du Précuseur, M. Petetin, et que partageait, du moins sous le rapport philosophique, un des membres les plus respectés et les plus recommandables du parti, M. Lortet. Que faire donc ? en un tel chaos d’incertitudes, de quel côté diriger le gouvernail ? L’écueil était partout, partout la tempête.

Et cependant, s’arrêter était impossible. La fermentation devenait d’heure en heure plus impérieuse. Mille étincelles jaillissaient chaque jour du choc de tant de passions en contact. L’on entendait rugir déjà la foule des impatients, qu’échauffaient, qu’enflammaient les véritables traîtres… Le comité ne se sentit pas assez fort pour porter le poids d’une situation semblable. Les rênes lui échappaient : il résolut de se faire appuyer directement par la capitale, et M. Albert partit.

M. Albert avait pour mission d’exposer l’état des choses au comité parisien, de prendre en quelque sorte le mot d’ordre, et de ramener à Lyon M. Godefroi-Cavaignac ou M. Guinard, que leur énergie rendait très-populaires, et que le comité lyonnais jugeait seuls capables, soit de contenir avec autorité, s’il en était besoin, ceux qui se laissaient emporter par une ardeur aveugle et sauvage, soit, si la fatalité l’emportait, de donner au mouvement une impulsion assez vigoureuse pour le pousser jusqu’au succès. On avait recommandé à M. Albert de n’aller trouver ni Armand Carrel ni Garnier-Pagès : le premier, parce qu’il ne faisait point partie de la Société des Droits de l’Homme ; le second, parce qu’il paraissait trop modéré.

Ce ne fut pas sans difficulté que le comité des Droits de l’Homme parvint, en attendant le retour de M. Albert, il dominer l’effervescence. Un jour, M. Martin apprend que plusieurs chefs de section tiennent, dans la rue Tupin, un conciliabule tumultueux ; que la prudence des chefs y est traitée hautement de trahison, et qu’on y parle de secouer leur autorité. Aussitôt M. Martin se réunit a M. Hugon, et ils se rendent en toute hâte au lieu désigné. Quarante sectionnaires environ s’y étaient donné rendez-vous, et leur fureur éclatait sur leur visage. Au milieu d’eux, un chef de section, nommé Mercet, se faisait remarquer par l’exaltation de ses discours. Les membres du comité demandent qu’on se forme en assemblée. Une salle de concert reçoit tous les assistants, on ferme les portes, et M. Martin monte sur une espèce de tribune, pour haranguer les plus fougueux d’entre les sectionnaires. Il leur représente que rien n’est prêt pour un combat sérieux ; que provoquer la lutte serait précipiter la ruine du parti ; que la patience aussi est du courage ; qu’il faut craindre de briser par une impatience brutale les relations déjà nouées entre le comité de Lyon et ceux des villes voisines. Il leur apprend ensuite le voyage de M. Albert, et leur donne lecture de plusieurs lettres arrivées la veille, dont une signée Maximilien. Elle était admirable d’énergie et de sagesse. La prudence et la modération y étaient recommandées comme les vertus les plus nécessaires aux républicains. M. Martin n’eut garde d’en faire connaître l’auteur. C’était Buonarroti. Le même esprit régnait dans une chaleureuse adhésion de M. Ménand, ancien procureur du roi à Châlons-sur-Saône, et dans les autres lettres, qui toutes promettaient, pour les circonstances ordinaires, un concours actif mais réfléchi. Un pareil langage ne répondait guère aux passions de l’assemblée. MM. Bertholon et Baune surviennent. Et, comme le mécontentement des plus indociles s’exhalait en menaces, M. Baune prend la parole à son tour. Il déclare que le comité ne fléchira pas ; que les chefs de section en révolte seront cassés ; et qu’on saura leur répondre, s’il le faut, selon l’usage des gens de cœur lorsqu’ils sont offensés. L’énergie du comité le sauva ; et la plupart des chefs de section se laissèrent ramener. Poussés par Mercet, qui plus tard fut reconnu pour un agent de police, quelques-uns persistèrent dans leurs aveugles projets, et parvinrent à ameuter, dans la soirée, cinq ou six cents hommes qu’ils traînèrent par la ville en chantant la marseillaise. Heureusement, l’autorité s’abstint de sévir, et ils se dispersèrent.

Cependant, M. Albert était arrivé à Paris. Se conformant aux instructions qu’il avait reçues, il se rendit d’abord au comité de la Société des Droits de l’Homme, et fit part aux membres qui le composaient de l’objet de son voyage. Mais MM. Cavaignac et Guinard étaient retenus à Paris par des devoirs pressants et ne voulaient point se séparer l’un de l’autre. M. Albert demanda conseil à M. Cabet, qui avait beaucoup d’ascendant sur le peuple des faubourgs. L’entretien eut lieu pendant la nuit dans les bureaux du Populaire. M. Cabet s’y montra partisan d’une résistance exclusivement légale ; il n’hésita pas à affirmer que tenter la fortune des armes serait une insigne, une irréparable folie ; et, pour mieux exprimer combien profonde était sur ce point sa conviction, il s’écria : « Il faut plutôt se battre pour qu’on ne se batte pas. » M. Garnier-Pagès que, sur une invitation de lui très-pressante, M. Albert s’était décidé à aller voir, M. Garnier-Pagès tenait le même langage. Mais ce que M. Albert venait chercher à Paris, ce n’était pas seulement la condamnation du mouvement, c’était un homme assez vigoureux et assez populaire pour en comprimer la fougue. L’anxiété de l’envoyé lyonnais fut donc extrême ; et il se disposait à repartir, lorsque, par l’intermédiaire de M. Marchais, Armand Carrel lui fit demander une entrevue. « Si personne, dit Carrel, ne consent à vous accompagner à Lyon, moi je m’offre. Y pensez-vous, répondit M. Albert, étonné de cette proposition inattendue ? Quel accueil espérez-vous qu’on vous fasse dans notre ville ? Savez-vous bien que je n’ai pu accepter un entretien avec vous qu’en dépassant mes instructions ? – Et si j’allais à Lyon, reprit Armand Carrel, avec Godefroi-Cavaignac ! — A la bonne heure ; et veuille Dieu qu’il en soit ainsi ! »

Quelques nuages avaient passé sur l’amitié de MM. Cavaignac et Carrel. Ils se virent néanmoins ; et, comme ils étaient animés tous deux des sentiments les plus élévés, ils n’eurent pas de peine à s’entendre. Le voyage fut résolu. On désirait que M. de Lafayette en fit partie, à cause de son nom et des souvenirs qu’il avait laissés dans la population lyonnaise ; mais il était alors gravement malade. « J’éprouve, dit-il, un vif regret de ne pouvoir m’associer en personne aux dangers d’une aussi courageuse et honorable entreprise ; mais je donnerai à ces messieurs des lettres qui leur seront utiles, et je les autorise à se présenter comme mes lieutenants. »

Tout était convenu, M. Albert devait devancer ses amis, et déjà une chaise de poste l’attendait, quand tout-à-coup l’on apprit à Paris que la ville de Lyon s’était calmée et que le conseil exécutif des mutuellistes venait d’ordonner la reprise des travaux. Cette nouvelle enlevait au voyage, sinon son utilité, au moins son urgence : on y renonça, et M. Albert se contenta d’une lettre qui portait en substance : « Abstenez-vous de toute provocation. Paris n’a pas besoin, comme Lyon, d’être contenu, il aurait plutôt besoin d’être excité. Cependant, si le pouvoir vous attaquait et vous réduisait à la nécessité de vous défendre, Paris vous soutiendrait. »

La situation morale des chefs du parti républicain se révèle tout entière dans ces détails. S’ils n’entendaient pas permettre que le gouvernement portât la main sur des libertés qu’en 1830 on avait cru pour jamais conquises, ils ne prétendaient pas non plus tirer le glaive sans nécessité et au gré de passions folles ou coupables. Et rien, du reste, ne le prouve mieux que ce qui s’était passé à Lyon pendant le voyage de M. Albert à Paris. Plusieurs républicains lyonnais, jouissant parmi leurs concitoyens d’une considération méritée, avaient été les premiers à intervenir comme médiateurs entre les fabricants et les mutuellistes. Une lettre qui invitait ces derniers, en termes nobles et pressants, à reprendre les travaux interrompus, fut signée par MM. d’Épouilty, Léon Favre, Lortet, Michel-Ange Périer… De leur côté, MM. Baune et Jules Séguin coururent d’atelier en atelier, pour y prêcher la résignation et le calme. Le conseil exécutif des mutuellistes y était déjà disposé ; mais, simple instrument de transmission, il n’avait aucun ordre à donner. Grâce aux suggestions des républicains, il passa outre, ordonna la reprise des travaux, fut obéi. Le 22 février (1834), tous les métiers battaient à Lyon comme à l’ordinaire.

Ainsi le calme était rentré dans la ville. Mais on y apprit bientôt la loi contre les associations, et le peuple fut violemment rejeté dans la révolte. Une clameur terrible s’élève du sein de tous les corps d’état ; les mutuellistes se voient directement menacés, ils s’assemblent en tumulte. Une protestation est publiée par l’Écho de la Fabrique. Elle portait deux mille cinq cent quarante signatures, et se terminait par ces mots : « Les mutuellistes déclarent qu’ils ne courberont jamais la tête sous un joug aussi abrutissant ; ils déclarent que leurs réunions ne seront point suspendues. S’appuyant sur le droit le plus inviolable celui de vivre en travaillant, ils sauront résister, avec toute l’énergie qui caractérise des hommes libres, à toute tentative brutale et ne reculeront devant aucun sacrifice pour la défense d’un droit qu’aucune puissance humaine ne saurait leur ravir. »

De sen côté, le pouvoir semblait appeler sur Lyon la guerre civile. Tant qu’avait duré le chômage, aucun ouvrier n’avait été arrêté. Après la reprise des travaux, et au moment où l’on s’y attendait le moins, six mutuellistes sont emprisonnés comme chefs de la coalition. Aussitôt, à la Croix-Rousse, à Saint-Just, à Saint-Georges, on s’indigne, on s’encourage à la résistance. « Nous aussi, écrivent au procureur du roi vingt chefs d’atelier, nous aussi nous étions membres du conseil exécutif. Nous demandons à partager le sort de nos camarades. »

La loi contre les associations pesait sur les sociétés industrielles aussi bien que sur les sociétés politiques : le projet de résistance est universel. Mutuellistes, tailleurs, cordonniers, chapeliers, ouvriers de toute espèce, membres de la Société des Droits de l’Homme', tous sont devenus soldats de la même cause. Plus d’hésitation, plus de défiance. On poussera le cri de Vive la république ! et l’on combattra. C’est Girard, un des meneurs du conseil exécutif des mutuellistes, qui a pris l’initiative. Les divers corps d’état délèguent plusieurs de leurs membres pour donner à de communs ressentiments une direction commune, et l’on forme un comité d’ensemble.

La Société des Droits de l’Homme ne pouvait y être représentée qu’en s’y absorbant c’est ce qui arriva. Car, rien ne saurait peindre l’enthousiasme farouche dont les corps d’état étaient animés. Accusant leur comité central de mollesse et de langueur, ils brûlaient d’en venir aux mains. « Prenez garde ! disaient à MM. Baune, Martin et Albert, des mutuellistes influents, si vos sections ne descendent pas dans la rue, nous y descendrons sans elles. » Et lorsqu’une voix disait : « Mais les armes nous manquent ; » mille voix répondaient : « Les soldats en ont. Et comme en juillet, comme en novembre, les soldats refuseront de tuer leurs frères. » Lancé dans cet irrésistible tourbillon, le comité des Droits de l’Homme ne savait s’il fallait pousser le char ou le retenir. Dévoré tout-à-la-fois de colère et d’inquiétude, l’inexorable rapidité des événements l’accablait. Il portait d’ailleurs en lui-même un principe de faiblesse. Entre MM. Albert, Martin et Hugon, il existait une parenté d’idées et de sentiments dans laquelle n’entrait pas entièrement M. Baune. Quant à M. Bertholon, entraîné dans un court voyage, son retour à Lyon devait être devancé par la lutte ; et M. Poujol était mourant. Aussi le comité aurait-il envisagé la situation avec plus d’effroi que d’espoir, sans la confiance que lui inspirait l’attitude des troupes. Et il est certain que l’esprit de révolte leur avait été soufflé avec une efficacité redoutable. Le comité des Droits de l’Homme entretenait des intelligences dans presque tous les régiments, dans le corps d’artillerie surtout ; et les relations étaient si étroites, que M. Baune en était venu à savoir, heure par heure, la direction et le but des mouvements militaires.

Tel était l’état des choses et des esprits lorsqu’arriva le 5 avril, jour du jugement des mutuellistes arrêtés. Pour glorifier la conduite de leurs chefs et peut-être effrayer les juges, un grand nombre de mutuellistes se sont rendus sur la place Saint-Jean, où est situé le tribunal correctionnel. Du reste, ce n’est encore qu’une démonstration, et il est convenu qu’on se gardera soigneusement des agents provocateurs. Mais la présence d’un témoin accusé de mensonge et l’insolence d’un gendarme imprudent ont suffi pour soulever la multitude. Le procureur du roi accourt : on l’insulte, on le heurte ; le gendarme est poursuivi avec menace et des soldats paraissant, « A bas les baïonnettes ! » s’écrient les ouvriers. Les soldats se rendirent à cette sommation, et quelques-uns d’entr’eux allèrent jusqu’à fraterniser avec le peuple sur la place Saint-Jean et dans la cour du palais.

Ce jour-là même, un mutuelliste était mort ; et, le lendemain, huit mille ouvriers, accompagnant la dépouille mortelle de l’inconnu traversèrent lentement la ville, que leur deuil épouvanta.

Dès ce moment, la menace brille dans tous les regards, le mot combat est dans toutes les bouches. Exaltés par les résultats de la journée du 5 et par le déploiement de leurs forces dans celle du 6 les ouvriers se croient déjà maîtres de la ville. La cause des mutuellistes a été renvoyée au mercredi, 9 avril : c’est le 9 que la bataille s’engagera ; et, dans Lyon, personne n’en doute. Le comité d’ensemble s’est réuni, pendant la nuit, pour agiter la question fatale, et l’on y a conclu à la résistance on n’attaquera pas, mais on se tiendra prêt à repousser l’attaque. Les sections seront en permanence. On adopte pour mot d’ordre : Association, résistance et courage. M. Lagrange, qui a jugé la lutte intempestive, est appelé cependant à la diriger au besoin et on lui donne ainsi qu’à M. Baune et à quelques autres, le commandement d’une insurrection moins préparée que prévue. Aussi, nul plan bien arrêté, nul ordre de bataille. Sur la manière dont le choc sera soutenu, sur l’occupation des points militaires, sur les communications entre les divers postes, sur la partie stratégique de l’insurrection enfin, si provoquée elle éclate, incertitude complète. Dans un moment aussi critique il était permis aux membres du comité de faire l’essai de leur influence : ils en appellent à une élection nouvelle, et, réélus à l’unanimité, ils se trouvent définitivement chargés de la responsabilité capitale d’un complot. Ce fut alors que M. Martin rédigea une proclamation qui devait être lue le lendemain. Elle respirait la colère, et pourtant ce n’était pas un appel aux armes. Malheureusement, l’effervescence des esprits croissait d’heure en heure… Hélas ! à l’entrée de cette route environnée de ténèbres et dans laquelle on va se heurter, peut-être, à tant de cadavres combien voudraient s’arrêter ! Combien se sentent troublés, troublés jusqu’au fond du cœur ! Mais règle-t-on les tempêtes, quand elles vous portent dans leurs flancs ?

Seul, le pouvoir aurait étouffé ou ; du moins, éloigné la crise, s’il l’avait voulu : tout concourt, à prouver qu’il ne le voulut pas ! En vain le président du tribunal, M. Pic, demande-t-il que l’affaire des mutuellistes soit transférée à un autre tribunal, droit que la loi a mis en réserve pour certaines circonstances graves ; la demande de M. Pic est repoussée. Pour frapper un grand coup à Lyon, pour y terrasser la république, l’occasion n’avait jamais été plus favorable, et l’on s’était mis en état d’en profiter. Quinze bataillons, quatre compagnies, sept escadrons dix batteries d’artillerie deux compagnies du génie, c’est-à-dire près de dix mille hommes, voilà sur quelles forces le pouvoir était appuyé, sans compter les secours que devaient envoyer, durant le combat, les garnisons les plus voisines. Dans la journée du 8 avril, le rédacteur en chef du Précurseur, M. Petetin était allé trouver le préfet, pour apprendre ce qu’annonçaient de sinistre des préparatifs dont toute son âme était émue. M. Petetin avait constamment repoussé l’idée d’une insurrection, même éloignée : on y touchait, et son anxiété était immense. M. Gasparin le reçut avec politesse, et ne se cacha nullement à lui des ressources militaires sur lesquelles reposait la confiance du pouvoir.

A quelques heures de là, dans la soirée, MM. Gasparin, Duplan, Chégaray, le lieutenant-général Aymar et quelques officiers de l’état-major se réunirent. Le général Aymar était d’avis qu’on fit occuper la place Saint-Jean par les troupes, de manière à interdire à la foule les approches du tribunal. Et que de sang épargné, peut-être, si cette sage opinion eût prévalu Mais M. Chégaray s’empressa de la combattre et l’emporta. Or, il est à remarquer que, dans le cours des événements, l’autorité militaire se montra constamment portée aux mesures les moins violentes, et constamment dominée par l’autorité civile, dont MM. Gasparin et Chégaray personnifiaient l’Implacable vouloir.

Quoi qu’il en soit, dans la. nuit du 8 au 9, les derniers ordres furent portés aux différents corps répandus dans la ville, et le jour se leva sur une cité devenue un camp.

Les troupes ont été disposées de manière à couper la révolte dès le commencement de l’action ; et, pour que tout déserteur puisse être fusillé sur place, on leur a fait prendre leurs drapeaux. Le lieutenant-général est sur la place de Bellecour, le général Fleury à la Croix-Rousse, le général Buchet à l’archevêché, le colonel Dietmann à l’hôtel-de-ville. Chaque soldat a reçu trois paquets de cartouches, et les armes sont chargées. Le 7e léger (c’est une compagnie de ce régiment qui a figuré dans les fraternelles scènes du 5 avril), le 7e léger est en grande tenue et stationne du côté de la place Saint-Jean. La cathédrale, qui confine à cette place, regorge de troupes, et des baïonnettes brillent entre les gothiques moulures de l’édifice sacré. Ainsi gardée la ville présente une horrible physionomie. L’agitation y règne, mais une agitation muette, indéfinissable. Dans le même lieu se succèdent, d’un moment à l’autre, d’étranges mouvements de foule et la solitude.

Dès la pointe du jour, trois hommes s’étaient rencontrés sur le quai Saint-Antoine. C’étaient MM. Baune, Albert et Limage. Le premier, quoique malade, allait visiter les quartiers du centre. Le second se rendait au lieu où le comité avait coutume de tenir ses séances. Le troisième se préparait à obéir. Ils n’avaient eu qu’à regarder autour d’eux pour comprendre que le sort en était jeté. Ils se séparèrent en se serrant la main avec une émotion convulsive. « Nous ne nous reverrons sans doute plus, dirent-ils. » Avant la fin de la journée, l’un d’eux M. Limage, était mort.

Il est dix heures et demie environ. Un moment couverte de monde la place Saint-Jean est subitement devenue déserte. Le peuple reflue dans les rues circonvoisines, et quelques enfants s’y essaient à former des barricades, sous l’œil de la foule qui les regarde en silence. Dans l’intérieur du tribunal en face des mutuellistes arrêtés, les juges sont sur leurs sièges, s’efforçant de composer leur attitude, luttant contre leur préoccupation, et ne prêtant qu’une oreille distraite à la plaidoirie de M. Jules Favre. Tout-à-coup, une détonation retentit. M. Jules Favre s’arrête. Avocats, juges, accusés, assistants, tous ont pâli, tous sont debout. Bientôt, dans la cour du tribunal on apporte un homme couvert de sang. « C’est, disent ceux. qui l’accompagnent, c’est un insurgé qu’un gendarme vient de tuer faisant une barricade. » Et ils s’empressent autour du blessé. Mais quelle est leur surprise lorsque, sous ses vêtements entrouverts, ils aperçoivent la ceinture de l’agent de police ! Ce malheureux se nommait Faivre, et il ne tarda pas à rendre l’âme. Ainsi, c’était du sein des troupes qu’était parti le premier coup de feu, et c’était la police qui fournissait la première victime !

Le signal venait d’être donné. Les soldats du 7e s’élancent sur la place. Refoulés dans les rues adjacentes, les ouvriers s’y entassent en fuyant ; ceux-ci cherchent à regagner leurs quartiers ; ceux-là s’arrêtent au détour des rues pour les fermer par des barricades ; d’autres, dans l’indécision de leur colère, courent ça et là, éperdus et muets. Dans la maison où se sont réunis MM. Martin, Albert, Hugon et Sylvaincourt, un chef de section est accouru, disant « Nous ne pouvons plus retenir nos hommes. Ils s’agitent furieux ; ils veulent combattre. » Une voix s’écrie alors : « Eh bien, qu’ils descendent sur la place publique. » Au point où en étaient les choses, l’importance d’un pareil ordre était nulle. Loin d’avoir donné le signal du mouvement, le comité s’était vu emporté par lui. Mais enfin, si le pouvoir eût voulu et cru prévenir l’insurrection par l’arrestation des membres du comité, rien ne lui eût été plus facile que de les faire arrêter. Car il avait été prévenu, dès le matin, de leur réunion, il en connaissait le lieu, et le chemin était libre jusqu’à eux. Quels motifs mystérieux portèrent M. Gasparin à s’abstenir ? Faut-il croire qu’il fut retenu par la crainte de commettre un acte arbitraire, alors qu’il s’agissait d’une guerre civile à conjurer dans une ville qu’on inondait de soldats ?

Une consigne, d’ailleurs, avait été donnée qui n’indiquait pas de grands scrupules de légalité : « Feu sur quiconque paraîtra dans les rues, » avait-on dit aux soldats. Consigne terrible, qui ne fut pas générale il est vrai, qui n’exista que pour certains quartiers, mais qui là où elle fut observée, produisit d’inconcevables scènes d’épouvante et d’horreur ! Qui le croirait ? Pour que des juges et des avocats pussent sortir, même en robes, du tribunal où les avait appelés l’affaire des mutuellistes, et cela sans s’exposer à devenir victimes de l’affreuse consigne il fallut qu’un officier supérieur vînt les avertir, et qu’un ordre tout spécial protégeât leur retraite !

Déjà, en effet, Lyon était en pleine guerre civile. Stationnées sur les principaux quais, sur les principales places, et comme animées par un courant électrique, les troupes faisaient feu de toutes parts. Le canon grondait sur la place Louis-le-Grand. La mitraillade avait commencé, renversant sur le pavé hommes, femmes, enfants.

Comment résister à une attaque aussi brusque, aussi violente ? Car les communications ont été coupées par les soldats, et le plus grand nombre des sectionnaires, des ouvriers, se trouvent isolés, parqués dans leurs quartiers respectifs, sans pouvoir ni se concerter ni se réunir. Quant à ceux des insurgés auxquels est parvenu l’ordre du combat et qui sont descendus sur la place publique ils sont sans armes pour la plupart. Ils ont compté sur des dépôts de fusils : pure illusion ! Ils ont espéré que l’insurrection entraînerait l’armée : et toutes les mesures ont été prises pour que le soldat échappe au contact du citoyen ; et c’est de loin c’est à coups de canon que la révolte est combattue. Ils ont cru a une organisation ; et ils n’aperçoivent autour d’eux qu’un effroyable désordre. Ils cherchent des yeux les chefs ; et beaucoup de chefs sont absents. Alors presque tous se retirent découragés et la malédiction sur les lèvres ; les plus désespérés se décident à rester à leur poste pour y mourir, la défaite ayant précédé le combat.

Et toutefois, dans cette confusion immense, on est parvenu à former à la hâte six centres d’action, mais sans rapport entre eux : un dans les quartiers Saint-Jean, Saint-Paul et Saint-Georges ; un dans le quartier des Cordeliers ; un dans la rue Neyret et les rues adjacentes ; un dans le clos Casaty, compris entre la grande côte et la côte Saint-Sébastien ; un à la Croix-Rousse ; un autre enfin à la Guillotière.

La fusillade continuant, des engagements avaient eu lieu sur divers points. Quelques insurgés barricadent le pont du Change, et quatre compagnies envoyées de ce côté sont forcées à la retraite. Dans la rue de Saint-Pierre-le-Vieux, on tirait sur les troupes du haut d’une maison : un pétard la fait sauter. La préfecture, menacée par un petit groupe d’insurgés est dégagée rapidement, et les soldats refoulent l’insurrection jusqu’à l’entrée de la rue Mercière et du passage de l’Argue. Là, les républicains font volte face. Maîtres du passage, ils y soutiennent le choc pendant quelque temps. Mais une pièce de canon chargée à mitraille s’avance. Le coup part. Les vitraux sont criblés, les lustres réduits en poussière, les magasins enfoncés. Le passage ainsi rendu libre, les soldats s’y élancent. Au bout de la galerie, une barricade a été élevée : elle est défendue avec acharnement. Enfin les insurgés sont repoussés. Ils étaient six ! Pendant ce temps, les troupes gagnent les deux rues Mercière, et elles établissent une communication permanente entre la place Bellecour et la place des Terreaux, après avoir fait sauter une maison dans la rue de l’Hôpital, où s’allume, chassé par le vent du nord, un violent incendie.

La journée touche à sa fin. Le silence est descendu sur la ville ; silence morne et presque plus effrayant que le tumulte. Emprisonnés dans leurs maisons, les habitants des quartiers exposés au feu vivent dans une douloureuse ignorance et de ce qui les entoure et de ce qui les attend. La nuit vint : elle n’était qu’une halte dans la guerre civile.

Le lendemain, 10 avril (1834), les premières heures du jour furent assez calmes, mais, une fois commencée, la lutte devint furieuse. Quelle journée ! Les soldats occupaient les grandes lignes, ils remplissaient les forts ils couvraient presque toutes les places, ils se pressaient sur tous les ponts ; et de leurs canons, de leurs fusils, tournés vers les rues qui conduisent à l’un et l’autre fleuve, ils défendaient invinciblement au peuple l’approche de ces quais où ne régnait plus qu’une solitude funèbre et où le passage du peuple n’était plus marqué depuis la veille, que par de longues traînées de sang. L’artillerie grondait sur Lyon comme sur un champ de bataille ; les obus volaient sur divers points, lançant au hasard l’incendie.

Et ce jour là, néanmoins, l’insurrection gagna du terrain. Serpentant sur les hauteurs dont la Saône baigne le penchant, elle les couronna, et bientôt, éclatant partout à la fois, elle enveloppa la ville. Le faubourg de Vaise s’était ébranlé déjà, et des soldats disciplinaires, se soulevant, agrandissaient la révolte commencée. La caserne des Bernardines opposait son front menaçant, inébranlable, aux fortifications mouvantes dont la Croix-Rousse se hérissait de toutes parts. De son côté, la Guillotière était parcourue et tenue en haleine par des bandes d’insurgés. Le tocsin sonnait aux Cordeliers et à Saint-Nizier. Le drapeau noir flottait sur l’église de Saint-Polycarpe et sur l’hôpital des fous. Alors, ce fut un affreux spectacle. Des pétards font sauter les maisons dont les fenêtres sont garnies d’insurgés. C’est à coups de canon qu’on attaque les barricades, qu’on les renverse. Les bombes pleuvent sur le faubourg de la Guillotière ; et dans le quartier livré à leurs ravages, on voit des malheureux se hâter le long des toits, fuyant, éperdus, et la fusillade qui s’approche et leurs demeures embrasées. Au cœur de la ville, même désolation. Ici, le collége prend feu, et deux fois éteint par les écoliers, l’incendie se rallume dans le combat. Là, aux environs de l’Hôtel-de-Ville, soldats et insurgés se poursuivent à coups de fusil sur le faîte glissant des maisons. Plus loin, les deux pavillons du pont Lafayette, un moment au pouvoir de l’insurrection, vont s’écrouler sous les boulets, tandis qu’atteint par un obus, un bateau de foin descend tout en flammes du haut de la Saône et va se heurter au pont de Chazourne, dont il consume trois arches dans son passage brûlant.

Et toutefois, l’armée se montre aussi prudente qu’implacable. L’ordre a été donné aux soldats d’éviter les quartiers sinueux de ne s’avancer que pas à pas, en laissant toujours entre eux et les insurgés la longueur d’une rue et en opposant barricade à barricade ; soit qu’on voulût, comme quelques-uns l’ont pensé, faire durer le combat pour enfler le triomphe, soit que les chefs militaires se fussent exagéré la force matérielle de l’insurrection.

Dans cette dernière hypothèse, leur erreur fut profonde ; car le nombre était petit des républicains en armes ! Disséminés par petits groupes de dix, de vingt ou de trente hommes, sur une immense étendue, commandés par des chefs de passage, sans communication entre eux, sans plan arrêté, pris à l’improviste enfin, et n’ayant la plupart, pour combattre, que le sabre ou le pistolet, ils devaient puiser leur force dans leur audace, et leur audace dans la grandeur même du péril. Sur un point seulement l’insurrection occupait une position favorable c’était au centre de la ville, sur la place des Cordeliers. Les républicains s’étaient emparé de l’église, ils en avaient fait leur quartier-général, et l’environnant de barricades, ils en rendaient les approches mortelles. Rien de plus émouvant et de plus étrange que l’aspect de ce temple devenu le siége d’une révolte désespérée. Dans une des nefs, des ouvriers fabriquaient de la poudre, pendant que, rangés autour d’un grand feu, d’autres s’occupaient à fondre des balles. Une chapelle avait été transformée en ambulance. On y apportait les blessés, dont des prêtres pieux venaient adoucir ou encourager la souffrance, et qu’entourait de soins charitables une jeune fille conduite au milieu de ces scènes de deuil par le plus fort de tous les dévoûments, celui de l’amour. Là commandait un homme à la taille élevée, à l’œil noir, au visage plein d’énergie et de fierté. Son nom était Lagrange. Et jamais chef n’exerça plus souverainement son empire. Prompt à parer à tous les dangers, il courait de barricade en barricade, animait ses compagnons de la voix et du geste, posait et faisait relever les sentinelles, envoyait des renforts sur les points menacés, et couvrait d’une protection magnanime le quartier même où la guerre civile lui avait fatalement assigné son poste. Un agent de police, nommé Corteys, s’était glissé parmi les insurgés. On le découvrit, et on allait le fusiller : Lagrange s’y oppose ; et comme des paroles de soupçon retentissaient, lui, pour toute réponse, il dépasse les limites du camp, se promène tranquille devant le front des troupes, essuie une décharge qui ne l’atteint pas, et revient absous de sa générosité par son courage. Tel était l’esprit qui animait l’insurrection : Carrier et Gauthier à la Croix-Rousse, Réverchon à Vaise, Despinasse à la Guillotière, tous surent, par leur modération et leur humanité, honorer la cause qu’ils défendaient au péril de leur vie.

Cependant la lutte continue, laissant la victoire incertaine et multipliant, d’heure en heure, les désastres. Une interruption si prolongée des relations de chaque jour est venue ajouter des angoisses nouvelles à la détresse permanente du peuple ; et, dans quelques quartiers reculés, des citoyens s’en vont faisant ides quêtes et criant d’une voix lamentable : « Du pain pour les pauvres ouvriers ! » Mais ailleurs, dans le voisinage des troupes, tout est désert et si la fusillade s’arrête tout-à-coup, si l’appel lointain des cloches vient à s’interrompre, si les caissons cessent un instant de rouler sur le pavé, ce qui succède à ces bruits de destruction, c’est un silence de mort, un effroyable silence ! Pas un cri ne s’échappe du fond des maisons, fermées et muettes comme des tombeaux ; car, par toute croisée qui s’ouvre, la mort pénètre. La circulation a été interdite d’une manière absolue, mesure extrême qui fait de chaque passant un rebelle ; et quiconque franchit le seuil de sa porte devient un point de mire pour les soldats. Des femmes, des enfants, des vieillards, furent tués sans pitié au détour des rues. Un frère fut renversé par une balle sur le cadavre de son frère qu’il avait vu tomber et qu’il relevait en pleurant. Aussi l’intérieur de beaucoup de maisons présenta-t-il bientôt un spectacle presqu’aussi triste que celui du dehors. Dans les unes, le pain manquait ; dans d’autres, on tremblait pour les jours d’un père ou d’un époux absent, tué peut-être, et qu’on n’avait pas même le pouvoir d’aller chercher au milieu des victimes ; dans d’autres enfin, c’étaient des malades condamnés à gémir sans secours, ou bien des morts qui attendaient la sépulture.

La terreur était sans bornes, et, dans certains quartiers, la colère du soldat inexorable. Et même, ainsi qu’il arrive toujours, ceux-là combattaient l’insurrection avec le plus d’emportement qui, dans l’armée, avaient entretenu avec les insurgés des relations dangereuses.

Du côté de la place Sathonay, à l’entrée de la rue Saint-Marcel, une barricade avait été construite, et les soldats envoyés pour l’enlever paraissaient hésiter. Le colonel Mounier se jette en avant, tombe mort, et la barricade est franchie. Mais aussitôt la troupe monte dans des maisons qu’on vient de désigner à sa vengeance, et elle se répand de toutes parts, saisie d’une rage aveugle. Un honorable citoyen, M. Joseph Rémond, était assis paisiblement à son foyer : on le tue. Non loin de là, l’appartement de M. Baune est envahi. La veille, M. Baune s’était traîné malade par la ville ; puis, l’excès de la souffrance l’ayant ramené dans sa demeure, il y était resté enchaîné à son lit par une paralysie aiguë. Il avait auprès de lui sa femme et le plus jeune de ses enfants, quand les soldats parurent. Et, comme ils couraient l’égorger, lui, se redressant à demi et rassemblant ses forces, il s’écria : « Républicain, c’est sur la place publique que je dois être fusillé. Vous ne m’égorgerez pas devant ma femme et mon fils ! » Déjà, en effet, pour le protéger, l’officier s’avançait, le cœur attendri et l’œil humide. Mais qu’aurait pu sa voix sur des hommes que leur fureur égarait ? Heureusement, on attendait de M. Baune des révélations importantes l’ordre de le garder prisonnier arriva, et l’on se contenta de le conduire à l’hôtel-de-ville, les soldats l’accablant d’injures, et lui leur opposant des paroles hautaines ou un froid dédain.

Le sang enivre, qui l’ignore ? et il n’est pas d’atrocités auxquelles ne se puissent porter des natures incultes, partout où s’élève la vapeur du sang. Il y en eut, dans cette journée du 10 avril, d’épouvantables exemples. Sur le pont Tilsitt, des grenadiers furent vus entraînant un prisonnier qu’ils avaient résolu de précipiter dans la Saône. Mais la victime avait saisi un des meurtriers par le corps et elle le tenait étroitement embrassé. Un coup part. Le malheureux roule sur le pavé. Alors, s’éloignant de quelques pas, tous les soldats font feu à la fois sur son agonie. Ils soulèvent ensuite le cadavre, le balancent, avec des rires affreux, au-dessus du parapet, et le lancent dans l’eau. Des baliveaux qui sortaient de la rivière accrochèrent le corps, et les grenadiers continuèrent à le cribler de balles, s’en servant comme d’une cible.

Ce ne fut pas, du reste, le crime de tous que cette exécrable férocité. Il y eut des points où, retenues prisonnières par les troupes qui bivouaquaient dans les rues, des femmes d’insurgés furent traitées nonseulement avec égard, mais avec générosité, et partagèrent le pain du soldat. Un insurgé venait de tirer à bout portant sur un officier ; il le manque, se découvre la poitrine et dit : « A ton tour ! » Alors, par une admirable inspiration de générosité, « Je n’ai pas coutume de tirer de si près sur un homme sans défense, répond l’officier. Va-t-en.[2] » L’histoire des guerres civiles est pleine de pareils contrastes.

Pendant ce temps, la dévastation de Lyon suivait son cours ; l’armée foudroyait la ville comme si chaque maison eût été une forteresse occupée par des milliers d’ennemis. Or, les insurgés en armes étaient à peine trois cents, et, trop convaincus de leur impuissance, ils étaient les premiers à s’étonner de la prolongation de la lutte. Les plus ardents parmi les ouvriers étaient descendus dans l’intérieur de Lyon, attirés par le procès des mutuellistes, et ils n’avaient pu, regagnant leurs faubourgs, y donner le signal du combat ! A la Croix-Rousse, que déconcertait son isolement, M. Carrier ne commandait qu’à un fort petit nombre d’hommes. Au faubourg de Vaise, M. Reverchon avait fait de vains efforts pour rassembler les éléments d’une résistance suffisante, et s’était retiré dans l’espoir de soulever les campagnes. Dans le faubourg de la Guillotière, l’insurrection allait céder aux prières et aux larmes des habitants. Des hommes hardis étaient allés parcourir les communes voisines, y cherchant des fusils, et n’avaient pu réussir à s’en procurer, même à force d’audace. Des insurrections qui devaient éclater à Saint-Etienne, à Grenoble, à Vienne, point de nouvelles. Enfin, il n’était pas jusqu’à la modération des insurgés qui ne tournât contre eux. Si, pénétrant dans les maisons à leur merci, ils eussent exigé qu’on leur livrât des armes, on leur en eût livré : ils demandaient sans menace, et n’éprouvaient que des refus. L’insurrection, d’ailleurs, flottait au gré du hasard, la direction ayant échappé aux mains de ceux qui étaient naturellement appelés à en supporter le fardeau, et la dispersion du comité des Droits de l’Homme étant complète ; car MM. Hugon, Martin et Sylvaincourt s’étaient trouvés, dès l’origine, éloignés des divers centres d’action, et M. Baune attendait dans les cachots de l’hôtel-de-ville ce qu’il plairait à ses ennemis de décider de son sort. Quant à M. Albert séparé des siens lui aussi, et trop connu pour se montrer à Lyon impunément, il avait d’abord cherché refuge chez un de ses amis, dans la maison même que M. Chégaray habitait ; puis, déguisé en prêtre, et des pistolets sous sa robe d’emprunt, il s’était risqué dans la ville, poussé par une inquiétude hélas ! trop légitime.

Ainsi, pour éteindre l’insurrection, le soir du 10 avril, il suffisait en quelque sorte de souffler sur elle. Et cependant, chose remarquable ! l’autorité militaire mit en délibération et résolut l’évacuation de la cité. Mais l’autorité civile connaissait trop bien par ses agents le secret de la situation, pour ne pas faire révoquer l’ordre, déjà donné, de la retraite ; et il fut décidé que l’armée continuerait à camper dans les ruines sanglantes qu’elle venait de faire.

Pour la seconde fois depuis le commencement des troubles, la nuit venait de suspendre les hostilités. Le temps était triste et chargé de neige. Autour de grands feux, les soldats veillaient, la flamme éclairant de ses reflets leurs regards empreints de défiance et leurs visages pâlis parla fatigue. On voyait çà et là, couchés sur la paille et bivouaquant aussi, des enfants et des femmes qu’on avait arrêtés au passage, prisonniers dont tout le crime était d’avoir dépassé le seuil de leurs demeures. Lyon était plongé dans un silence sans repos et qu’interrompaient seulement, d’intervalle en intervalle, quelques coups de fusil tirés dans le lointain. Tout-à-coup, parmi les troupes postées dans le quartier Saint-Jean, le bruit circule qu’on va passer de l’autre côté de la Saône, et que les chefs jugent indispensable la concentration de leurs forces. Le quartier Saint-Jean était habité par plusieurs fonctionnaires, et, entr’autres, par M. Duplan, homme modéré, qui, dans l’exercice d’un ministère rigoureux, avait su s’attirer jusqu’à l’estime de ses adversaires, et qui, à cause de cela sans doute n’avait pas été initié aussi complètement que M. Chégaray, son inférieur, aux instructions mystérieuses reçues de Paris. Averti, pendant la nuit, qu’on allait abandonner le quartier Saint-Jean et que l’heure était venue de se mettre en sûreté il courut à la préfecture, moins effrayé que surpris. Il y trouve, étendu tout habillé sur un matelas, le général Buchet, et lui témoigne son étonnement. Quel irréparable échec avaient donc éprouvé les troupes, qu’il fallût sitôt les concentrer entre les deux fleuves, et laisser en proie à l’insurrection la rive occidentale de la Saône ? Pourquoi encourager les insurgés de Saint-Just et de Saint-Georges par ce mouvement de recul ? Eh quoi ! n’y avait-il aucun danger à permettre aux factieux de s’emparer de la cathédrale, de s’y fortifier, de la transformer en citadelle ? Une fois qu’ils y seraient établis, emploierait-on l’artillerie pour les en chasser, et ruinerait-on de fond en comble ce magnifique monument de l’art catholique ? M. Duplan insistait particulièrement sur la nécessité de sauver les archives du tribunal. Il demande enfin à être introduit auprès de M. Aymar. Mais le général Buchet : « Je vais le trouver et lui faire part de vos observations. Attendez-moi. » Quelques instants après, le général reparut. L’ordre était révoqué.

On a dit, — et c’est moins contre le lieutenant-général Aymar que contre M. Gasparin que l’inculpation a été dirigée, — on a dit que, pour ajouter à l’importance de sa victoire, le pouvoir avait prolongé volontairement le combat ; que, dans ce but, il avait renoncé à des positions qui n’étaient point menacées ; que, résolu à terrifier Lyon et la France, il n’avait point empêché, le pouvant, des calamités superflues ; que c’était pour rendre les républicains odieux aux propriétaires, qu’il avait déclaré la guerre aux maisons, abusé de l’incendie, imposé aux soldats une prudence féconde en désastres, et donné aux moyens de défense les proportions de sa haine plutôt que celles du péril. Quelque invraisemblables que soient, par leur gravité même, de pareilles accusations, qu’il n’est presque jamais possible d’appuyer sur une démonstration officielle, les faits, on doit le reconnaître, ne sont pas de nature à les démentir. Il est certain que la Croix-Rousse eût été bien plus promptement apaisée, sans les excitations perfides d’un nommé Picot, fourbe qui se cherchait des complices pour les aller trahir et dont l’impunité fit scandale. Il est également certain que, dans la caserne du Bon-Pasteur, abandonnée par les troupes sans aucun motif apparent, les insurgés trouvèrent une cinquantaine de fusils, dont il semblait qu’on leur eut ménage la conquête. Mais quoi ! dans la nuit du 10 au 11, le fort Saint-Irénée, que l’insurrection ne menaçait pas, fut évacué comme l’avait été, dans la journée, la caserne du Bon-Pasteur, et l’on y laissa deux pièces de canon si mal enclouées, que, le lendemain, les insurgés purent, après un travail de quelques minutes, les transporter à Fourvières, d’où ils se mirent à tirer sur la place Bellecour… avec des morceaux de fer et de la poudre séchée au soleil !

Quoi qu’il en soit, la lutte s’était ranimée le 11 avec les mêmes circonstances et le même caractère. Mais le 12, il devint tout-à-fait manifeste que, pour dominer la ville, l’armée n’avait plus qu’à le vouloir. Alors seulement, on se décide à un vigoureux effort ; et tandis qu’on occupe la Guillotière, qui n’était pas défendue, le faubourg de Vaise, qui ne l’était guère davantage, est impétueusement envahi. Là furent commis des actes de barbarie dont notre plume hésite à retracer l’image. Un coup de fusil ayant été tiré, rue Projetée, devant la maison du cabaretier Chagner, les soldats s’élancent dans cette maison, décidés à faire main-basse sur tous ceux qui l’habitent. Un vieillard de 74 ans, nommé Meunier, était au lit ; on lui tire dessus, et de si près, que le feu prend aux couvertures ; il respirait encore, on l’achève d’un coup de hache. Claude Combe qui veillait au chevet de son frère mourant, est traîné dans la rue et fusillé. Jean Claude Passinge, précipité par la fenêtre, est assommé sur le pavé à coups de crosse. Les soldats égorgent Prost et Lauvergnat, après les avoir liés dos à dos, en souvenir sans doute des hideux mariages d’une autre époque. Un homme paisible, nommé Dieudonné, fut trouvé dans sa chambre, tenant dans ses bras son fils âgé de cinq ans. A l’aspect des soldats furieux, le pauvre enfant criait : « Ne tuez point papa ! » Mais le père, violemment séparé de son fils, est poussé au pied de l’escalier. L’officier donnant le signal du meurtre : « Laissez, lui dit un soldat, laissez cet homme pour élever son enfant. » Il achevait à peine, que déjà l’officier avait plongé son épée dans la poitrine du malheureux père de famille. Abrégeons, abrégeons cette énumération lamentable, et n’épuisons pas le courage qu’il nous faut pour parcourir la route sanglante qui commence à Lyon dans le faubourg de Vaise et doit finir à Paris dans la rue Transnonain. Seize victimes innocentes faites dans 1 espace de quelques minutes, seize assassinats, tels furent les effets de la direction imprimée au mouvement répressif.

Il ne restait plus qu’a emporter le quartier des Cordeliers. Deux compagnies, soutenues par du canon, attaquent les barricades, et, après une lutte acharnée, les enlèvent. Les insurgés occupaient encore l’église des Cordeliers : les portes s’ébranlent, elles sont enfoncées… Quel spectacle ! un sergent, noir de poudre, est là qui anime les siens au carnage et commande le feu. Une décharge terrible fait résonner ces voûtes accoutumées au bruit des cantiques pieux. C’est en vain que des prêtres, ministres d’un Dieu de miséricorde, demandent grâce pour les vaincus ; il n’y a pas de pitié dans les guerres civiles. Parmi les insurgés, ceux-ci s’abritent derrière les colonnes, ceux-là s’enfoncent dans l’ombre des chapelles latérales ; d’autres font monter vers le ciel des hymnes de liberté, des chants lugubres, et semblent vouloir se bercer dans les bras de la mort. Il y en eut un qui, debout sur les marches les plus élevées de l’autel, les bras croisés sur sa poitrine, le visage rayonnant et le regard plein d’un amer délire, s’écria : « Voici le moment de mourir pour la patrie ! » L’âme de ce jeune homme avait déjà pris son vol éternel, quand, percé de coups, son corps tomba au pied de l’autel du sacrifice. Bientôt, des flaques de sang couvrirent les dalles du temple, et l’on y compta onze cadavres.

Le jour suivant, les derniers débris de l’insurrection disparurent des hauteurs, et une proclamation en informa les habitants. La ville de Lyon était pacifiée !

Ainsi, le faubourg de Vaise venait d’avoir ses journées de septembre ! Que dis-je ? l’horreur venait presque d’en être surpassée ; car enfin, lorsqu’au mois de septembre l’ordre fut donné de massacrer les prisonniers, Paris entendait gronder à ses portes le canon des envahisseurs de la France, Paris se croyait perdu s’il ne se compromettait sans retour, Paris était fou de désespoir, et des voix puissantes avaient fait retentir à son oreille ces mots qui contiennent toutes les vertus et tous les excès : « La patrie est en danger ! » Mais ici quel pouvait être, — je ne dis pas l’excuse, il n’en est point pour de tels forfaits, — quel pouvait être le prétexte de tant de lâches assassinats ? Est-ce que l’insurrection, dans le faubourg de Vaise, n’était pas domptée ? Est-ce que le danger n’était pas évanoui ? Est-ce que la mesure des maux n’avait pas été comblée ? Est-ce qu’il était possible de faire croire, même aux plus fanatiques, que, pour illustrer le triomphe, pour le féconder, on avait eu besoin de tout ce sang innocent ? Ah ! sans doute, ce n’était pas des autorités, soit civile, soit militaire, qu’émanait l’ordre de le répandre. Mais pourquoi l’autorité, avertie depuis par la clameur publique, se montra-t-elle immobile, muette et comme indifférente ? Pourquoi ne mitelle pas au nombre de ses devoirs les plus sacrés celui de commander une enquête ? Heureusement, Dieu n’a pas permis que des événements aussi horribles fussent dérobés au jugement de l’histoire. Des certificats ont été dressés avec un soin scrupuleux, ils ont été légalisés, et ils forment un réquisitoire impérissable[3].

Pour ce qui est des insurgés, il est une justice que ne sauraient leur refuser même les passions de leurs ennemis : c’est qu’ils furent tous d’une modération et d’une générosité rares, couvrant d’un égal respect les personnes et les propriétés, protégeant les faibles, épargnant la vie des vaincus, et se gardant bien de mettre la dévastation au nombre de leurs moyens de défense ou d’attaque. Au moment d’incendier la caserne des Minimes, ils s’en abstinrent, un habitant leur ayant dit, ce qui était faux d’ailleurs, qu’ils allaient détruire une propriété particulière. Les représentants du pouvoir, on l’a vu, ne s’étaient pas laissé arrêter par des scrupules de ce genre !

Aussi, le sang qui rougissait les pavés de Lyon n’était pas encore lavé, que déjà la propriété y demandait à grands cris l’indemnité de ses pertes. Des commissaires furent nommés, et, à l’appui des réclamations qu’ils devaient soumettre au gouvernement, on rédigea une note dont les lignes suivantes feront connaître l’esprit : « Le gouvernement ne voudra pas que le triomphe de l’ordre coûte des larmes et des regrets. Il sait que le temps, qui efface insensiblement la douleur que causent les pertes personnelles les plus chères, est impuissant à faire oublier les pertes de fortune, les dévastations matérielles. » Voilà ce qu’était devenue la classe la plus importante de la société, sur une terre de chevaliers et de poètes !

Du reste, il était constaté, dans la note, que la garde nationale, à Lyon, se trouvant dissoute, la ville avait été placée, pour sa défense, sous une juridiction purement militaire ; que l’isolement des citoyens y avait été complet, et la circulation rigoureusement interdite ; qu’il avait été défendu, sous peine de mort, aux habitants, d’entr’ouvrir leurs portes ou leurs fenêtres ; qu’en un mot, la garnison avait suppléé à sa force numérique par la dévastation et l’incendie.

Pendant que le mouvement de Lyon s’éteignait, une insurrection militaire se préparait à Lunéville. Enlever les trois régiments de cuirassiers en garnison dans cette ville, courir le sabre à la main sur Nancy et sur Metz, y soulever le peuple au cri de vive la république ! et pousser droit à Paris en faisant rouler devant soi le flot sans cesse grossissant des populations et des troupes révoltées, tel était le dessein qu’avaient formé les sous-officiers Thomas, Bernard, Tricotel, de Regnier, Lapotaire, Birth, Caillé, Stiller, tous hommes de résolution et de courage. Le 12 avril (1834), jour où la guerre civile brûlait à Lyon ses dernières amorces, tout était disposé, à Lunéville, pour l’exécution du complot. Les sous-officiers correspondaient avec Epinal ; ils avaient des intelligences dans Nancy ; le comité des Droits de l’Homme était prévenu de leurs projets ; et Thomas avait usé avec succès de l’influence que lui assurait sur les soldats l’étendue et la fermeté de son esprit, enflammant les uns de sa colère, ouvrant aux autres la perspective d’un avenir plein d’éclat, semant autour de lui l’enthousiasme républicain, parlant à tous enfin de patrie de gloire et de liberté. Mais il était difficile que rien ne transpirât d’un pareil secret, et il paraît que, depuis quelque temps, la trace du complot était suivie. Le 15, Guary, ex-maréchal-des-logis au 7e de dragons, est inopinément arrêté à Epinal. Des révélations importantes lui sont arrachées. L’autorité militaire, à Lunéville, en reçoit avis, et Thomas se voit mandé chez le général Gusler. On connaissait sa fermeté, son ascendant sur ses camarades, et l’on doutait de la fidélité des régiments. On se contenta donc d’adresser à celui qu’on aurait pu faire arrêter comme conspirateur, des représentations dont on eut soin d’adoucir la sévérité. Thomas répondit sans faiblesse, sans imprudence. Mais son parti était pris. Convaincu sans doute que tant de ménagements cachaient un piège, et qu’on n’attendait, pour sévir, qu’une occasion moins défavorable, il résolut de précipiter le dénoûment. Le 6 au matin, le National et la Tribune ayant apporté à Lunéville la nouvelle erronée que la garnison de Béfort venait de proclamer la république, Thomas, Bernard et Tricotel se réunissent. On décide qu’il faut agir ; et Tricotel, en tenue de casque et sabre, part sur-le-champ pour Nancy, où Stiller, son camarade, doit le mettre en rapport avec un des principaux chefs du parti républicain. Aussitôt, un mouvement inaccoutumé agite les quartiers des trois régiments ; le bruit se répand qu’on va se diriger sur Paris. Avertis de se tenir prêts à monter à cheval, les soldats font leurs porte-manteaux, placent les selles sur les lits, s’approvisionnent d’eau-de-vie et achètent des pierres à feu. Déjà les conspirateurs ne se cachent plus de leur dessein. Rencontrant un cuirassier occupé à nettoyer la poignée de son sabre : « Mieux vaut, lui dit de Régnier, en aiguiser la lame. » En même temps, par les soins de Thomas et de Bernard, tous les sous-officiers ont été invités à se rendre au Champ-de-Mars, après l’appel. À huit heures du soir, maréchaux-des-logis-chefs, maréchaux-des-logis, fourriers, s’acheminaient mystérieusement vers le rendez-vous convenu, marchant dans les rues par groupes de trois ou quatre. Bientôt, dans une grande carrière de sable située à l’extrémité du Champ-de-Mars, ils se trouvèrent réunis au nombre d’environ quatre-vingts. Thomas les ut ranger par régiments, et prenant la parole, il leur exposa les motifs du complot, le plan qu’il fallait suivre, les ressources dont on disposait, les chances de succès, la nécessité d’agir avec audace et promptitude. Vivement soutenue par Bernard, cette allocution excite dans l’assemblée un sombre enthousiasme. Le 10e régiment paraissant hésiter : « Nous mettrons le feu au quartier du 10e, » crie une voix. Le sort en est jeté. On se sépare, en disant : À minuit !

Mais quelle est la surprise des sous-officiers, lorsqu’en rentrant dans leurs quartiers, ils aperçoivent les officiers en armes et des piquets qui, de toutes parts, se rassemblent, commandés par des capitaines. Plus de doute on est trahi. Un traître, en effet, était allé raconter au général Gusler la scène du Champ-de-Mars, et les sous-officiers venaient d’être devancés. Plusieurs furent arrêtés et dirigés sur Nancy avec escorte de gendarmerie. Au moment où ils passaient devant le quartier du 4e régiment : « À cheval, s’écria le maréchal-des-logis Lapotaire. Laisserons-nous enlever nos camarades ? » Mais l’occasion était perdue, perdue sans retour. Cinquante cuirassiers, qui avaient pris la route de Nancy pour délivrer Bernard, se laissèrent ramener à Lunéville, et l’insurrection y fut de la sorte étouffée dans son berceau.

Nous passerons rapidement sur les agitations qui, dans diverses parties de la France, furent comme le contre-coup de la secousse immense imprimée au peuple de Lyon. Elles ne servirent qu’à montrer combien était encore incomplète l’organisation du parti républicain, et jusqu’à quel point le gouvernement l’avait gagné de vitesse. Des promenades menaçantes, des clameurs, des attroupements tumultueux, des sentinelles désarmées, de fausses nouvelles répandues, c’est à cela que se réduisirent les troubles de Saint-Étienne, de Grenoble, de Clermont-Ferrand, de Vienne, de Châlons-sur-Saône, de Marseille. Dans le département des Pyrénées-Orientales, un soulèvement terrible fut à la veille d’éclater et aurait éclaté certainement si la tempête qui grondait partout s’était moins promptement dissipée. Il y eut aussi quelque chose de fort alarmant pour le pouvoir dans l’attitude d’Arbois. Maîtres de la ville, les républicains se disposaient déjà à en défendre vigoureusement les approches, et leur résistance aurait eu des suites redoutables, pour peu qu’elle eût été soutenue. il n’en fut rien, et le mouvement tomba de lui-même.

Il est temps de dire quelle était, au milieu de cet ébranlement universel, la situation de Paris. Suivant une vieille et déplorable habitude de mauvaise foi, chaque parti avait donné aux événements de Lyon, avant qu’on en connût l’issue, la couleur de ses espérances ou de ses craintes ; et tandis que les ennemis du pouvoir exagéraient la gravité du péril pour encourager les esprits à la révolte, le Moniteur, renchérissant sur les plus grossiers mensonges, le Moniteur osait, dans son numéro du 12, publier ce qui suit : « A quatre heures, mercredi » (mercredi, c’était le 9), « l’action était finie. Quelques coups de fusil retentissaient çà et là dans les petites rues du centre de la ville. Les troupes étaient au repos. »

Mais ce jour-là 12 avril (1834), M. Thiers courut démentira à la tribune les triomphantes assertions de la feuille officielle, et, soit imprudence, soit calcul, il s’écria que le lieutenant-général Aymar occupait à Lyon une position inexpugnable, ce qui supposait que l’insurrection avait l’offensive. Si le mot fut dit pour épouvanter la classe bourgeoise et l’associer par la peur aux mesures sinistres qu’on méditait, il eut un succès incontestable. Jamais assemblée n’avait éprouvé un tel saisissement. Les efforts même de M. Thiers pour atténuer l’impression produite, ne firent, selon l’usage, que la rendre plus profonde. On s’interrogeait du regard ; on échangeait de mutuelles angoisses : c’était Catilina aux portes de Rome.

Bientôt le mot fatal vole au dehors de bouche en bouche, et quelques membres du comité des Droits de l’Homme apprennent de M. Marchais le résultat de la séance. L’hésitation leur était-elle permise ? Ne s’étaient-ils pas engagés à venir en aide aux Lyonnais par une diversion énergique ? Et devaient-ils s’abstenir, alors qu’un concours inexorable de circonstances les sollicitait, les poussait à tenter la fortune des armes ? Ils ne pensèrent pas qu’il fût de leur honneur de reculer. Une proclamation est rédigée à la hâte. Mais en supprimant avec violence la Tribune, M. Thiers venait d’anéantir le Moniteur de l’insurrection ; un arrêté brutal dépouillait de son brevet d’imprimeur M. Mie, déjà éprouvé par de courageux sacrifices à la cause républicaine ; M. Marrast était forcé de se soustraire à un mandat d’arrêt lancé contre lui ; et, dans Paris, pas un imprimeur qui ne fût glacé d’effroi. ! I fallut porter la proclamation au National ; et elle y eut paru le lendemain, si Armand Carrel eût moins écouté les défiances qu’avaient toujours nourries son âme aussi incertaine qu’héroïque. De sorte qu’on touchait à une crise, et la pensée insurrectionnelle manquait d’organe dans un pays où il n’est donné qu’à la presse de déchaîner les révolutions qui réussissent !

Autre cause d’impuissance pour le parti républicain : la direction de la Société des Droits de l’Homme avait un caractère public, et c’était là, nous l’avons dit, un vice capital, à la veille d’un combat. Il est vrai que, dans la prévision du sort qui menaçait les chefs, on avait eu soin d’établir un comité secret ; mais son action eût-elle été mieux déterminée, son importance n’était pas suffisamment reconnue. Il arriva donc que, pour frapper l’insurrection à la tête, le gouvernement n’eut qu’à faire opérer à propos un certain nombre d’arrestations. Or, la témérité de ses ennemis servant sa politique, il atteignit presque tous ceux qu’il lui importait d’atteindre.

Cependant, l’ordre a été donné à plusieurs sectionnaires de descendre sur la place publique, d’y rester un instant dans une attitude prudente, puis de disparaître. Il ne s’agit pas, leur a-t-on dit, de commencer l’attaque ; il s’agit de répandre dans l’air une agitation qui indique quelles sont les dispositions du peuple. Cet ordre fut mal compris ou mal exécuté. Le dimanche 13, dans les rues Beaubourg, Geoffroy-Langevin, Aubry-le-Boucher, aux Ours, Maubuée, Transnonain, Grenier-Saint-Lazare, des barricades furent construites par une poignée d’hommes exaltés, dont il paraît certain que des agents de police aiguillonnaient perfidement l’ardeur[4].

Du reste, partout le bruit et l’appareil des armes, le monotone retentissement du rappel, les promenades circonspectes des patrouilles, et les cavaliers courant par la ville, porteurs de messages redoutés. Car le gouvernement avait cru devoir déployer toutes ses ressources ; et c’était avec une armée de près de 40, 000 mille hommes ; c’était avec le secours de la garde, nationale de la banlieue convoquée, c’était avec 56 pièces de canon braquées dans différents quartiers, que les généraux Tourton, Bugeaud, Rumigny et de Lascours, se disposaient à soutenir le combat.

L’attaque commença vers sept heures du soir, et avec elle le deuil de plus d’une famille ! Un officier d’état-major de la garde nationale, M. Baillot fils, portait des ordres à la mairie du 12e arrondissement, et quatre chasseurs l’accompagnaient : une balle le blessa mortellement. M. Chapuis, colonel de la 4e légion, fut atteint au bras d’une grave blessure. Des soldats, des insurgés tombèrent pour ne plus se relever ; toutefois la lutte fut courte. A neuf heures, le feu s’éteignait, et l’on remettait au jour suivant la prise, désormais inévitable, des barricades qui coupaient encore les rues Transnonain, Beaubourg et Montmorency.

Ajouterons-nous qu’en ce moment le comité des Droits de l’Homme n’existait plus de fait ; que, victimes d’une violation de domicile inattendue, la plupart des chefs expiaient déjà dans les cachots leur trop aveugle confiance ; que l’ordre du combat donné par ceux qui restaient libres ne put parvenir aux sections, les commissaires d’arrondissement qui devaient le transmettre se trouvant ou arrêtés ou djspersés ? Ainsi, grâce aux malentendus, au défaut de discipline, à la suppression de la Tribune, à l’indécision du National, à l’ardeur inconsidérée de quelques-uns, à l’audace exagérée qui en livra d’autres aux coups d’un arbitraire bien facile à prévoir, et grâce aussi à des manœuvres de police soutenues par de vraies mesures dictatoriales, une immense force s’était évanouie en un clin-d’œil, et il était devenu impossible même de rassembler dans un commun effort les membres de cette Société des Droits de l’Homme qui avait cru porter et avait en effet porté une révolution dans ses flancs !

On devine la suite. Le pouvoir vainquit aisément une armée absente du champ de bataille. Le 14, dans la matinée, il eut la gloire de faire balayer en courant l’inutile amas de pierres qui obstruait quelques rues de la capitale. Et plut à Dieu que rien n’eût souillé l’ivresse de ce facile triomphe ! Mais non : il était dit que la maison n°12 de la rue Transnonain serait le théâtre de scènes plus abominables encore que celles du faubourg de Vaise ; il était dit qu’au 19e siècle, en plein Paris, au centre d’une ville qu’on nomme la capitale du monde civilisé, le rétablissement de l’ordre irait se perdre dans les horreurs d’une guerre de sauvages, et fournirait matière à une besogne d’assassins !

Le lecteur aura-t-il le courage de lire jusqu’au bout des détails que nous avons à peine ici la force de transcrire, nous à qui le devoir en est si rigoureusement imposé ? Les faits relatifs au massacre qui eut lieu dans la rue Transnonain, le quatorze avril mil huit cent trente-quatre, ces faits ont été recueillis par M. Charles Breffort, frère d’une des victimes ; ils ont été consignés dans un mémoire que M. Ledru-Rollin a revêtu de l’autorité de son nom, et qui n’est pas assez connu ; ils ont provoqué une enquête ; ils ont donné lieu à une instruction judiciaire voici quelques pages extraites de ce dossier sanglant : « Mme d’Aubigny. – A cinq heures la troupe est arrivée par la rue de Montmorency ; elle a fait un feu nourri et s’est emparé de la barricade.

Peu après, un autre peloton de voltigeurs est survenu par la rue Transnonain, sapeurs en avant ; ils cherchaient, mais vainement, à briser la porte de notre maison, dont la solidité est extrême.

C’est la ligne s’est-on écrié dans la maison ; ah ! voilà nos libérateurs, nous sommes sauvés !

M. Guitard, mon mari et moi, nous descendons en toute hâte pour ouvrir. Plus leste que ces deux messieurs, je me jette à la loge de la portière, je tire le cordon, la porte s’ouvre. Les soldats se précipitent dans l’allée, font un demi tour à droite, frappent mon mari et M. Guitard, au moment où ceux-ci arrivaient à la dernière marche de l’escalier. Ils tombent sous une grêle de balles. L’explosion est telle, que les vitres de la loge, d’où je n’avais pas eu le temps de sortir, volent en éclats. J’eus alors un instant de vertige ; il ne me quitta que pour me laisser voir le corps inanimé de mon mari étendu près de celui de M. Guitard, dont la tête était presque séparée du cou par les nombreux coups de fusils qui l’avaient atteint. Rapides comme la foudre, des soldats, un officier en tête, franchissent le second étage. Une première porte pleine, à deux battants, a cédé à leurs efforts, une porte vitrée résiste encore. Un vieillard se présente, qui l’ouvre : c’est M. Breffort père. « Nous sommes, dit-il à l’officier, des gens tranquilles, sans armes ; ne nous assassinez pas. » Ces paroles expirent sur ses lèvres ; il est percé de trois coups de baïonnettes ; il pousse des cris. « Gredin, dit l’officier, si tu ne te tais pas, je te fais achever. » Annette Besson s’élance d’une pièce voisine pour voler à son secours. Un soldat fait volte-face vers elle, lui plonge sa baïonnette au-dessous de la mâchoire, et, dans cette position, lui lâche un coup de fusil dont l’explosion lance des fragments de la tête jusqu’aux parois du mur. Un jeune homme, Henri Larivière, ta suivait. Il est tiré de si près, lui, que le feu prend à ses vêtements, que le plomb pénètre jusqu’à une grande profondeur dans le poumon. Il n’est cependant que blessé mortellement alors un coup de baïonnette divise transversalement la peau du front et montre le crâne à découvert : alors aussi il est frappé en vingt places différentes. Et déjà la pièce n’était plus qu’une marre de sang ; et M. Breffort père, qui, malgré ses blessures, avait eu la force de se réfugier dans une alcôve, était poursuivi par des soldats ; et Mme Bonneville, le couvrant de son corps, les pieds dans ce sang, les mains vers le ciel, leur criait : « Toute ma famille est étendue à mes pieds ; il n’y a plus personne à tuer, il n’y a plus que moi ! » et cinq coups de baïonnette perçaient ses mains. Au quatrième, les soldats qui venaient de tuer M. Lepère et M. Robiquet disaient à leurs femmes : « Mes pauvres petites femmes, vous êtes bien à plaindre ainsi que vos maris. Mais nous sommes commandés, nous sommes forcés d’obéir aux ordres, nous sommes aussi malheureux que vous. » Annette Vaché. – A dix heures et demie du soir, Louis Breffort revint près de moi se coucher. Notre nuit fut agitée. A cinq heures du matin, M. de Larivière, qui avait passé la nuit au deuxième, chez M. Breffort père, monta nous souhaiter le bonjour ; il nous dit qu’il avait très mal dormi, et qu’il avait entendu crier toute la nuit. Une voix appela Louis d’en bas c’était son père. M. de Larivière descendit dire qu’il allait venir. Louis était en train de s’habiller ; j’étais à peine vêtue moi-même, quand, entendant un grand bruit dans l’escalier, la curiosité m’attira jusqu’au quatrième. « Où vas-tu ? » me crient des soldats. Frappée de stupeur, je ne réponds pas : « Ouvre ton châle. » J’ouvre mon châle ; on tire un coup de fusil sur moi, on me manque. Arrête ! me crie-t-on encore, et on tire un second coup de fusil sur moi ; je pousse un cri perçant, et arrive avec peine jusqu’à la porte de Louis. « Es-tu blessée ? me dit-il en la fermant sur moi. – Je ne crois pas ; ils m’ont tirée de si près qu’ils ne m’auraient pas manquée ; je pense qu’il n’y a pas de balles dans leurs fusils, qu’il n’y a que de la poudre. — Comment, pas de balles ! mais ton châle en est percé en plusieurs endroits.— Ah mon Dieu ! ils vont nous tuer. Louis, Louis ! cachons-nous. Tiens, tiens, essayons de monter sur le toit : nous nous aiderons l’un l’autre. Noa, dit Louis, on ne tue pas le monde comme ça ; je vais leur parler. Déjà les soldats frappaient dans la porte. Louis la leur ouvre. « Messieurs, s’écrie-t-il, que voulez-vous ? Ne nous tuez pas : je suis avec ma femme, nous venons de nous lever. Faites perquisition, vous verrez que je ne suis point un malfaiteur. » Un soldat l’ajuste. Louis tombe de son haut la face contre terre, il pousse un long cri ! « Ah !… » Le soldat lui donne deux ou trois coups de crosse sur la tête, du pied le retourne sur le dos pour s’assurer qu’il était bien mort. Je me jette sur le corps de mon amant. « Louis, Louis ! Ah ! si tu m’entends !… Un soldat me renverse sur le carreau. Quand je me relevai, les soldats avaient disparu. Je prêtai l’oreille j’entendis de nouveaux pas, on revenait dans la chambre. J’eus peur, je me fourrai sous les matelas. « Est-ce qu’il n’y a plus personne à tuer ici ? disait une voix. Cherche donc sous les matelas. Non, répondait une autre, je viens d’examiner ; il n’y en avait qu’un, tu le sais, va, il est bien mort. Mme Hu. Dès la veille, nous avions été jusqu’à seize personnes, hommes et femmes, dans le cabinet occupé par Mme Bouton. Nous nous y étions retirés dès que les insurgés menacèrent d’envahir la maison, car eux seuls nous inquiétaient. Nous ne pensions guère à avoir à redouter quelque chose de la troupe. Nous étions absolument les uns sur les autres. M. Bouton nous avait tant de fois parlé de ses campagnes, des dangers qu’il avait courus, que nous nous croyions plus en sûreté vers lui ; cela était si naturel !… Nous étions encore treize, quand les troupes cherchent à briser la porte. À ce moment, nous n’avions plus de sang dans les veines. Mme Godefroy était le plus près de la porte. Elle tenait un enfant de quinze mois sur ses bras ; après elle venait M. Hû, mon mari, portant également notre enfant dans les siens. Mme Godefroy ne voulait pas ouvrir. « Ouvrez, ouvrez, dit mon mari, que ces messieurs voient (il présente un enfant en avant) nous sommes, vous le voyez, avec notre famille, mes amis, mes frères ! Nous sommes ici tous pères et mères pacifiques. J’ai un frère qui est soldat aussi sous les drapeaux en Alger. » Mme Godefroy, est poussée dans le corridor. M. Hû, frappé à « mort, tombe avec son fils sur le côté droit. L’enfant a le bras fracassé d’une balle. Une inspiration de mère, ajouta Mme Hû, me le fit arracher des bras de mon mari, et en me jetant en arrière, je tombai évanouie dans un grillage placé derrière moi. À ce moment, mon mari, déjà à terre, est frappé dans le dos de vingt-deux coups de fusils et de baïonnette. On peut encore voir ses vêtements, ils sont tellement déchirés qu’ils ne présentent plus que des lambeaux raidis par le sang. M. Thierry est tué ; Loisillon, fils de la portière, succombe sous les coups. Plusieurs personnes tombent blessées. Loisillon pousse un cri d’agonie. « Ah ! gredin, tu n’es pas encore fini ! disent les soldats. Ils se baissent et l’achèvent. C’est alors qu’ils aperçoivent M. Bouton, accroupi sous une table. Comme ils n’avaient plus de fusils chargés, ils le lardent à coups de baïonnette. Le train était tel que je crois encore l’entendre. Ensuite, il est entré d’autres soldats qui ont tiré sur lui. »

Hâtons-nous de dire que, parmi les soldats employés à cette œuvre sans nom, il y en eut qui, par les plus nobles inspirations de la générosité aux abois, s’étudièrent à déjouer la barbarie de leurs camarades. Quant aux égorgeurs, qu’ils aient agi par ordre, et dans l’intime conviction que d’une croisée de la maison n°12 on avait tiré sur eux, c’est ce qu’ont prouvé de nombreux témoignages c’est ce qu’il serait affreux d’être obligé de mettre en doute, c’est ce que nous voulons croire et croyons profondément ; mais, pour châtier une agression dont on ignore l’auteur, entasser au hasard meurtre sur meurtre, confondre dans une même immolation l’innocent et le coupable, courir sus à des femmes et à des enfants et à des vieillards, supprimer le juge au profit du bourreau, et, là où dans les guerres les plus impies on n’ose faire que des prisonniers, faire des victimes… Ah ! … je sens que l’indignation prend le dessus, et il faut s’arrêter. Temps malheureux, auquel on ne peut se reporter sans avoir à refouler avec effort l’amertume intérieure qui déborde, et dont l’historien ne saurait retracer gravement le souvenir qu’en étouffant, pour ainsi dire, à deux mains toutes les révoltes de son cœur !

Le 14 avril (1834), le carnage de la rue Transnonain fumant encore, les dignitaires du royaume allèrent féliciter le roi, et M. Guizot parut à la tribune pour insulter, de là, des ennemis abattus. Le 15, M. Persil, garde des sceaux, présenta au vote de la Chambre des députés une loi draconnienne contre les détenteurs d’armes de guerre. Le même jour, une ordonnance, qui violait la Charte, transforma la Chambre des pairs en Cour de justice ; et quatorze millions de crédits extraordinaires furent demandés pour maintenir l’effectif de l’armée à 360, 000 hommes et 65, 000 chevaux. Demande étrange assurément ! Un pouvoir qui se disait si fermement appuyé sur les intérêts et la volonté du peuple avait-il besoin de tant de soldats pour le contenir ? Mais les ministres se pressaient de mettre à profit l’étourdissement public. Affectant des terreurs que ne justifiait plus le danger, ils entouraient la royauté du mensonge de leur sollicitude, l’entretenaient dans le désir d’usurper la dictature, et lui donnaient, le cas échéant, la nation à fouler aux pieds.

L’impulsion une fois imprimée, la réaction devint furieuse, par les empressements même de la bassesse. Dans l’entraînement du succès et de leurs passions, les vainqueurs avaient résolu de lier à l’idée d’un vaste complot tous les mouvements enfantés par le mois d’avril. Faute immense, et qui mettait parfaitement en relief la médiocrité des hommes placés à la tête des affaires ! Car, en réunissant devant la Chambre des pairs constituée en Cour de justice, pour les faire juger solennellement, tant d’ennemis qui, disséminés dans les divers tribunaux du royaume, pouvaient être détruits à petit bruit, on leur donnait une importance sans égale ; et, des cendres de la guerre civile, remuées d’une main imprudente on s’exposait à faire sortir des calamités nouvelles. Mais, la colère conseille mal ceux qu’elle possède. On entassa donc poursuites sur poursuites ; et les prisons, bientôt, regorgèrent de républicains.

Le pouvoir, toutefois, ne s’emporta pas au point d’oublier que certains ménagements lui étaient commandés par la politique. M. Voyer d’Argenson, par exemple, dut à sa haute position et à ses brillantes alliances de n’être pas impliqué dans un complot dont on rejetait la responsabilité sur un si grand nombre de ses amis. La condamnation aux frais devant être solidaire on avait lieu de craindre qu’elle n’engloutît la fortune de M. Voyer d’Argenson. Or, il avait pour gendre M. de Lascours, pair de France, qu’on ne voulait pas frapper dans la fortune de son beau-père ! Ce fut aussi pour s’épargner l’embarras de faire descendre sur un banc d’accusés l’illustre Lafayette, qu’on s’empressa de mettre hors de cause les membres les plus compromis de l’association pour la liberté de la presse, et, entre autres, MM. André Marchais et Étienne Arago.

La mort, du reste, ne tarda pas à délivrer le pouvoir des terreurs que lui inspirait celui qui, le 31 juillet 1830, avait donné à Louis-Philippe, sur le perron de l’hôtel-de-ville, l’investiture de la royauté. Le 20 mai (1834), Lafayette rendait le dernier soupir. Ses moments suprêmes furent remplis d’amertume ; et l’ingratitude dont on avait payé ses services étant devenue le poison lent de sa vieillesse, des paroles de malédiction marquèrent ses adieux à la vie. On lui fit des funérailles, magnifiques par le deuil des âmes et l’abattement des visages. Le parti républicain perdait en M. de Lafayette ce qui lui eût été presque plus utile qu’un chef ; il perdait un nom.

Tout réussissait, on le voit, à la dynastie d’Orléans. Il ne manquait plus aux serviteurs de cette dynastie que de savoir se modérer : ils n’en eurent pas la force. Nous avons dit avec quel empressement ils avaient profité d’une heure de triomphe pour se faire autoriser à lever, en pleine paix, une armée suffisante pour la guerre. La pensée du règne était là.

Et la bourgeoisie, puissance rivale de la royauté, la bourgeoisie applaudissait avec une ardeur imbécile, ne voyant pas qu’elle contribuait à miner sa propre domination. Moins profondément aveuglée, elle aurait compris qu’au service d’un homme, des soldats deviennent tôt ou tard des satellites ; que, si on les appelle aujourd’hui à préserver l’ordre, on les appellera demain à protéger la tyrannie ; qu’il n’y a plus de liberté, plus de garanties, plus de distinction possible entre une résistance légitime et une rébellion coupable, partout où la répression frappe sans avoir le droit de raisonner ; que le pouvoir parlementaire cesse d’être indépendant, lorsqu’à sa milice, qui est la garde nationale, le pouvoir exécutif substitue la sienne, qui est l’armée ; qu’en un mot, l’intervention des gens de guerre dans les débats intérieurs est inconciliable avec la prépondérance politique d’une classe appuyée sur l’industrie.





  1. Voir aux documents historiques, n° 7, le Règlement du Mutuellisme.
  2. Nous empruntons cette anecdote à une brochure publiée par M. Sala, sous ce titre : Les Ouvriers lyonnais en 1834, brochure dans laquelle l’auteur, homme de talent, a fait preuve, à l’égard des républicains, quoique lui-même légitimiste, d’un esprit de justice tout-à-fait digne d’éloges.

    M. Sala fut arrêté le 12 avril, à Lyon, en même temps que M. de Bourmont fils mais ils ne tardèrent pas à être relâchés l’un et l’autre.

  3. Voici quelques-uns de ces certificats dus au zèle d’un simple particulier, M. Chanier, lequel eut le courage de remplir, après les affreux événements de Lyon, le devoir que négligeait le ministère public : nous citons textuellement, sans rien changer à la rédaction ni à l’orthographe :

    « Ce jourd’hui premier mai dix-huit cent trante quatre nous soussignés Bonnavanture Galant propriétaire marchand de bois grande route de Paris et Berthelemy Duperray propriétaire fabriquant négociant rue projetée n° 8, et Honnoré Picotin marchand de vin ancienne route de Paris aussi propriétaire, et Jean Chagny propriétaire, cabaretier rue projettée n° 9 attestons que pour rendre homage à la véritée que Marie Grisot, épouse de Louis Saugnier mousselinier demeurant à Vaize rue projottée n° 14. La susditte s’étant enfuit, de son domicile pour ce refugier chez le sieur Coquet, serrurier demeurant route du Bourbonnais ou elle crue être mieux en suretée étant plus éloignée du faubourg à la elle fut fousitlée sans quelle eue donné lieu en aucune manière à un pareille traitement elle laisse son époux homme d’une probitée intact, perre de quattre enfant, dont trois en bas âge en fois de quoi nous lui avons signé le present pour valoir ce que de droit à Vaize le premier mai 1834.

    PICOTIN, DUPERAY, CHANIER, GALLAND. ---
    Vu à la mairie de Vaise le 1er Mai 1834, pour légalisation des signatures cy-dessus, au nombre de quatre.
    Le Maire, ----------
    ERHARD, adjoint. » -----

    Nous soussignés tous habitants de la commune de Vaise, attestons pour rendre hommage a la vérité que le nommé Claude Sève vieillard de 70 ans demeurant chez sa fille nommée Marie Sève blanchisseuse route du Bourbonnois et rue projetée maison Sourdillon au 2me a été le 12 avril 1834 fusillé et persé de coups de bayonettes dans son lit et gété en suite par la fenêtre par les soldats du 28me régiment de ligne. Ajoutons de plus qu’ils ont cassés brisé et geté par la fenêtre tout le linge et ménage de sa fille qui se trouvoit absente dans ce moment. En fois de quoi avons signés le présent pour servir au besoin. Vaise le 28 avril 1834.

    CIMETIER, SIMONAUD, BENOIT NŒL, CHANIER, PLAGNE, ANTNE VERNE.
    Vu à la mairie de Vaise le 28 Avril 1834, pour légalisation des signatures cy-dessus, au nombre de six. ---
    Le Maire, ----------
    ERHARD, adjoint. » -----

    « Cejourd’huy premier may dix huit cent trente quatre, nous soussignes Bonnaventure Galand marchand de boit, Honoré-Picottin marchand de vin tous deux propriétaire domiciliés a Vaize, François Foucret forgeur et Jean Chainier propriétaire aussi domicilier à Vaise. Ateston pour rendre hommage a la vérité que le sieur Jean Barge mousselinier demeurant a Vaise route de Villefranche n° 19. A été arraché violement du domicile du sieur Laffay demeurant rue projettée n° 7, ou il s’était réfugié d’une manière paisible et très inoffensive pour se mettre en sureté, la des soldats l’ont trainé jusque sur la nouvelle route du Bourbonnais pour le massacrés impitoyablement, sans qu’il lui soit possible de faire entendre la moindre explication qui aurait été sincère et on ne peu plus justificative, ce malheureux quoi que persé de coupt a encore pu se trainer chez le sieur Foucret forgeur demeurant près du lieu ou il fut mutilé, ce dernier lui prodigua les premiers secours qui ne servirent qu’a prolonger son agonie d’une heure environ pendant laquelle son épouze le fit transporter dans son domicile ou il fut accompagnie par le docteur Cuiehanet qui avoit été appelé pour lui donner ses soins, le déffunt laisse Barthellemye Saunier veuve et mère de deux enfant, l’une agé de treize et l’autre de quinze ans sans aucune ressource pécuniaire, en foi de quoi nous avons signé la présent ces jour et an que dessus.

    PICOTIN, CHANIER, GALLAND, FOUCRÉ. .....
    Vu à la mairie de Vaise le 1er Mai 1834, pour légalisation des signatures cy-dessus, au nombre de quatre.
    Le Maire, ........
    EBHARD, adjoint. » .....

    « Nous soussignés tous habitants de la commune de Vaise, atestons pour rendre hommage a la vérité que le nommé Mathieux Prost profession de couverturier demeurant a Vaise rue projetée maison Feuillet a été le 12 d’avril 1834, arraché de son domicile, où il étoit paisible et innofensife, par des soldats du 28me régiment de ligne, qui l’ont innumainement fusillué a la porte de son domicile, sans qu’il lui ait été possible de faire entendre la moindre explication qui eut étée sincère et justificative en fois de quoi nous avons signé le présent pour servier au besoin, Vaise le 28 avril 1834.

    CHANIER, ANTNE VERNE, PICOTIN, VINCENT. .....
    Vu à la mairie de Vaise le 1er Mai 1834, pour légalisation des signatures cy-dessus, au nombre de quatre.
    Le Maire, ........
    EBHARD, adjoint. » .....

    « Nous soussignés attestons que le sieur François Lauvergnat cadet ouvrier en soie demeurant à Vaise rue projetée a été arraché du domicile du sieur Véron couverturier son voisin ( où il était paisible et inoffensif) par des soldats du 15e régiment léger pour être fusillé ; sans qu’il lui ait été possible de faire entendre la moindre explication qui n’aurait laissé aucun doute pour sa justification. En foi de quoi nous avons signé le présent pour servir à sa veuve.  :  : Vaise faubourg de Lyon le 29 Avril 1834.

    J. PÉLUGAUD, DAMET, GALLAND, BERTHAUD. .....
    Vu à la Mairie de Vaise le 30 Avril 1834, pour légalisation des signatures cy-dessus au nombre de quatre.
    Le Maire, .........
    ERHARD, adjoint. ....

    « Nous soussigné attestons que le sieur Étienne Julien de la profession d’ouvrier en soie demeurant à Vaize rue projeté maison Magny n° 7 a été arrachés de son domicile, ou il etait paisible est inoffensif, par des soldats du 28me. et dautre régiments pour être fusilé ce que nous avons vu exécuter au même instant, sans qu’il lui soit possible de faire entendre la moindre explication qui aurait été sincère et on ne peut plus justificative en foi dequoi nous avons signé la présente Vaize le 26 avril 1834.

    TRIDON, ESCOFFIER. » .....

    Cejourd’huy premier May dix-huit cent trente-quatre, nous soussignés Jean Chagnier cabaretier et Jm Me Emouton maitre macon tous deux proprietaires domiciliés à Vaise. Atestons pour rendre hommage la vérité que le douze du courant André Dejoux mousselinier domicilié au dit Vaize rue projettée n° 6 a été arraché du domicile du st Alexandre Markof ouvrier en soye domiciliés grande routee du Bourbonnais n° 32 par des soldats, qui l’ont fusillé malgré tout ce qu’il pu dire pour sa justification, il laisse Marie Béai son épouse, veuve et bientôt mère, dépourvue de toute ressources pécuniaires, en foi de quoi nous avons signés la présente les jour et an que dessus.

    CHANIER, EMOUTON......
    Le Maire de Vaise certifie que les signatures cy-dessus sont celles de sierurs Chanier et Emouton, habitans de cette commune.
    Vaise le 1er Mai 1834.
    Le Maire, .........
    ERHARD, adjoint. ....

    Nous soussigne abitant de la commune de Vaise, attestons que le sieur Benoit Heraut, de la profession douvrier maçon demeurant a Vaise rue projeté maison Magni n° 7, a été araché de son domicile ou il était paisible et innofensif par des soldats du 28me de ligne et autre regiments pour être fusillé, sans qu’il lui fut possible de faire entendre la moindre explication qui aurait été sincère et justificative plus les soldats ont brisé toute sa vaisselle, son armoire il laisse sa femme enceinte et deux petit enfants dont le plus agé na que cinq annés, cette pauvre famille par suite de cet événement se trouve réduit à la plus grande misère si lon ne venait a son secour en foi de quoi nous avons signé pour rendre homage à la vérité.

    Vaise le 28 avril 1834.
    ANTNE VERNE, CHANIER. ....
    Vu à la mairie de Vaise le 29 Avril 1834, pour légalisation des signatures cy-dessus au nombre de deux.
    Le Maire de Vaise, .........
    ERHARD, adjoint. » ......

    Nous soussignés tous habitants de la commune de Vaise, atestons pour rendre hommage a la vérité que le nommé Joseph Nandry profession de voiturier demeurant a Vaise, route du Bourbonnais maison de Guillaume taroche aubergiste, a été le 12 avril 1834, arraché de son domicile où il était paisible et d’une manière innofensive, par des soldats du 28me régiment de ligne ; qui l’ont arrachés des bras de sa femme et qu’ils l’ont fusillé a la porte d’alée de son domicile qu’il n’a pu rien faire entendre pour sa justification et qu’il laisse un enfant de deux ans et une veuve sans ressource, que l’on lui a cassé et dévalisé son linge et son ménage en foi de quoi nous avons signé le présent pour servir au besoin. Vaise le 28 avril 1834.

    Femme LAROCHE, BENOIT NŒL, MARTIN, SIMONAUD, BABCEL.
    Vu à la mairie de Vaise le 28 Avril 1834 ; pour légalisation des signatures cy-dessus au nombre de cinq.
    Le Maire, .........
    ERHARD, adjoint. » ......

    Nous soussigné attestons que le nommé Pierre Vairon-Lacroix agé de 27 ans, demeurant a Vaise maison Magni rue projeté n°7, a été arraché de son domicile ou il était paisible et inofensif par des soldats de diferent regiment pour être fusillé, sans qu’il lui fut possible de faire entendre la moindre explication qui auroit été sincère et on ne peut plus justificative en foi de quoi nous avons signe le présent.

    Vaise le 27 avril 1834.
    ANTNE VERNE, PLANCHE, J. PÉLUGAUD. DUPEREY.
    Vu à la mairie de Vaise le 29 Avril 1834, pour légalisation des signatures cy-dessus, au nombre de quatre.
    Le Maire de Vaise, ........
    ROSSIGNOL fils, adjoint. » ....

    Les circonstances du meurtre constaté dans le certificat qui précède furent atroces jusqu’à l’invraisemblance. Quand les soldats se présentèrent chez Veyron, il leur déclara qu’il était militaire, les fit mettre à table, but et mangea avec eux. Ceux-ci n’en voulurent pas moins le conduire à leur officier, et c’est en arrivant, au moment où il dépliait

    sa feuille de congé qu’il fut mis à mort.

    Nous l’avons là, sous nos yeux, cette feuille de congé, toute tachée du sang de la victime !

    Voici, pour compléter cette lugubre série de pièces justificatives, la pétition qui fut adressée au roi par le père de l’infortuné Lauvergnat :

    « Sire, le règne de la justice est celui des grands rois ! Elu de la nation, roi des barricades ! Je demande justice au nom de mon malheureux fils, je la demande au nom de cent personnes, victimes comme lui de la plus criminelle atrocité.

    Le samedi, 12 avril, de midi à une heure, mon fils prit quelqu’argent ; il se disposait à rejoindre sa mère et mon fils aîné, qui étaient partis pour le village d’Ecally ; il est arrêté par des voisins et amis, qui lui demandent où il va il entre pour un instant chez les sieurs Véron et Nérard, rue Projetée, n° 7, où se trouvait un autre ami, le sieur Prost ces messieurs étaient avec leurs épouses. Pendant ce temps, les troupes entrent à Vaise elles sont bientôt maîtresses de toutes les issues de la commune alors les soldats du 28e de ligne du 15e léger et des sapeurs du génie enfoncent les portes, pénètrent dans les maisons non fermées.

    Mon fils, Véron et Prost, sont percés de plusieurs coups de baïonnettes ils reçoivent des coups de feu, ils expirent dans les corridors et au bas de l’escalier. Le sieur Nérard seul est sauvé comme par miracie ; au même instant une infinité d’autres personnes inoffensives périssent dans le voisinage. Le sieur Coquet, maitre serrurier, demeurant route Tarare, n° 7, est frappé de mort chez lui avec la dame Saunier c’était un vieillard de 62 ans.

    Signé Lauvergnat, fabricant de couvertures. Vaise, faubourg de Lyon, le 12 mai 1834. »

  4. On verra plus bas, dans le procès d’avril, la preuve de cette assertion.