Histoire de dix ans,tome 4/Chapitre 1

CHAPITRE PREMIER.


La duchesse de Berri à Blaye. — Séance du 5 janvier. — Soupçons. — Duels. — Déclaration du 22 février. – M. Bugcand remplace M. Chousserie à Blaye. —M. Deneux dans la prison. – Persécutions ; espionnage. – Le roi et M. Meniere. – Voyage secret de M. de Choulot ; il pénètre dans la prison. — Retour de M. de Choulot à Paris ; son entrevue avec le roi. — Nuit du 9 mai. Voyage de Marie-Caroline à Palerme. — Situation du parti légitimiste. – La Cour de Prague. – Politique de l’Autriche. — Entrevue de Charles X et de Marie-Caroline à Léoben.


La citadelle de Blaye s’élève sur la rive droite de la Gironde et domine une ville d’un aspect misérable et morne. Quelques rues formées par des casernes, une place d’armes, des magasins pour l’artillerie et le génie, voilà de quoi se compose l’intérieur de cette citadelle. Le sommet en est couronna par un vieux château que Roland construisit, dit une légende populaire, et où son corps fut déposé après la défaite de Ronceyaux. Autour règne une terrasse qui n’a que dix ou douze pieds de large et qui est de niveau avec le mur de revêtement. Du haut de cette espèce de parapet, sablé dans la plus grande partie de son étendue et coupé de distance en distance par des embrasures qu’on passe sur des planches, le regard domine un immense horizon. A l’ouest, c’est le fleuve qui a dans cet endroit la majesté mélancolique de la mer ; du nord à l’est et au sud, ce sont des coteaux couverts de vignes, de maisons de plaisance, de moulins, de fabriques. Le séjour de la citadelle est froid ; les brises y sont dangereuses les phthisiques y meurent vite.

Ce fut là que le gouvernement fit conduire la duchesse de Berri ; et toutes les mesures furent prises pour l’y retenir long-temps prisonnière. La place fut armée comme si l’ennemi eût campé aux portes. Les canons, montés sur leurs affûts et braqués, étaient munis de tout le matériel que réclamait leur service. Les portes Dauphine et Royale, les seules qui existent, furent rendues inabordables et non loin de la citadelle, la corvette la Capricieuse vint jeter l’ancre dans les eaux de la Gironde, et former avec deux péniches une ligne de défense du côté du fleuve. Partout des factionnaires vigilants, partout le bruit et l’appareil des armes. La garnison, composée de plus de neuf cents hommes, fut consignée, et le service se fit aussi sévèrement que dans une ville assiégée. Le matin, à six heures, un coup de canon, tiré de la citadelle et répété par la corvette, commandait l’ouverture des portes ; puis, les tambours battaient la diane, et d’intervalle en intervalle divers roulements se lisaient entendre, annonçant, les devoirs de la vie militaire. Le soir, à six heures, un autre coup de canon retentissait, et l’on fermait les portes jusqu’au lendemain. La maison où la princesse était détenue fut entourée d’une double rangée de palissades, hautes de dix ou douze pieds ; on grilla les conduits des cheminées ; les croisées des appartements furent garnies de forts barreaux de fer, et la princesse ainsi que ses compagnons volontaires de captivité reçurent la défense, l’heure de la retraite une fois passée, de venir, à travers ces barreaux, respirer l’air du soir.

Ainsi soumise à une contrainte que la vivacité de son esprit lui rendait plus dure encore, et précipitée dans une prison où elle n’avait même plus les amers plaisirs de l’incertitude et les distractions de la lutte, Marie-Caroline sentit que son courage était moindre que son malheur. Son isolement, le visage composé de ses gardiens, l’aspect de la guerre autour de sa demeure nouvelle, les clameurs du soldat tour-à-tour joyeuses et menaçantes, et dans le silence de la nuit le qui-vive inquiet des sentinelles, tout cela la remplissait de trouble : sa captivité bientôt l’accabla.

Pour en partager les rigueurs, M. de Mesnard et Mlle Stylite de Kersabiec s’étaient d’abord présentés ; mais réclamés presqu’aussitôt après par les tribunaux de Montbrison et de Nantes, ils durent laisser à M. de Brissac et à Mme d’Hautefort l’héritage de leur dévoûment. Quoiqu’estimés par la princesse, M. de Brissac et Mme d’Hautefort avaient une trop faible part dans sa confiance pour qu’elle s’ouvrît à eux de ses résolutions les plus graves ; ils n’eurent point par conséquent à la guider par leurs conseils, mais ils contribuèrent à calmer son cœur.

Ses souffrances, toutefois, ne furent pas sans adoucissement, au moins dans les premiers jours. Le colonel Chousserie avait une âme généreuse : il sut tempérer par sa courtoisie ce que l’accomplissement de son devoir présentait de rigoureux. D’ailleurs, on ignorait encore jusqu’à quel point la mère du duc de Bordeaux s’était rendue coupable, et elle recevait dans sa prison les preuves les plus consolantes de fidélité. De Genève, M. de Chateaubriand lui écrivit :

_______« Madame,

Vous me trouverez bien téméraire de venir vous importuner dans un pareil moment pour vous supplier de m’accorder une grâce, dernière ambition de ma vie : je désirerais ardemment être choisi par vous au nombre de vos défenseurs. Je n’ai aucun titre personnel à la haute faveur que je sollicite auprès de vos grandeurs nouvelles ; mais j’ose la demander en mémoire d’un prince dont vous daignâtes me nommer l’historien je l’espère encore comme le prix du sang de ma famille. Mon frère eut la gloire de mourir avec son illustre aïeul, M. de Malesherbes, défenseur de Louis XVI, le même jour, à la même heure, pour la même cause et sur le même échafaud.

Chateaubriand. » ______

Avant de quitter Nantes, et peu de temps après son arrestation, la duchesse de Berri avait déjà reçu d’autres témoignages de dévoûment, plus obscurs sans doute, mais non moins émouvants. Les demoiselles Duguigny ayant demandé la grâce de passer une journée auprès de celle qui avait eu un asile dans leur maison, Charlotte Moreau joignit à leur lettre les lignes suivantes : « Si madame n’en trouve pas indigne une pauvre femme de chambre qui l’a servie de tout son cœur, je sollicite la même grâce que mes maîtresses. »

Mais le moment approchait où tout allait manquer à la duchesse de Berri, même la fidélité de ses partisans les plus fanatiques. Et cet abandon fut mérité : car il suivit la divulgation d’un secret terrible, divulgation dont le scandale ne fut pas une trop sévère expiation de l’attentat que la duchesse de Berri avait commis, lorsque, faisant du peuple son patrimoine, elle était venue déchaîner sur la France la guerre civile.

Cependant, la joie régnait à la Cour. On paraissait y avoir oublié que la duchesse de Berri était la nièce de la reine, et qu’au temps de sa prospérité, la mère du duc de Bordeaux avait toujours prodigué aux enfants de Louis-Philippe les marques de la plus tendre affection. Mais les liens du sang sont bien fragiles pour qui gagne à les rompre tout ce que promet à l’orgueil de l’homme l’exercice de l’autorité souveraine : les d’Orléans allèrent à l’Opéra le soir du jour où ils avaient appris l’arrestation de leur parente.

Toutefois, cette satisfaction qu’on déguisait avec si peu de soin était empoisonnée par un vif sentiment d’inquiétude. Car le parti révolutionnaire réclamait avec ardeur la mise en jugement de la captive. Or, qu’elle fut acquittée, Louis-Philippe était signalé aux peuples comme un usurpateur ; qu’elle fut frappée, au contraire, d’une peine proportionnée à la gravité de son attentat, Louis-Philippe était placé dans l’alternative où d’annuler despotiquement la condamnation, ou d’attirer sur lui, en la respectant, l’immortelle malédiction de toutes les têtes couronnées. Plus sûr de sa légitimité, le gouvernement n’aurait point redouté la première de ces chances plus indépendant à l’égard des rois, il n’aurait point redouté la seconde. Mais comme il n’osait ni appuyer son droit sur la volonté du peuple, ni secouer le patronage des grandes Cours, tout lui faisait ombrage, tout lui était obstacle ; une défaite l’eût anéanti : sa victoire l’embarrassait.

L’embarras était grand, surtout, pour M. Thiers, plus particulièrement responsable des suites. Il avait certainement déployé, dans l’arrestation de la princesse, une résolution extraordinaire[1], et rien ne lui avait coûté, jusque-là qu’il était devenu l’instigateur d’un fourbe dont il épuisa la bassesse. Mais faire courir à sa prisonnière les risques d’une condamnation capitale, il n’y aurait jamais consenti. Déjà, et avant que la duchesse de Berri eût été arrêtée, Deutz ayant écrit de Nantes : « Voulez vous que je vous livre M. de Bourmont ? » M. Thiers avait repoussé cette offre honteuse, pour éviter au gouvernement le souci de faite fusiller un maréchal de France[2].

Il fallait se décider, pourtant. Car le sang versé dans l’Ouest criait vengeance, des clameurs redoutables s’élevaient du sein des familles que la guerre civile avait plongées dans le deuil, et les vainqueurs du mois de juillet, les libéraux sincères, les républicains, demandaient avec emportement qu’un grand exemple fût donné et que justice fût faite. Or, les légitimistes, de leur côté, disaient retentir partout les éclats d’un enthousiasme monarchique qui servait à masquer leur abattement. La Gazette de France et la Quotidienne publiaient, chaque jour, et des adresses pour glorifier le courage de la mère de Henri V, et des protestations contre le guet-a-pens dont elle avait été victime ; un grand nombre de gentilshommes firent connaître le projet qu’ils avaient formé de lui faire par souscription une liste civile ; enfin, M. de Chateaubriand, dans une brochure devenue célèbre, osa s’écrier : « Madame, votre fils est mon roi. » Ces mots volèrent bientôt de bouche en bouche, dans le partit royaliste, et des centaines de jeunes gens, fils de nobles, traversèrent processionnellement Paris pour aller féliciter l’écrivain. Depuis quelque temps, les pétitions relatives à la duchesse de Berri affluaient à la Chambre. Les ministres y furent appelés, le 5 janvier, pour rendre compte de leurs desseins. L’assemblée était pleine de mouvement et de passions. Ici, l’on accusait les ministres d’avoir nourri le criminel espoir de désarmer la justice du pays ; là, on leur contestait le droit de punir, corollaire du droit de régner. M. Sapey avait été chargé de faire un rapport sur les pétitions : il conclut à laisser les ministres prendre, à l’égard de la prisonnière, les mesures qu’ils jugeraient les meilleures, sauf à en répondre devant les Chambres et devant le pays.

Pour appuyer ces conclusions, M. de Broglie paraît à la tribune. Il soutient que la famille des Bourbons aînés se trouve naturellement placée en dehors du droit commun ; que le gouvernement n’a d’autres règles-à suivre, contre la duchesse de Berri, que les lois de la guerre ; qu’on doit se borner à détenir cette princesse comme on détient un prisonnier dont il faut enchaîner la haine, ou un fou dont la liberté serait dangereuse ; que la raison d’état l’exige ; que la tranquillité des citoyens est à ce prix ; que le principe de l’égalité devant la loi n’est pas applicable dans la circonstance, la duchesse de Berri n’étant pas française par origine et ne l’étant plus par alliance. À ces mots, des exclamations violentes s’élèvent des bancs de la droite. M. de Broglie continue. « Après tout, s’écrie-t-il, ce principe, quelque tutélaire qu’il soit, n’est pas plus sacré que tant d’autres que vous avez fait fléchir. Est-il plus sacré que celui de l’irresponsabilité royale qui a fléchi pourtant lorsque vous avez déposé Charles X ? » Passant ensuite aux désordres qu’on affrontait en faisant comparaître la duchesse de Berri devant des juges désignés par le hasard : « Croyez-vous, ajoute-t-il, que ce sera assez de toutes les forces dont le gouvernement dispose, pour protéger, selon le vent qui soufflera, tantôt la tête des juges, tantôt celle des accusés ? Vous avez vu le jugement des ministres, vous avez vu pendant dix jours la ville de Paris tout entière sous les armes, la capitale du royaume dans l’attitude et l’anxiété d’une ville de guerre qui a subi un assaut ? eh bien, vous n’avez rien vu. Vous avez vu les troubles du mois de juin ? eh bien, vous n’avez rien vu. »

Plusieurs orateurs de la gauche se présentent pour répondre à M. de Broglie. M. de Ludre annonce qu’il votera le renvoi des pétitions au garde-des-sceaux avec cette clause : « Pour faire exécuter les lois du royaume. » M. de Bricqueville rappelle que, lors de sa proposition relative au bannissement de la branche aînée, le gouvernement déclarait le code pénal applicable à ceux des membres de la famille déchue qui tenteraient la guerre civile ; et il s’étonne qu’on mette aujourd’hui à sortir du droit commun l’empressement qu’à une époque encore si récente on mettait à y rester. « On parle, s’écrie M. Cabet, du péril qu’il y aurait à soumettre la duchesse de Berri à la juridiction ordinaire : le gouvernement est-il donc si mal affermi qu’il ne puisse subir une pareille épreuve ? »

Alors, et pour mieux combattra là dynastie dont ils étaient les serviteurs aveugles, M. Berryer se rangea résolument dû parti des ministres. Comme eux, il reconnut que traîner là duchesse de Berri devant des juges serait une faute et un danger ; comme eut, il affirma quelle vivait dans une sphère où ne pouvait l’atteindre le glaive de la loi commune. Au point dé vue monarchique, la mère d’un roi légitimé n’étant liée par aucun devoir de soumission nécessaire à un prince que l’insurrection seule avait couronné, la duchesse de Berri s’était mise, à l’égard de Louis-Philippe, non pas en état de révolte, mais en état de guerre, il y avait à statuer sur une défaite, non sur un délit, question de politique, n’en de justice ; et c’était conséquemment au pouvoir exécutif à voir ce qu’en une telle occurrence il lui était permis d’oser.

M. Thiers comprit la portée fatale de cette adhésion : il essaya de donner le change aux esprits. Convaincu que c’était surtout à la pusillanimité de l’assemblée qu’il fallait faire appel pour arriver au succès, il se complut à dérouler devant elle je ne sais quel tableau sinistre : les juges tremblant sur leurs siéges, les accusateurs interdits, l’accusée triomphant de l’impossibilité où seraient ses ennemis d’apporter contre elle des preuves matérielles et décisives, les passions excitées en sens divers et prêtes à s’entrechoquer, les scènes du procès des ministres se renouvelant, plus graves encore, plus épouvantables, et le gouvernement forcé, s’il faisait venir l’accusée, de Blaye à Paris, « d’échelonner sur la route 80 ou 100 mille hommes. »

Effrayée par cette évocation de vains fantômes, la Chambre abandonna aux ministres le soin de décider, sous leur responsabilité, mais selon leurs caprices, du sort de la duchesse de Berri.

Ainsi, de l’urne même où les lois prennent naissance, on faisait sortir l’arbitraire et toutes ses témérités ; la légalité, si ardemment soutenue par Casimir Périer, faisait place à la raison d’état, hypocrisie du despotisme ; les intérêts de la politique, qui changent et passent, se substituaient aux droits de la justice, qui sont éternels ; le jury, dont on avait proclamé si fastueusement la sainteté, on le dénonçait maintenant comme un pouvoir accessible aux faux ménagements, à la corruption, à la peur ; le principe de l’égalité devant la loi, inscrit dans la charte sans réserve, on le sacrifiait à un genre d’inviolabilité qu’on n’avait pas respecté lorsqu’il s’était agi de prendre une couronne, et qu’on respectait quand il n’était plus question que de venger la société offensée ; enfin, et par une contradiction monstrueuse, un gouvernement qui se disait appuyé sur les vœux de la nation se déclarait trop faible pour affronter les suites d’un procès, et paraissait craindre que ce ne fut pas assez d’une armée sur le passage d’une femme deux fois vaincue et prisonnière ! C’était du vertige.

Aussi les légitimistes furent-ils saisis de joie ; et pendant que le parti républicain s’abandonnait, contre le pouvoir, aux transports d’une sombre colère, eux, relevant la tête, ils se répandirent, sur les discours de MM. Thiers et de Broglie, en commentaires pleins de fiel et d’orgueil ; ils appelèrent la séance du 5 janvier la séance aux aveux : le parti légitimiste n’était donc pas mort, comme on l’avait tant dit et répété, puisque, pour le contenir, suivant la déclaration des ministres, il ne fallait pas moins de cent mille soldats ! Et ils adressaient à M. de Broglie des félicitations railleuses sur le service qu’il venait de rendre à la cause des bonnes doctrines, ne lui reprochant autre chose que son inconséquence, et comparant ce pouvoir, qu’on voyait vivre du passé qu’il insultait, au vautour qui vit de la proie qu’il défigure.

Le parti ministériel était engagé dans une impasse : il se défendit avec embarras ; et, comme sa confusion lui donnait les apparences de la faiblesse, l’audace de ses adversaires s’en accrut.

Tel était l’état des esprits, lorsque tout-à-coup des rumeurs étranges se répandent. Un amour mystérieux, une imprudence sans excuse, voilà ce qu’on raconte de la duchesse de Berri, et l’on parle d’un scandale inévitable. Repoussées par les légitimistes comme autant de calomnies impures, ces rumeurs sont propagées sourdement par ceux dont elles ont charmé la curiosité ou qui en recherchent l’ignoble profit. Plus volontiers que partout ailleurs, on s’en entretint au château, quoiqu’à mots couverts. Les courtisans se montraient crédules par flatterie. La reine s’étant quelquefois échappée en plaintes, moitié sévères, moitié affectueuses, sur la légèreté de sa nièce, les courtisans se plurent à leur donner, dans la circonstance, une interprétation cruelle, par cette persuasion que le roi l’aurait pour agréable. Lui, en effet, soit politique, soit Indifférence réelle, il laissait un libre cours à la licence de propos dont l’injure, pourtant, semblait devoir rejaillir sur sa famille. Et non-seulement il toléra le bruit qu’on faisait autour de lui du déshonneur présumé de sa nièce, mais il ne craignit pas de mêler à ce qu’on en disait ses propres conjectures et tous les détails piquants que lui fournissait sa mémoire sur les intrigues de l’ancienne Cour.

Les soupçons allaient grandissant : un accident survint qui était de nature à les confirmer. Dans la nuit du 16 au 17 janvier, la prisonnière avait été atteinte de vomissements ; et une dépêche télégraphique en apporta aussitôt la nouvelle aux Tuileries. La duchesse de Berri, depuis son entrée à Blaye, n’avait eu d’autre médecin que M. Gintrac ; mais c’était un homme plein de savoir et de probité, dont elle estimait le caractère et dont les soins lui étaient chers. Le gouvernement aurait donc pu s’en reposer sur M. Gintrac de la santé de Marie-Caroline, d’autant que cette princesse avait déjà refusé de recevoir le docteur Barthez, chargé auprès d’elle d’une mission médicale, tout officielle. Les ministres en décidèrent autrement. Pour mettre leur responsabilité à l’abri, et peut-être aussi pour éclaircir un mystère dont pouvait tirer parti une politique implacable, ils résolurent d’envoyer deux médecins à Blaye, en leur donnant pour instructions patentes d’examiner ce qu’avait d’inquiétant la situation de la prisonnière, et les meilleurs moyens de guérison. Les deux médecins choisis partirent dans la nuit du 21 au 22 janvier : c’étaient MM. Orfila et Auvity : En annonçant leur départ, la presse ministérielle, par une insinuation grossière, indiqua qu’ils étaient appelés à résoudre un cas de médecine légale.

L’émotion fut profonde dans le public. Quant aux légitimistes, ils affectèrent de grandes terreurs M. Auvity, sous la Restauration, avait donne des soins à Marie-Caroline, il était donc naturel que les ministres l’eussent désigné ; mais, ce qui ouvrait carrière à des suppositions sinistres, c’était le choix fait par eux de M. Orfila, habile dans l’art de découvrir les traces du poison. « Vienne une fatale nouvelle ! écrivait une feuille dévouée à la mère du duc de Bordeaux ; vienne une fatale nouvelle ! et, sur notre foi, nous jurons qu’on ne demandera pas où sont les royalistes. Une vie ne peut être payée que par une autre vie. » Au fond, rien n’était moins sincère que toutes ces craintes et toutes ces menaces. Le roi et ses ministres avaient ce que la duchesse de Berri ne mourut pas en prison, un intérêt qu’il était aussi absurde qu’injuste de méconnaîre. Et les supposer indifférents à la conservation des jours de la prisonnière, c’était les calomnier avec une maladresse gratuit. Mais telle est la logique des passions de parti : offensé dans la personne de celle qu’il avait placée sur le trône élevé par ses illusions, le parti royaliste rendait aux défenseurs de la dynastie nouvelle outrage pour outrage, et répondait à des soupçons bassement propagés par des accusations folles.

Le 24 janvier, MM. Orfila et Auvity arrivèrent à Blaye ; le 25, ils furent admis auprès de la princesse, en même temps que MM. Gintrac et Barthez ; et, le même jour, les quatre docteurs signèrent un rapport constatant les résultats de leur visite. Il y était dit que la princesse, née de parents phthisiques, présentait les symptômes du mal héréditaire ; qu’elle était sujette aux affections inflammatoires ; que, souvent, après ses promenades sur les remparts, elle avait eu à souffrir d’une petite toux sèche dont le caractère était alarmant ; que sa santé réclamait des précautions sérieuses, et qu’elle devait, notamment, s’imposer l’obligation de ne sortir que vers le milieu du jour, en recherchant les endroits abrités, surtout dans une citadelle où le froid se faisait vivement sentir et qu’avoisinait un fleuve fréquemment couvert d’épais brouillards[3].

Livrés au Moniteur, de semblables détails auraient démenti les bruits injurieux répandus depuis quelque temps, et, en montrant que le séjour de Blaye n’était pas sans danger, ils auraient forcé le gouvernement, ou à mettre la princesse en liberté, ou à lui assigner une autre prison. Il le comprit et s’empressa d’enfouir le rapport dans les archives du ministère de l’intérieur, convaincu que la duchesse de Berri était grosse, et résolu ne point perdre d’avance le bénéfice d’une révélation qui devait accabler le parti légitimiste. Et il fallait que la Cour fût bien fortement tentée par l’appât de ce honteux bénéfice ; car, plutôt que d’y renoncer, elle affronta les suites d’un accident, qui commenté par les haines de parti, éternellement injustes, pouvait devenir contre elle le texte des plus effroyables imputations. Mais ces sortes de folie sont communes à tous les pouvoirs impatients du succès. Le gouvernement n’était plus qu’un joueur désespéré : il jouait contre la chance de profiter d’un scandale, celle de rester écrasé sous le poids d’une calomnie.

Aussi vivait-il dans un état continuel d’inquiétude, interrogeant d’un œil avide chaque bulletin venu de Blaye, attentif à écarter de la prisonnière toute contrariété inutile, soigneux enfin d’une santé que l’égoïsme de sa politique lui faisait paraître doublement précieuse. Mais plus sa sollicitude était active, plus les légitimistes redoublaient contre lui de violence, affirmant que la citadelle de Blaye avait été donnée à la mère de Henri V pour prison tout à la fois et pour tombeau. Il fallait répondre à ces accusations sans cesse renouvelées ; le ministère obtint de MM. Orfila et Auvity un nouveau rapport qui, bien différent du premier, tendait à prouver la salubrité de la forteresse de Blaye[4]. Le premier rapport avait été signé par MM. Orfila Auvity, Gintrac, Barthez ; le second ne portait que les signatures de MM. Orfila et Auvity. Le premier avait été tenu dans l’ombre ; le second fut publié avec beaucoup d’empressement et d’éclat !

Mais le succès ne couronna point ces tristes supercheries d’un pouvoir qui, attaqué sans bonne ici, se défendait sans loyauté. Fier de la puissance que leur avaient supposée, dans la séance aux aveux, les déclarations insensées de MM. de Broglie et Thiers, les royalistes marchaient le front haut, plus menaçants dans leur attitude, plus arrogants par leur langage que lorsque la duchesse de Berri conduisait au combat les bandes soulevées de l’Ouest. Le Corsaire, feuille satirique appartenant à l’opinion républicaine, ayant fait un jour allusion aux doutes que caressait la malignité publique, le rédacteur, M. Eugène Briffault, fut appelé en duel par un royaliste et blessé. Une nouvelle attaque fut suivie, de la part des rédacteurs du Revenant, d’une nouvelle provocation à laquelle le Corsaire répondit, cette fois, par une énergique invocation au respect dû à la liberté d’écrire. Mais recourir contre le parti républicain à des voies d’intimidation, c’était montrer qu’on le connaissait bien peu. Composé d’hommes pleins de bravoure, de fougue et d’audace, la force de ce parti était précisément dans son ardeur à braver la mort. Il ne se vit pas plutôt menacé, qu’il éclata d’une manière terrible. Le National et la Tribune, qui n’avaient jusqu’alors parlé de la duchesse de Berri, malheureuse et captive, qu’avec une générosité chevaleresque, le National et la Tribune adressèrent aux légitimistes un défi solennel et hautain. Avec cette supériorité de dédain qui le caractérisait, Armand Carrel écrivit : « Il paraît que voilà le moment venu de prouver la fameuse alliance carlo-républicaine. Ou’à cela ne tienne : que Messieurs les cavaliers servants disent combien ils sont, qu’on se voie une fois, et qu’il n’en soit plus question : nous n’irons pas chercher les gens du juste-milieu pour nous aider. » Une déclaration du même genre parut dans la Tribune. Aussitôt les sociétés populaires, les écoles, tout s’ébranle. Les bureaux des deux feuilles républicaines sont envahis par une foule frémissante. Chacun demande à s’inscrire, chacun réclame pour lui l’honneur du premier combat. Une liste de douze noms avait été déposée par les légitimistes au National et à la Tribune, et, sur cette liste, Armand Carrel avait choisi le nom de M. Roux-Laborie. Mais, en matière de combat, les républicains n’acceptaient pas de représentant, et tous insistaient pour que la lutte eût un caractère de généralité plus conforme à la vivacité de la colère qui les animait. Ils opposèrent donc, et au National et à la Tribune, douze noms aux douze qui leur avaient été présentés, déclarant qu’ils voulaient, non pas d’un combat collectif, d’une affaire de champ-clos, ce qui eût été impraticable, mais d’un combat divisé en douze rencontres, à des heures et dans des lieux différents. Après plusieurs pourparlers et correspondances, les légitimistes refusèrent de souscrire à ces conditions.

La lettre suivante, adressée au Revenant, par MM. Godefroi Cavaignac, Marrast et Garderin, donnera une idée de cette lutte singulière où semblait revivre l’esprit du moyen-âge.

« Nous vous envoyons une première liste de douze personnes. Nous demandons, non pas douze duels simultanés, mais douze duels successifs, dans des temps et lieux dont nous conviendrons facilement. Point d’excuses, point de prétextes qui ne vous sauveraient pas d’une lâcheté, ni surtout des conséquences qu’elle entraîne. Entre votre parti et le notre, désormais la guerre est engagée par un combat. Plus de trêve, que l’un des deux n’ait fléchi devant l’autre. »

A l’âpreté de ce langage, on peut juger à quel point le parti républicain avait dû être surpris qu’on l’eût osé menacer. Parmi les royalistes, les hommes éclairés sentirent qu’une grande faute venait d’être commise, et ils employèrent tous leurs efforts à étouffer cette déplorable querelle. Par suite d’une décision prise dans une assemblée composée de leurs notabilités, les légitimistes déclarèrent qu’ils ne pouvaient consentir à généraliser le débat. Tardive sagesse, insuffisante à tout réparer ! Le 2 février, en effet, MM. Armand Carrel et Roux-Laborie se rendaient sur le terrain. Le combat eut lieu à l’épée et dura trois minutes. Déjà Carrel avait atteint deux fois son adversaire au bras ; mais, en se précipitant, il alla chercher le fer et reçut dans le bas-ventre une blessure profonde. La nouvelle s’en répandit avec la rapidité de l’éclair, et devint aussitôt le sujet de tous les entretiens. Dans les écoles, dans les journaux, à la Bourse, au théâtre, on ne parlait plus que du courage d’Armand Carrel, de son dévoûment, du danger que couraient ses jours. M. Dupin, M. de Chateaubriand lui-même, allèrent s’informer de son état. M. Thiers, dont il avait été en d’autres temps le collaborateur, envoya auprès de lui son secrétaire. On refusait de l’introduire. Qu’il entre, dit Carrel, et s’adressant au visiteur : « J’ai une grâce à demander à M. Thiers : je désire vivement que M. Roux-Laborie ne soit pas inquiété. »

Mais, ainsi qu’on devait s’y attendre, à l’intérêt qui de toutes parts se manifestait pour le magnanime écrivain, se joignait un cri de malédiction contre le pouvoir. Voilà donc, disaient les libéraux sincères, voilà le fruit des affirmations de M. Thiers et du duc de Broglie ! Que le sang versé retombe sur eux ! Sans l’importance qu’ils ont donnée follement à une femme vaincue, sans la force morale dont ils l’ont investie en la plaçant au-dessus des lois, sans le ridicule aveu qu’ils ont fait des terreurs que le parti légitimiste leur inspire, jamais ce parti n’en serait venu à déployer un tel excès de hardiesse. Et, sous le coup de ces reproches, les partisans du ministère se montraient humiliés, confondus ; car l’insulte adressée à la révolution de juillet était flagrante et ne pouvait être niée. Quant aux républicains, ils continuaient à se réunir tumultueusement ; mais la vengeance était chez eux un sentiment plein de noblesse. Dans l’emportement de leur indignation, des hommes du peuple s’étaient dirigés sur la Gazette de France, dont ils voulaient briser les presses : ils furent retenus par un républicain, M. Ferdinand Flocon, lequel harangua cette multitude furieuse et lui fit honte de sa violence. Toutefois, dans les bureaux de la Tribune, on arrêta la publication du manifeste suivant, qui eut pour effet de mettre un terme aux réunions légitimistes dont divers points de la capitale avaient été jusqu’alors le théâtre, manifeste véhément et bizarre où se révèle l’esprit de l’époque, et qui montre tout ce qu’il y avait alors d’incapacité dans le pouvoir, d’impuissance dans les lois, d’orgueil dans les partis, d’anarchie dans la situation :

« Messieurs, vous ne voulez pas qu’on parle mal de la duchesse de Berri. Vous dites que c’est une femme, une femme malheureuse et captive, une mère privée de ses enfants ; vous dites qu’on doit des égards au sexe, à la faiblesse, au malheur. Vous vous portez ses champions.

Et nous, ayant pris part à la révolution de juillet, nous vous déclarons que nous ne souffrirons plus que vous l’insultiez dans vos journaux.

Nous pensions que le soin de la défendre pouvait encore être laissé à ceux qui en ont profité. Il n’en est plus ainsi : la révolution de juillet est un principe. Les hommes qui l’ont usurpée vous permettent de l’attaquer. Eh bien ! la révolution de juillet est opprimée et persécutée chaque jour dans la personne de ceux qui l’ont faite. Elle a peuplé les prisons de ses amis et de ses représentants. Les registres des géoles sont criblés des noms des défenseurs de la liberté. Si donc vous réclamez le privilége du malheur et de l’oppression, il nous appartient autant et plus qu’à vous.

Nous, nous étions là au jour du combat, nous vous avons cherchés et nous ne vous avons pas trouvés. Et aujourd’hui vous vous montrez. Vous osez nous défendre de parler de votre dame.

Eh bien, notre dame à nous, c’est la liberté. C’est la révolution de juillet. Et nous vous défendons d’en parler en bien ou en mal.

Vous avez formé au sein de la capitale des réunions dont le but avoué était de manifester votre sympathie pour une cause que la nation repousse. La capitale, étonnée de votre audace, a vainement attendu la répression légale de tant d’effronterie. Nous vous défendons de faire de pareils rassemblements à l’avenir.

Et puisque le pouvoir vous approuve, car il vous tolère, nous vous déclarons qu’à la première occasion, aussitôt que vous aurez l’insolence d’annoncer une réunion publique de légitimistes, nous ferons ce que depuis long-temps le pouvoir aurait du faire nous vous disperserons par la force.

P. C. C. Ferdinand Flocon. » ______

Le gouvernement ne pouvait rester neutre plus long-temps il intervint par la police. Les chefs furent surveillés, on opéra quelques arrestations. MM. de Calvimont, Albert Berthier, Théodore Anne, qui devaient se battre contre MM. Marrast, d’Hervas, Achille Grégoire durent céder aux mesures prises par le pouvoir pour les en empêcher. C’eût été trop peu, néanmoins, pour arrêter le mal, si les légitimistes n’eussent reconnu qu’on les avait engagés dans une mauvaise voie. La Gazette de France, le Courrier de l’Europe, la Quotidienne, organes de la légitimité ; marquèrent hautement, au nom de leur parti, le regret de ce qui s’était passé. Armand Carrel, dont on avait cru la vie en danger, ne tarda pas à être rendu au journal qu’il dirigeait avec tant d’éclat. Enfin, les républicains revinrent, à l’égard des royalistes, à un langage moins offensant et à une contenance plus calme. Mais comme leurs ressentiments n’étaient pas encore tout-à-fait apaisés, ils signèrent en grand nombre une pétition tendant à faire juger la duchesse de Berri ; et ceux d’entre eux qui s’abstenaient depuis long-temps de porter les insignes de la révolution de 1830, que la trahison, disaient-ils, avait profanés, ceux-là mirent une sorte d’affectation à ne plus paraître en public que le ruban de juillet à la boutonnière.

Le ministère, cependant, préparait en silence les moyens de mettre à profit la situation que la duchesse de Berri lui avait faite. Le gouverneur de la citadelle de Blaye s’était opposé à ce que la police fût introduite dans le fort. Soldat, il ne voulait commander qu’à des soldats. Cette noblesse de caractère déplut. Parce qu’il était homme d’honneur, M. Chousserie cessa de paraître suffisamment dévoué on lui donna pour successeur le général Bugeaud. C’était un militaire doué comme tel de qualités éminentes, possédant en de certaines matières une instruction solide, remarquable par une sorte de bon sens grotesque, moins méchant que bizarre, sensible même par accès, mais emporté, brutal, dépourvu de tact, impatient du joug des procédés délicats, et animé d’un zèle de subalterne dont il savait à peine relever l’humilité, par son arrogance, sa franchise et ses airs fanfarons. L’arrivée d’un tel homme fut un coup de foudre pour la prisonnière. Elle devina sans peine ce qu’il était à travers les égards qu’il essaya sincèrement de s’imposer, et elle eut peur de lui.

Le commissaire de police Joly avait été aussi envoyé à la citadelle. Il fut logé dans l’enceinte, au-dessous de l’appartement occupé par la princesse. Plus tard, on découvrit, creusés dans le plafond de la chambre assignée à ce commissaire de police, deux sortes d’entonnoirs revêtus de plâtre et allant s’appuyer à une plaque de tôle fort mince, placée un peu en avant du salon dans lequel avaient coutume de se réunir la duchesse de Berri, madame d’Hautefort et M. de Brissac. Était-ce un procédé d’espionnage ? Ce qui est certain, c’est que le gouvernement ne tarda pas à obtenir les renseignements les plus précis. Mais il fallait en pouvoir faire usage. Ce fut la prisonnière elle-même qui en fournit le moyen aux ministres. Le 22 février 1833, elle déposait entre les mains du général Bugeaud la déclaration suivante :

« Pressée par les circonstances et par les mesures ordonnées par le gouvernement, quoique j’eusse les motifs les plus graves pour tenir mon mariage secret, je crois devoir à moi-même, ainsi qu’à mes enfants, de déclarer m’être mariée secrètement pendant mon séjour en Italie.

Marie-Caroline. » _______

Or, voici ce que la princesse écrivait à M. de Mesnard, au sujet de la déclaration qu’on vient de lire :

« Je crois que je vais mourir en vous disant ce qui suit mais il le faut des vexations, l’ordre de me laisser seule avec des espions, la certitude de ne sortir qu’au mois de septembre, ont pu seuls me décider à la déclaration de mon mariage secret[5]. »

Comment admettre, en effet, que la duchesse de Berri eut pris spontanément la résolution de signer un acte qui la dépouillait de son titre de régente et de sa dignité de mère, un acte qui, rendu public, abaissait la cause de la légitimité, couvrait les royalistes de confusion, et donnait pour dénoûment à une guerre civile les témérités d’un amour secret ? Marie-Caroline ne fit donc que céder, suivant les termes de la déclaration, aux « mesures ordonnées par le gouvernement. » Au reste, la résignation était impossible à sa nature ardente, et elle n’avait pas l’âme assez forte pour se sacrifier à son parti en dominant son malheur. Peut-être n’aurait-on eu besoin que de faire luire à ses yeux l’espoir de la liberté ! Toujours est-il qu’elle ne consulta, dans cette occasion, ni Mme d’Hautefort ni M. de Brissac, comme si elle eût craint qu’on ne l’empêchât de courir à sa perte.

La déclaration était du 22. Le 26, la reine en put lire le texte dans le Moniteur. Ainsi, Marie-Caroline voyait sa vie intime livrée, sous le gouvernement de ceux de ses proches qu’elle avait le plus aimés[6], aux commentaires insultants de la multitude. Ainsi, elle avait compté en vain sur cette solidarité d’honneur qui règne entre parents, même dans les conditions obscures, et qui, protégeant les familles, les sauve du scandale par le secret.

Mais cette révélation des faiblesses d’une femme n’était pas seulement honteuse, elle était impolitique ; car l’avantage momentané que les ministres pouvaient retirer de la déconsidération du parti légitimiste était loin de racheter le tort durable qu’ils faisaient au principe monarchique par l’avilissement d’une maison de rois.

Aussi bien, l’effet trompa les prévisions du pouvoir. Aux yeux de tous les gens honnêtes, le scandale de la faute avouée fut comme couvert par celui de la publicité qu’on lui donnait. Les républicains ne s’élevèrent que contre l’atteinte portée par le pouvoir à la sainteté des liens du sang, aussi généreux à l’égard de la princesse captive qu’ils venaient de se montrer terribles à son parti. Pour ce qui est des légitimistes, ils nièrent l’authenticité de la déclaration, et prétendirent que la duchesse de Berri venait d’être indignement calomniée à la face de l’Europe.

Les ministres durent comprendre alors à quelles nécessités misérables ils s’étaient eux-mêmes condamnés. Accusés de fraude et d’imposture, il ne leur restait plus, pour se disculper, qu’à prouver par acte authentique la grossesse de la duchesse de Berri. Et comment l’obtenir, cette preuve, sans descendre à tout ce que la persécution peut présenter de plus tyrannique et de plus vil ? Il leur était loisible, il est vrai, de laisser la prisonnière accoucher à Blaye ; ils auraient pris les mesures convenables pour que l’accouchement fût bien constaté, et c’était un moyen de fermer la bouche aux incrédules ou à ceux qui affectaient de l’être. Mais que de chances à courir en prenant ce parti ! Sans parler de ce qu’il y avait d’ignoble à entourer d’espions une femme captive, et à faire surprendre par des gens de police le moment où elle deviendrait mère, qui pouvait répondre qu’elle ne parvînt pas à déjouer, quand l’heure fatale serait venue, la surveillance de ses gardiens ? Qu’arriverait-il, d’ailleurs, si elle mourait en couches, ou si elle succombait aux tortures morales résultant pour elle d’une investigation pleine d’insulte ? Le pouvoir permettrait-il qu’on préparât contre lui une accusation d’assassinat ? Ces craintes, de la part des ministres, étaient d’autant plus naturelles, que, depuis quelque temps, la santé de la prisonnière s’altérait d’une manière visible. Dès 1er le mars, un rapport avait été rédigé à Blaye par cinq médecins, et l’on y disait[7] :

« il importera de procurer à madame la duchesse de Berri la faculté de se rapprocher le plus tôt possible de son pays natal, dont la température paraît devoir être plus favorable à sa santé ; et si cette décision salutaire était prise, il serait à désirer qu’elle fût exécutée avant le terme de la grossesse présumée, dans la crainte qu’après l’accouchement, les symptômes de l’affection pulmonaire ne fissent des progrès trop rapides pour permettre un voyage quelconque. Ce conseil doit avoir d’autant plus de poids, que l’état moral de la duchesse de Berri ne peut aujourd’hui que recevoir des impressions de plus en plus fâcheuses par l’effet d’une détention prolongée. »

La conclusion était claire, et il est à remarquer que, parmi les signataires de ce rapport : MM. Canihac, Grateloup, Bourges, Gintrac, se trouvait M. Méniere, que le gouvernement lui-même avait donné pour médecin à la princesse, sur la présentation de M. Orfila.

Les ministres avaient donc de puissants motifs pour ne pas prolonger la captivité de la duchesse de Berri jusqu’au moment qui suivrait ses couches ; et, d’un autre côté, ils ne voulaient point la mettre en liberté avant d’avoir obtenu, de sa grossesse, une preuve éclatante, authentique, qu’ils pussent victorieusement opposer aux dénégations du parti légitimiste.

Les choses en étaient là lorsque l’accoucheur de la duchesse de Berri, M. Deneux, demanda l’autorisation de se rendre à Blaye. Il y fut décidé par des considérations que son parti n’approuva point et qui étaient cependant honorables. Il pensa que, si sa demande était rejetée, le fait de la grossesse serait démenti par ce refus ; que si, au contraire, elle était admise, sa mission équivaudrait à un désaveu formel de la protestation attribuée jadis à Louis-Philippe contre la légitimité du duc de Bordeaux. On se rappelle à quels doutes avait donné lieu la naissance du duc de Bordeaux ; ces doutes, après la révolution de juillet, avaient été habilement accrus et envenimés par les partisans de Louis-Philippe ; on avait même parlé d’une enquête. M. Deneux crut, non sans raison, qu’en allant faire à Blaye, par ordre du gouvernement nouveau, ce qu’il avait fait aux Tuileries le 29 septembre 1820, il mettrait les courtisans dans l’impossibilité de combattre l’autorité de son premier témoignage.

Voulant détruire à tout prix l’accusation de mensonge qui pesait sur eux, les ministres avaient intérêt à faire certifier la grossesse de la prisonnière par des hommes de son propre parti. Or, le dévoûment, de M. Deneux à la mère de Henri V était connu, et sa qualité d’accoucheur donnait à sa présence à Blaye une signification sur laquelle il était impossible qu’on se méprît. Sa démarche fut donc favorablement accueillie par le conseil, et ce fut pour les légitimistes un nouveau sujet d’affliction et de colère. Il partit, arriva le 24 mars à Blaye, et admis le lendemain dans la citadelle, il fut introduit dans l’appartement de la princesse. Elle était couchée, avait le visage amaigri, le teint jaunâtre, les joues caves. Apercevant M. Deneux, elle lui tendit la main, et dit avec une grâce mêlée de tristesse : « Ce bon M. Deneux ! J’étais bien sure qu’il viendrait près de moi. » Vivement ému, le vieillard se précipita au pied du lit avec des sanglots et fut sur le point de s’évanouir. Quand il fut revenu de son trouble, la princesse lui dit : « Mon bon M. Deneux, pour moi vous avez quitté votre femme, abandonné vos affaires, compromis votre clientelle : je ne saurais accepter un tel sacrifice. » Et comme il ne répondait que par l’expression d’un dévoûment sans bornes : « Mais, poursuivit-elle en découvrant le fond de sa pensée, vous ne savez donc pas qu’en restant auprès de moi vous ferez involontairement obstacle à ma mise en liberté ? » Elle voyait, en effet, dans l’arrivée de M. Deneux, la preuve que les ministres avaient l’intention de lui laisser atteindre en prison le terme de sa grossesse. Mais M. Deneux lui représenta que, s’il revenait à Paris, les journaux légitimistes nieraient plus obstinément que jamais la déclaration du 22 février, ce qui mettrait le gouvernement dans la nécessité de plus en plus impérieuse de les confondre par une preuve positive, au risque de lui imposer, à elle, une plus longue captivité. Elle parut frappée de cette observation ; et, dans un second entretien qui eut lieu le 28 mars, elle déclara à M. Deneux qu’elle acceptait sa présence et ses soins.

Ce jour-là commença pour M. Deneux une vie de sollicitude, d’abnégation. Tout entier au désir de rappeler sa malade au repos et à la liberté, il ne craignit pas d’attirer sur sa tête la réprobation de son parti, dont il fallait, pour servir la mère de Henri V, déjouer les calculs et braver les passions. Car ici l’intérêt de la princesse et celui du parti légitimiste étaient manifestement opposés. Pour faire tomber devant elle les portes de sa prison, Marie-Caroline n’avait qu’un moyen, qui était de mettre en lumière la vérité, vérité redoutable que le parti légitimiste aurait voulu couvrir d’un voile éternel, dût la mère de Henri V rester plus long-temps victime de l’importance du secret !

Mais ce n’était pas d’un simple aveu que les ministres avaient besoin ; cet aveu, il avait été fait le 22 février et publié le 26 : ce que le gouvernement exigeait, c’était une constatation publique, appuyée sur des témoignages officiels, telle enfin que toute controverse devînt impossible. Or, cette constatation, la duchesse de Berri éprouvait à la permettre une répugnance invincible, d’abord par pudeur, ensuite parce que, déjà trompée, elle ne croyait pas qu’on lui accordât la liberté pour prix du sacrifice qu’on osait lui demander.

Voici quel fut, à ce sujet, le plan soumis au général Bugeaudpar M. Deneux : un certain nombre de personnes notables de Blaye et de Bordeaux auraient été désignées par le gouvernement pour recevoir, de la part de médecins accoucheurs choisis en nombre égal par le gouvernement et la princesse, une déclaration constatant la grossesse. L’acte dressé, la princesse se serait embarquée en présence des mêmes personnes, et l’acte n’aurait été envoyé à Paris que lorsque le bâtiment se serait trouvé loin des parages de Blaye. Ce plan portait l’empreinte d’une défiance dont les ministres n’avaient que trop mérité l’injure. Le général Bugeaud parut néanmoins disposé à l’adopter ; il répondit à M. Deneux qu’il allait rédiger des propositions qui seraient mises sous les yeux de la duchesse de Berri et des ministres. Et il ajouta que si, les conditions une fois acceptées, le gouvernement s’avisait de manquer à sa parole, il s’emparerait, lui Bugeaud, de la corvette la Capricieuse, et conduirait Madame en Sicile de sa pleine autorité.

Si la duchesse de Berri avait pu croire un instant à la sincérité des promesses de ses ennemis, elle aurait cédé peut-être ; mais elle était convaincue que c’était en pure perte qu’elle autoriserait une constatation dont l’outrageante solennité était si propre, d’ailleurs, à la remplir d’effroi. Une conversation qu’elle eut sur ce point avec M. Deneux donnera a une idée des tourments auxquels était en proie cette malheureuse femme. « J’aime mieux, disait-elle à son médecin, accoucher à Blaye que consentir à la constatation qu’on me demande. Si je fais constater mon état, on ne manquera pas de publier le résultat dans les journaux, et je resterai ici, tandis que la déclaration faite au moment de l’accouchement ne sera pas rendue publique. — Oh. ! pour cela, j’ose affirmer que Madame se trompe. — Comment ! Monsieur Deneux, vous croyez que les ministres oseraient la publier ? — Je ne le mets pas en doute, Madame. — Mais ce serait une infamie qui n’aurait pas de nom. — Ils le feront, Madame, soyez-en sûre. — Eh bien, s’ils le font, je divulguerai ce qui devait rester caché, je dirai le nom de mon époux ; mais, comme les lois françaises m’y obligent pour légitimer mon enfant, l’odieux de cette révélation retombera tout entier sur mes ennemis ; tandis que, si je faisais constater ma grossesse, c’est moi seule qu’on accuserait, et l’on ne manquerait pas de dire que j’ai voulu obtenir ma liberté avant d’accoucher, l’obtenir à tout prix, parce que mon enfant n’était pas légitime. »

Ces considérations la décidèrent, et elle écrivit au général Bugeaud pour lui annoncer son refus[8].

Peu de temps après, une dépêche télégraphique mandait M. Ménière à Paris. Là, ce médecin fut appelé dans la salle du conseil, et il rendit compte devant les ministres assemblés de tout ce qu’il savait sur l’état des choses à Blaye. D’après ces renseignements, il fut décidé d’une manière définitive qu’on ferait accoucher la princesse dans sa prison. Le roi désira ensuite entretenir M. Ménière en particulier. Il se montra péniblement affecté de la rigueur déployée contre une nièce de sa femme, et se représenta comme la victime des nécessités du régime constitutionnel. Puis, prévoyant sur quels points pouvaient rouler les conversations de la princesse et de M. Ménière, il indiqua longuement à celui-ci le langage qu’il aurait à tenir, et se complut à lui tracer son rôle.

Marie-Caroline n’avait plus d’autre chance de salut qu’une évasion habilement préparée. L’idée en vint à quelques-uns de ses partisans, et M. de Choulot fut désigné, à son insu, comme le chef de la conspiration. Il s’était rendu digne de ce périlleux honneur par sa hardiesse dans le dévoûment, par les sacrifices de tout genre qu’il avait faits à la cause de la légitimité, et notamment par les fréquents voyages qu’il avait entrepris pour cette cause, et où il avait compromis une partie de sa fortune. Il était alors à Paris, et il revenait de Prague, d’où il rapportait, pour la duchesse de Berri, des lettres, des portraits et des paroles de consolation. Désespérant de pénétrer par la ruse dans la citadelle de Blaye, il s’adressa d’abord au ministre de la guerre, ne cachant rien de ce qu’il avait fait pour la duchesse de Berri lorsqu’elle était encore libre et armée. « Vous vous êtes conduit en vrai chevalier français dit à M. de Choulot le maréchal Soult ; mais il ajouta que, pour être admis auprès de la princesse, une autorisation du roi lui-même ne serait pas suffisante ; que c’était là une question d’État, et que les ministres avaient à en délibérer. Le lendemain, M. de Choulot apprit que sa demande était repoussée. Il ne se rebuta point, écrivit au roi une lettre dans laquelle il redoublait d’instances et confiant dans les ressources de son audace, il partit pour Blaye. Il se présente au général Bugeaud invoque auprès de lui des motifs d’humanité, des motifs d’honneur et parvient enfin à se faire ouvrir les portes de la prison. Il trouva la duchesse de Berri très-abattue, et rejetant sur les souffrances prolongées de sa captivité le tort de la déclaration arrachée à sa faiblesse. L’entrevue fut courte : M. Bugeaud n’avait assigné à la visite qu’une durée de douze ou quinze minutes. Avant de prendre congé de la prisonnière, M. de Choulot, qui avait formé le projet de la sauver, lui demanda un objet qui pût être un signe de reconnaissance entre les mains de la personne qu’il aurait, peut-être, plus tard à lui envoyer. Alors, la duchesse de Berri ouvrant un tiroir, lui dit : « Tenez, voici les joyaux de la couronne », et elle lui montrait, parmi quelques objets de fort peu de prix, une chaînette formant anneau. M. de Choulot prit la chaînette, et à peine était-il sorti que, cédant à un sentiment d’orgueil bien naturel chez une mère, la princesse appela le général Bugeaud pour lui montrer les portraits du jeune Henri et de sa sœur. Après une courte apparition dans la chambre de sa prisonnière, le général revint auprès de M. de Choulot, et, par un manque de tact inconcevable, il l’interrogea sur la grossesse de la duchesse de Berri. M. de Choulot répondit, comme on devait s’y attendre ; qu’il n’était point venu dans la citadelle pour faire des constatations de ce genre et qu’il n’avait rien remarqué. À ces mots, la figure du général s’enflamme. Il ne cherchait que des témoignages dont les légitimistes n’eussent pas droit de suspecter la sincérité il avait compté sur celui de M. de Choulot. Trompé dans son attente, il eut peine à retenir sa colère, et il envoya son aide-de-camp, M. de Saint-Arnauld, chez la princesse, pour la prier de se faire voir à M. de Choulot, debout et marchant. Quelque offensante que fût cette proposition, la duchesse de Berri n’osa pas la repousser. L’épreuve n’eut pas lieu, cependant, grâce à la fermeté de M. de Choulot ; mais il eut à soutenir, de la part du général, et surtout de la part de l’aide-de-camp, des reproches d’une extrême vivacité. Il s’en émut faiblement, et regagna Paris en toute hâte, impatient de réaliser son projet. Il avait bien vu, dès son entrée à Blaye, que faire évader la duchesse de Berri, soit par force, soit par artifice, était absolument impossible à moins que Louis-Philippe ne consentit lui-même à y prêter les mains secrètement. Son premier soin, à Paris, fut donc d’écrire au roi qu’il rapportait de Blaye la pensée de la princesse et qu’il sollicitait une audience. Il l’obtint aussitôt et fut reçu aux Tuileries dans le cabinet du baron Fain. Mais, sur le point de voir M. de Choulot face à face, le roi avait subitement changé de résolution. Soit embarras, soit frayeur, il n’osait paraître au rendez-vous assigné. M. de Choulot attendit long-temps avec une visible impatience. Pressé par lui, le baron Fain sort pour aller prévenir le monarque, et revient proposer à M. de Choulot de l’introduire auprès de la reine. Celui-ci refuse, et, sur de nouvelles instances, Louis-Philippe se décide enfin à affronter une entrevue qui aurait dû être pour lui si pleine d’émotions. M. de Choulot commença sur un ton respectueux et calme mais s’animant peu à peu, il déclara au roi que l’homme qu’il voyait devant lui était lié à la branche aînée par des sentiments indestructibles d’amour et de fidélité. « C’est là, répondit le roi, un langage que peut entendre un monarque citoyen. » M. de Choulot tenait entre ses mains, en parlant, des cannes qu’il avait coutume de porter pour se soutenir, depuis une chute qu’il avait faite à la chasse. Il remarqua que le roi fixait sur ces cannes un regard qui trahissait d’étranges alarmes, et il se désarma en souriant. Revenant alors au sujet de sa visite, il exposa au roi de quel intérêt il était pour lui de ne pas laisser la duchesse de Berri dans une situation de nature à avoir des suites terribles ; il lui peignit la princesse succombant à des maux dont la cause, ignorée de l’Europe, s’associerait aux plus noirs soupçons. Louis-Philippe ne parut pas inaccessible aux craintes qu’on cherchait à éveiller dans son âme ; il reconnut que la duchesse de Berri venant à mourir en prison, on pourrait tirer contre lui de ce fatal événement le même parti qu’on avait tiré de la mort du duc de Bourbon. Mais se prêter à l’évasion de la duchesse lui paraissait contraire aux plus chers intérêts de sa race. « Il faut, dit-il à plusieurs reprises, il faut des garanties à mon gouvernement. » Il se montra, néanmoins, disposé à laisser agir M. de Choulot sans mettre obstacle à ses desseins. Seulement, il lui demanda de rester à Paris pendant quelques jours et d’attendre. Durant tout le cours de cet entretien, une pensée avait manifestement dominé le roi le souvenir du duc de Bourbon, dont il avait en quelque sorte devant lui le représentant. Aussi revint-il souvent sur les accusations dont la mort de ce prince avait fourni le texte aux passions de parti. Il s’écria même : « Eh mon Dieu cette malheureuse succession, nous n’en avons pas encore touché un sou ! »

M. de Choulot crut, d’après la conclusion de l’entrevue qui vient d’être racontée, qu’il convenait d’attendre. Il ne se doutait pas que le retard paralyserait les efforts de son dévoûment ![9]

Rien ne fut changé, en effet, aux mesures dont la sévérité avait si cruellement pesé jusqu’alors sur la duchesse de Berri. Isolée, inquiète, troublée intérieurement des rumeurs de son parti, dont il lui semblait quelquefois entendre comme un écho lointain, elle désirait qu’on lui donnât pour conseils M. Hennequin et M. de Chateaubriand : elle en fit la demande[10]. On parut disposé à satisfaire à ses désirs, mais on y mit, pour condition, qu’elle fit prendre à ces Messieurs l’engagement d’affirmer sa grossesse. C’était lui imposer une loi aussi dure qu’inconvenante : elle refusa de s’y soumettre ; et sa demande, transmise à Paris par le télégraphe, fut rejetée. En même temps on chargeait le général Bugeaud de lui faire connaître certaines particularités tendant à lui rendre son parti odieux. Ce parti, disait une dépêche ministérielle qu’on eut soin de lui communiquer le 18 avril, la sacrifiait indignement ; les légitimistes désiraient sa mort pour s’en faire contre le pouvoir un moyen de calomnie ; vivante, elle n’était plus pour eux qu’un embarras ; des lettres venues de Prague annonçaient que tout le monde y était déchaîné contre elle et qu’au rang de ses ennemis les plus implacables figuraient M. de Blacas et l’abbé de Latil.

Ces confidences, pleines d’artifice, avaient un but manifeste. En montrant à la duchesse de Berri que ses partisans l’abandonnaient, que sa famille même s’armait contre elle, on espérait l’amener par le désespoir à permettre que sa grossesse fût constatée ; que risquait-elle à mécontenter un parti dont on exagérait si habilement à ses yeux l’ingratitude ? Mais on ne put vaincre sa répugnance. MM. Orfila et Auvity lui avaient été envoyés pour la seconde fois avec MM. Andral fils et Fouquier : elle ne voulut pas les recevoir. M. Dubois, qui habitait Blaye depuis six semaines dans l’espoir de se faire admettre, M. Dubois lui écrivit en vain une lettre presque suppliante. Malheur à lui s’il ose paraître devant moi, s’écria-t-elle d’un air qui respirait la menace ! Car elle éprouvait pour M. Dubois une sorte d’horreur qu’elle ne prenait aucun soin de dissimuler.

Pour dompter l’obstination de la prisonnière, le gouvernement n’avait rien négligé : M. Auvity était allé jusqu’à presser M. de Mesnard d’employer son crédit auprès d’elle pour la faire consentir à une constatation, dont sa mise en liberté serait le prix. Toutes les tentatives ayant échoué, et la princesse préférant à la honte de céder le malheur d’accoucher dans la citadelle, on ne songea plus qu’aux moyens de rendre inévitable l’appareil dont on se proposait d’entourer son accouchement. Mais ne préviendrait-elle pas les solennités formidables auxquelles on la condamnait, en se faisant avorter ? C’est ce que le gouvernement craignait, outrageant la prisonnière par ces suppositions, aussi absurdes que cruelles. La vérité est que, loin d’avoir ouvert son esprit à une telle pensée, elle manifesta l’intention de nourrir son enfant. Or, comme elle n’avait nourri ni le duc de Bordeaux ni la princesse Louise, il était facile de prévoir que ce rapprochement, fait à Prague et dans le monde, donnerait lieu à de fâcheuses interprétations. Aussi Mme d’Hautefort n’hésita-t-elle pas à combattre le désir de Marie-Caroline. Représentations et prières, tout fut inutile. MM. Gintrac, Ménière et Deneux ayant déclaré que la princesse devait nourrir son enfant, dans l’intérêt même de sa santé, elle en témoigna une grande joie, et demanda qu’on fit venir de Paris en toute hâte les objets nécessaires. Elle ne pouvait donner aux craintes qui la calomniaient un démenti plus formel : n’importe ; on s’abaissa, pour prévenir un délit imaginaire, à des précautions dont l’apparente sagesse n’était que folie et qu’insulte. Bien que les croisées fussent garnies de barreaux, et fermées, dans leur partie inférieure, par des demi-persiennes parfaitement fixées, il fut question d’y placer des treillis de fer, de peur sans doute qu’en faisant passer l’enfant à travers les barreaux, on ne détruisît la preuve matérielle de la grossesse. Le génie de l’espionnage alla plus loin. Mais il faut s’arrêter ici : quand la politique ose tout, tout raconter est impossible ; et, dans ce cas, le silence n’est que la pudeur de l’histoire.

La duchesse de Berri pouvait mesurer enfin la portée de son malheur. Vouée à des humiliations sans exemple et le cœur abreuvé d’amertume, il ne lui restait plus rien à expier. Dans les premiers temps de sa captivité elle avait eu du moins quelques consolations, et il ne lui avait pas été interdit de donner le change à ses chagrins. Elle se prenait à oublier la rigueur de sa destinée lorsque, du haut du rempart assigné à ses promenades, elle suivait de l’œil le bateau à vapeur qui, chaque matin, va de Bordeaux à Blaye ; ou bien, lorsque dans la plaine qui, à certains jours, réunit les, habitants de ces deux villes, elle apercevait un salut de fidélité ou reconnaissait au passage un courtisan de son infortune présente. Mais, depuis le commencement du mois d’avril, elle avait vu s’éteindre même ces rapides lueurs de joie. Livrée à de lentes souffrances, elle ne sortait presque plus de son appartement, et vivait tout entière dans les soins dont l’entouraient ses compagnons de captivité. Heureuse encore si, dans son abaissement, elle n’avait pas eu à lutter sans cesse contre les exigences ou l’emportement de ses gardiens !

Le 24 avril, le général Bugeaud entra chez elle tenant à la main un rouleau de papier. C’était une sorte de procès-verbal de ce qui devait se passer au moment de l’accouchement. On y désignait comme devant assister à la naissance de l’enfant, le sous-préfet de Blaye, le maire, un de ses adjoints, le président du tribunal, le procureur du roi, le juge de paix, le commandant de la garde nationale, MM. Dubois et Ménière. Le procès-verbal portait que tous ces témoins entreraient dans la chambre à coucher, au début du travail de l’enfantement, qu’ils constateraient l’identité de la princesse, qu’ils lui demanderaient si elle était bien la duchesse de Berri, si elle était grosse, si elle se sentait près d’accoucher ; qu’on ferait mention de ses réponses ou de son silence ; que les témoins visiteraient ensuite la chambre, les cabinets, les armoires, les secrétaires, les tiroirs des commodes et jusqu’au lit de la princesse, pour voir s’il n’y avait pas d’enfant nouveau-né dans l’appartement que, dans le même but, on vérifierait s’il n’y avait auprès de la duchesse de Berri aucune femme grosse et sur le point d’accoucher ; que, dans le cas où elle crierait pendant le travail, il serait fait mention de ses cris, aussi bien que des vagissements de l’enfant au moment de sa naissance. Marie-Caroline n’eut pas plutôt entendu l’énumération de ces formalités, qu’elle fut saisie de douleur et d’indignation mais le général ayant ajouté que les précautions ne pouvaient se borner là, et que, pour être instruit du début du travail, on serait obligé de placer deux gardiens dans le salon contigu à la chambre à coucher. « Retirez-vous, Monsieur » s’écrie la princesse transportée de fureur ; et, du salon où elle se trouvait, se précipitant dans sa chambre, elle en ferme la porte avec violence. M. Deneux fut appelé aussitôt. La princesse était au lit, en proie à une agitation extrême ; elle avait les muscles de la face, du col et de la poitrine contractés, la respiration pénible, les lèvres gonflées et violettes ; les mouvements du cœur étaient tumultueux : l’enfant ne donnait plus signe de vie !

De semblables scènes pouvant amener une fausse couche et engager d’une manière terrible la responsabilité des ministres, le général Bugeaud ne négligea rien pour adoucir Marie-Caroline, et il y réussit ; car, chez elle, les impressions étaient plus vives que profondes. Mais ce système de ménagements nécessaires n’alla point jusqu’à l’annulation du procès-verbal, et l’acceptation en fut laborieusement négociée.

Quoique placé par le gouvernement auprès de Marie-Caroline, M. Ménière désapprouvait complétement le projet de procès-verbal. Il en écrivit à M. d’Argout, et donna de sa désapprobation des motifs aussi honorables que décisifs. Quel pouvait être le but d’un acte de cette nature ? De convaincre les incrédules ? Mais les dénégations du parti légitimiste étaient systématiques ; comment douter qu’il ne fut résolu à nier même l’évidence ? D’ailleurs, la tâche imposée aux témoins, sans parler de son inconvenance, n’était-elle pas impossible à remplir ? M. Deneux, homme d’honneur, et responsable des suites.de l’accouchement, ne protégerait-il point sa malade contre la désastreuse influence que devait exercer sur elle, au milieu des émotions d’un pareil moment, la vue de huit ou dix personnes étrangères, inconnues, chargées d’une mission outrageante et inquisitoriale ?

De sorte que, chez un peuple renommé pour sa générosité et sa courtoisie, l’accouchement d’une pauvre femme, vaincue, prisonnière, abandonnée, malade, était devenu la grande affaire du moment, le sujet d’une correspondance ministérielle très-active, une question d’état, enfin ! Que dis-je ? on traita de cet accouchement, comme on traite entre Puissances belligérantes d’une province à partager ou de la paix à conclure !

Après de longues négociations, Marie-Caroline consentit 1° à faire prévenir le général Bugeaud, dès qu’elle ressentirait les douleurs de l’enfantement ; 2° à répondre affirmativement à la question suivante : « Êtes-vous la duchesse de Berri ? » 3° si les témoins n’arrivaient qu’après l’accouchement, à les recevoir quand M. Deneux le jugerait convenable.

Pour prix de ces concessions, Marie-Caroline exigeait 1° que, sous aucun prétexte, M. Dubois n’entrât dans sa chambre ; 2° qu’on lui promît de la mettre en liberté, aussitôt que M. Deneux la trouverait en état de supporter les fatigues du voyage ; 3° que la promesse fût délibérée, arrêtée en conseil et signée par cinq ministres au moins ; 4° que l’original ou une copie signée des ministres fût confiée au général et conservée par lui ; 5° qu’on lui remit à elle-même une copie de cette promesse, certifiée conforme à l’original.

Cette dernière clause donna lieu à divers pourparlers, à la suite desquels les conditions furent acceptées de part et d’autre et transmises au gouvernement par dépêche télégraphique. Que le lecteur nous pardonne ces détails : il est douloureux, mais il est utile de les transcrire… Voilà comment les dynasties se font la guerre !

L’affaire du procès-verbal terminée, il ne restait plus qu’à prendre des mesures pour que les témoins ne fussent pas prévenus trop tard du moment précis de l’accouchement. M. Deneux avait été logé dans la chambre occupée jadis par le commissaire de police Joly, c’est-à-dire au-dessous de l’appartement de Marie-Caroline. Or, le 1er mai on vint, de la part du général Bugeaud, intimer à M. Deneux l’ordre de déloger. En vain, pour éluder une injonction dont il devinait trop bien le motif secret, allégua-t-il le respect dû à son âge, à ses habitudes, il fallut céder : on s’empara de sa chambre et l’on y plaça une échelle qui montait jusque sous le lit de la captive. De son côté, le général Bugeaud crut devoir faire chambrée avec les gardiens du premier étage, lesquels étaient au nombre de quatre : deux officiers, MM. Fayoux et Salabelle, et deux sous-officiers, MM. Boudier et Willempt.

Mais cela même ne suffisant pas pour ôter au gouverneur de Blaye la crainte d’être pris au dépourvu, il imagina de faire coucher dans le salon contigu à la chambre de Marie-Caroline, les portes restant ouvertes, deux gardiens qui, au moindre mouvement, à la première plainte de la princesse, devaient courir à son lit et donner le signal. Ce projet, dont Marie-Caroline fut menacée, n’avait, peut-être pour but que de la faire consentir à laisser coucher dans le salon, au lieu de deux gardiens, le médecin que le gouvernement lui avait donné, M. Ménière. Elle y consentit en effet, lorsqu’il eût été convenu que le salon serait occupé à la fois par M. Ménière et M. Deneux. On songea aussi à faire passer la nuit dans la citadelle à toutes les personnes désignées comme témoins, et il est probable qu’elles seraient entrées dans la citadelle le 8 au soir, si, jusqu’au 10, le maire et le juge de paix n’eussent été retenus hors de la ville par des affaires urgentes. Mais les circonstances devaient déjouer, dans ce qu’elle avait de plus minutieux, la prévoyance des gardiens.

On était arrivé à la nuit du 9 mai, et rien n’annonçait que cette nuit dût être marquée par l’événement attendu. MM. Deneux et Ménière se livraient au repos, ne croyant pas que leur ministère fut au moment d’être invoqué ; et toute la citadelle semblait endormie. Tout-à-coup la porte de la chambre de Marie-Caroline s’ouvre, Mme Hansler s’élance dans le salon à demi-vêtue : « Venez, venez, M. Deneux, Madame accouche. » Il était trois heures du matin environ. En un instant chacun fut sur pied. M. Ménière va frapper à la porte du corridor et appelle vivement le général. Celui-ci, averti, se précipite vers la porte d’entrée de l’enceinte en palissades, pour prévenir à son tour M. Dubois. L’ordre est donné de tirer le canon pour appeler dans la citadelle les témoins logés dans la ville. Déjà MM. Deneux et Ménière s’empressaient autour de Marie-Caroline. Bientôt, arrivant dans le salon, le général Bugeaud, M. Delort, commandant de la place, M. Dubois, et les officiers de service. Des messagers circulent de toutes parts dans la citadelle, se croisent sur les remparts, courent à la porte Dauphine. Trois coups de canon retentissent. « Qu’est ce donc ? », s’écrie la princesse avec inquiétude. On la rassure et on la supplie de veiller sur ses souffrances, d’attendre encore… Et la princesse de répondre à ces prières doublement cruelles : « Mais ne croyez-vous pas que ce retard ne soit fatal à mon enfant ? » M. Dubois s’était approché de la chambre à coucher. M. Ménière se plaça aussitôt de façon à empêcher que Marie-Caroline ne l’aperçut. En même temps Mme Hansler lui disait tout bas, mais avec beaucoup de vivacité : « Retirez-vous, Monsieur, retirez-vous donc. » Ce fut pendant cette scène que M. Deneux opéra la délivrance ; et il reçut, immédiatement après, des mains de la princesse, la déclaration qu’il devait faire aux témoins. Marie-Caroline témoigna le désir de voir Mme d’Hautefort, qu’on alla prévenir sur-le-champ ; puis, ayant aperçu M. Bugeaud dans le salon, elle dit à M. Ménière : « Il peut entrer si cela lui plaît. » Le général s’approcha, et elle lui tendit la main : « J’ai appelé dès que j’ai senti la première douleur. J’ai fait ce que j’ai pu et je crois que tout ira bien. » Paroles qui expriment d’une manière poignante l’état de soumission et de contrainte dans lequel avait jusqu’alors vécu cette princesse infortunée ! Alors, et par un mouvement louable de sensibilité, le général lui lut une dépêche ministérielle qu’il avait reçue la veille et dont il savait que la lecture serait douce à son cœur. Elle le remercia avec effusion, et, comme il se retirait : « Général, vous avez deux filles ; eh bien, en voici une troisième. » Déjà elle avait dit à M. Ménière, en parlant du personnage mystérieux qui, dans ce moment, régnait sans doute sur sa pensée : « Il sera heureux : il désirait tant une fille ! »

Pendant ce temps, les témoins étaient arrivés. Tout étant disposé pour les recevoir, le général Bugeaud en fut prévenu. Mme d’Hautefort se trouvait en ce moment auprès de la princesse, et à l’attitude de cette dame, à l’impatience de ses mouvements, à l’altération de son visage, on voyait assez tout ce qu’avait de douloureux pour elle cette mise en scène d’un drame odieux. Telle était son agitation, que, les témoins tardant à paraître, elle s’avança vers la porte et dit d’une voix impérieuse : « Mais, messieurs, madame vous attend. » Les témoins entrèrent, graves et dominés par une secrète émotion. M. le président Pastoureau fit à la princesse les questions relatées au procès-verbal[11]. Elle y répondit sans hésitation ; et l’on se rendit dans le salon pour dresser l’acte. Cette formalité remplie, M. Deneux fut sommé par le président de dire quelle était la personne qu’il venait d’accoucher. Il y eut un moment de silence. Était-ce la déclaration d’un mariage légitime qu’on allait entendre ? La curiosité se peignait dans tous les regards et l’attente était solennelle. M. Deneux fit la déclaration suivante :

« Je viens d’accoucher madame la duchesse de Berri, ici présente, épouse en légitime mariage du comte Hector Luchesi Palli, des princes del Campo Franco, gentilhomme de la chambre du roi des deux Siciles, domicilié à Palerme. »

L’effet produit par ces paroles fut profond et divers, selon les sentiments de sympathie ou de haine dont les assistants étaient animés. Ceux qui avaient compté sur le scandale d’un aveu mêlé de réticences nécessaires, ceux-là se montrèrent troublés et interdits. Une satisfaction généreuse brilla, au contraire, sur le front de ceux qui, sans être du parti de la prisonnière, respectaient en elle les droits de la défaite, de la faiblesse et du malheur.

Le gouvernement apprit sa victoire par le télégraphe, mais il ne se contenta pas des renseignements que lui apportait la voie officielle. Aussitôt après l’accouchement, M. Deneux s’était hâté d’écrire à sa femme une lettre qu’il avait cachetée après l’avoir communiquée au général Bugeaud. Le gouvernement rompit le cachet de cette lettre, en remit une copie à Mme Deneux, et garda l’original, qu’il fit circuler dans les deux Chambres ! Car, une fois sur la pente de l’arbitraire, un pouvoir ne s’arrête plus.

Bien que la duchesse de Berri eût légitimé son enfant par la désignation de son époux, les partisans de la dynastie nouvelle mirent une indécente ardeur à se réjouir de l’événement dont le-ministère avait si bien préparé le scandale. Les républicains se contentèrent de témoigner le mépris que leur inspirait ce vil triomphe.

Quant aux légitimistes, ils étaient consternés. Quelques-uns d’entre eux, cependant, s’obstinèrent dans une incrédulité qui leur était chère, et ils ne craignirent pas de dénoncer l’acte dont leurs ennemis se prévalaient, comme le dénoûment d’une intrigue qui avait commencé par la violence et finissait par le mensonge. N’était-ce pas une chose inouïe dans l’histoire du genre humain que de tenir au secret une princesse pour la faire accoucher dans une sorte d’esclavage ? Pouvait-il y avoir état civil pour un enfant et certitude matérielle de sa naissance, lorsque la mère, plongée arbitrairement dans les fers et privée même de la protection de ses juges, se trouvait dans une situation que les lois désavouaient et qui faisait peser sur elle une invincible tyrannie ? Séparée de ses amis, arrachée à ses conseils, morte au monde, à la loi, à la société, Marie-Caroline avait-elle pu valablement témoigner contre elle-même, et cela au milieu de ses accusateurs, de ses gardiens, des hommes qui avaient juré sa perte ? S’il fallait croire au procès-verbal, pourquoi donc M. de Brissac et Mme d’Hautefort avaient-ils refusé formellement de le signer ? Voilà ce que disaient les plus passionnés parmi les légitimistes. ils allèrent plus loin, et une plainte pour cause de présomption légale de supposition d’enfant fut adressée aux procureurs-généraux près les Cours royales de Paris et de Bordeaux, par le comte et le vicomte de Kergorlay, le baron de Ludre, le comte de Floirac, le baron de Mengin-Fondragon, le vicomte Félix de Conny, MM. de Verneuil, de Mauduit et Battur. Des adhésions nombreuses vinrent bientôt fortifier cette plainte, et, dans une lettre remplie d’indignation, M. Florian de Kergorlay reprocha au président du conseil de s’être rendu coupable de diffamation calomnieuse et de séquestration arbitraire. La lettre se terminait par ces mots : « La présomption légale du crime de supposition d’enfant est acquise à l’histoire. »

Mais la duchesse de Berri avait trop complètement cédé aux exigences de ses gardiens, pour que de semblables protestations eussent quelque autorité : On n’y vit généralement que la dernière clameur d’un parti au désespoir. Aussi bien, le gros du parti avait déjà perdu toute illusion, et il ne lui restait plus qu’à subir en silence cette dure loi de la vérité.

Bien fous sont les princes qui s’imaginent qu’on adore en eux autre chose que leur fortune. Marie-Caroline ne tarda pas à en faire l’expérience. Beaucoup de ses fidèles, sans cesser de la défendre en public, ne lui montrèrent plus en secret qu’éloignement, froideur et dédain. Tel qui lui aurait pardonné un crime heureux, la jugea impardonnable, parce qu’elle avait commis une faiblesse compromettante. Aux reproches que lui adressaient sincèrement, dans son parti, des hommes rigides mais honorables, se mêla le blâme de ceux chez qui le stoïcisme n’était que le masque de l’égoïsme trompé ou de l’ambition déçue. De tous les maux que Marie-Caroline avait eu à souffrir depuis plusieurs mois, celui-là fut sans contredit le plus cuisant. Il est certain que, lorsque, rendue à la liberté, elle se disposait à partir pour Palerme, le nombre fut petit des personnes qui s’offrirent pour l’accompagner. Quelques dames donnèrent même à entendre que le rôle qu’elles auraient envié auprès, de la régente de France, ne pouvait guère leur convenir auprès de la comtesse Luchesi Palli. Marie-Caroline avait témoigné le désir d’être accompagnée à Palerme par M. de Mesnard. Peu de temps avant son départ de Blaye, on lui remit une lettre de son premier écuyer. A peine y a-t-elle jeté les yeux que son front se voile de tristesse. Une plainte amère lui échappa, dit-on, et elle fut tout un jour à se remettre de son trouble. La lettre était froidement respectueuse, et M. de Mesnard y disait que, pour accompagner la princesse, il attendrait ses ordres. Pourtant, nul parmi les légitimistes n’était plus que M. de Mesnard dévoué aux intérêts et docile aux volontés de Marie-Caroline. Mais l’influence des mécontentements du parti avait peut-être fini par le gagner lui-même ; peut-être aussi pensait-il que la dernière déclaration de la mère de Henri V n’était pas suffisamment expliquée par l’oppression dont elle avait été victime. Quoi qu’il en soit, il se rendit à Blaye, quand le moment fut venu, prêt à suivre dans des contrées lointaines celle dont il avait servi tour-à-tour la grandeur et l’abaissement.

La princesse de Beauffremont donna au parti royaliste, dans cette circonstance, un grand exemple de courage et de générosité. Entourée dans ce parti d’une juste considération et connue pour n’avoir jamais recherché les positions de Cour, elle accourut à Blaye, résolue à ne se séparer de Marie-Caroline que lorsqu’on aurait reçu à Prague cette mère du duc de Bordeaux, que tout le monde maintenant semblait abandonner.

Ce fut le 8 juin que Marie-Caroline quitta sa prison. Ce voyage devait avoir une haute importance historique ; et il faut absolument en connaître les détails si l’on veut analyser la situation du parti légitimiste, soit en France, soit à l’étranger. A Blaye, les préparatifs du départ étaient poussés, depuis quelque temps, avec beaucoup d’activité. Le 8, un bateau à vapeur vint mouiller devant la citadelle. Il devait conduire la princesse jusqu’à la rade de Richard, où l’attendait la corvette l’Agate. Des ordres sévères avaient été donnés par le général Bugeaud pour qu’aucune manifestation populaire ne troublât la solennité de l’embarquement. Quelques personnages de marque s’étaient rendus à bord du bateau à vapeur pour y recevoir Marie-Caroline. C’étaient le prince et la princesse de Beauffremont, le marquis et la marquise de Dampierre, le vicomte de Mesnard, le marquis de Barbançois, le comte Louis de Calvimont. A bord se trouvait aussi l’abbé Sabatier qui venait d’être nommé aumônier de la princesse.

A neuf heures et demie, le général Bugeaud alla prévenir Marie-Caroline que l’heure du départ était arrivée. Il la trouva posant devant un peintre envoyé de Bordeaux par M. Gintrac, qui avait voulu garder le portrait de la prisonnière de Blaye. Marie-Caroline sortit, conduite parle général. A côté d’elle marchait la nourrice portant cette petite princesse qu’une prison avait vu naître et qu’attendait une mort prématurée. Suivaient M. de Mesnard donnant le bras à Mme d’Hautefort M. Deneux, M. de Saint-Arnault, aide-de-camp du général, Mlle Lebeschu et Mme Hansler. Au seuil de la porte Dauphine, MarieCaroline ayant aperçu les deux filles du gouverneur et leur mère, elle se pencha vers les enfants pour les embrasser ; puis, se tournant vers Mme Bugeaud, qu’elle savait douée d’un noble caractère et d’une âme compatissante : « J’espère, lui dit-elle, que dans peu vous reverrez votre mari bien portant. » Au delà de la porte Dauphine, la foule s’entassait impatiente. Quand Marie-Caroline parut, un grand silence se fit parmi le peuple ; mais à peine s’était-elle éloignée de quelques pas, qu’on entendit comme un bruit confus de voix, de chuchottements, de murmures, sans qu’on pût savoir ni quel sentiment dominait cette multitude, ni à qui s’adressaient certaines rumeurs menaçantes sorties de son sein.

A dix heures, l’ancre était levée et le Bordelais voguait vers la mer. Deux barques furent aperçues qui suivaient le bateau à vapeur. Elles étaient montées par des personnes dévouées à Marie-Caroline, comme le montraient bien les bras levés en signe d’adieu et les mouchoirs blancs agités en l’air. Au large ! cria d’une voix rude le commandant du Bordelais. Mais, à l’instant même, de l’une des embarcations partit un paquet dont un cri désignait la destination, et qui alla tomber à quelque distance du général Bugeaud. C’était un fichu vert sur lequel était le portrait de Henri V. Le général Bugeaud, qui s’irritait des plus petites choses, laissa éclater une indignation puérile. Mais son autorité n’avait plus rien dont Marie-Caroline eût sujet de s’alarmer. Aussi sut-elle se dédommager, à l’égard de M. Bugeaud, d’une trop longue dissimulation ; et le général ne trouva plus chez elle et chez les personnes de sa suite, durant tout le voyage, que l’expression d’un ressentiment contenu avec effort.

Vers le milieu du jour, la corvette l’Agate signala le bateau à vapeur le Bordelais qui, descendant la Gironde, se dirigeait sur la rade de Richard. Le transbordement se fit sans difficulté. Les personnes qui devaient accompagner Marie-Caroline jusqu’à Palerme étaient le prince et la princesse de Beauffremont, M. de Mesnard, M. Deneux, M. Ménière, le général Bugeaud et son aide-de-camp, puis, pour le service de la princesse, Mlle Lebeschu et Mme Hansler. Des affaires urgentes avaient rappelé au sein de sa famille M. de Brissac, et le voyage avait été interdit à la comtesse d’Hautefort, à qui sa santé ne permettait pas d’en affronter impunément les fatigues. Au moment de se séparer, et pour toujours peut-être, d’une princesse dont elle avait si long-temps partagé la captivité, Mme d’Hautefort avait peine à cacher les déchirements de son cœur ; son visage était inondé de larmes, et ces émotions d’une tendresse inquiète paraissaient toucher vivement Marie-Caroline.

Le 9 juin, l’Agate s’éloignait du sol de France. En vue de Palerme, la corvette salua la terre par une salve de vingt-un coups de canon, et aussitôt l’on entendit gronder toutes les batteries du port. L’Agate ayant jeté l’ancre, une foule d’embarcations furent lancées à la mer. Plusieurs d’entre elles portaient des musiciens ; et des couplets sur la princesse, sempre tormentata, se mêlèrent au bruit de la rame agitant les flots. D’après l’étiquette de la cour de Sicile, le vice-roi ne se peut déplacer que pour recevoir le roi lui-même. Le comte de Syracuse, frère du roi de Naples, envoya donc à Marie-Caroline, pour la complimenter et s’entendre avec elle sur l’instant du débarquement, le duc de San Martino, ministre de l’intérieur. Le comte Luchesi Palli se présenta ensuite. Il fut admis dans la chambre de Marie-Caroline, où il resta près d’une heure. Puis, ils montèrent l’un et l’autre sur le pont et s’y promenèrent, objets d’une curiosité que le respect tempérait à peine. Avant de débarquer, la princesse reçut en audience de cérémonie le commandant Turpin et son état-major ; elle remercia le commandant avec beaucoup d’effusion de la conduite à la fois courtoise et loyale qu’il avait tenue, et elle ne voulut pas quitter la corvette sans avoir donné à l’équipage une gratification de vingt jours de solde, munificence qui, sous un prince économe, donna lieu, de la part des marins, à des rapprochements joyeux et caustiques.

Quant au général Bugeaud, Marie-Caroline avait su, par une vengeance bien permise, lui faire peur des dangers qui l’attendaient sur le rivage. Aussi n’osa-t-il pas mettre pied à terre, et il s’embarqua sur le brick l’Actéon, que le gouvernement avait envoyé à Palerme, sous le commandement du capitaine Nonay, avec mission d’attendre l’arrivée de l’Agate, et de rapporter en France la nouvelle du débarquement.

Marie-Caroline était libre enfin, mais elle ne touchait pas encore au terme de ses maux. Sa déclaration du mois de mai avait fait perdre contenance au parti légitimiste et mis en lumière les éléments de discorde qu’il recelait. Les uns crurent ou feignirent de croire que la duchesse de Berri, par son nouveau mariage, venait de renoncer aux droits de sa royale maternité. Les autres se prévalurent des malheurs que la guerre de Vendée avait enfantés, pour affirmer que jamais la princesse n’avait été investie des pouvoirs de régente. Quelques-uns pensèrent que le mariage morganatique de Marie-Caroline avec le comte Luchesi Palli ne pouvait enlever à une mère toute influence sur les destinées de son fils. A Prague, on n’avait jamais regardé comme sérieuse la double abdication de Rambouillet le roi de France, c’était toujours Charles X ; et, après lui, celui qu’on aurait salué roi sous le nom de Louis XIX, c’était le Dauphin. Il y en avait même qui, trouvant valable l’abdication de Charles X, déclaraient nulle celle qu’il avait, à Rambouillet, imposée à son fils. Quelque ridicules que fussent ces prétentions, le mariage de Marie-Caroline les ranima et leur donna, aux yeux de certains royalistes, une autorité qu’elles n’avaient pas eu jusqu’alors. De sorte que le parti légitimiste en vint à se partager en trois catégories : les Carlistes, les Dauphinistes, les Henriquinquistes.

Dans cette situation, Marie-Caroline désirait ardemment trois choses : 1° qu’on lui confiât la tutelle de son fils ; 2° qu’on lui accordât l’autorisation de se rendre à Prague auprès de ses enfants ; 3° qu’on modifiât le système d’éducation adopté pour le duc de Bordeaux, qui était élevé dans les principes de l’ancien régime. Or, dès le mois de mai, M. de Chateaubriand, pour obtenir ces trois choses, avait fait le voyage de Prague ; mais son intervention avait été sans résultat. Charles X prétendait que, d’après la loi française, Marie-Caroline ne pouvait rester tutrice ; il voyait de grandes difficultés à ce que la princesse se rendît à Prague avant qu’on eût réglé les conditions de son mariage, tant à l’égard du père de son mari qu’à l’égard du roi de Naples son frère, et il exigeait qu’elle ne vînt embrasser ses enfants qu’après avoir séjourné quelque temps en Sicile avec le comte Luchesi Palli ; enfin, il paraissait décidé à ne rien changer à l’éducation du duc de Bordeaux et à subir jusqu’au bout l’influence de MM. de Blacas, de Damas et de Latil.

De fait, Marie-Caroline ne fut pas plutôt en Sicile, qu’elle s’y vit retenue en quelque sorte comme prisonnière. Pour aller à Naples auprès du roi son frère, il lui fallut pour ainsi dire entrer en négociation ; et, si l’interdiction fut enfin levée, ce fut grâce au zèle infatigable de M. de Choulot. De Naples, la princesse, devenue Mme Luchesi Palli, partit pour Rome, où le pape lui fit l’accueil le plus empressé ; puis elle gagna Florence. Là, elle retrouva quelques personnes d’un dévoûment éprouvé : M. et Mme de Podenas, M. d’Haussez, Mlle de Fauveau. Son parti était pris. Elle voulait, quoiqu’il advint, se rapprocher de la frontière autrichienne, entraînée qu’elle était vers ses enfants par un désir qui ne calculait pas les obstacles. Car les esprits à Prague étaient fortement aigris contre elle. On lui reprochait son expédition en Vendée hautement désapprouvée par M. de Blacas et tentée sans l’assentiment de l’Autriche ; on lui reprochait sa folle confiance, sa précipitation, son orgueilleuse ardeur à devenir l’unique centre du parti royaliste, et, par dessus tout, les égarements qui l’avaient perdue. Voilà ce qui perçait dans les discours, mais dans les replis de la pensée se cachaient des motifs de mécontentement plus décisifs peut-être : la duchesse de Berri, en courant la carrière des périls, avait trop effacé derrière son audace les autres membres de la famille : c’était son crime.

Au reste, on aurait pu avec raison l’accuser d’avoir manqué à Blaye de courage et d’énergie. Si, comme elle en avait le droit, elle eût opposé aux exigences de ses gardiens une force d’inertie invincible, nul doute que ses ennemis n’eussent été plongés dans le plus honteux embarras. Mais, encore une fois, ce qui la rendait coupable aux yeux des courtisans du roi déchu, c’était la gloire rêvée bien plus que les fautes commises. M. de la Ferronays était parti de Naples pour Prague, espérant adoucir l’âme du vieux roi. Mais Marie-Caroline n’était pas condamnée seulement par les jalousies dont nous venons de dire le secret, elle était condamnée aussi par la politique cauteleuse de l’Autriche, dont elle avait bravé l’ascendant, et qui cherchait à faire du duc de Bordeaux ce qu’elle avait fait du duc de Reichstadt, mort depuis quelques mois : c’est-à-dire une menace perpétuellement suspendue sur la tête du gouvernement français.

Aussi, Marie-Caroline attendait-elle en vain des passe-ports pour l’Allemagne. En même temps ses amis étaient traqués par la police autrichienne, presque comme les chouans l’avaient été dans la Vendée par la police de Louis-Philippe. Le 29 septembre marquant l’époque de la majorité[12] du duc de Bordeaux, plusieurs jeunes royalistes étaient partis de Paris pour Prague, afin de saluer leur nouveau roi : quelques-uns parvinrent à franchir la frontière ; les autres furent arrêtés par les autorités autrichiennes, faute d’une autorisation signée Blacas.

Marie-Caroline comptait les jours, les heures, avec une douloureuse impatience. Enfin, M. de Montbel arriva : il apportait à la princesse la permission de pousser plus avant, mais à condition qu’elle montrerait son contrat de mariage. Marie-Caroline envoya M. de Montbel à Rome, où le contrat était déposé, et, sans plus attendre, elle entra par Ferrare sur le territoire autrichien. M. de Chateaubriand y était accouru : elle le pria de se rendre à Prague pour obtenir la révocation des défenses qu’on faisait peser sur elle, et, aussi, pour décider Charles X à consentir à une déclaration de majorité. La princesse continuait à avancer ; mais, arrêtée à Padoue, elle n’obtint qu’à grand’peine la faveur d’aller attendre à Venise, où s’étaient réunis MM. de Charette, Barbançois et quelques autres Vendéens, le résultat de la mission que M. de Chateaubriand avait acceptée.

Ce fut le 25 septembre que l’illustre écrivain arriva au terme de son voyage. Mme de Beauffremont l’avait précédé de quelques heures. Charles X habitait, en ce moment, le château de Butschierad, situé à peu de distance de Prague. Mais la Dauphine, la sœur du duc de Bordeaux et Mme de Gontaut avaient quitté Butsehierad pour se rendre au Rhadschinn. Car il était décidé que, pour empêcher la duchesse de Berri de venir jusqu’à Prague, la famille royale irait au-devant d’elle jusqu’à Léoben. M. de Chateaubriand eut, à ce sujet, une entrevue avec la Dauphine, et il lui exprima tout son étonnement du parti auquel on s’était arrêté : Quoi ! on irait au-devant de Marie-Caroline pour lui conduire ses enfants, les lui faire embrasser rapidement dans une auberge, et, ensuite, les séparer d’elle à jamais ! La Dauphine répondit avec émotion que, si telle était la volonté du roi et qu’il y persistât, il faudrait bien obéir. M. de Chateaubriand passa chez Mme de Gontaut. Elle faisait les apprêts du voyage et se lamentait : « On nous enlève, on nous mène je ne sais vers quel but. Sauvez-nous ! » La sœur du duc de Bordeaux était souffrante et gardait le lit. Introduit dans la chambre de la jeune malade, M. de Chateaubriand ne la vit point, les fenêtres étant fermées, mais elle lui tendit dans l’ombre sa main, qui était brûlante, en le priant aussi de les sauver tous.

Le soir même, M. de Chateaubriand se rendit à Butsehierad. Il trouva dans le salon ; près d’une table de jeu préparée, le duc de Blacas et M. O’Egherthy. « Le roi, lui dit M. de Blacas, a été pris d’un accès de fièvre, il est couché. » Et, apercevant sur le visage de M. de Chateaubriand un léger signe d’incrédulité, M. de Blacas ouvrit avec précaution la porte qui séparait le salon de la chambre à coucher de Charles X. M. de Chateaubriand s’avança, mais il n’entendit que la respiration élevée du roi, comme celle d’un homme qui dort d’un sommeil pénible. Alors, il exposa au duc de Blacas, devant M. O’Egherthy, le but de sa mission, s’étendit sur ce qu’avait d’insultant pour Marie-Caroline le voyage à Léoben, et sur ce que présentait d’avantageux la déclaration de majorité. M. de Blacas fit à tout cela quelques objections, mais sans insister. « Au surplus, ajouta-t-il, le roi étant malade, il est vraisemblable qu’il ne partira pas demain : vous pourrez vous entendre avec lui. »

M. de Chateaubriand revint à Prague ; et le lendemain, il était de bonne heure à Butshierad. Charles X, encore malade, reçut gracieusement son noble visiteur, le fit asseoir auprès de son lit, l’écouta d’une oreille attentive et bienveillante, mais sans se départir de la résolution qui éloignait de Prague Marie-Caroline. Relativement à la déclaration de majorité, il montra une volonté moins ferme, et pria M. de Chateaubriand, après avoir fait un brouillon de l’acte, d’en causer avec M. de Blacas. Il prit ensuite une lettre que la duchesse de Berri lui écrivait, la lut d’un air préoccupé, puis, la jetant sur son lit : « De quel droit, s’écria-t-il, la duchesse de Berri prétend-elle me dicter ce que j’ai à faire ? Quelle autorité a-t-elle pour parler ? Elle n’est plus rien, elle n’est plus que Mme Luchesi Palli. Le Code la dépouille de la tutelle comme mariée en secondes noces. » M. de Chateaubriand répondit qu’il restait à Marie-Caroline les droits qu’elle tenait de son courage, de ses malheurs, de tout ce qu’elle avait bravé, de tout ce qu’elle avait souffert pour la cause de son fils. Là se borna l’entretien. M. de Chateaubriand se hâta de rédiger l’acte de déclaration de majorité ; mais cet acte ayant été porté à Charles X par M. de Blacas, on fit savoir à l’auteur que son projet, qu’on trouvait d’ailleurs fort convenable, devait être envoyé à Vienne, parce qu’on s’était malheureusement engagé à ne rien faire à la majorité de Henri V. « Il est dur, Madame, écrivait à ce sujet M. de Chateaubriand en s’adressant à Marie-Caroline, il est dur d’avoir à parler de l’Autriche quand il s’agit de la France. Que diraient nos ennemis s’ils nous voyaient nous disputant une royauté sans royaume, un sceptre qui n’est aujourd’hui que le bâton sur lequel nous appuyons nos pas dans le pélerinage de l’exil ? » il écrivait encore, après avoir rendu compte des résultats de son voyage : « Si jamais, Madame, vous deveniez maîtresse du sort de votre fils, si vous persistiez à croire que ce dépôt précieux pourrait être confié à mes mains fidèles, je serais aussi honoré qu’heureux de lui consacrer le reste de ma vie. Mais je ne pourrais me charger d’une aussi effrayante responsabilité qu’à condition d’être, sous vos conseils, entièrement libre dans mes choix et mes idées, et placé d’abord sur un sol indépendant, hors du cercle des monarchies absolues. »

L’éducation du duc de Bordeaux était, en effet, pour les royalistes, un sujet d’ardentes préoccupations ; et c’est ce qui explique l’intervention de MM. de Chateaubriand, de la Ferronays, de SaintPriest et autres personnages marquants, qui s’étaient groupés autour de Marie-Caroline. On n’était guère capable de comprendre à Prague les sentiments exprimés avec tant de noblesse par M. de Chateaubriand dans les lignes que nous venons de citer. L’auteur du Génie du christianisme fut éloigné du fils : il n’avait rien obtenu pour la mère.

Après un séjour assez long à Venise et bien des difficultés, Marie-Caroline reçut des passe-ports pour l’Allemagne. Mais on voulait qu’elle y parût en fugitive et dans un état presque complet d’abandon. Le nombre des passe-ports lui fut mesuré avec une défiance avare. Quand elle quitta Venise pour aller à Léoben, quatre personnes seulement l’accompagnaient : M. et Mme de Saint-Priest, MM. Podenas et Sala. En humiliant Marie-Caroline, Charles X ne voyait pas que c’était la légitimité même qu’il exposait à la risée de l’Europe. Mais les hommes seraient trop malheureux, si leur obstination à servir n’était pas quelquefois égalée par la folie de ceux qu’ils servent.

A Léoben, l’entrevue fut froide et réservée. Charles X était entouré de MM. de Blacas, de Damas, de Montbel. Marie-Caroline parla de son fils, de l’éducation, de la majorité : on eut l’air de ne pas la comprendre. Quelques jeunes français, échappés de Prague, MM. de Bruc, Walsh, de Seran, étaient parvenus à traverser la ville : on feignit de croire que la duchesse de Berri avait l’intention de faire enlever ses enfants. La séparation de la famille eut lieu au bout de quelques jours. Le général Latour-Maubourg avait été choisi d’un commun accord pour diriger l’éducation du duc de Bordeaux. Ce fut tout. Le rôle politique de Marie-Caroline venait de cesser.

Tels furent ces événements. La branche aînée y perdit ce qui lui restait.encore d’autorité morale en ce pays de France, si fatal pourtant aux monarchies ; et l’on vit clairement alors combien pitoyable est la démence des partis qui, associant leur destinée à celle d’une famille, consentent à jouer leur avenir sur l’entêtement d’un vieillard ou les amours d’une jeune femme. Mais il plut à Dieu de ne pas borner à cela les enseignements réservés à notre siècle. Par une merveilleuse dispensation de la Providence, de ces deux dynasties en lutte, la nouvelle ne put fouler aux pieds l’ancienne sans s’amoindrir elle-même et s’abaisser. Car il existe entre toutes les couronnes une solidarité impossible à méconnaître ; et le prestige, puissance créée par la bêtise des peuples, est, aux mains des grands de la terre, un trésor commun qui diminue pour tous quand il semble ne diminuer que pour un seul. Il fallait une médiocrité bien profonde et une singulière petitesse de vues pour ne pas comprendre que livrer en proie aux sarcasmes de la foule Marie-Caroline, fille, sœur, nièce et mère de roi, c’était faire monter l’Insulte jusqu’au principe même sur lequel reposent les monarchies. Le culte de la royauté va s’affaiblissant en Europe depuis qu’on avilit les princes,. non depuis qu’on les tue ; et l’on ne fonde pas une dynastie en enseignant aux peuples, du haut d’un trône, le mépris des races royales.

  1. Voici quels furent les premiers rapports de M. Thiers et de Deutz.

    M. Thiers reçut un jour une lettre par laquelle un inconnu le priait de se rendre, dans la soirée, aux Champs-Elysées, lui promettant des communications de la plus haute importance. M. Thiers mande le chef de la police, lui montre la lettre et lui demande conseil. Celui-ci représenta au ministre qu’un pareil rendez-vous était trop bizarre pour ne pas cacher un piège, et qu’il fallait s’abstenir. Mais dominé par un instinct qui le poussait impérieusement à tenter l’aventure, M. Thiers ne tint aucun compte des représentations provoquées par lui-même, et, l’heure du rendez-vous venue, il se dirigea vers les Champs-Elysées, des pistolets dans ses poches. Arrivé au lieu désigné, il aperçut un homme qui paraissait en proie à un trouble mêlé de terreur. Il s’approche, l’aborde : cet homme était Deutz. Là commencèrent les confidences dont un crime devait être le résultat. La nuit suivante, et grâce à quelques mesures ordonnées par le chef de la police, Deutz était secrètement introduit au ministère de l’intérieur. « Vous allez avoir une grande fortune » lui dit M. Thiers. À ces mots, le juif éprouva une émotion si forte que ses jambes tremblèrent et que son visage s’altéra profondément. Le marché de la trahison fut conclu sans peine.

  2. Au reste, M. Thiers ne resta pas chargé long-temps, comme ministre de l’intérieur, des mesures à prendre relativement à la duchesse de Berri. Il existait entre lui et M. d’Argout, ministre du commerce et des travaux publics, une mésintelligence profonde. Possédé par le goût des affaires, M. d’Argout avait ajouté à ses attributions la direction des communes et des gardes nationaies, ce qui faisait du ministère de l’intérieur ce qu’avait été, sous l’Empire, le ministère de la police. M. Thiers s’en plaignit : « Je ne veux pas être, disait-il, le Fouché de ce régime. » Après de longs débats, il fut convenu que M. d’Argout aurait le ministère de l’intérieur avec la direction des gardes nationales et des communes, et que M. Thiers passerait aux travaux publics. Ce fut conséquemment M. d’Argout qui eut à suivre spécialement l’affaire de Blaye.
  3. Voir aux documents historiques, n° 1.
  4. Voir aux documents historiques, n° 2.
  5. Lettre citée dans la biographie des contemporains, par MM. Sarrut et Saint-Edme.
  6. Est-il besoin de rappeler ici ce mot, si connu, de la duchesse de Berri « J’ai toujours aimé ces bons d’Orléans ? »
  7. Voir aux documents historiques, n° 3.
  8. Voici sa lettre :

    « Je ne puis que vous savoir gré, général, des motifs qui vous ont dicté les propositions que vous m’avez soumises. A la première lecture, je m’étais décidée à répondre négativement. En y réfléchissant, je n’ai point changé d’idée. Je ne ferai décidément aucune demande au gouvernement. S’il croit devoir mettre des conditions à ma liberté, si nécessaire à ma santé, tout-à-fait détruite, qu’il me les fasse connaître par écrit. Si elles sont compatibles avec ma dignité, je jugerai si je puis les accepter. En toute occurrence, je ne puis oublier, général, que vous avez en toute occasion su allier le respect et les égards dus à l’infortune aux devoirs qui vous étaient imposés. J’aime à vous en témoigner ma reconnaissance. »

    Marie-Caroline » ______

    Quelques jours après, la duchesse de Berri ayant communiqué cette lettre à M. Deneux, et celui-ci en témoignant sa surprise, la princesse lui dit : « Il faut savoir caresser le lion pour n’en être pas griffé. »

  9. On assure que M. de Choulot se propose de publier ce qui s’est passé en cette occasion plus complétement que ne nous a permis de le faire une discrétion dont nous avons dû respecter les motifs.
  10. Voici la lettre qu’elle écrivit, à ce sujet, au général Bugeaud.

    « J’ai voulu réHëchir pendant plusieurs jours, M. le général, à nos diverses conversations. Je me suis convaincue que, malgré mon vif désir de ma mise en liberté, je ne pouvais me décider à faire au gouvernement aucune proposition, sans m’être consultée avec quelquesuns de mes amis je me réduirai à deux mais, bien entendu, j’aurai la possibilité de les voir sans témoins. Si le ministre y consent, j’écrirai à M. le vicomte de Chateaubriand et à M. Hennequin, pour leur demander de se rendre près de moi à Blaye. J’ai tout lieu d’espérer que les propositions que je serai dans le cas de leur soumettre auront leur approbation. Le gouvernement, dans cette hypothèse, en recevrait communication. Je vous prie de faire connaître mon désir au président du conseil. Ma demande vous prouvera, général, que j’ai su apprécier vos bonnes intentions à mon égard. Je ne cesserai de vous en conserver une véritable reconnaissance.

    Marie-Caroline. » _____
  11. Voir aux documents historiques, n° 4, cet étrange procès-verbal. Il fut rédigé avec plus d’empressement que de soin, et il contient quelques inexactitudes. On y donne à entendre, par exemple, que ce fut dans la chambre de la princesse et en sa présence que M. Deneux fit la fameuse déclaration. Or, cette déclaration fut faite, non dans la chambre à coucher, mais dans le salon ; circonstance dont le parti légitimiste, s’il eût persisté dans ses dénégations, aurait pu aisément exagérer l’importance.
  12. Le duc de Bordeaux touchait à sa 13e année ; il allait donc être majeur pour les légitimistes, les rois de France ayant été déclarés majeurs à 13 ans.