Histoire de deux peuples (1915)/L’unité italienne et l’unité allemande

Nouvelle Librairie nationale (p. 150-152).


II
L’UNITÉ ITALIENNE ET L’UNITÉ ALLEMANDE

CRISPI étant allé voir Bismarck à Varzin en 1887, un témoin de leurs entretiens les a rapportés dans un petit livre peu connu dont voici un passage qui éclaire ce que nous avons dit, au cours de cet ouvrage, des traités de 1815 :

« Par l’effet d’une transition hardie la conversation se porte sur les traités internationaux.

« Que reste-t-il des traités de 1815 Plus rien.

« — Et pour ma part, dit le Prince (de Bismarck), j’ai quelque peu contribué à achever de les réduire à néant.

« En effet, du jour où, conseiller intime de légation, M. de Bismarck arriva, en qualité de délégué de la Prusse, à la diète de Francfort (août 1851), jusqu’au traité signé, le 10 mai 1871, dans cette même ville, à l’hôtel du Cygne blanc, avec les plénipotentiaires français, il n’a cessé de travailler à cette tâche. N’étaient-ce pas les traités de Vienne qui avaient établi ces rapports fédéraux que M. de Bismarck considérait « comme une infirmité de la Prusse qu’il fallait guérir ferro et igne » tôt ou tard ? N’avaient-ils pas consacré, en quelque sorte, la domination de la France sur l’Alsace, la « porte » de l’Allemagne ?

« M. de Cavour, en annulant, pour ce qui concerne l’Italie, l’œuvre du Congrès de Vienne, avait prévu que la France se mettrait sur la même voie pour ce qui concernait l’Allemagne.

« Au mois de septembre 1860, après Castelfidardo, la campagne d’Ombrie et l’entrée de Victor-Emmanuel à Naples, le comte Brassier de Saint-Simon, envoyé de S. M. le roi de Prusse près la Cour de Turin, vint lire à M. de Cavour une note énergique de M. de Schleinitz, sur la conduite du Piémont, et voulut, d’après ses instructions, lui en laisser copie.

« — Je n’éprouve pas, répondit à peu près M. de Cavour, un désir bien ardent de posséder copie de cette dépêche. Mais, en tout cas, je me console d’avoir déplu si vivement au Gouvernement de S. M. le roi Guillaume par la pensée que « la Prusse, un jour, saura gré au Piémont de l’exemple qu’il vient de lui donner. »

(M. Crispi chez M. de Bismarck, Journal
de voyage, Rome, 1894, p. 55 à 57).

Plus loin, dans la bouche de Crispi :

« Coup d’œil rétrospectif sur l’histoire : Parallélisme des destinées politiques du Piémont et de la Prusse, de la maison de Savoie et de celle des Hohenzollern qui, l’une et l’autre, pourraient avoir la même devise : Vom Fels zum Meer (de la montagne à la mer).

« Victor-Amédée II de Savoie fut un des premiers souverains qui reconnurent à Frédéric Ier la qualité de roi de Prusse ; par réciprocité, le fils de Frédéric, Frédéric-Guillaume Ier, fut des premiers à reconnaître à Victor-Amédée la qualité de roi de Sicile qu’il avait acquise par le traité d’Utrecht et qu’il devait échanger, en 1720, avec celle du roi de Sardaigne. Victor-Amédée écrivait, le 25 juillet 1716, à son ambassadeur à Paris, où venait d’arriver le ministre de Prusse, baron de Knyphausen : « Nous souhaitons que vous tâchiez de lier amitié avec le ministre de Prusse, vous en procurant la confiance, que vous aurez soin ensuite de cultiver. Nos ministres ont toujours eu celle des ministres du feu Roy, et il y a toujours eu entre eux beaucoup de liaison, ainsi qu’il y a en a eu une fort cordiale entre Nous et Luy. Vous rencontrerez notre entière satisfaction si vous pouviez en fomenter une égale entre Nous et le Roy son maître… » Le Roi de Prusse faisait, en réponse, exprimer « les sentiments d’estime et de joie avec lesquels il avait appris les ouvertures faites à son Ministre, auxquelles il répondrait d’une manière qui prouverait combien il s’estimait heureux de pouvoir affermir avec S. M. Sicilienne une véritable bonne correspondance, telle qu’elle pût être utile aux deux cours et au bien commun… »

(Ibidem, p. 154 à 156).

La participation de l’Italie à la guerre de 1915 du même côté que la France est un de ces événements qui montrent combien la vie politique est complexe et féconde en réactions et en surprises. Si l’unité italienne a eu des partisans en France, c’étaient aussi des partisans de l’unité allemande et des admirateurs de la Prusse, qui ne séparaient pas la nouvelle Italie de la nouvelle Allemagne. L’Italie qui a manqué à notre alliance en 1870, n’a pas été l’alliée de l’Allemagne en 1914-1915, et ces deux attitudes s’expliquent fort bien par la position même de l’Italie en Europe et par ses intérêts : Bismarck, quoi qu’il eût fondé la Triplice, avait eu le pressentiment de cela. C’est un exemple qui prouve combien la politique est mouvante et qui montre l’imprudence qu’il y a à s’y croire jamais assuré de l’avenir.