Histoire de deux peuples (1915)/Chapitre 4

Nouvelle Librairie nationale (p. 89-112).


CHAPITRE IV

LA RÉVOLUTION ET L’EMPIRE PRÉPARENT L’UNITÉ ALLEMANDE


À force de regarder la Révolution tantôt comme le principe suprême du bien et tantôt comme le principe suprême du mal, tantôt comme une régénération complète de la société, comme l’avènement d’une ère nouvelle dans l’histoire des hommes, et tantôt, à l’opposé, comme une œuvre de l’enfer, on a fini par répandre l’illusion que la date de 1789 avait, par le pouvoir d’une baguette magique, marqué une séparation complète entre deux époques. On a pris l’habitude de considérer qu’entre l’ancien régime et le régime révolutionnaire il n’y avait pas eu de communication, qu’un brusque coup de théâtre avait subitement fait paraître des idées, des situations et des hommes entièrement inconnus. Cette vision puérile, qui a longtemps dominé en France, a rendu inintelligibles la plupart des circonstances de la Révolution et le cours que cette révolution a suivi.

L’histoire ne connaît pas la parthénogénèse, et la continuité est sa grande loi. Par sa complexité même, par la masse des éléments qu’elle meut, la politique est comme la nature : elle ne procède pas par bonds. La prise de la Bastille, qui apparut dans la suite comme un symbole et n’avait été que l’entreprise de quelques émeutiers peu recommandables, n’avait détourné ni Louis XVI d’aller à la chasse ni les Parisiens d’aller au spectacle ce jour-là. Elle n’avait pas davantage empêché les événements de suivre leur cours dans le reste du monde, ni fait table rase en Europe. Si l’on regarde la Révolution non plus en elle-même, non plus comme une apparition messianique ou comme un monstre de l’Apocalypse, mais dans ses rapports avec les intérêts, les tendances, les impulsions, les habitudes, les positions prises, les affaires en cours et les parties engagées au milieu desquelles elle est survenue, l’événement se réduit à ses proportions justes et la suite en est rendue explicable. Sinon, c’est une mêlée furieuse et confuse dont l’esprit perd le fil. Il devient alors plus court d’en juger les péripéties au point de vue apologétique et moral. De là, entre Français, un nouveau sujet de divisions et de querelles qui tombent d’elles-mêmes dès que l’on a saisi les forces diverses dont le jeu a entraîné si loin les acteurs de la Révolution.

Au moment où Louis XVI convoqua les États Généraux, il y avait beaucoup de questions pendantes en Europe : la plus naïve des illusions consiste à s’imaginer que le monde européen ait retenu son souffle en regardant les merveilles qui s’accomplissaient à Paris. Affaires d’Orient, affaires de Pologne, affaires des Pays-Bas préoccupaient les gouvernements. Ils virent tout de suite les événements de France comme un facteur nouveau qui s’offrait à leur politique et ils ne s’en montrèrent pas émus. En effet, ni les révolutions ni les chutes de monarchies n’étaient chose nouvelle en Europe et l’étranger n’avait pas de raison de s’étonner que la France passât par où avaient passé avant elle l’Angleterre, les Pays-Bas, le Portugal, la Suède, la Pologne, l’Amérique, etc… Les révolutions étaient un phénomène dont on s’offusquait si peu, que les monarchies les appuyaient parfois quand elles ne les avaient pas fomentées. Louis XIV donnait la recette au dauphin lorsqu’il lui enseignait comment il avait lui-même soutenu les restes de la faction de Cromwell, fourni des subventions aux républicains de Hollande et soulevé les Hongrois contre l’Empereur. Louis XVI encore avait appuyé les insurgés américains, et l’Angleterre — le fait est acquis aujourd’hui, — ne manqua pas, en 1789, de lui rendre la pareille. Parmi les gouvernements étrangers, les uns accueillirent donc les événements de France avec égalité d’âme, les autres avec satisfaction, au point que, selon un mot de M. Waddington, le roi de Prusse « allait faire des vœux pour la perpétuité des troubles révolutionnaires ». On lit encore dans le Manuel de politique étrangère de M. Émile Bourgeois, qui condense sur beaucoup de points les conclusions définitivement obtenues par l’école historique contemporaine : « Les politiques du dix-huitième siècle ne se guidaient pas par des raisons de sentiment. À l’endroit de la Révolution française, ils n’éprouvaient ni bienveillance, ni hostilité véritable. Ils la jugeaient comme un fait, et d’après l’opinion qu’on se faisait dans leur monde et parmi leurs devanciers des faits du même genre. Ils se rappelaient l’Angleterre écartée pendant tout le dix-septième siècle des affaires européennes par des discordes civiles, la Hollande asservie à sa voisine par la lutte des stathouders et des États. » À la nouvelle des événements de Paris, l’idée qui se présenta à tout ce qui gouvernait en Europe fut que les embarras du roi de France étaient les bienvenus. Tel calcula qu’il aurait désormais les mains libres en Allemagne, cet autre en Pologne, ce troisième sur les mers. Et chacun se mit en mesure d’adapter sa politique à la crise intérieure de France.

Mais, d’autre part, dans la France elle-même, la vie continuait. Pas plus à ce moment qu’à un autre on ne vit des hommes entièrement nouveaux prendre la place des anciens occupants : Thiers a remarqué, en racontant les péripéties de la restauration monarchique de 1814, que ces événements s’étaient déroulés devant la même toile de fond que l’Empire, le Consulat, le Directoire et la Terreur. Par l’effet naturel de la lenteur avec laquelle les générations se succèdent les unes aux autres, par la gradation insensible des âges, on voit à toutes les époques des vieillards et des hommes mûrs collaborer avec des hommes plus jeunes, et, par l’influence que donnent l’expérience des affaires et l’autorité acquise, les idées et les sentiments de la période antérieure s’imposent encore après que les institutions et les mœurs semblent avoir subi une transformation complète. Pour comprendre la politique de la Révolution, il faut tenir avant tout le plus grand compte de ce fait que les hommes auxquels elle dut sa direction initiale et le coup de barre qui allait marquer sa route pour vingt-cinq ans, apportaient des idées et des préjugés formés sous l’ancien régime. Ces hommes étaient directement sous l’influence de l’opinion qui avait régné une vingtaine d’années plus tôt. Ils représentaient le mécontentement qui s’était manifesté à la fin du règne de Louis XV, et c’est à ce mécontentement-là qu’ils devaient avoir tendance naturelle à obéir. Des deux hommes qui, en 1792, ont engagé la Révolution et la France dans une voie si fatale, l’un, Dumouriez, avait à cette date cinquante-trois ans, l’autre, Brissot, en avait trente-huit. Tous deux étaient nés au monde intellectuel au moment où, comme nous l’avons vu, la France était entrée en désaccord avec la monarchie au sujet des alliances. Avec tout l’ensemble du grand public, ils s’étaient nourris de la passion anti-autrichienne et prussophile. Arrivés au pouvoir, c’est cette passion, la grande passion de leur âge ardent, celui où se forment toutes les idées de l’âge mûr, qu’ils eurent à cœur de satisfaire.

C’est en ce sens qu’il faut entendre le « principe de continuité » dont Albert Sorel, dans le grand ouvrage historique qui a fait sa réputation, a établi qu’il était la loi et le principe directeur de la Révolution française. À la vérité, la Révolution, dans son œuvre européenne, n’a pas continué l’ancien régime : elle a prétendu le continuer en le corrigeant. Elle a voulu, par le plus curieux des phénomènes, revenir aux pures traditions de la politique française, altérées par les deux derniers rois depuis le renversement des alliances. En ce sens, la Révolution a été réactionnaire. À quel point la date de 1756 en domine le cours, c’est ce qui apparaît nettement par le texte fameux où le Comité de Salut public déclarait : « Depuis Henri IV jusqu’à 1756, les Bourbons n’ont pas commis une seule faute majeure. » C’est en 1756, par le traité de Versailles et l’alliance avec la maison d’Autriche, que la « faute majeure » avait été commise. Cette « faute », la Révolution triomphante prenait à tâche de la réparer.

Il importe de se représenter que la France, en 1792, était officiellement l’alliée de l’Autriche, aussi officiellement qu’elle est aujourd’hui l’alliée de la Russie. Mais cette alliance était impopulaire. Elle était attaquée de toutes parts et réunissait contre elle les forces de sentiment. Bien entendu, des raisonnements politiques ne manquaient pas de venir justifier les répugnances sentimentales. Pour engager la guerre contre l’Autriche, les Girondins se servirent d’arguments présentés par des hommes du métier. Les écrits de Favier fixèrent la doctrine et Favier, sous Louis XV, avait appartenu à la diplomatie, il avait même fait partie du personnel employé par « le secret du roi ». Une certaine connaissance des choses européennes, un habile emploi du langage diplomatique conféraient de l’autorité à Favier lorsqu’il parlait de l’« aberration de notre système politique de 1756 », lorsqu’il exposait que quelles qu’eussent été les défections et les déloyautés de Fredéric, un « intérêt commun » assemblait la France et la Prusse contre les Habsbourg. Ce sont les arguments de Favier que Michelet reproduit purement et simplement dans son Histoire lorsqu’il écrit, après avoir raconté le renversement des alliances : « Dès lors l’Autriche aura l’Allemagne ». Où était l’aberration véritable, c’est ce que l’événement a montré, puisque l’Allemagne, après n’avoir été si longtemps à personne, a fini par tomber, en suite des erreurs de la Révolution, sous la domination de la Prusse.

L’école historique contemporaine, élevée avec Sorel à une irréprochable impartialité, n’a rien laissé subsister de la légende d’après laquelle les rois se seraient coalisés contre la Révolution pour rendre aux Bourbons leur autorité. « Par une « auguste comédie », la coalition avait invoqué le prétexte de la légitimité, en se désintéressant complètement du sort de Louis XVI et de Marie-Antoinette : on sait que la Convention, malgré plusieurs tentatives, ne réussit pas à obtenir l’échange de la reine. La vérité est que la coalition se servit, mollement d’ailleurs, quand ce ne fut pas maladroitement, de l’argument contre-révolutionnaire, en sorte que les républicains, après avoir proclamé la guerre aux tyrans, ne tardèrent pas à négocier avec eux. La règle des rois dans leurs rapports avec la Révolution fut celle de « l’égoïsme sacré ». C’est la pensée que traduisait l’empereur Léopold, le frère de Marie-Antoinette, lorsqu’il écrivait sans ambages : « Il ne s’agit pas de faire une guerre à la France, de prodiguer notre or et notre sang pour la remettre dans son ancien état de puissance. »

La vérité est aussi que la Révolution a cherché la guerre. C’est elle qui l’a provoquée. C’est de propos délibéré que l’Assemblée législative a déclaré la guerre à l’Autriche. Jean Jaurès, dans son Histoire socialiste, a insisté sur la responsabilité de Brissot et des Girondins et les a couverts de sa réprobation pour avoir détourné la Révolution de son cours et introduit l’Europe dans un conflit de vingt-trois ans. Mais la Révolution pouvait-elle être pacifique ? Pouvait-elle même se faire si elle conservait la paix ? Mirabeau pressentait l’avenir, comprenait la logique des événements, lorsqu’il adjurait la Constituante d’armer la France « Voyez les peuples libres, disait-il prophétiquement, c’est par des guerres plus ambitieuses, plus barbares qu’ils se sont toujours distingués. Croyez-vous que des mouvements passionnés, si jamais vous délibérez ici de la guerre, ne vous porteront jamais à des guerres désastreuses ? » Ces mouvements devaient se produire le jour où des orateurs feraient appel aux passions de l’opinion publique, le jour où, les institutions nouvelles ayant livré la politique extérieure, comme le reste, aux intrigues et aux desseins des partis, aux visées des ambitieux, au caprice des assemblées et de la foule, la question des rapports avec l’étranger ne serait plus réglée d’après les intérêts de la France, mais d’après des sentiments et des théories d’une simplicité propre à flatter à la fois l’esprit de système et les penchants de la démocratie.

L’année 1792, jusqu’à la déclaration de guerre du 20 avril, fut remplie par la résistance désespérée que la monarchie, fidèle à sa haute fonction de gardienne de l’intérêt national, opposait à la volonté belliqueuse de l’Assemblée et de l’opinion : dernière phase d’un combat pathétique entre l’aveuglement et l’intelligence. Représentée par un roi médiocre, la royauté n’en continuait pas moins d’être, selon l’image de Renan, le cerveau de la nation, tandis qu’il ne pouvait s’accumuler plus d’erreurs, d’illusions et de faux calculs que n’en commettait l’Assemblée, approuvée et excitée par l’enthousiasme des tribunes. Sur les dispositions de la Prusse et de l’Angleterre, sur les ressources de l’Empereur, sur la préparation militaire de la France, Brissot et ses amis erraient lamentablement, se payaient de mots, d’ailleurs couverts d’applaudissements. Étrange renversement des rôles que cent ans d’apologétique révolutionnaire attribuent pourtant aux deux éléments en présence, la démocratie qui naît et la royauté qui succombe ! La raison, l’esprit critique, la méthode expérimentale sont chez les Bourbons et chez quelques aristocrates de la naissance ou de l’esprit (Rivarol, Mallet du Pan) qui les entourent encore et qui, plus ou moins partisans des idées nouvelles, ont gardé la notion de la chose publique. Le fanatisme, la plus plate routine, la sujétion à des formules apprises sont le lot, au contraire, de ces orateurs brillants, de cette foule acharnée à préparer son propre malheur.

1792 marque essentiellement un recul de cinquante années. On revient d’enthousiasme à la première guerre de Sept ans. Dumouriez recommence Belle-Isle et reproduit le geste héréditaire contre la Maison d’Autriche. Ce sont les Bourbons qui ne comprennent plus rien à la politique depuis 1756 : vous allez voir ce que la Révolution va faire. Et si le roi s’obstine à respecter le traité de Versailles, l’alliance « hors nature » avec les Habsbourg, sa trahison sera consommée. Car la Révolution et la haine de l’Autriche sont inséparables. Les deux idées sont étroitement liées. « La rupture de l’alliance est aussi nécessaire que la prise de la Bastille », dit en 1792 un membre du Comité diplomatique. Et Custine : « Pour être libres, il faut détruire la maison d’Autriche. » — « L’alliance de 1756 est incompatible avec la constitution française », dira Brissot. Et plus tard Dumouriez : « J’ai rempli mon devoir en rompant le traité de Vienne, source de tous nos maux. » Véritable obsession chez ces esprits qui se croient émancipés. En même temps, ils persistent dans leurs illusions à l’égard de la Prusse, toujours considérée comme l’alliée naturelle de la France. Ephraïm, l’agent de Frédéric-Guillaume à Paris, signalait en 1790 La Fayette, Barnave, la plupart des chefs du mouvement révolutionnaire, comme « chaudement portés pour l’amitié prussienne ». La tribune des Assemblées n’a cessé de retentir de l’éloge de Frédéric II et des Hohenzollern. Bien mieux : à qui les hommes de la Révolution, résolus à partir en guerre contre l’Autriche, avaient-ils offert le commandement de nos troupes ? Au duc de Brunswick lui-même, à celui qui devait, quelques mois plus tard, entrer en France précédé de son fameux manifeste. Et l’on avait songé à Brunswick, parce que, parent des Hohenzollern, on le regardait comme un ami de la France. Quelle déception lorsqu’on vit le roi de Prusse s’allier aux Habsbourg, comme l’Angleterre libérale, sur la bienveillance de laquelle on avait compté, et se lancer à la curée ! Un document diplomatique parlait alors avec naïveté de la liaison contre nature que S. M. Impériale venait de former avec le roi de Prusse. Et Dumouriez plaidait encore pour le Hohenzollern quand les soldats de celui-ci avaient déjà passé la frontière. « C’est Léopold qui a animé contre la France le successeur de l’immortel Frédéric », déclarait-il à l’Assemblée. Cette prédilection pour la Prusse, l’entretien de relations constantes avec elle, contribuent à expliquer la brusque retraite prussienne après la canonnade de Valmy.

« Revenir aux grandes traditions françaises fut le rêve de son cœur de Français », a-t-on dit de Dumouriez. Ces traditions, c’étaient la haine de l’Autriche et le culte de la Prusse. Et cette idée fixe d’un retour au passé, d’une restauration de l’ancienne politique, devait pousser logiquement aux suprêmes conséquences révolutionnaires : la tête de ce roi qui ne veut pas revenir aux « grandes traditions » sera tranchée. L’accusation de haute trahison ne tardera pas à être lancée contre lui. Déjà, les hommes qui méditent la République aperçoivent dans la résistance de Louis XVI à la guerre le moyen de faire naître l’occasion où la royauté succombera.

Du jour où fut lancée l’idée, aussitôt populaire, d’une guerre contre la maison d’Autriche, tout soupçon de fidélité à l’ancienne alliance devint mortel. Louis XVI, aidé du ministre des Affaires étrangères Lessart, s’opposait de toutes ses forces à cette aventure. Bienfaisante opposition c’est elle qui a sauvé la France en retardant les hostilités jusqu’au jour où elle eut des troupes à peu près constituées à mettre en ligne. « Devant une armée désorganisée sous le régime de Duportail, les coalisés, au lieu d’être arrêtés à Valmy, eussent pris la route de Paris, et la France n’eût revu la paix qu’humiliée, démembrée… » ; « et encore enchaînée », ajoute l’historien, de l’école de M. Aulard, et ardent pour la Révolution, à qui sont dues ces lignes. Ainsi il n’eût tenu qu’à Louis XVI (s’il eût, comme on l’en a accusé, voulu acheter l’écrasement du mouvement révolutionnaire au prix de la défaite de la France), de précipiter la guerre selon les vœux de la Législative, au lieu de la retarder.

Le jour où Lessart fut décrété d’accusation et envoyé en haute cour pour ce qu’on appelait sa faiblesse à l’égard de l’Autriche, ce jour-là marqua le commencement de la Terreur. Lessart devait être massacré dans les journées de septembre : s’attirer la qualification d’« autrichien » devenait la menace entre toutes redoutable. Le « cabinet autrichien » fut renversé pour faire place à un cabinet patriote. Le « comité autrichien » des Tuileries fut dénoncé comme coupable de complot contre la patrie. Et l’accusation atteignait le roi, atteignait la reine, la sœur de l’Empereur, née chez l’ennemi héréditaire, l’« Autrichienne », pour tout dire d’un mot qui devait lui coûter la vie. Dans le procès de Lessart, Vergniaud, pour la première fois, lança la terrible insinuation contre la famille royale « De cette tribune où je vous parle, s’écriait-il à l’Assemblée, on aperçoit le palais où des conseillers pervers égarent et trompent le roi que la Constitution nous a donné, préparent les manœuvres qui doivent nous livrer à la maison d’Autriche. Je vois les fenêtres du palais où l’on trame la contre-révolution ». Autriche, contre-révolution, les deux idées sont dès lors associées…

Il n’y a sans doute pas de Français, si royaliste soit-il, qui ne se sente gêné lorsqu’il apparaît qu’une fois la guerre déclarée à l’Autriche, la cour de France a continué ses relations avec la cour de Vienne. Il faut un peu de réflexion pour se dire qu’aux Tuileries l’Autriche ne cessait pas d’être considérée comme une alliée, qu’on n’y connaissait pas d’ennemis à Vienne et qu’une guerre, dans ces conditions, paraissait une absurdité désastreuse. Pour fixer les idées, imaginons qu’une Chambre animée de passions subversives ait, au mois d’avril 1914, voulu rompre l’alliance franco-russe et décrété une guerre de principe contre la Russie autocratique. M. Poincaré et un certain nombre d’hommes d’État républicains se fussent opposés à cette folie. Ils eussent maintenu leurs bonnes relations avec les alliés de Pétrograd. Si le mouvement révolutionnaire en France eût pris une allure dangereuse, ils eussent sans doute trouvé naturel de rechercher auprès de l’empereur Nicolas un appui contre l’anarchie. Voilà comment les choses se sont passées pour Louis XVI et pour l’Autriche : quelques imprudences de langage de Marie-Antoinette n’y changent rien et l’accusation de trahison est absurde. Marie-Antoinette eut le tort des femmes qui se mêlent de politique sans en parler le langage, qui la transposent tout de suite dans le domaine du sentiment et qui la peignent des couleurs de la passion. Étaient-ce des traîtres, voulaient-ils livrer la France à l’ennemi, ces révolutionnaires modérés, ces constitutionnels comme les frères Lameth qui s’étaient assis au fameux « comité autrichien » ? Leur plan a été défini de la manière suivante par un historien qui n’est ni hostile à la Révolution ni même mêlé à nos querelles[1] : « Ils s’étaient entendus avec l’Empereur, estimant que, comme allié de la France, il avait tout intérêt au rétablissement de l’ordre et la fin de la Révolution dont l’Angleterre et la Prusse seules profitaient. Ils s’étaient opposés de toutes leurs forces à la guerre, et, celle-ci une fois déclarée, avaient essayé, non de livrer la France à l’ennemi, mais de lui rendre la paix au moyen de négociations avec l’Empereur, de lui assurer la tranquillité, un régime stable et son ancienne puissance, en frappant, avec l’appui moral de la cour de Vienne, les ultras des deux côtés. » Louis XVI et Marie-Anntoinette n’ont eu d’autre intention, d’autre désir, d’autre calcul que ces hommes du juste-milieu.

Les Girondins connurent à leur tour l’amertume d’être accusés de haute trahison lorsque Dumouriez, leur grand homme, fut passé aux Autrichiens. Désormais, sur la destinée de la Révolution, sur le cours de sa politique, sur les tendances et les décisions de sa diplomatie, par conséquent, sur le sort de la France, pèseront et une préférence invincible pour la Prusse et, envers l’Autriche, une inimitié accrue des rancunes de nos guerres civiles, de l’exécration vouée à la puissance qui symbolisait la cause des prêtres et des rois. Comme Dumouriez et comme Brissot, Danton appellera la Prusse « notre alliée naturelle ». C’est avec la Prusse que la Révolution, inconsolable du malentendu de 1791, cherchera à s’entendre, c’est la Prusse qu’elle tâchera de détacher de la coalition. Le Comité de Salut public enverra ces instructions à Barthélemy pour la paix de Bâle : « Il est temps que l’Allemagne soit délivrée de l’oppression de l’Autriche et que cette maison, dont l’ambition, depuis trois siècles, a été le fléau de l’Europe, cesse d’en troubler le repos. En méditant bien l’état de l’Europe, tu auras sûrement reconnu que la Prusse et la France doivent se réunir contre l’ennemi commun. C’est le but principal de la négociation, celui auquel tu dois tendre. » Avec plus de naïveté encore, dans une autre circonstance, le comité avait dit : « Nous persistons à vouloir que le premier allié de la plus puissante République du monde soit le plus puissant monarque de l’Europe. » Et si le roi de Prusse refuse, s’il s’obstine, qu’il prenne garde : on le brisera. Napoléon se flattera un jour d’exécuter la menace.

Avant d’épouser une Habsbourg, Napoléon, continuateur et surtout réalisateur des idées révolutionnaires, avait montré dans toute sa force le préjugé anti-autrichien. Le maître qu’eut la France au début du dix-neuvième siècle avait formé son esprit dans les dernières années de l’ancien régime. L’ardeur que le goût de l’opposition et des nouveautés communique à la jeunesse a marqué de son feu la politique de l’homme mûr. Napoléon qui, en Égypte, avait emporté Raynal parmi ses auteurs favoris, a été animé, à l’égard de l’Autriche, de la même pensée que Brissot en 1792. C’est lui qui a prononcé un jour ce mot singulier, si grave : « La Révolution devait venger la Prusse de la guerre de Sept ans soutenue par Frédéric contre la monstrueuse alliance de la France et de l’Autriche. » Après Austerlitz, l’Autriche vaincue, la popularité de Napoléon en France fut à l’apogée. Le peuple français crut que la vieille œuvre nationale, l’œuvre entreprise sous François Ier, avait reçu son achèvement. De cette victoire, des émigrés firent dater leur ralliement à l’Empereur : ce devait être pour Las-Cases l’origine d’un dévouement légendaire. Et Napoléon lui-même savait bien ce qu’il avait fait en dirigeant ses coups contre l’Autriche, en refusant d’écouter Talleyrand qui lui conseillait de ménager cette puissance. En 1805, exposant à Haugwitz les raisons pour lesquelles il tenait à l’amitié de la Prusse, il lui représentait qu’un rapprochement entre la France et l’Autriche serait la chose la plus facile du monde. Seulement, ajoutait-il par un mot révélateur, « cette alliance n’est pas du goût de ma nation, et, quant à celui-là, je le consulte plus qu’on ne pense ». Napoléon flattait à ce point le « goût de la nation », la grande passion de 1792, en écrasant l’Autriche, que, quand, naguère, un antimilitariste célèbre voulut « planter le drapeau dans le fumier », un vétéran de la démocratie, M. Camille Pelletan, lui reprocha d’avoir choisi le drapeau de Wagram, symbole des victoires de la liberté sur les puissances de réaction.

Ainsi la Révolution et l’Empire prétendaient mieux faire que la monarchie, ou plutôt restaurer dans sa pureté l’ancienne politique nationale et royale antérieure à 1756. C’est en ce sens qu’on a pu dire que la Révolution avait « continué » l’ancien régime. Elle l’a continué, sans doute, mais à contre-sens, entêtée dans la lettre d’une tradition dont elle ne comprenait pas l’esprit. Par elle fut compromise de la manière la plus grave l’œuvre accomplie, gâché le résultat des efforts heureux poursuivis par plusieurs générations de Français. Dans le réseau subtil et complexe des traités de Westphalie, elle jeta son principe unitaire. Par son propagandisme, elle éveilla en Allemagne l’idée de nationalité. Par ses annexions brutales et sans mesure, par les vexations de la guerre et de la conquête, elle fit oublier le règne pacifique de l’influence et de la civilisation françaises, engendra des besoins de vengeance. Elle accomplit, en résumé, tout ce qu’il fallait éviter avec le plus de soin pour ne pas unir les Allemands contre nous, ne pas ressusciter pour la France le péril d’une grande Germanie.

Toute la politique de la monarchie avait tendu à diviser l’Allemagne et à la maintenir dans une dispersion anarchique. De la mosaïque, la Révolution et l’Empire rassemblèrent les morceaux. Les révolutionnaires, et Napoléon, leur frère en esprit, s’offusquaient de la confusion créée par les traités de Westphalie. Cette confusion, admirée par Oxenstiern, leur parut hideuse, choqua leur manie de l’unité. Dans les libertés germaniques, dans la bigarrure des principautés et des villes libres, ils virent des survivances féodales, odieuses. « Nous ne comprenons rien aux intérêts du Corps germanique, disait Sieyès au Prussien Gervinus ; c’est un chaos qui ne nous présente pas une idée nette et juste. » Surtout Sieyès ne comprenait pas que ce chaos avait été conçu dans l’intérêt de la France et pour le repos de l’Europe. Le fameux fabricateur de Constitutions n’eut de cesse qu’il n’eût mis sur pied un nouveau plan de l’Allemagne, élaboré « une fédération nouvelle, constituée plus sainement et plus vigoureusement que celle que le hasard avait formée dans les siècles gothiques ». Pour que Sieyès attribuât au « hasard » l’œuvre très réfléchie de Richelieu et des politiques du dix-septième siècle, il fallait que ces « grandes traditions » auxquelles on se vantait d’être retourné fussent singulièrement méconnues. En effet, Sieyès défaisait avec conscience tout ce que les traités de Westphalie avaient établi. Il unissait ce qu’ils avaient divisé. Il annonçait surtout la politique qui devait être celle des Napoléons, la politique des « grandes agglomérations », dont la Convention et le Directoire avaient jeté les bases en achetant l’extension territoriale de la France sur le Rhin au prix de « compensations » données aux principales puissances germaniques. Cette politique précipitait les étapes, mettait les bouchées doubles : elle annexait, mais trop vite, d’une façon précaire, imprudente et coûteuse, sans calculer les contre-coups de l’opération. Tout ce que l’expérience avait déconseillé à la diplomatie de l’ancien régime, la diplomatie du régime nouveau le reprenait comme des inventions de son génie. Un agent de la monarchie, formé à l’école de Vergennes et qui avait continué de servir la France après la mort de Louis XVI, Barthélemy, prévoyait presque seul ce qui devait sortir de cet agrandissement des plus forts aux dépens des faibles. « Alors », disait-il, mais en vain, « le système qui menace l’Europe des plus grands dangers se réalisera promptement, savoir : la destruction et l’envahissement de tous les petits États. L’Europe sera plus asservie que jamais, les guerres plus terribles, tout sentiment de liberté plus comprimé. » En récompense de ces avertissements, dont nous éprouvons aujourd’hui la justesse, mais qui sentaient leur ci-devant d’une lieue, Barthélemy, réputé réactionnaire, devait, peu de temps après, être déporté à la Guyane.

Bonaparte professait un violent mépris pour l’idéologie de Sieyès. C’est pourtant le grand projet de remaniement du Corps germanique conçu par cet idéologue que réalisa Napoléon. Ses victoires lui servirent à modeler l’Allemagne sur un plan qui faisait pressentir une reconstitution de l’unité allemande, ouvrait la voie à cette unité. Par le « recès » de 1803, résultat de la victoire de Hohenlinden, Bonaparte portait le premier coup dans l’édifice élevé en 1648. Il simplifiait considérablement le système fédéral du Saint-Empire par la sécularisation de presque toutes les principautés ecclésiastiques et la suppression de la plus grande partie des villes libres, dont six seulement subsistèrent entre plus de cinquante. C’était, en Allemagne, comme l’a très bien dit Alfred Rambaud, une véritable révolution qui reproduisait tous les principes de la nôtre. « La révolution de 1803 en Allemagne fut relativement aussi radicale que la Révolution française. À Ratisbonne comme à Paris, on avait détruit la noblesse souveraine, les municipalités indépendantes. À Ratisbonne comme à Paris, on avait sécularisé les biens ecclésiastiques. À Ratisbonne comme à Paris, on avait réalisé plus d’unité et de centralisation. » Mais, desséchant en France, le mouvement centralisateur fut bienfaisant pour l’Allemagne, la rapprocha de la forme d’un État véritable. Trois ans plus tard, Austerlitz donnait à Napoléon l’occasion d’achever son œuvre. Cette nouvelle victoire de nos armes marquait une nouvelle étape de l’Allemagne dans la voie qui devait la tirer du morcellement et de l’anarchie. L’Empereur croyait faire de la grande diplomatie. En réalité, il obéissait à des préceptes d’école, à l’ensemble des sentiments et des idées qu’il avait respirés dans l’air de sa première jeunesse. Il continuait, il menait à terme la politique extérieure qu’il avait héritée de la Révolution, le système des conquêtes excessives et brutales qui devaient être achetées aux dépens des plus faibles en faisant les puissants plus forts.

Le recès ou remaniement de 1806 donnait ou peu s’en faut, à l’Allemagne la physionomie qu’elle devait conserver au dix-neuvième siècle. Par la médiatisation d’innombrables petites souverainetés fondues dans d’autres agrandies, il n’y laissait que la trentaine d’États qui, à quelques changements près, devaient former de nos jours l’Allemagne unie sous la domination de la Prusse : tel fut le fruit d’Austerlitz !

Ce n’était pas seulement la Constitution territoriale qui était bouleversée. C’était aussi la Constitution politique : avec Austerlitz, tombe le Saint-Empire. Les Habsbourg ne seront plus empereurs en Allemagne, sans doute, et le vœu de l’opinion française, lorsqu’elle s’exaltait en 1741 à l’idée d’anéantir la maison d’Autriche comme puissance germanique, ce vœu se trouvera comblé. Il n’y aura même plus d’empereur du tout, ou plutôt, l’empereur, ce sera Napoléon, successeur de Charlemagne, qui se flattera d’avoir reconstitué l’empire carolingien, qui se fera même roi d’Italie, qui appellera son héritier roi de Rome, comme les Césars germaniques nommaient leurs fils roi des Romains. Mais, une fois Napoléon tombé et cette fantasmagorie dissipée, les vieilles institutions électives et anarchiques de l’Empire ne renaîtront plus, la place deviendra libre pour un Empire nouveau et il y aura peu de chances de retrouver les conditions qui avaient établi l’impuissante politique de l’Allemagne. « Ce cher Saint-Empire, comment tient-il encore debout ? » Ainsi chantent, dans le Faust de Goethe, les compagnons de la taverne. Tout vieux qu’il était, il durait, tel que nous l’avions ligoté et paralysé en 1648. Les Français auraient dû être les derniers à l’abolir. En l’abattant, ils détruisaient l’une des principales garanties de leur sécurité. La révolution accomplie au delà du Rhin par nos armées et nos législateurs ne portait pas seulement sur la constitution territoriale et politique des pays allemands. Une autre révolution, non moins grave, s’était faite dans les esprits, parallèlement au mouvement révolutionnaire français. Les historiens sont aujourd’hui d’accord pour reconnaître que les idées de 1789, portées à travers les Allemagnes par nos soldats, y réveillèrent le sentiment de la nationalité. « Jean-Jacques Rousseau. », a dit d’un mot curieux Dubois-Reymond, très prussien comme tous les descendants de réfugiés de la révocation de l’Édit de Nantes, « Jean-Jacques Rousseau fut accueilli en Allemagne comme un Christophe Colomb. » L’Allemagne se reconnaissait elle-même dans les livres du philosophe de Genève, dont les propagandistes armés de la Révolution française apportaient ou plutôt rapportaient avec eux la doctrine, consubstantielle au germanisme. « Le patriotisme allemand sort des Droits de l’Homme », remarque Albert Sorel. Il en sort par la filiation la plus naturelle.

Le principe des nationalités est l’expression même de la philosophie révolutionnaire. Il est en corrélation directe avec le principe de la souveraineté du peuple. Toute nation est censément composée d’individus doués de droits imprescriptibles et intangibles. La doctrine de la Révolution attribuera donc à chaque nation les mêmes droits, qu’aux individus qui la composent. Toute nation devra être considérée comme une personne. Son caractère, sa liberté devront être respectés, car les nations sont égales entre elles comme les individus. Toute nation a dès lors le droit de vivre et de se développer conformément à sa nature : et l’idée que Jean-Jacques Rousseau a apportée, c’est que tout ce qui est naturel est légitime, est beau, est bon, est divin. Dans cette idée, l’Allemagne se retrouve elle-même, se conçoit et s’admire. Partie du cosmopolitisme du dix-huitième siècle, alors qu’un de ses « intellectuels » comme Lessing disait n’avoir de l’amour de la patrie aucune idée, alors que la supériorité de la civilisation française était incontestée et, obtenant le consentement général, réalisait l’unité du monde européen, l’Allemagne pensante passe au nationalisme le plus véhément par la transition de Rousseau, adapté au germanisme par Herder.

Nous touchons ici à l’un de ces points où l’action des idées double l’action des événements, où le spirituel, en coïncidant avec le temporel, développe jusqu’aux extrêmes conséquences les données de la politique. La Terreur était sortie des dogmes humanitaires de la Révolution. Un monstre bien plus affreux, le germanisme, allait en surgir. Aujourd’hui les fils de la Révolution se voilent les yeux, « le flot qui l’apporta recule épouvanté ». Cependant la responsabilité des idées, qui est aussi certaine que celle des hommes, apparaît ici avec la force de l’évidence.

Herder, nourri de Rousseau, professe un cosmopolitisme où les grands conflits de nationalités et de races sont en germe. Ce cosmopolitisme revient à dire qu’il existe chez tous les peuples quelque chose de précieux, de sacré, à quoi nul n’a le droit d’attenter : c’est le caractère national, c’est l’âme de la race. Et le langage, par lequel s’exprime cette âme, sert aussi à définir l’individualité nationale. D’où résulte le devoir absolu pour chaque peuple de cultiver et de développer jusqu’au bout sa personnalité propre.

Cette idée était prodigieusement nouvelle et grosse de prodigieuses nouveautés dans une Allemagne morcelée à l’infini et à qui toute existence nationale avait été jusqu’alors refusée plus qu’à aucun autre peuple. Les Allemands avaient perdu l’idée qu’ils pussent exister comme nation. Cette idée, la Révolution la leur apportait, mais elle la leur apportait singulièrement aggravée.

Jean-Jacques Rousseau avait enseigné le principe du retour à la nature. Il avait enseigné que plus un peuple est jeune et neuf, meilleur il est ; que moins il est avancé en civilisation, plus il est vertueux. Cette idée fut accueillie par les Allemands avec enthousiasme. Elle vengeait, elle réhabilitait l’Allemagne dont l’apport à la civilisation générale avait été jusque-là presque nul : de ce néant, elle put s’enorgueillir comme d’une virginité. De là est venue cette légende de la pure et vertueuse Allemagne, légende à laquelle la France a cru si longtemps à la suite de Mme de Staël. Herder, et après lui Fichte et les promoteurs du relèvement national de l’Allemagne, se sont servis de cette idée. Ils ont enseigné que le tour de l’Allemagne était venu, qu’elle avait non seulement sa destinée à remplir, mais aussi sa mission à accomplir. Le peuple allemand sera désormais le peuple prédestiné, le peuple du Seigneur, celui dont la tâche sera d’introduire le monde dans la voie de la moralité et du progrès. Ce thème, on le reconnaît c’est celui de la kultur, celui de l’appel des quatre-vingt-treize intellectuels allemands, le principe essentiel qui a exalté l’Allemagne de nos jours, qui l’a poussée à la guerre de 1914, à l’invasion de la France et de la Belgique, à la domination de l’Europe.

Un publiciste de Nuremberg, nommé Ehrard, écrivait dès 1794 « Les Allemands à la fin ne défendront-ils pas eux-mêmes leurs droits ? Je ne suis point aristocrate, mais je ne puis consentir que la raison française prétende mettre en tutelle ma raison allemande. » Ainsi la Révolution n’avait pas plus tôt affranchi la raison allemande que celle-ci prenait l’offensive, par un mouvement naturel, contre ses libérateurs. Les doctrines de la Révolution, en se répandant hors de France, tournaient de cette manière leurs effets contre nous. Une fois lancé à travers une Europe démantelée et désorganisée par nos propres victoires, le principe des nationalités, ferment des luttes prochaines pour la constitution de l’unité allemande, allait apporter aux imprudents et malheureux Français une longue suite de fléaux.

1813, 1815 ; la « bataille des nations » ; Waterloo ; les conquêtes perdues, l’empire napoléonien effondré comme un château de cartes, la France deux fois envahie : c’est la fin d’un grand drame, c’est la guerre populaire voulue et provoquée par les hommes de la Révolution, la guerre de 1792, qui s’achève. Car, depuis la rupture avec l’Autriche, œuvre de la Législative, jusqu’à la dernière bataille de Napoléon, ce n’a été qu’une seule et même guerre qui, après vingt-trois ans de péripéties, des millions d’existences consommées, a fini par notre défaite et ne nous a laissé comme consolation qu’un capital de gloire… Alors le descendant de Hugues Capet revient pour sauver ce qui peut l’être, recommencer l’œuvre de ses pères. Patiemment, il s’efforce de retisser la toile. Avec courage, Louis XVIII se charge de liquider l’héritage, si lourd, qu’il a retrouvé. D’un mot étonnant dans son raccourci, Proudhon a dit, en parlant de 1815 : « Les malheureux Bourbons se remettent, comme des forçats, à la tâche. » Tâche ingrate, dont ils devaient être récompensés par la calomnie et par l’exil.

Les traités de 1815 ont été pendant la plus grande partie du dix-neuvième siècle un objet de haine et d’horreur pour le patriotisme français. Par crainte de l’opinion publique, les gouvernements qui se conformaient à ces traités n’osaient eux-mêmes s’en réclamer, ne les nommaient qu’avec précaution. Thiers disait qu’il fallait les détester en les respectant et Guizot qu’il fallait les respecter en les détestant. Les derniers volumes de l’Histoire du Consulat et de l’Empire, de Thiers, qui furent publiés en 1860-1862, contiennent encore une critique ardente des traités de Vienne au point de vue national. Lorsqu’en 1863 Napoléon III déclarait que « les traités de 1815 avaient cessé d’exister », c’était aux applaudissements, de la foule, qui jamais d’aussi bon cœur et avec autant d’irréflexion qu’en France n’aura crié « Vive ma mort ! »

Il a fallu les cruelles leçons de 1870 pour donner un autre cours, non pas à l’opinion publique, toujours lente à se mettre au niveau de la raison et de la science, mais aux jugements de l’histoire. Comparés au traité de Francfort, les traités de Vienne sont apparus tels qu’ils ont été : un chef-d’œuvre de diplomatie, par lequel les effets d’écrasants désastres ont été réparés dans la mesure du possible. Par une effroyable ingratitude, l’opinion publique a fait porter aux Bourbons la peine des défaites, que le règne de l’opinion avaient causées, dont l’idole du peuple était responsable. S’il est un exemple qui apprenne aux grands politiques qu’ils doivent travailler pour les masses sans espérer d’être remerciés ni même d’être compris, c’est bien celui-là. Et c’est encore, dans notre histoire, un nouveau scandale pour l’intelligence que les Français aient si violemment haï des traités qui, dans la situation détestable où les avaient laissés la Révolution et l’Empire, leur rendaient, presque intact dans ses anciennes limites, le territoire que les vainqueurs se proposaient de partager. En outre, ces traités détournaient de nous le péril de voir se former à nos frontières des puissances redoutables. Des livres savants ont reconnu, de notre temps, que les négociations de 1814 et de 1815 avaient été magistralement conduites : pourtant le retour de l’île d’Elbe, la funeste faiblesse de Ney et la défaite de Waterloo ne les avaient pas facilitées. Si Louis XVIII et son génial manœuvrier, Talleyrand, sont cités comme des modèles aujourd’hui, c’est un peu tard, et le mal est fait. En prose et en vers Louis XVIII et Talleyrand ont été honnis, injuriés, diffamés par les grands poètes, et par les petits journalistes. Le service que ces deux hommes avaient rendu à la France a été effroyablement méconnu. De nos jours même, c’est presque en vain qu’un des historiens de 1815 a écrit « Se figure-t-on la France, au lendemain de la guerre de 1870, concluant avec la Saxe, la Bavière et le Wurtemberg un traité d’alliance contre la Prusse ? Se représente-t-on quelle force morale nous aurait procurée ce pacte, quelle confiance nous aurait rendue cette revanche diplomatique de nos défaites militaires ? C’est d’un bienfait de ce genre que la France de 1814 a été redevable à Talleyrand. » Et à Louis XVIII, qui a dirigé avec clairvoyance toutes les négociations de Vienne, comme en fait foi sa correspondance. Répétons qu’il est affligeant pour la renommée d’un peuple aussi intelligent que le peuple français, dont chaque citoyen est richement doué de bon sens clairvoyant pour ses intérêts privés, qu’il ait fallu, une troisième invasion et un troisième désastre pour qu’il commençât à comprendre, et encore dans son élite seulement, ce qui avait été fait en 1815 : pour réparer les erreurs et les folies d’une génération.

Le plus grand résultat, le plus utile que Louis XVIII eût obtenu, c’était d’empêcher que la part prise par la Prusse à la défaite de l’Empire napoléonien aboutît à la formation d’une grande Allemagne. En prenant parti pour la Saxe, au nom du principe de légitimité, habilement retourné contre les alliés, à qui il avait servi de prétexte contre la France révolutionnaire et napoléonienne, le roi de France avait retrouvé du même coup la haute situation européenne de ses prédécesseurs. Il était apparu comme le protecteur et le syndic des États moyens ou petits, et avait tout de suite groupé autour de lui une clientèle et des alliés, reconstitué l’ancien système diplomatique de la France. Ayant éventé l’ambition de la Prusse, le Bourbon réussit à déjouer les desseins du Hohenzollern. Grâce à lui, quand il s’agit de donner un statut à l’Allemagne, le principe de l’Indépendance et de la souveraineté des États germaniques, établi par les traités de Westphalie, fut ratifié à Vienne. C’est-à-dire que l’Allemagne, — chose essentielle, — resta divisée. Malheureusement, il n’était plus possible de revenir sur les simplifications et les agglomérations opérées en 1803 et en 1806. Au lieu de plusieurs centaines d’États souverains, il n’en resta qu’une quarantaine. Au lieu d’être morcelée à l’infini, l’Allemagne fut désormais distribuée en un certain nombre de grandes provinces. Mais ces provinces se gouvernaient elles-mêmes, n’avaient pas de chef commun. Le lien fédératif qui les unissait était aussi lâche, aussi ténu que celui du Saint-Empire. La Diète de Francfort, qui en était l’expression, fut le théâtre des querelles et des rivalités du particularisme, fit le désespoir et la honte des patriotes allemands unitaires. L’unité allemande, un moment apparue à leurs yeux, était de nouveau rendue impossible. La république germanique reconstituée à Vienne devait être, jusqu’en 1866, notre sauvegarde du côté du Rhin. On a beaucoup dit et l’on répète encore que les traités de 1815 avaient foulé aux pieds les droits des peuples, qu’ils respiraient l’esprit réactionnaire de Metternich. Dans l’intérêt bien entendu de la France, on doit juger que Metternich avait du bon, puisque le peuple le plus lésé à Vienne était en définitive celui qui ne devait arriver à la plénitude de ses droits que pour attenter à l’existence des autres nations.

Si quelqu’un devait se plaindre des traités de 1815, c’était assurément la Prusse. Non seulement elle n’avait pas obtenu que la France fût partagée, comme elle l’avait demandé avec insistance, mais encore elle ne recevait pas le prix qu’elle avait elle-même fixé pour sa part de victoire. La Prusse n’obtenait pas la Saxe, si convoitée et qui lui eût donné, avec la consistance territoriale qu’elle désirait, la domination de l’Allemagne entière. Elle était mécontente de ces provinces rhénanes qui lui étaient attribuées, mais dispersaient encore ses domaines, étiraient le « royaume de lisières » et lui apportaient des populations catholiques, latinisées, aussi sympathiques à la civilisation française qu’hostiles au régime et à l’esprit prussiens : dans toute cette région du Rhin, la révolution de 1848 devait encore se faire au cri de : à bas la Prusse.

Il existe un précieux témoignage sur l’état des esprits dans l’élite prussienne de 1815 : c’est le journal que Stein a tenu de ses impressions au Congrès de Vienne. Stein a exprimé la déception et l’amertume des patriotes et des réformateurs qui, par un énergique et patient effort, avaient relevé l’État prussien du désastre d’Iéna, et qui, en prenant la tête de la guerre de l’Indépendance et du mouvement nationaliste contre l’occupation napoléonienne, avaient calculé que leur pays se désignerait à l’Allemagne pour accomplir l’unité. La désillusion que leur apportaient les traités de 1815 est allée si loin, elle est demeurée si vive après eux, qu’un Prussien a pu écrire de nos jours que les Français avaient transformé leurs défaites de 1814 et de 1815 en une victoire sur la Prusse et que Waterloo avait fini par équivaloir à une victoire de la France. Il ne faudrait pas prendre cette réflexion au pied de la lettre, mais elle permet de se rendre compte du vrai caractère des traités de Vienne, dont Stein disait encore qu’ils avaient terminé le mouvement national allemand de 1813 par une « farce ». Ajoutons qu’en dehors de la Prusse les patriotes allemands qui avaient puisé leurs sentiments nouveaux, leurs aspirations vers une grande Allemagne, dans les idées du siècle et les exhortations de Fichte, ne haïssaient pas moins ces traités.

Les patriotes allemands ont souffert profondément des traités de Vienne qui ajournaient indéfiniment les espérances que la guerre de libération et le grand mouvement patriotique de l’Allemagne de 1813 avaient fait naître. Ranke écrivait en 1832 : « Jamais notre patrie n’a été divisée en autant de pièces et de morceaux étrangers les uns aux autres. Jamais les principautés n’ont joui d’une égale indépendance et jamais princes et sujets n’en furent plus jaloux. » Ranke montrait encore que les mœurs nouvelles introduites au cœur des États par les chartes accordées et par la généralisation du régime parlementaire ajoutaient aux anciennes causes de division ces causes de désordre permanent que sont les partis. Il y eut désormais opposition en Allemagne non seulement entre les États attachés au particularisme, non seulement entre les catholiques et les protestants, mais encore entre libéraux et conservateurs. Devant cette renaissance, sous une forme nouvelle, de l’ancienne anarchie germanique, Ranke désespérait de l’avenir, abandonnait le rêve allemand : « Ne doit-on pas, s’écriait-il, sans s’illusîonner plus longtemps, renoncer complètement à toute espérance d’établir l’unité allemande ?

On conçoit donc que les patriotes allemands aient eu de sérieuses raisons de détester la Sainte-Alliance et les « tyrans » conjurés contre leur indépendance. Leur haine était fondée comme l’était la haine des patriotes italiens. Elle alla jusqu’à l’action directe, jusqu’à la propagande par le fait. Mais les Français ! Par quelle erreur ont-ils nourri la même passion ! La possibilité ne leur restait-elle pas toujours, à la faveur des circonstances à venir, de reprendre la frontière du Rhin, les frontières nécessaires, un moment gagnées par la Révolution mais perdues par elle ? Au lieu de cela, les « patriotes » français, de 1815 à 1866, ont brûlé de délivrer leurs frères allemands. Henri Heine les aura utilement avertis, avec son ironie coutumière, dans le préambule de son livre de l’Allemagne, qu’ils ne voyaient pas l’ennemi où il était en vérité, qu’ils se trompaient en s’imaginant que la Germanie leur serait fraternelle le jour où la « Sainte-Alliance des peuples », comme chantait Béranger, succéderait à la Sainte-Alliance des rois. « Prenez garde, disait Henri Heine, je n’ai que de bonnes intentions, et je vous dis d’amères vérités : vous avez plus à craindre de l’Allemagne délivrée que de la Sainte-Alliance tout entière avec tous ses Croates et tous ses Cosaques. » Car il s’en faut de beaucoup que les Cosaques et les Slaves aient toujours été, aux yeux des démocrates français, les soldats de la justice et du droit.

Cette haine irréfléchie des traités de 1815, qui a été la monnaie courante de la politique d’opposition libérale en France, charge le libéralisme et l’ancien parti républicain, qui a été son héritier, d’une contradiction véritablement choquante au regard de l’historien.

Le libéralisme du dix-neuvième siècle croyait posséder le moyen de fonder la paix et la fraternité universelles. Il se figurait que la formation des nationalités serait la préface de la République européenne. Les résultats obtenus sont dérisoires. Ils font regretter le passé. Nous voyons aujourd’hui que les traités de 1815 avaient institué en Europe un ordre de choses qui garantissait la paix mieux que la Conférence de la Haye n’a jamais pu le faire. S’appuyant sur les principes de légitimité et d’équilibre introduits par la France dans le droit public de l’Europe, les auteurs des traités de 1815 avaient déclaré que désormais tout agrandissement d’un État aux dépens d’un autre était interdit. Quiconque attenterait à l'équilibre établi serait réputé révolutionnaire et perturbateur de l’ordre européen, au même titre que Napoléon, et s’exposerait à voir l’Europe se coaliser conire lui. Une gendarmerie internationale a cruellement manqué à la France et à l’Europe en 1870 : cette gendarmerie, les traités de 1815, restaurateurs du principe d’équilibre proclamé en 1648, l’avaient organisée. Et c’est simplement à 1815 et à 1648 que tend à revenir la coalition qui s’est formée en 1914 contre l’Empire allemand. L’équilibre européen du dix-neuvième siècle était défini par Gentz, le publiciste de la Sainte-Alliance, de telle manière que l’on croirait entendre un discours de sir Edward Grey, de M. Vandervelde ou de M. Viviani :

« La meilleure garantie de la tranquillité générale est la volonté ferme de chaque puissance de respecter les droits de ses voisins et la résolution bien prononcée de toutes, de faire cause commune contre celle qui, méconnaissant ce principe, franchirait les bornes que lui prescrit un système politique revêtu de la sanction universelle. » (Projet d’une déclaration finale des huit puissances qui ont signé l’acte final du Congrès de Vienne).

C’est en vertu des traités de 1815 que l’exécution fédérale fut prononcée en 1866 contre la Prusse. Si la France avait alors contribué à faire respecter le pacte de 1815, Bismarck, traité comme Napoléon, se fût trouvé arrêté dans ses conquêtes. Et la première puissance appelée à bénéficier d’une coalition contre la Prusse, nous ne le savons que trop, c’eût été la France.

La Sainte-Alliance, avec ses Congrès périodiques pour le règlement des affaires européennes, a réalisé l’effort le plus sérieux qu’on ait vu, dans les temps modernes, pour garantir la paix de l’Europe. Cette entente internationale reposait sur des principes de conservation auxquels la France, pour son bien, n’eût jamais dû toucher.

Ce fut au contraire la France, avec le gouvernement de Napoléon III, né de l’opinion publique, qui porta atteinte aux traités de 1815 et qui inaugura, contre eux, la politique des nationalités. Nous savons ce qui en est issu : nos défaites, la mutilation de notre territoire, notre abaissement, la grandeur des puissances rivales et, en 1914, une guerre plus terrible que toutes les autres, une cinquième invasion. Le milieu du dix-neuvième siècle, à ce point de vue, est une grande date européenne, dont les effets se font sentir jusqu’à nous. L’unité allemande refoulée, redevenue chimérique en 1815, rentre dans le domaine des choses possibles après 1848. Il nous reste à voir comment la dynastie des Hohenzollern a su utiliser les erreurs et les fautes de la France pour faire de l’Allemagne une puissance unie, redoutable pour tous les peuples.



  1. C’est un étranger, M. Gœtz-Bernstein, auteur d’une étude sur la Diplomatie de la Gironde (1912).