Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 97

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 411-417).


Miss Howe à Miss Clarisse Harlove.

mercredi au soir, 12 avril. Votre récit, ma chère, ne me laisse rien à désirer. Vous êtes toujours cette ame noble qui ne mérite que de l’admiration ; supérieure au déguisement, à l’art, au désir même de diminuer ou d’excuser ses fautes. Votre famille est la seule au monde qui soit capable d’avoir poussé une fille telle que vous à de telles extrêmités. Mais je trouve de l’excès dans votre bonté pour ces indignes parens. Vous faites tomber sur vous le blâme, avec tant de franchise et si peu de ménagement, que vos ennemis les plus envenimés n’y pourraient rien ajouter. à présent, que je suis informée du détail, je ne suis pas surprise qu’un homme si hardi, si entreprenant… on vient m’interrompre. Vous avez résisté avec plus de force et plus long-temps… j’entends encore une mère jalouse, qui veut savoir de quoi je suis occupée. Votre ressentiment va trop loin contre vous-même. N’êtes-vous pas sans reproche dans l’origine ? à l’égard de votre première faute, qui est d’avoir répondu à ses lettres, vous étiez la seule qui pût veiller à la sûreté d’une famille telle que la vôtre, lorsque son héros s’était engagé si follement dans une querelle qui le mettait lui-même en danger. Excepté votre mère, qu’on tient à la chaîne, en nommeriez-vous un seul qui ait le sens commun ? Pardon encore une fois, ma chère… j’entends arriver ce stupide mortel, votre oncle Antonin ; un petit esprit, le plus entêté et le plus décisif… il vint hier, d’un air bouffi, soufflant, s’agitant ; et jusqu’à l’arrivée de ma mère, il fut un quart-d’heure à frapper du pied dans la salle. Elle était à sa toilette. Ces veuves sont aussi empesées que les vieux garçons. Pour tout au monde, elle ne voudrait pas le voir en déshabillé. Que peut signifier cette affectation ? Le motif qui amenait M Antonin Harlove était de l’exciter contre vous, et de vomir devant elle une partie de la rage où les jette votre fuite. Vous en jugerez par l’événement. Le bizarre cerveau voulut entretenir ma mère à part. Je ne suis point accoutumée à ces exceptions dans toutes les visites qu’elle reçoit. Ils s’enfermèrent soigneusement, la clé tournée sur eux, fort près l’un de l’autre ; car, en prêtant l’oreille, je ne pus les entendre distinctement, quoiqu’ils parussent tous deux pleins de leur sujet. La pensée me vint plus d’une fois de leur faire ouvrir la porte. Si j’avais pu compter sur ma modération, j’aurais demandé pourquoi il ne m’était pas permis d’entrer. Mais je craignis qu’après en avoir obtenu la permission, je ne fusse capable d’oublier que la maison était à ma mère. J’aurais proposé sans doute de chasser ce vieux démon par les épaules. Venir dans la maison d’autrui, pour se livrer à son emportement ! Pour accabler d’injures ma chère, mon innocente amie ! Et ma mère y prêter une longue attention ! Tous deux apparemment pour se justifier ; l’un, d’avoir contribué au malheur de ma chère amie ; l’autre, de lui avoir refusé un asile passager, qui aurait pu produire une réconciliation que son cœur vertueux lui faisait désirer, et pour laquelle ma mère, avec l’amitié qu’elle a toujours eue pour vous, devait se faire un honneur d’employer sa médiation ! Comment aurais-je conservé de la patience ? L’événement, comme j’ai dit, m’apprit encore mieux quel avait été le motif de cette visite. Aussi-tôt que le vieux masque fut sorti (vous devez me permettre tout, ma chère), les premières apparences, du côté de ma mère, furent un air de réserve, dans le goût des Harloves, qui, sur quelques petits traits de mon ressentiment, fut suivi d’une rigoureuse défense d’entretenir le moindre commerce avec vous. Ce prélude amena des explications qui ne furent pas des plus agréables. Je demandai à ma mère s’il m’était défendu de m’occuper de vous dans mes songes ; car, la nuit et le jour, ma chère, vous m’êtes également présente. Quand vos motifs n’auraient pas été tels que je les connais, l’effet que cette défense a produit sur moi me disposerait à vous passer votre correspondance avec Lovelace. Mon amitié en est augmentée, s’il est possible ; et je me sens plus d’ardeur que jamais pour l’entretien de notre commerce. Mais je trouve dans mon cœur un motif encore plus louable. Je me croirais digne du dernier mépris, si j’étais capable d’abandonner dans sa disgrâce une amie telle que vous. Je mourrais plutôt… aussi l’ai-je déclaré à ma mère. Je l’ai priée de ne pas m’observer dans mes heures de retraite, et de ne pas exiger que je partage son lit tous les jours, comme elle s’est accoutumée depuis quelque temps à le désirer. Il vaudrait mieux, lui ai-je dit, emprunter la Betty Harlove, pour la faire veiller sur toutes mes actions. M Hickman, qui vous honore de toutes ses forces, s’est entremis si ardemment en votre faveur, et sans ma participation, qu’il ne s’est pas acquis peu de droits sur ma reconnaissance. Il m’est impossible de vous répondre aujourd’hui sur tous les points, si je ne veux me mettre en guerre ouverte avec ma mère. Ce sont des agaceries continuelles, des répétitions qui ne cessent point, quoique j’y aie répondu vingt fois. Bon dieu ! Quelle doit avoir été la vie de mon père ! Mais je ne dois pas oublier à qui j’écris. Si ce singe, toujours actif et mal-faisant, ce Lovelace, a pu pousser l’artifice… mais voici ma mère qui m’appelle. Oui, maman, oui ; mais, de grâce, un instant, s’il vous plaît : vous n’avez que des soupçons : vous ne pouvez me gronder que de vous avoir fait attendre. Oh ! Pour grondée, je suis sûre de l’être. C’est un ton que M Antonin Harlove vous a fort bien appris… dieu ! Quelle impatience !… il faut absolument, ma chère, que je quitte le plaisir de vous entretenir. Le charmant dialogue que je viens d’avoir avec ma mère ! Il s’est ressenti, je vous assure, de l’ordre impérieux que j’avais reçu de descendre. Mais vous aurez une lettre qui se ressentira aussi de tant de fâcheuses interruptions. Vous l’aurez ; c’est-à-dire lorsque j’aurai moi-même l’occasion de vous l’envoyer. à présent que vous m’avez donné votre adresse, M Hickman me trouvera des messagers. Cependant, s’il est malheureusement découvert, il doit s’attendre d’être traité à la Harlove, comme sa trop patiente maîtresse. Jeudi, 13 avril. Il m’arrive deux bonheurs à la fois ; celui de recevoir à ce moment la continuation de votre récit, et celui de me trouver un peu moins observée par mon argus de mère. Chère amie ! Que je me représente vivement votre embarras ! Une personne de votre délicatesse ! Un homme de l’espèce du vôtre ! Votre homme est un fou, ma chère, avec tout son orgueil, toutes ses complaisances, et tous ses égards affectés pour vos ordres. Cependant son esprit, fécond en inventions, me le fait redouter. Quelquefois je vous conseillerais volontiers de vous rendre chez miladi Lawrance. Mais je ne sais quel conseil vous donner. Je hasarderais mes idées, si votre principal dessein n’était pas de vous réconcilier avec vos proches. Cependant ils sont implacables, et je ne vois pour vous aucune espérance de leur côté. La visite de votre oncle à ma mère doit vous en convaincre. Si votre sœur vous fait réponse, j’ose dire qu’elle vous en donnera de tristes confirmations. Quel besoin aviez-vous de me demander si votre récit rendait votre conduite excusable à mes yeux ? Je vous ai déjà dit le jugement que j’en porte ; et je répète que tous vos chagrins et toutes les persécutions considérées, je vous crois exempte de blâme ; plus exempte du moins qu’aucune jeune personne qui ait jamais fait la même démarche. Mais faites réflexion, chère amie, qu’il y aurait de l’inhumanité à vous en accuser. Cette démarche n’est pas de vous. Poussée d’un côté, peut-ê tre trompée de l’autre… qu’on me nomme sur la terre une personne de votre âge, qui, dans les circonstances où je vous ai vue, ait résisté si long-temps, d’un côté contre la violence, et de l’autre contre la séduction ; je lui pardonne tout le reste. Vous jugez avec raison que toutes vos connaissances ne s’entretiennent que de vous. Quelques-uns allèguent, à la vérité, contre vous, les admirables distinctions de votre caractère ; mais personne n’excuse et ne peut excuser votre père et vos oncles. Tout le monde paraît informé des motifs de votre frère et de votre sœur. On ne doute pas que le but de leurs cruelles attaques n’ait été de vous engager dans quelque résolution extrême, quoique avec peu d’espérance de succès. Ils savaient que, si vous rentriez en grâce, l’affection suspendue en reprendrait plus de force, et que vos aimables qualités, vos talens extraordinaires, vous feraient triompher de toutes leurs ruses. Aujourd’hui, j’apprends qu’ils jouissent de leur malignité. Votre père est furieux, et ne parle que de violence. C’est contre lui-même assurément qu’il devrait tourner sa rage. Toute votre famille vous accuse de l’avoir jouée avec un profond artifice, et paraît supposer que vous n’êtes occupée à présent qu’à vous applaudir du succès. Ils affectent de publier tous, que l’épreuve du mercredi devait être la dernière. Votre mère avoue qu’on aurait pris avantage de votre soumission si vous vous étiez rendue ; mais elle prétend que, si vous étiez demeurée inflexible, on aurait abandonné le plan, et reçu l’offre que vous faisiez de renoncer à Lovelace. S’y fie qui voudra. Ils ne laissent pas de convenir que le ministre devait être présent ; que M Solmes se serait tenu à deux pas, prêt à recueillir le fruit de ses services ; et que votre père aurait commencé par l’essai de son autorité, pour vous faire signer les articles : autant d’inventions romanesques qui me paroissent sorties de la tête insensée de votre frère. Il y a beaucoup d’apparence que s’il eût été capable, lui et Bella, de se prêter à votre réconciliation, c’eût été par toute autre voie que celle dont ils avoient fait si long-temps leur étude. à l’égard de leurs premiers mouvemens, lorsqu’ils eurent reçu la nouvelle de votre fuite, vous vous les imaginerez mieux que je ne puis vous les représenter. Il paraît que votre tante Hervey fut la première qui se rendit au cabinet de verdure, pour vous apprendre que la visite de votre chambre était finie. Betty la suivit immédiatement ; et ne vous y trouvant point, elles prirent vers la cascade, où vous aviez fait entendre que vous aviez dessein d’aller. En retournant du côté de la porte, elles rencontrèrent un domestique (on ne le nomme point, quoiqu’il y ait beaucoup d’apparence que c’était Joseph Léman) qui revenait en courant vers le château, armé d’un grand pieu, et comme hors d’haleine. Il leur dit qu’il avait poursuivi long-temps M Lovelace, et qu’il vous avait vue partir avec lui. Si ce domestique n’était autre que Léman, et s’il avait été chargé du double emploi de les tromper, et de vous tromper vous-même, quelle idée faudrait-il prendre du misérable avec qui vous êtes ? Fuyez, ma chère, si ce soupçon est confirmé pour vous ; hâtez-vous de fuir, n’importe où, n’importe avec qui : ou, si vous ne pouvez fuir, mariez-vous. Il est clair que lorsque votre tante et tous vos amis reçurent l’alarme, vous étiez déjà fort éloignée. Cependant ils s’assemblèrent tous, ils coururent vers la porte du jardin, et quelques-uns, sans s’arrêter, jusqu’aux traces du carrosse. Ils se firent raconter, dans le lieu même, toutes les circonstances de votre départ. Alors il s’éleva une lamentation générale, accompagnée de reproches mutuels, et de toutes les expressions de la douleur et de la rage, suivant les caractères et le fond des sentimens. Enfin ils revinrent comme des fous, ainsi qu’ils étoient partis. Votre frère demanda d’abord des chevaux et des gens armés pour vous poursuivre. Solmes et votre oncle Antonin devaient être de la partie. Mais votre mère et Madame Hervey combattirent ce dessein, dans la crainte d’ajouter mal sur mal, et persuadées que Lovelace n’aurait pas manqué de prendre des mesures pour le soutien de son entreprise ; sur-tout lorsque le domestique eut déclaré qu’il vous avait vu fuir avec lui de toutes vos forces, et qu’à peu de distance le carrosse était environné de cavaliers bien armés. J’ai eu l’obligation de l’absence de ma mère à ses soupçons. Elle s’est défiée que les Knolles prêtaient la main à notre correspondance ; et sur le champ elle s’est déterminée à leur rendre une visite. Vous voyez qu’elle entreprend bien des choses à la fois. Ils lui ont promis de ne plus recevoir aucune lettre de nous, sans sa participation. Mais Hickman a mis dans nos intérêts un laboureur nommé Filmer, assez voisin de notre maison, qui nous rendra plus fidèlement le même service. C’est-là que vous adresserez désormais vos lettres, sous enveloppe : à M Jean Soberton ; Hickman se chargera lui même de les prendre, et d’y porter les miennes. Je lui fournis des armes contre moi, en lui donnant l’occasion de me rendre un si grand service. Il en paraît déjà fier. Qui sait s’il n’en prendra pas droit de se donner bientôt d’autres airs ? Il ferait mieux de considérer qu’une faveur à laquelle il aspirait depuis long-temps, le met dans une situation fort délicate. Qu’il y prenne garde. Celui qui a le pouvoir d’obliger, peut désobliger aussi. Mais il est heureux pour certaines gens de n’avoir pas même le pouvoir d’offenser. Je prendrai patience quelque tems, si je le puis, pour voir si tous ces mouvemens de ma mère s’appaiseront d’eux-mêmes ; mais je vous jure que je ne souffrirai pas toujours la manière dont je suis traitée. Je suis quelquefois tentée de croire que son dessein est de me chagriner volontairement, pour me faire souhaiter plus tôt un mari. Si j’en étais sûre, et si je venais à découvrir qu’Hickman fût dans le complot, pour s’en faire un mérite auprès de moi, je ne le verrais de ma vie. De quelque ruse que je soupçonne le vôtre, plût au ciel que vous fussiez mariée ! C’est-à-dire en état de les braver tous, et de ne pas vous voir réduite à vous cacher ou à changer continuellement de retraite. Je vous conjure de ne pas manquer la première occasion qui pourra s’offrir honnêtement. Voici les importunités de ma mère qui recommencent. Nous nous sommes vues d’un air assez froid, je vous assure. Je lui conseille de ne pas prendre long-temps avec moi cet air d’Harlove . Je ne le souffrirai pas. Que j’ai de choses à vous écrire ! à peine sai-je par où commencer. J’ai la tête si pleine, que mon esprit semble rouler sur tant de sujets. Cependant j’ai pris le parti, pour être libre, de me retirer dans un coin du jardin. Que le ciel ait pitié de ces mères ! S’imaginent-elles que c’est par leurs soupçons, par leur vigilance et leur mauvaise humeur, qu’elles empêcheront une fille d’écrire, ou de faire ce qu’elle s’est mis dans la tête ? Elles réussiraient bien mieux par la confiance. Une ame généreuse serait incapable d’en abuser. Le rôle que vous avez à soutenir avec votre Lovelace, me paraît extrêmement délicat. Il n’a sans doute qu’un chemin ouvert devant lui. Mais je vous plains ! Vous pouvez tirer parti de l’état où vous êtes ; cependant j’en conçois toutes les difficultés. Si vous ne vous êtes point aperçue qu’il soit capable d’abuser de votre confiance, je suis d’avis que vous devez feindre du moins de lui en accorder un peu. Si vous n’êtes pas disposée à prendre si tôt le parti du mariage, j’approuve la résolution de vous fixer dans quelque lieu qui soit hors de ses atteintes. Tant mieux encore s’il peut ignorer où vous êtes. Cependant je suis persuadée que, sans la crainte que vos parens ont de lui, ils n’auraient pas plutôt découvert votre retraite, qu’ils vous forceraient de retourner sous le joug. Je crois qu’à toutes sortes de prix vous devez exiger de vos exécuteurs testamentaires, qu’ils vous mettent en possession de votre héritage ? Dans l’intervalle, j’ai soixante guinées à vous offrir. Elles n’attendent que vos ordres. Il me sera facile de vous en procurer davantage avant qu’elles soient employées. Ne comptez pas de tirer un schelling de votre famille, s’il ne leur est arraché. Persuadés, comme ils sont, que vous êtes partie volontairement, ils paroissent surpris, et tout à la fois fort satisfaits, que vous ayiez laissé derrière vous vos bijoux et votre argent, et que vous n’ayiez pas pris de meilleures mesures pour vos habits. Concluez-en qu’ils répondront mal à votre demande. Vous avez raison de croire que tous ceux qui ne sont pas aussi bien instruits que moi, doivent être embarrassés à juger de votre fuite. Ils ne donnent point d’autre nom à votre départ. Et dans quel sens, ma chère, pourrait-il être pris un peu favorablement pour vous ? Dire que votre intention n’ait pas été de partir, lorsque vous vous êtes trouvée au rendez-vous ; qui se le persuadera jamais ? Dire qu’un esprit aussi ferme que le vôtre ait été persuadé, contre ses propres lumières, au moment de l’entrevue ; quelle apparence de vérité ? Dire que vous ayiez été trompée, forcée par la ruse ; le dire, et trouver de la disposition à le croire ; comment cette excuse s’accordera-t-elle avec votre réputation ? Et demeurer avec lui sans être mariée, avec un homme d’un caractère si connu ; où cette idée ne conduit-elle pas la censure du public ? Mon impatience est extrême de savoir quel tour vous avez donné à tout cela dans la lettre que vous venez d’écrire pour vos habits. Aulieu de satisfaire à votre demande, vous pouvez compter, je le répète, qu’ils s’efforceront, dans leur dépit, de vous causer tous les chagrins et toutes les mortifications qu’ils pourront s’imaginer. Ainsi ne faites pas difficulté d’accepter le secours que je vous offre. Que ferez-vous avec sept guinées ? Je trouverai aussi le moyen de vous envoyer quelques-uns de mes habits, et du linge pour les nécessités présentes. Je me flatte, ma très-chère Miss Harlove, que vous ne mettrez pas votre Anne Howe sur le pied de Lovelace, en refusant d’accepter mes offres. Si vous ne m’obligez pas dans cette occasion, je serai portée à croire que vous aimez mieux lui être redevable qu’à moi ; et j’aurai de l’embarras à concilier ce sentiment avec votre délicatesse sur d’autres points. Informez-moi soigneusement de tout ce qui se passe entre vous et lui. Mes alarmes continuelles, quoique soulagées par l’opinion que j’ai de votre prudence, me font souhaiter qu’il ne manque rien au détail. S’il arrivait quelque chose que vous crussiez pouvoir me dire de bouche, ne faites pas difficulté de me l’écrire, quelque répugnance que vous ayiez à le confier au papier. Outre la confiance que vous devez avoir aux mesures de M Hickman, pour la sûreté de vos lettres, songez qu’un spectateur juge mieux du combat que celui qui est dans la mêlée. Les grandes affaires, comme les personnes d’importance, vont rarement seules ; et leur cortège fait quelquefois leur grandeur, c’est-à-dire, qu’elles sont accompagnées d’une multitude de petites causes et de petits incidens, qui peuvent devenir considérables par leurs suites. Tout considéré, je ne crois pas qu’il vous soit libre à présent de vous défaire de lui quand vous le souhaiterez. Je me souviens de vous l’avoir prédit. Je répète donc qu’à votre place, je voudrais feindre au moins de lui accorder un peu de confiance. Vous le pouvez, aussi long-temps qu’il ne lui échappera rien contre la décence. De la délicatesse dont vous êtes, tout ce qui sera capable de le rendre indigne de votre confiance ne peut se dérober à vos observations. S’il en faut croire votre oncle Antonin, qui s’en est ouvert à ma mère, vos parens s’attendent que vous vous jetterez sous la protection de miladi Lawrance, et qu’elle offrira sa médiation pour vous. Mais ils protestent que leur résolution est de fermer l’oreille à toute proposition d’accommodement qui viendra de cette part. Ils pourraient ajouter, et de toute autre ; car je suis sûre que votre frère et votre sœur ne leur laisseront pas le temps de se refroidir, du moins jusqu’à ce que vos oncles, et peut-être votre père même, aient fait des dispositions qui les satisfassent. Comme cette lettre doit vous apprendre le changement de ma première adresse, je vous l’envoie par un ami de M Hickman, sur la fidélité duquel nous pouvons nous reposer. Il a quelques affaires dans le voisinage de Madame Sorlings. Il connaît même cette femme ; et son dessein étant de revenir ce soir, il apportera ce que vous aurez de prêt, ou ce que le temps vous permettra de m’écrire. Je n’ai pas jugé à propos d’employer, cette fois, aucun des gens de M Hickman. Chaque moment peut devenir fort important pour vous, et vous jeter dans la nécessité de changer vos desseins et votre situation. J’entends, du lieu où je suis assise, ma mère qui appelle autour d’elle, et qui met tout le monde en mouvement. Elle va sans doute me demander bientôt où j’étais, et quel emploi j’ai fait de mon tems. Adieu, ma chère. Que le ciel veille à votre conservation ! Et du côté de l’honneur comme de celui des sentimens, puisse-t-il vous rendre sans tache aux embrassemens de votre fidèle amie !