Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 95

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 394-407).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Hove.

mercredi, 12 avril. Je reprends ma triste histoire. Ainsi traînée jusqu’à la voiture, il aurait peu servi de faire difficulté d’y entrer, quand il n’aurait pas profité de ma frayeur pour me lever entre ses bras. à l’instant, les chevaux partirent au grand galop, et ne s’arrêtèrent qu’à Saint-Albans, où nous arrivâmes à l’entrée de la nuit. Pendant la route, je me crus plusieurs fois prête à tomber sans connaissance. Je levai mille fois les yeux et les mains, pour implorer le secours du ciel. Grand dieu ! Protégez-moi, m’écriai-je souvent. Est-ce moi ! Est-il possible ! Deux torrens de larmes ne cessèrent pas d’inonder mon visage : et mon cœur oppressé poussait des soupirs aussi involontaires que ma fuite. Cruelle différence dans l’air et les discours du misérable, qui triomphait visiblement du succès de ses artifices, et qui, dans le ravissement de sa joie, m’adressait tous les complimens qu’il a peut-être répétés vingt fois dans les mêmes occasions ! Cependant, le respect ne l’a pas abandonné dans ses transports. Les chevaux semblaient voler. Je crus m’appercevoir qu’on leur avait fait faire un grand circuit, pour déguiser apparemment nos traces. Je suis trompée aussi, si plusieurs autres cavaliers, que je vis galoper par intervalles, aux deux côtés du carrosse, et qui paroissaient au-dessus de la condition servile, n’étoient pas autant de nouvelles escortes qui avoient été disposées sur la route. Mais il feignit de ne pas les remarquer ; et malgré toutes ses flatteries, j’étais trop abîmée dans mon indignation et ma douleur, pour lui faire la moindre question. Figurez-vous, ma chère, quelles furent mes réflexions, en descendant de la voiture, sans aucun domestique de mon sexe, sans autres habits que ceux que j’avais sur moi, et qui étoient si peu convenables à un long voyage, sans coiffe, avec un simple mouchoir sur le cou, déjà mortellement fatiguée, et l’esprit encore plus abattu que le corps ! Les chevaux étoient si couverts d’écume, que tout ce qu’il y avait de gens dans l’hôtellerie, me voyant sortir seule du carrosse avec un homme, me prirent pour quelque jeune étourdie qui s’était échappée de sa famille. Je ne m’en aperçus que trop, à leur étonnement, aux discours qu’ils se tenaient à l’oreille, et à la curiosité qui les amenait comme l’un après l’autre, pour me voir de plus près. La maîtresse du logis, à qui je demandai un appartement séparé, me voyant prête à m’évanouir, se hâta de m’y apporter divers secours. Ensuite je la priai de me laisser seule l’espace d’une demi-heure. Je me sentais le cœur dans un état qui m’aurait fait craindre pour ma vie, si j’en avais pu regretter la perte. Aussi-tôt que cette femme m’eut quittée, je fermai la porte, je me jetai dans un fauteuil, et je donnai passage à un violent déluge de larmes, qui me soulagèrent un peu. M Lovelace fit remonter, plus tôt que je ne l’aurais souhaité, la même femme, qui me pressa, de sa part, de recevoir mon frère ou de descendre avec lui. Il lui avait dit que j’étais sa sœur, et qu’il m’avait emmenée, contre mon inclination et mon attente, de la maison d’un ami, où j’avais passé l’hiver, pour rompre un projet de mariage dans lequel je pensais à m’engager sans le consentement de ma famille ; et que, ne m’ayant pas donné le temps de prendre un habit de voyage, j’étais fort irritée contre lui. Ainsi, ma chère, votre franche, votre sincère amie, fut forcée d’entrer dans le sens de cette fable, qui me convenait à la vérité d’autant mieux, que, n’ayant pu retrouver de quelque tems le pouvoir de parler ou de lever les yeux, mon silence et mon abattement durent passer pour un accès de mauvaise humeur. Je me déterminai à descendre dans une salle basse, plutôt qu’à le recevoir dans la chambre où je devais passer la nuit. L’hôtesse m’ayant accompagnée, il s’approcha de moi respectueusement, mais avec une politesse qui n’excédait pas celle d’un frère, dans les lieux du moins où les frères sont polis. Il me nomma sa chère sœur. Il me demanda comment je me trouvais, et si j’étais disposée à lui pardonner, en m’assurant que jamais un frère n’avait eu pour sa sœur la moitié de l’affection qu’il avait pour moi. Le misérable ! Qu’il lui en coûtait peu pour soutenir naturellement ce caractère, tandis que j’étais si violemment hors du mien ! Une femme qui n’est pas capable de réflexions, trouve quelque soulagement dans la petitesse même de ses vues. Elle ne sort point du tourbillon qui l’environne. Elle ne voit rien au-delà du présent. En un mot, elle ne pense point. Mais, accoutumée, comme je le suis, à méditer, à jeter les yeux devant moi, à peser les vraisemblances, et jusqu’aux possibilités, quel soulagement puis-je tirer de mes réflexions ? Il faut que je trace ici quelque détail de notre conversation pendant le temps qui précéda et qui suivit notre souper. Aussi-tôt qu’il se vit seul avec moi, il me supplia, du ton à la vérité le plus tendre et le plus respectueux, de me réconcilier un peu avec moi-même et avec lui. Il me répéta tous les vœux d’honneur et de tendresse qu’il m’avait jamais faits. Il me promit de ne plus connaître d’autres loix que mes volontés. Il me demanda la permission de me proposer si je voulais me rendre le lendemain chez l’une ou l’autre de ses tantes. Je demeurai en silence. J’ignorais également, et ce que je devais faire, et comment je devais lui répondre. Il continua de me demander si j’aimais mieux prendre un logement particulier dans le voisinage de ces deux dames, comme j’en avais eu l’intention ? Mon silence fut le même. Si je n’avais pas plus de penchant pour quelque terre de Milord M, celle de Berkshire, ou celle du comté où nous étions ? Tout lieu me sera égal, lui dis-je enfin, pourvu que vous n’y soyiez pas. Il s’était engagé, me répondit-il, à s’éloigner de moi lorsque je serais à couvert des poursuites, et cette promesse était un lien sacré. Mais si j’étais indifférente en effet pour le lieu, Londres lui paroissait la plus sûre de toutes les retraites. Les dames de sa famille ne manqueraient pas de s’y rendre, aussi-tôt que je serais disposée à les recevoir. Sa cousine Charlotte Montaigu s’attacherait particulièrement à moi, et deviendrait ma compagne inséparable. Je serais toujours libre, d’ailleurs, de revenir chez sa tante Lawrance, qui se croirait trop heureuse de me voir près d’elle : il la nommait plus volontiers que sa tante Sadleir, qui était une femme assez mélancolique. Je lui dis que sur le champ, et dans l’équipage où j’étais, sans espérance d’en pouvoir si tôt changer, je ne souhaitais pas de paraître aux yeux de sa famille ; que ma réputation demandait absolument qu’il s’éloignât ; qu’un logement particulier, le plus simple, et par conséquent le moins suspect, parce qu’on ne pourrait me croire partie avec lui, sans supposer qu’il m’aurait procuré des commodités en abondance, était le plus convenable à mon humeur et à ma situation ; que la campagne me semblait propre pour ma retraite, la ville pour la sienne ; et qu’on ne pouvait savoir trop tôt qu’il fût à Londres. En supposant, répliqua-t-il, que je fusse déterminée à ne pas voir tout d’un coup sa famille, si je lui permettais d’expliquer son opinion, il insistait sur Londres, comme le lieu du monde le plus favorable au secret. Dans les provinces, un visage étranger excitait aussi-tôt de la curiosité. Ma jeunesse et ma figure la rendraient encore plus vive. Les messages et les lettres étoient une autre occasion de se trahir. Il n’avait pas fait entrer un logement dans ses précautions, parce qu’il avait supposé que je me déterminerais, soit pour Londres, qui offre à tous momens les commodités de cette nature, soit pour la maison de l’une ou l’autre de ses tantes, soit pour la terre de Milord M dans le comté d’Hertford, où la concierge, nommée Madame Greme, était une femme excellente, à peu-près du caractère de ma Norton. Assurément, repris-je, si j’étais poursuivie, ce serait dans la première chaleur de leur passion ; et leurs recherches se tourneraient d’abord vers quelque terre de sa famille. J’ajoutai que mon embarras était extrême. Il me dit qu’il y en aurait peu, lorsque je me serais arrêtée à quelque résolution ; que ma sûreté faisait son unique inquiétude ; qu’il avait un logement à Londres, mais qu’il ne pensait point à me le proposer, parce qu’il comprenait bien quelles seraient mes objections… sans doute, interrompis-je, avec une indignation qui lui fit employer tous ses efforts à me persuader que rien n’était si éloigné de ses idées et même de ses désirs. Il répéta que mon honneur et ma sûreté l’occupaient uniquement, et que ma volonté serait sa règle absolue. J’étais trop inquiète et trop affligée, trop irritée même contre lui, pour bien prendre ce qui sortait de sa bouche. Je me croyais, lui dis-je, extrêmement malheureuse ; je ne savais à quoi me déterminer. Perdue sans doute de réputation, sans un seul habit avec lequel je pusse me montrer, mon indigence même annonçant ma folie à tous ceux qui pouvaient me regarder, et leur faisant juger nécessairement que j’avais été surprise avec avantage, ou que j’en avais donné quelqu’un sur moi, et que, dans l’un ou l’autre cas, j’avais aussi peu de pouvoir sur ma volonté que sur mes actions. J’ajoutai, dans le mouvement du même chagrin, que tout me portait à croire qu’il avait employé l’artifice pour m’arracher à mon devoir ; qu’il avait pris ses mesures sur ma foiblesse, sur la crédulité de mon âge et sur mon défaut d’expérience ; que je ne pouvais me pardonner à moi-même cette fatale entrevue ; que mon cœur saignait de la mortelle affliction où j’avais plongé mon père et ma mère ; que je donnerais le monde entier, et toutes mes espérances dans cette vie, pour être encore dans la maison de mon père, à quelque traitement que j’y fusse réservée ; qu’au travers de toutes ses protestations, je trouvais quelque chose de bas et d’intéressé, dans l’amour d’un homme qui avait pu faire son étude d’engager une jeune fille au sacrifice de son devoir et de sa conscience, tandis qu’un cœur généreux doit faire la sienne de l’honneur et du repos de ce qu’il aime. Il m’avait écoutée attentivement, sans penser à m’interrompre. Sa réponse, qui fut méthodique sur chaque point, me fit admirer sa mémoire. Mon discours, me dit-il, l’avait rendu fort grave ; et c’était dans cette disposition qu’il allait me répondre. Il était affligé jusqu’au fond du cœur, d’avoir fait si peu de progrès dans mon estime et dans ma confiance. à l’égard de ma réputation, il me devait de la sincérité ; elle ne pouvait être aussi blessée de la moitié, par la démarche qui me causait tant de regret, que par mon emprisonnement, et par l’injuste et folle persécution que j’avais essuyée de la part de mes proches. C’était le sujet public des entretiens. Le blâme tombait particulièrement sur mon frère et ma sœur, et l’on ne parlait de ma patience qu’avec admiration. Il devait me répéter ce qu’il croyait m’avoir écrit plusieurs fois, que mes amis s’attendaient eux-mêmes à me voir saisir quelque occasion de me délivrer de leurs violences ; sans quoi, auraient-ils jamais pensé à me renfermer ? Mais il n’était pas moins persuadé que l’opinion établie de mon caractère l’emporterait sur leur malice, dans l’esprit de ceux qui me connaissaient, qui connaissaient les motifs de mon frère et de ma sœur, et qui connaissaient le misérable auquel ils voulaient me donner malgré moi. Si je manquais d’habits, qui s’attendait que dans les circonstances, j’en pusse avoir d’autres que ceux dont j’étais couverte au moment de mon départ ? Toutes les dames de sa famille feraient gloire de fournir à mes besoins présens ; et pour l’avenir, les plus riches étoffes, non-seulement d’Angleterre, mais du monde entier, seraient à ma disposition. Si je manquais d’argent, comme on devait se l’imaginer aussi, n’était-il pas en état de m’en offrir ? Plût au ciel que je lui permisse d’espérer que nos intérêts de fortune seront bientôt unis ! Il tenait un billet de banque, que je n’avais pas remarqué dans ses mains, et qu’il eut l’adresse alors de glisser dans les miennes : mais jugez avec quelle chaleur je le refusai. Sa douleur, me dit-il, était inexprimable, comme sa surprise, de s’entendre accuser d’artifice. Il était venu à la porte du jardin, suivant mes ordres confirmés, (le misérable ! Me faire ce reproche !) pour me délivrer de mes persécuteurs, fort éloigné de croire que j’eusse pu changer de sentiment, et qu’il eût besoin de tant d’efforts pour vaincre mes difficultés. Je m’imaginais peut-être que le dessein qu’il avait marqué d’entrer au jardin avec moi, et de se présenter à ma famille, n’avait été qu’une comédie ; mais je lui faisais une injustice si j’en avais cette opinion. Actuellement même, à la vue de mon excessive tristesse, il regrettait que je ne lui eusse pas permis de m’accompagner au jardin. Sa maxime avait toujours été de braver les dangers dont on le menaçoit. Ceux qui s’épuisent en menaces ne sont pas les plus redoutables dans l’occasion. Mais eût-il dû s’attendre à périr par l’assassinat, ou à recevoir autant de coups mortels qu’il aurait trouvé d’ennemis dans ma famille, le désespoir où je l’aurais jeté par mon retour l’aurait porté à me suivre jusqu’au château. Ainsi, ma chère, tout ce qui me reste est de gémir sur mon imprudence, et de me reconnaître inexcusable d’avoir accordé cette malheureuse entrevue à un esprit si audacieux et si déterminé. Je doute peu, à présent, qu’il n’eût trouvé quelque moyen de m’enlever, si j’avais consenti à lui parler le soir, comme je me reproche d’en avoir eu deux fois la pensée. Mon malheur aurait encore été plus terrible. Il ajouta néanmoins, en finissant ce discours, que, si je l’avais mis dans la nécessité de me suivre au château, il se flattait que la conduite qu’il aurait tenue aurait satisfait tout le monde, et lui aurait procuré la permission de renouveler ses visites. Il prenait la liberté de m’avouer, continua-t-il, que, si je ne m’étais pas trouvée au rendez-vous, il avait déjà pris la résolution de rendre à ma famille une visite de cette nature, accompagné à la vérité de quelques fidèles amis ; et qu’elle n’aurait pas été remise plus loin que le même jour, parce qu’il n’aurait pu voir arriver paisiblement le mercredi, sans avoir fait tous ses efforts pour apporter quelque changement à ma situation. Quel parti avois-je à prendre, ma chère amie, avec un homme de ce caractère ? Ce discours me réduisit au silence. Mes reproches se tournaient sur moi-même. Tantôt je me sentais effrayée de son audace. Tantôt, portant les yeux sur l’avenir, je ne voyais que des sujets de désespoir et de consternation dans les plus favorables perspectives. L’abattement où me jetèrent ces idées, lui donna le temps de continuer d’un air encore plus sérieux. à l’égard du reste, il espérait que j’aurais la bonté de lui pardonner ; mais il ne pouvait me dissimuler qu’il était affligé, infiniment affligé, répéta-t-il en élevant la voix et changeant même de couleur, de se voir dans la nécessité d’observer que je regrettais de n’avoir pas couru le risque d’être la femme de Solmes, plutôt que de me voir en état de récompenser un homme qui, si je lui permettais de le dire, avait souffert autant d’outrages pour moi que j’en avais essuyés pour lui, qui avait attendu mes ordres, et les mouvemens variables de ma plume (pardonnez, ma Clarisse,) à toutes les heures du jour et de la nuit, pendant toutes sortes de tems, avec une satisfaction, une ardeur qui ne peut être inspirée que par la plus fidèle et la plus respectueuse passion… (ce langage, chère Miss Hove, avait commencé à réveiller beaucoup mon attention) et tout cela, chère miss, dans quelle vue ? (que mon impatience redoubla ici !) dans la seule vue de vous délivrer d’une indigne oppression… monsieur, monsieur ! Interrompis-je d’un air indigné… il me coupa la parole ; souffrez que j’achève, très-chère Clarisse ! J’ai le cœur si plein, qu’il demande à se soulager… et, pour fruit de mes adorations, j’ose dire de mes services, il faut entendre de votre bouche, car vos termes retentissent encore à mes oreilles, et font bien plus de bruit dans mon cœur, que vous donneriez le monde entier et toutes vos espérances dans cette vie, pour être encore dans la maison d’un père cruel … pas un mot contre mon père ! Je ne le souffrirai jamais… à quelque traitement que vous y fussiez réservée ?

allez, mademoiselle, vous poussez la crédulité au-delà de toute vraisemblance, si vous vous imaginez que vous auriez évité d’être la femme de Solmes. Et puis, je vous ai poussée au sacrifice de votre devoir et de votre conscience ? Quoi ! Vous ne voyez pas dans quelle contradiction votre vivacité vous jette ? La résistance que vous avez opposée jusqu’au dernier moment à vos persécuteurs, ne met-elle pas votre conscience à couvert de tous les reproches de cette nature ? Il me semble, monsieur, que votre délicatesse est extrême sur les mots. C’est une colère fort modérée que celle qui s’arrête aux expressions. En effet, ma chère, j’ai pensé depuis, que ce que j’avais pris d’abord pour une véritable colère, ne venait point de cette chaleur soudaine qu’il n’est pas toujours aisé de réprimer ; mais que c’était plutôt une colère de commande, à laquelle il ne lâchait la bride que pour m’intimider. Il reprit : pardon, mademoiselle, j’achève en deux mots. N’êtes-vous pas persuadée vous-même que j’ai hasardé ma vie pour vous délivrer de l’oppression ? Cependant ma récompense, après tout, n’est-elle pas incertaine et précaire ? N’avez-vous pas exigé (loi dure, mais sacrée pour moi !) que le terme de mes espérances soit reculé ? Ne vous êtes-vous pas réservé le pouvoir d’accepter mes soins, ou de les rejeter entiérement s’ils vous déplaisent ? Voyez, ma chère ! De tous côtés, ma condition n’a fait qu’empirer. Croyez-vous qu’à présent il dépende de moi de suivre votre conseil, quand je croirais, comme vous, que mon intérêt m’oblige de ne pas différer la cérémonie ? Et ne m’avez-vous pas même déclaré, continua-t-il, que vous renonceriez à moi pour jamais, si vos amis faisaient dépendre votre réconciliation de cette condition cruelle ? Malgré de si rigoureuses loix, j’ai le mérite de vous avoir sauvée d’une odieuse violence. Je l’ai, mademoiselle, et j’en fais ma gloire, quand je devrais être assez malheureux pour vous perdre… comme je n’observe que trop que j’en suis menacé, et par le chagrin où je vous vois, et sur-tout par la condition sur laquelle vos parens peuvent insister. Mais je répète que ma gloire est de vous avoir rendue maîtresse de vous-même. C’est dans cette qualité que j’implore humblement votre faveur, aux seules conditions sous lesquelles j’en ai formé l’espérance ; et je vous demande pardon, avec la même humilité, de vous avoir fatiguée par des explications qu’un cœur d’aussi bonne foi que le mien n’aurait pu renfermer sans une extrême violence. Le fier personnage avait mis un genou à terre, en prononçant la fin de son discours. Ah ! Levez-vous, monsieur, me hâtai-je de lui dire. Si l’un des deux doit fléchir le genou, que ce soit celle qui vous a tant d’obligation. Cependant je vous demande en grâce de ne pas continuer sur le même ton. Vous avez pris sans doute beaucoup de peine en ma faveur ; mais si vous m’aviez fait plutôt connaître que vous vous proposiez des récompenses aux dépens de mon devoir, je me serais efforcée de vous l’épargner. Quoique je ne pense à rien moins qu’à diminuer le mérite extraordinaire de vos services, vous me permettrez de vous dire que, si vous ne m’aviez pas engagée, malgré moi, dans une correspondance où je me suis toujours flattée que chaque lettre serait la dernière, et que je n’aurais pas continué si je n’avais cru que vous aviez reçu de mes amis quelques sujets de plainte, il n’aurait jamais été question pour moi ni d’emprisonnement ni d’autres violences, et mon frère n’aurait pas eu de fondement sur lequel sa mauvaise volonté pût s’exercer. Je suis fort éloignée de croire que, si j’étais demeurée chez mon père, ma situation fût aussi désespérée que vous vous l’imaginez. Mon père m’aime au fond du cœur. Il ne me manquait que la liberté de le voir, et celle de me faire entendre. Un délai était la moindre grâce que je me promettais de l’épreuve dont j’étais menacée. Vous vantez votre mérite, monsieur. Oui, que le mérite fasse votre ambition. Si je me laissais toucher par d’autres motifs, au désavantage de Solmes ou en votre faveur, je n’aurais que du mépris pour moi-même : et si c’était par d’autres vues que vous vous crussiez préférable au pauvre Solmes, je n’aurais que du mépris pour vous. Vous pouvez vous glorifier d’un mérite imaginaire, pour m’avoir fait quitter la maison de mon père : mais je vous le dis nettement, la cause de votre gloire fait ma honte. Faites-vous à mes yeux d’autres titres, que je puisse approuver ; sans quoi vous n’aurez jamais pour moi le mérite que vous avez à vos propres yeux. Mais, semblables ici à nos premiers pères, moi du moins, qui suis malheureusement chassée de mon paradis, nous avons recours aux récriminations. Ne me parlez plus de ce que vous avez souffert et de ce que vous avez mérité ; de toutes vos heures , de toutes vos sortes de temps . Comptez qu’aussi long-temps que je vivrai, ces grands services seront présens à ma mémoire ; et que s’il m’est impossible de les récompenser, je serai toujours prête à en reconnaître l’obligation. Aujourd’hui, ce que je désire uniquement de vous, c’est de me laisser le soin de chercher quelque retraite qui me convienne. Prenez le carrosse pour vous rendre à Londres, ou dans tout autre lieu. Si je retombe dans le besoin de votre assistance ou de votre protection, je vous le ferai savoir, et je vous devrai de nouveaux remerciemens. Il m’avait écoutée avec une attention qui le rendait immobile. Vous vous échauffez, ma chère vie ! Me dit-il enfin ? Mais, en vérité, c’est sans sujet. Si j’avais des vues indignes de mon amour, je n’aurais pas mis tant d’honnêteté dans mes déclarations ; et recommençant à prendre le ciel à témoin, il allait s’étendre sur la sincérité de ses sentimens. Mais je l’arrêtai tout court : je vous crois sincère, monsieur. Il serait bien étrange que toutes ces protestations me fussent nécessaires pour prendre cette idée de vous (ce langage parut le faire rentrer un peu en lui-même, et le rendre plus circonspect). Si je croyais qu’elles le fussent, je ne serais pas, je vous assure, assise ici près de vous, dans une hôtellerie publique ; quoique trompée, autant que j’en puis juger, par les méthodes qui m’y ont conduite, c’est-à-dire, monsieur, par des artifices dont le seul soupçon m’irrite contre vous et contre moi-même. Mais c’est ce qu’il n’est pas temps d’approfondir. Apprenez-moi seulement, monsieur (en lui faisant une profonde révérence, car j’étais de fort mauvaise humeur), si votre dessein est de me quitter, ou si je ne suis sortie d’une prison que pour entrer dans une autre ? trompée, autant que vous en pouvez juger, par les méthodes qui vous ont conduite ici ! que je vous apprenne, mademoiselle, si vous n’êtes sortie d’une prison que pour entrer dans une autre ! En vérité, je ne reviens pas de mon étonnement. (il avait en effet l’air extrêmement mortifié, mais quelque chose de charmant dans les marques de cette surprise, vraie ou contrefaite.) est-il donc nécessaire que je réponde à des questions si cruelles ? Vous êtes maîtresse absolue de vous-même. Et qui vous empêcherait de l’être ? Au moment que vous serez dans un lieu de sûreté, je m’éloigne de vous. Je n’y mets qu’une condition ; permettez que je vous supplie d’y consentir : c’est qu’il vous plaise, à présent que vous ne dépendez que de vous-même, de renouveler une promesse que vous avez déjà faite volontairement, volontairement, sans quoi je n’aurais pas la présomption de vous la demander ; mais, quoique je ne sois pas capable d’abuser de votre bonté, je ne dois pas perdre non plus les avantages qu’il vous a plu de m’accorder. Cette promesse, mademoiselle, c’est que, dans quelque traité que vous puissiez entrer avec votre famille, vous ne serez jamais la femme d’un autre homme, tandis que je serai au monde et que je ne prendrai pas d’autre engagement ; à moins que je ne sois assez méchant pour vous donner quelque véritable sujet de déplaisir. Je n’hésite pas, monsieur, à vous le confirmer, et dans les termes que vous m’allez dicter vous-même. De quelle manière souhaitez-vous que je m’explique ? Je ne désire, mademoiselle, que votre parole. Eh bien, monsieur, je vous la donne. Là-dessus, il eut la hardiesse (j’étais en son pouvoir, ma chère,) de me dérober un baiser, qu’il nomma le sceau de ma promesse. Son mouvement, fut si prompt que je ne pus l’éviter. Il y aurait eu de l’affectation à marquer beaucoup de colère. Cependant je ne pouvais être sans chagrin, en considérant à quoi cette liberté pouvait conduire un esprit si audacieux et si entreprenant. Il dût s’appercevoir que j’étais peu satisfaite. Mais, passant, d’un air qui lui est propre, sur tout ce qui était capable de le mortifier, c’est assez, c’est assez, très-chère Clarisse ! Je vous conjure seulement de bannir cette furieuse inquiétude, qui est un tourment cruel pour un amour aussi tendre que le mien. Toute l’occupation de ma vie sera de mériter votre cœur, et de vous rendre la plus heureuse femme du monde, comme je serai le plus heureux de tous les hommes. Je le quittai, pour vous écrire ma lettre précédente. Mais je refusai, comme je vous l’ai marqué, de l’envoyer par un de ses gens. La maîtresse de l’hôtellerie me procura un messager, qui devait porter ce qu’il recevrait de vous, à Madame Greme, concierge de Milord M dans son château de Hertfordshire. La crainte d’être poursuivis nous obligeant de partir le lendemain à la pointe du jour, c’était cette route qu’il voulait prendre, dans le dessein de changer le carrosse de son oncle, pour une chaise à deux cheveaux, qu’il avait laissée dans ce lieu, et qui était moins propre à faire découvrir notre marche. Je jetai les yeux sur le fond de mes richesses, et je ne trouvai dans ma bourse que sept guinées et quelque monnoie. Le reste de mon trésor consiste en cinquante guinées, qui font cinq de plus que je ne croyais posséder, lorsque ma sœur m’a reproché l’usage que je faisais de mon argent. Je les ai laissées dans mon tiroir, prévoyant peu que mon départ fût si proche. Au fond, la situation où je suis ne me présente que des circonstances choquantes pour ma délicatesse. Entr’autres, n’ayant point d’autres habits que ceux qui sont sur moi, et ne pouvant lui cacher que je vous faisais demander ceux que j’avais entre vos mains, je ne pus me dispenser de lui apprendre comment ce dépôt se trouve chez vous ; de peur qu’il ne s’imaginât que je pensais de longue main à partir avec lui, et que j’avais déjà fait une partie de mes préparatifs. Il aurait souhaité ardemment, me répondit-il, pour l’intérêt de ma tranquillité, que votre mère m’eût accordé sa protection ; et je crus remarquer, dans ce qu’il me dit là-dessus, qu’il parlait de bonne foi. Comptez, chère Miss Howe, qu’il y a quantité de petites bienséances auxquelles une jeune personne est forcée de renoncer, lorsqu’elle est réduite à souffrir un homme dans cette familiarité intime auprès d’elle. Il me semble que je pourrais donner à présent vingt raisons, plus fortes que je ne vous en ai jamais apporté, pour prouver qu’une femme un peu délicate ne doit regarder qu’avec horreur tout ce qui est capable de la conduire au précipice dans lequel on m’a fait tomber, et que l’homme qui l’y pousse doit passer à ses yeux pour le plus vil et le plus intéressé des séducteurs. Le lendemain, mardi, avant cinq heures du matin, une fille de l’hôtellerie vint m’avertir que mon frère m’attendait dans la salle d’en-bas, et que le déjeûner était prêt. Je descendis, le cœur aussi chargé que les yeux. Il me fit, devant l’hôtesse, quantité de remerciemens et de félicitations sur ma diligence, qui marquait, me dit-il, moins de répugnance à continuer notre voyage. Il avait eu l’attention, que je n’avais pas eue moi-même (car à quoi pouvait-il me servir d’en avoir alors, après en avoir manqué lorsqu’elle m’était nécessaire ?) de m’acheter un chapeau de velours et un mantelet fort riche, sans m’en avoir avertie. Il était en droit, me dit-il devant l’hôtesse et ses filles, de se récompenser de ses soins, et d’embrasser son aimable sœur, quoique un peu chagrine. Le rusé personnage prit sa récompense, et se vanta de m’avoir enlevé une larme ; en m’assurant du même ton, que je n’avais rien à redouter de mes parens, qui m’aimaient avec une tendresse extrême. Quel moyen d’être complaisante, ma chère, pour un homme de cette espèce ? Aussi-tôt que nous fûmes en marche, il me demanda si j’avais quelque répugnance pour le château de Milord M dans Hertfordshire ? Milord, me dit-il, était dans sa terre de Berk. Je lui répétai que mon penchant ne me portait point à paraître si tôt dans sa famille ; que ce serait marquer une défiance ouverte de la mienne ; que j’étais déterminée à prendre un logement particulier, et que je le priais de se tenir dans l’éloignement, du moins pour attendre ce que mes amis auraient pensé de ma fuite. Dans ces circonstances, ajoutai-je, je me flattais peu d’une prompte réconciliation ; mais s’ils apprenaient que je me fusse jetée sous sa protection, ou, ce qu’ils regarderaient du même œil, sous celle de sa famille, il fallait renoncer à toute espérance. Il me jura qu’il se gouvernerait entiérement par mes inclinations. Cependant Londres lui paroissant toujours l’asyle qui me convenait le mieux, il me représenta que, si j’y étais une fois tranquille, dans un logement de mon goût, il pourrait se retirer au château de M. Mais lorsque j’eus déclaré que je n’avais aucun penchant pour Londres, il cessa de me presser. Il me proposa, et j’y consentis, de descendre dans une hôtellerie voisine de Median ; c’est le nom du château de son oncle dans Hertfordshire. J’obtins la liberté d’y être deux heures à moi-même, et je les employai à vous écrire, pour continuer le récit que j’avais commencé à Saint-Albans. J’écrivis aussi à ma sœur, dans la double vue d’informer ma famille que j’étais en bonne santé, soit qu’elle y prenne intérêt ou non ; et de lui demander mes habits, quelques livres que je lui nomme, et les cinquante guinées que j’ai laissées dans mon tiroir. M Lovelace, à qui je ne déguisai pas le sujet de ma seconde lettre, me demanda si j’avais pensé à marquer une adresse à ma sœur. Non assurément, lui répondis-je ; j’ignore encore… je l’ignore de même, interrompit-il, et c’est le hasard qui m’y a fait penser ; (la bonne ame, si je l’en voulais croire !) mais, mademoiselle, je vous dirai comment on peut s’y prendre. Si vous êtes absolument déterminée contre le séjour de Londres, il ne laisse pas d’être à propos que votre famille vous y croie, parce qu’alors elle perdra l’espérance de vous trouver. Marquez à votre sœur qu’on peut adresser ce qui sera destiné pour vous à M Osgood, place de Soho. C’est un homme de bonne réputation, à qui vos amis ne feront pas difficulté de confier vos effets ; et cette voie est très-propre à les amuser. Les amuser, ma chère ! Amuser ! Qui ? Mon père ! Mes oncles ! Mais c’est un mal nécessaire. Vous voyez qu’il a des expédiens tout prêts. N’ayant point d’objection à faire contre celui-ci, je n’ai pas balancé à m’y prêter. Mon inquiétude est de savoir quelle réponse je recevrai, ou si l’on daignera me faire une réponse. En attendant, c’est une consolation de penser que, de quelques duretés qu’elle puisse être remplie, et fût-elle de la main de mon frère, elle ne saurait être plus rigoureuse que les derniers traitemens que j’ai reçus de lui et de ma sœur. M Lovelace s’absenta l’espace d’environ deux heures ; et, rentrant dans l’hôtellerie, son impatience lui fit envoyer trois ou quatre fois pour demander à me voir. Je lui fis répondre autant de fois, que j’étais occupée, et, pour la dernière, que je ne cesserais pas de l’être jusqu’à l’heure du dîner. Quel parti prit-il ? Celui de le faire avancer : je l’entendis, par intervalles, qui jurait de bonne grâce contre le cuisinier et les domestiques. C’est une autre de ses perfections. Je hasardai, en le rejoignant, de lui faire honte de cette liberté de langage. Je l’avais entendu jurer, au même moment, contre son valet-de-chambre, dont il était content d’ailleurs : c’est une triste profession, lui dis-je en l’abordant, que celle de tenir une hôtellerie. Pas si triste, je m’imagine. Quoi ! Mademoiselle, croyez-vous qu’une profession où l’on mange et où l’on boit aux dépens d’autrui, je parle des hôtelleries un peu distinguées, soit un état fort à plaindre ? Ce qui me le fait croire, c’est la nécessité où l’on s’y trouve de loger continuellement des gens de guerre, dont je me figure que la plupart sont des scélérats abandonnés. Bon dieu ! Continuai-je, quels termes j’entendais à l’instant, de l’un de ces braves défenseurs de la patrie, qui s’adressait, autant que j’en ai pu juger par la réponse, à un homme fort doux et fort modeste ? Le proverbe me paraît juste, jurer comme un soldat . Il se mordit les lèvres. Il fit un tour sur ses talons ; et s’approchant du miroir, je crus lire sur son visage les marques de son embarras. Oui, mademoiselle, me dit-il, c’est une habitude militaire. Les soldats sont des jureurs effrénés. Je crois que leurs officiers devraient les en punir. Ils méritent un sévère châtiment, repliquai-je, car ce vice est indigne de l’humanité. Celui des imprécations ne me paraît pas moins odieux. Il marque tout-à-la-fois de la méchanceté et de l’impuissance ; celui qui s’y livre serait une furie , s’il avait le pouvoir de remplir ses désirs. Charmante observation, mademoiselle ! Je m’engage à dire au premier soldat que j’entendrai jurer, qu’il n’est qu’un misérable. Madame Greme vint me rendre ses devoirs, comme il plut à M Lovelace de nommer ses civilités. Elle me pressa beaucoup d’aller au château, en s’étendant sur ce qu’elle avait entendu dire de moi, non-seulement à Milord M mais à ses deux nièces et à toute la famille, et sur l’espérance dont ils se flattaient depuis long-temps de recevoir un honneur qu’elle ne croyait plus éloigné. Ses discours me causèrent quelque satisfaction, parce qu’ils venaient de la bouche d’une fort bonne femme, qui me confirmait tout ce que M Lovelace m’avait dit. à l’occasion d’un logement sur lequel je jugeai à propos de la consulter, elle me recommanda sa belle-sœur, qui demeurait à sept ou huit milles de-là, et chez laquelle je suis actuellement. Ce qui me fit le plus de plaisir, ce fut d’entendre M Lovelace, qui, de son propre mouvement, lui donna ordre de me tenir compagnie dans la chaise, tandis que, montant à cheval avec deux hommes à lui, et un écuyer de Milord M, il nous servit d’escorte jusqu’au terme de notre route, où nous arrivâmes à quatre heures du soir. Mais je crois vous avoir dit, dans ma lettre précédente, que les logemens n’y sont pas commodes. M Lovelace, peu satisfait, ne dissimula point à Madame Greme, qu’il les trouvait au-dessous de la peinture même qu’elle nous en avait tracée ; que la maison étant éloignée d’un mille du bourg voisin, il ne convenait pas qu’il s’écartât si tôt à cette distance de moi, dans la crainte de quelques accidens contre lesquels nous n’étions point encore rassurés ; et que les chambres, néanmoins, se touchaient de trop près pour lui permettre de s’y loger avec moi. Vous vous persuaderez facilement que ce langage me parut fort agréable dans sa bouche. Pendant cette marche, j’eus, dans la chaise, une longue conversation avec Madame Greme. Ses réponses à toutes mes questions, furent libres et naturelles. Je lui trouvai un tour d’esprit sérieux qui me plut beaucoup. Par degrés, je la conduisis à quantité d’explications, dont une partie s’accorde avec le témoignage de l’intendant congédié, auquel mon frère s’était adressé ; et j’en conclus que tous les domestiques ont à peu-près la même opinion de M Lovelace. " elle me dit qu’au fond c’était un homme généreux ; qu’il n’était pas aisé de décider s’il était plus redouté que chéri de toute la maison de Milord M que ce seigneur avait une extrême affection pour lui ; que ses deux tantes n’en avoient pas moins ; que ses deux cousines Montaigu étoient deux jeunes personnes du meilleur naturel du monde. Son oncle et ses tantes lui avoient proposé différens partis, avant qu’il m’eut rendu des soins, et même depuis, parce qu’ils désespéraient de mon consentement et de celui de ma famille. Mais elle l’avait entendu répéter fort souvent qu’il ne pensait point à se marier, si ce n’était avec moi. Tous ses proches avoient été fort choqués des mauvais traitemens qu’il avait reçus des miens ; cependant ils avoient toujours admiré mon caractère ; et loin de se refroidir pour notre alliance, ils m’auraient préférée, sans un sou, à toutes les femmes du monde, dans l’opinion que jamais personne n’aurait tant d’ascendant sur ses inclinations et tant d’influence sur son esprit. On ne pouvait disconvenir que M Lovelace fût un homme fort dissipé ; mais c’était une maladie qui se guérirait d’elle-même. Milord faisait ses délices de la compagnie de son neveu, lorsqu’il pouvait se la procurer ; ce qui n’empêchait pas qu’ils ne se querellassent souvent ; et c’était toujours l’oncle qui se voyait forcé de prendre le parti de la soumission. Il avait comme peur de lui : aussi se conformait-il à toutes ses volontés ". Cette bonne femme regrettait beaucoup que son jeune maître (c’est ainsi qu’elle le nommait) ne fît pas un meilleur usage de ses talens. " cependant, me dit-elle, avec de si belles qualités, il ne fallait pas désespérer de sa réformation. Un heureux avenir ferait oublier le passé ; et tous ses proches en étoient si convaincus, qu’ils ne souhaitaient rien avec tant d’ardeur que de le voir marié ". Ce portrait, quoique médiocrement favorable, vaut mieux que tout ce que mon frère dit de lui. Les personnes qui occupent cette maison paroissent des gens d’honneur. La ferme est en bon état, et ne manque de rien. Madame Sorlings, belle-sœur de Madame Greme, est une veuve qui a deux grands fils, sages et laborieux, entre lesquels je vois une sorte d’émulation pour le bien commun ; et deux jeunes filles fort modestes, qui sont traitées plus respectueusement par leurs frères que je ne l’ai été par le mien. Il me semble que je pourrai m’arrêter ici plus long-temps que je ne l’avais espéré à la première vue. J’aurais dû vous dire plutôt que j’ai reçu votre obligeante lettre avant que d’arriver ici. Tout est charmant de la part d’une amie si chère. Je conviens que mon départ a dû vous causer beaucoup d’étonnement, après la résolution à laquelle je m’étais si fortement attachée. Vous avez vu jusqu’ici combien j’en suis étonnée moi-même. Tous les complimens de M Lovelace ne me donnent pas meilleure opinion de lui. Je trouve de l’excès dans ses protestations. Il me dit de trop belles choses. Il en dit de trop belles de moi. Il me semble que le respect sincère et la véritable estime ne consistent pas dans le choix des termes. Ce n’est point par des paroles que les sentimens s’expriment. L’humble silence, les regards timides, de l’embarras même dans le ton de la voix, en apprennent plus que tout ce que Shakespéar nomme les bruyantes saillies d’une audacieuse éloquence . Cet homme ne parle que de transports et d’extases. Ce sont deux de ses mots favoris. Mais je sais trop, pour ma confusion, à quoi je dois véritablement les attribuer : à son triomphe, ma chère ; je le dis en un mot qui ne demande pas d’autre explication. En désirer davantage, ce serait tout à la fois blesser ma vanité et condamner ma folie. Nous avons été fort alarmés par quelques soupçons de poursuite, fondés sur une lettre de Joseph Léman. Que le changement des circonstances nous fait juger différemment d’une action ! On la condamne, on la sanctifie, suivant l’utilité qu’on y trouve. Avec quel soin par conséquent ne devrait-on pas se former des principes solides, des distinctions entre le bien et le mal, qui soient indépendantes de l’intérêt propre ? J’ai traité de bassesse la corruption d’un domestique de mon père : aujourd’hui je ne suis pas éloignée de l’approuver indirectement, par la curiosité qui me fait demander sans cesse à M Lovelace ce qu’il apprend, par cette voie ou par d’autres, de la manière dont mes amis ont pris ma fuite. Elle doit sans doute leur paraître concertée, téméraire, artificieuse. Quel malheur pour moi ! Dans la situation où je suis, néanmoins, puis-je leur donner de véritables éclaircissemens ? Il me dit qu’ils sont vivement pénétrés, mais que jusqu’à présent ils ont fait éclater moins de douleur que de rage ; qu’il a peine à se modérer, en apprenant les injures et les menaces que mon frère vomit contre lui. Vous jugez bien qu’ensuite il me fait valoir sa patience. Quelle satisfaction ne me suis-je pas dérobée, ma très-chère amie, par cette imprudente et malheureuse fuite ! Je suis en état, mais trop tard, de juger quelle différence il y a réellement entre ceux qui offensent et ceux qui sont offensés. Que ne donnerais-je pas pour me retrouver en droit de dire qu’on me fait injustice, et que je n’en fais à personne ; que les autres manquent à la bonté qu’ils me doivent, et que je suis fidèle à mes loix pour ceux à qui je dois du respect et de la soumission ? Je suis une misérable, d’avoir pu me résoudre à voir mon séducteur ! Quelque bonheur qui puisse m’arriver à présent, je me suis préparé une source de remords pour le reste de ma vie. Une autre inquiétude, qui ne me tourmente pas moins, c’est que chaque fois qu’il faut le revoir, je suis plus embarrassée que jamais de ce que je dois penser de lui. J’observe sa contenance. Je crois y découvrir des signes extrêmement profonds. Il me semble que ses regards signifient plus qu’ils n’avoient accoutumé. Cependant ils ne sont pas plus sérieux, ni moins gais. Je ne sais pas véritablement ce qu’ils sont ; mais j’y trouve beaucoup plus de confiance qu’auparavant, quoiqu’il n’en ait jamais manqué. Cependant je crois avoir pénétré l’énigme. Je le regarde à présent avec une sorte de crainte, parce que je connais le pouvoir que mon indiscrétion lui a donné sur moi. Il peut se croire en droit de prendre des airs plus hauts, lorsqu’il me voit dépouillée de ce qu’il y a d’imposant dans une personne accoutumée à se voir respecter, qui, sentant désormais son infériorité, se reconnaît vaincue, et comme soumise à son nouveau protecteur. Le porteur de cette lettre sera un porte-balle du canton, qui ne peut faire naître aucun soupçon, parce qu’on est accoutumé à le voir tous les jours avec ses marchandises. Il est chargé de la remettre à M Knolles, suivant l’adresse que vous me donnez. Si vous aviez appris quelque chose qui regarde mon père et ma mère, et l’état de leur santé, ou qui puisse me faire juger de la disposition de mes amis, vous auriez la bonté de m’en instruire en deux mots, du moins si vous pouvez être avertie que le messager attend votre réponse. Je crains de vous demander si la lecture de mon récit me fait paraître un peu moins coupable à vos yeux. Cl Harlove.