Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 88

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 369-374).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

dans le cabinet de verdure, à 11 heures. Il n’a point encore ma lettre. Tandis que j’étais ici à méditer les moyens d’écarter mon officieuse geolière, pour me procurer le tems nécessaire à cette entrevue, ma tante est entrée subitement, et m’a fort étonnée par sa visite. Elle m’a dit qu’elle m’avait cherchée dans les allées du jardin ; que bientôt elle n’aurait plus cet embarras pour me joindre ; et qu’elle espérait, comme tous mes amis, que ce jour serait le dernier de notre séparation. Vous pouvez juger, ma chère, que l’idée de voir M Lovelace, et la crainte d’être découverte, jointe aux avis que j’avais reçus de ma cousine, m’ont jetée dans une grande et visible émotion. Elle s’en est aperçue : pourquoi ces soupirs ? Pourquoi vois-je soulever ce sein ? M’a-t-elle dit, en mettant la main sur mon cou. Ah ! Ma chère nièce, qui se serait défié que tant de douceur naturelle fût si bien armée contre la persuasion ? Je n’ai pu répondre. Elle a continué : la commission qui m’amène sera fort mal reçue, je le prévois. Quelques discours qui nous ont été rapportés, et qui viennent de la bouche du plus désespéré et du plus insolent de tous les hommes, convainquent votre père et toute la famille, que vous trouvez encore le moyen d’écrire au-dehors. M Lovelace est informé sur-le-champ de tout ce qui se passe ici. On appréhende de lui quelque grand malheur, que vous avez autant d’intérêt à prévenir que tous les autres. Votre mère a des craintes qui vous regardent personnellement, et qu’elle veut croire encore mal fondées ; cependant elle ne saurait être tranquille, si vous ne lui laissez la liberté, tandis que vous êtes dans ce cabinet, de visiter encore une fois votre chambre et vos tiroirs. On vous saura bon gré de me livrer volontairement toutes vos clés. J’espère, ma nièce, que vous ne les disputerez pas. On a résolu de faire apporter ici votre dîner pour vous épargner ce spectacle, et pour se donner le temps nécessaire. Je me suis crue fort heureuse d’avoir été si bien préparée par la lettre de ma cousine. Cependant j’ai eu la petite ruse de marquer quelques scrupules, et d’y joindre des plaintes assez amères ; après quoi, non-seulement j’ai donné mes clés, mais j’ai vidé officieusement mes poches devant ma tante, et je l’ai invitée à mettre les doigts sous mon corset, pour s’assurer qu’il n’y avait aucun papier. Elle a paru fort satisfaite de ma soumission, qu’elle me promettait, m’a-t-elle dit, de représenter dans les termes les plus favorables, sans s’arrêter à ce que mon frère et ma sœur en pourraient dire. Elle était sûre que ma mère serait charmée de l’occasion que je lui donnais de répondre à quelques soupçons qu’on avait fait naître contre moi. Elle m’a déclaré alors qu’on avait des méthodes sûres pour découvrir les secrets de M Lovelace, et quelques-uns même des miens, par la négligence qu’il avait à les cacher, et par la vanité avec laquelle il faisait gloire de ses desseins jusques devant ses domestiques. Tout profond qu’on se le figurait, a-t-elle ajouté, mon frère l’était autant que lui, et réellement trop fort pour lui à ses propres armes, comme l’avenir le ferait connaître. J’ignorais, lui ai-je répondu, ce qu’il y avait de caché sous des termes si obscurs. J’avais cru jusqu’alors que les méthodes qu’elle paroissait attribuer à l’un et à l’autre, méritaient plus de mépris que d’applaudissement. Ce que j’apprenais d’elle me faisait voir évidemment que les soupçons qui me regardaient ne pouvaient venir que de l’esprit supérieur de mon frère, et sans doute aussi du témoignage qu’il se rendait à lui-même, que le traitement que j’ai essuyé m’autorise à leur donner une juste occasion : qu’il était fort malheureux pour moi de servir de jouet au bel esprit de mon frère : que je souhaitais néanmoins qu’il se connût lui-même aussi parfaitement que je croyais le connaître ; qu’alors, peut-être, il tirerait moins de vanité de ses talens, parce que j’étais persuadée qu’on en aurait beaucoup moins d’opinion, s’ils n’étoient pas accompagnés du pouvoir de nuire. J’étais irritée. Je n’ai pu retenir cette réflexion. Il la méritait, si vous considérez qu’il est probablement la dupe de l’autre, par son propre espion. Mais des deux côtés j’approuve si peu ces basses ressources, que, si la persécution était un peu plus ménagée, je ne laisserais pas la perfidie de ce vil Joseph Leman sans punition. Il était fâcheux, m’a dit ma tante, que j’eusse une si mauvaise idée de mon frère. C’était néanmoins un jeune homme qui avait du savoir et de fort bonnes qualités. Assez de savoir, ai-je répondu, pour en faire parade devant nous autres femmes : mais a-t-il ce qu’il faut pour devenir meilleur, et pour se rendre estimable à d’autres yeux que les siens ? Elle lui aurait souhaité, dans le fond, un peu plus de douceur et de bon naturel : mais elle craignait que je n’eusse trop bonne opinion d’un autre, pour juger aussi avantageusement de mon frère qu’une sœur y est obligée ; parce qu’il y avait entr’eux une rivalité de mérite, qui était la cause mutuelle de leur haine. De la rivalité, madame ? Lui ai-je dit : j’ignore ce qu’on en doit croire ; mais je souhaiterais qu’ils entendissent mieux tous deux ce qui convient aux principes d’une éducation honorable ; l’un et l’autre ne feraient pas gloire de ce qui devrait les couvrir de honte. Ensuite, changeant de sujet, il n’était pas impossible, ai-je repris, qu’on ne trouvât quelques-uns de mes papiers, une ou deux plumes, un peu d’encre (art que je déteste ! Ou plutôt fatale nécessité qui m’y contraint !), n’ayant pas la liberté de remonter pour les mettre à couvert : mais puisqu’on exigeait de moi ce sacrifice, il fallait me consoler ; et quelque tems qu’on pût employer à cette recherche, mon dessein était si peu de l’interrompre, que j’étais résolue d’attendre au jardin l’ordre de retourner à ma prison. J’ai ajouté, avec la même ruse, que cette nouvelle violence ne se ferait apparemment qu’après le dîner des domestiques, parce que je ne doutais pas qu’on n’y employât Betty, qui connaissait tous les recoins de mon appartement. Il était à souhaiter, m’a dit ma tante, qu’on ne trouvât rien qui fût capable de confirmer les soupçons ; parce qu’elle pouvait m’assurer que le motif de cette recherche, sur-tout de la part de ma mère, était de se procurer des lumières capables de me justifier ; engager mon père à me voir demain au soir, ou mercredi matin, sans aucun emportement ; je devrais dire avec tendresse, a-t-elle ajouté ; car c’est à quoi il est résolu, s’il ne reçoit pas de nouveau sujet d’offense. Ah ! Madame, ai-je répondu, en secouant la tête. Pourquoi ce ah ! Madame , accompagné d’une marque de doute ? Je souhaite, madame, de n’avoir pas plutôt à craindre la continuation du mécontentement de mon père, que le retour de sa tendresse. C’est, ma chère, ce que vous ne savez pas. Les affaires peuvent prendre un tour. Peut-être ne vont-elles pas aussi mal que vous le croyez. Très-chère madame ! Avez-vous quelque chose de consolant à m’apprendre ? Il peut arriver, ma chère, que vous deveniez plus complaisante. Voilà donc, madame, les espérances que vous me donnez ! Au nom de dieu, ne me faites pas penser que ma tante Hervey soit cruelle pour une nièce qui l’aime et qui l’honore du fond du cœur. Je pourrai, m’a-t-elle dit, vous en apprendre davantage, mais sous le sceau du plus grand secret, si la recherche tourne favorablement pour vous. Croyez-vous qu’on trouve quelque chose à votre désavantage ? Je m’attends qu’on trouvera quelques papiers : mais je suis déjà résignée à toutes les suites. Mon frère et ma sœur n’épargneront pas leurs charitables interprétations. Dans le désespoir où je suis, rien n’est capable de m’alarmer. Elle espérait, et très-ardemment, m’a-t-elle dit, qu’on ne trouverait rien qui pût faire mal juger de ma discrétion. Alors… mais elle craignait de s’expliquer trop. Elle m’a quittée d’un air aussi mystérieux que ses termes, et qui ne m’a causé qu’un surcroît d’incertitude. Ce qui m’occupe à présent, ma chère amie, c’est l’approche de cette entrevue. Je ne puis en écarter un moment l’idée. Plût au ciel que cette scène fût passée ! Se voir pour se quereller ! Mais, s’il n’est pas tout-à-fait calme et résigné, je ne demeurerai pas un instant avec lui, quelques résolutions qu’il puisse prendre. Ne remarquez-vous pas que plusieurs de mes lignes sont tortues, et qu’une partie de mes caractères viennent d’une main tremblante ? C’est ce qui arrive malgré moi, lorsque j’ai l’imagination plus remplie de cette entrevue que de mon sujet. Mais, après tout, pourquoi le voir ? Comment me suis-je persuadée que j’y suis obligée ? Je voudrais que le temps me permît de recevoir là-dessus votre conseil. Vous êtes si lente à vous expliquer ! Je conçois néamoins, comme vous le dites, que cette lenteur vient de la difficulté de ma situation. J’aurais dû vous dire que, dans le cours de cette conversation, j’ai supplié ma tante de faire l’office d’une amie ; de hasarder un mot en ma faveur, le jour de l’épreuve, et d’obtenir quelque temps pour mes réflexions, si c’est l’unique grâce qu’on soit disposé à m’accorder. Elle m’a répondu qu’après la cérémonie, j’aurais tout le temps que je pourrais désirer pour m’accoutumer à mon sort, avant que d’être livrée à M Solmes : odieuse confirmation de l’avis que j’ai reçu de Miss Hervey. Cette réponse m’a fait perdre patience. à son tour, elle m’a demandé en grâce de rappeler toutes mes forces, pour me présenter devant l’assemblée avec une soumission tranquille et les sentimens d’une parfaite résignation. Le bonheur de toute la famille étoit entre mes mains ; et quelle joie n’aurait-elle pas de voir mon père, ma mère, mes oncles, mon frère, ma sœur, m’embrasser tous avec transport, me serrer tour à tour entre leurs bras, et se féliciter mutuellement du retour de la paix et du bonheur commun ? Le ravissement de son cœur ne pouvait manquer d’abord de lui ôter le mouvement de la parole ; et sa pauvre Dolly, à qui son extrême attachement pour moi avait attiré des reproches assez amers, rentrerait aussi dans les bonnes grâces de tout le monde. Douterez-vous, ma chère amie, que cette épreuve ne soit la plus redoutable que j’ai encore essuyée ? Ma tante m’a fait cette peinture avec des couleurs si vives, que, malgré toute l’impatience où j’étais auparavant, je n’ai pu me défendre d’en être extrêmement touchée. Cependant, je n’ai pu lui témoigner que par mes soupirs et par mes larmes, combien je désirais cet heureux évènement, s’il pouvait arriver à des conditions que j’eusse le pouvoir d’accepter. Je vois venir deux de nos gens, qui m’apportent mon dîner. On me laisse libre. Je touche au moment de l’entrevue. Le ciel, par bonté pour moi, ne fera-t-il pas naître quelque obstacle qui arrête Lovelace ? Ah ! Puisse-t-il ne pas venir ! Mais dois-je ou ne dois-je pas le voir ? Que fais-je ? Ma chère, je vous interroge, comme si je pouvais espérer votre réponse. Betty, suivant l’idée que j’ai fait naître à ma tante, m’a dit qu’elle devait être employée cette après-midi ; qu’elle aurait beaucoup de regret qu’on découvrît quelque chose ; mais qu’on n’avait en vue que mes véritables intérêts, et qu’avant mercredi il dépendrait de moi d’obtenir un pardon général. L’effrontée, pour s’empêcher de rire, s’est mis alors un coin de son tablier dans la bouche, et s’est hâtée de se retirer. à son retour pour desservir, je lui ai fait un reproche de son insolence. Elle m’a fait des excuses ; mais… mais… (recommençant à rire) elle ne pouvait se retenir, m’a-t-elle dit, lorsqu’elle pensait que je m’étais livrée moi-même par mes longues promenades, qui avoient fait naître l’idée de visiter ma chambre. Elle avait fort bien jugé qu’il y avait quelque dessein formé, lorsqu’elle avait reçu ordre de me faire apporter mon dîner au jardin. Il fallait convenir que mon frère était admirable pour l’invention. M Lovelace même, qui passait pour avoir tant d’esprit, ne l’avait pas si vif et si fertile. Ma tante accuse M Lovelace de se vanter de ses desseins devant ses domestiques. Peut-être a-t-il ce défaut. Mais, pour mon frère, il s’est toujours fait une gloire de paraître homme de mérite et de savoir aux yeux des nôtres. J’ai souvent pensé qu’on peut dire de l’orgueil et de la bassesse, comme de l’esprit et de la folie, qu’elles s’allient ordinairement, ou qu’elles se touchent de fort près. Mais pourquoi m’arrêter aux folles idées d’autrui, dans des momens où j’ai l’esprit si plein d’une véritable inquiétude ? Cependant je voudrais, s’il était possible, oublier cette entrevue, qui est le plus proche de mes maux. Je crains que, m’en étant trop occupée d’avance, je ne sois moins propre à la soutenir, et que mon embarras ne donne sur moi d’autant plus d’avantage, qu’on aura quelque apparence de raison pour me reprocher de l’inconstance dans mes résolutions. Vous savez, ma chère, que le droit de faire un juste reproche donne une sorte de supériorité à celui qui peut l’exercer ; tandis que le témoignage d’une conscience embarrassée jette le coupable dans l’abattement. Ne doutez pas que cet esprit fier et hardi ne se rende, s’il le peut, et son juge et le mien. Il ne réussira pas facilement à m’en imposer ; mais je prévois que notre conversation ne sera pas tranquille. Après tout, je m’en embarrasse peu. Il serait bien étrange qu’après avoir eu la fermeté de résister à ma famille… qu’entends-je ? Il est à la porte du jardin… je me suis trompée. Que la crainte a de pouvoir pour réaliser toutes ses chimères ! Pourquoi donc suis-je si peu maîtresse de moi ? Je vais porter cette lettre au dépôt. Delà, j’irai voir, pour la dernière fois, si celle qu’il devrait avoir levée est encore au lieu ordinaire. S’il l’a prise, je ne le verrai point. Si je la trouve encore, je la reprendrai ; pour le convaincre, en la lui montrant, qu’il n’a rien à me reprocher. Elle m’épargnera quantité de détours et d’inutiles raisonnemens ; et je n’aurai qu’à tenir ferme sur ce qu’elle contient. L’entrevue doit être courte ; car si j’avais le malheur d’être aperçue, ce serait un nouveau prétexte pour les rigueurs dont je suis menacée après demain. Je doute si j’aurai la liberté de vous écrire pendant le reste du jour. Suis-je sûre même de l’avoir, avant que d’être livrée peut-être à ce misérable Solmes ? Mais non, non ; c’est ce qui n’arrivera jamais, tandis qu’il me restera quelque usage de mes sens. Si votre messager ne trouve rien au dépôt mercredi matin, vous pouvez conclure alors qu’il me sera impossible et de vous écrire et de recevoir de vous les mêmes faveurs. Dans cette malheureuse supposition, ayez pitié de moi, très-chère amie, priez pour moi ; et conservez-moi, dans votre affection ce rang qui fait la gloire de ma vie, et mon unique consolation. Clarisse Harlove.