Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 81

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 344-347).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

vendredi, 7 d’avril, à 7 heures du matin. Ma tante Hervey, qui aime la promenade du matin, était au jardin, accompagnée de Betty, lorsque je me suis levée. La fatigue de tant de nuits, que j’ai passées sans dormir, a rendu aujourd’ui mon sommeil fort pesant. Ainsi, ne pouvant éviter les yeux de ma tante, que j’avais aperçue par ma fenêtre, je n’ai pas eu la hardiesse de m’avancer plus loin que ma voliere, pour mettre au dépôt ma lettre de cette nuit. Je rentre chez moi, sans avoir pu trouver le moyen d’aller reprendre l’autre, comme j’y suis toujours résolue. Mais j’espère encore qu’après la promenade de ma tante, il ne sera pas trop tard. Il étoit deux heures passées, lorsque je me suis mise au lit. J’ai compté les minutes jusqu’à cinq. Ensuite, étant tombée dans un profond sommeil, qui a duré plus d’une heure, je me suis trouvé l’imagination remplie, à mon réveil, des horreurs du songe le plus noir et le plus funeste. Quoique je n’aie d’un songe que l’idée qu’on en doit avoir, je veux vous en faire le récit. " il m’a semblé que mon frère, mon oncle Antonin et M Solmes, avoient formé un complot pour se défaire de M Lovelace, qui, l’ayant découvert, et se persuadant que j’y avois trempé, avait tourné contre moi toute sa rage. Je l’ai cru voir, l’épée à la main, qui les forçait de quitter l’Angleterre. Ensuite s’étant saisi de moi, il m’a menée dans un cimetière : et là, sans être touché de mes pleurs, de mes prières et de mes protestations d’innocence, il m’a plongé un poignard dans le cœur ; il m’a jetée dans une profonde fosse qui se trouvait ouverte, entre deux ou trois carcasses à demi-pourries : il s’est servi de ses propres mains pour me couvrir de fange ; et, de ses pieds, pour raffermir la terre en marchant sur moi. " je me suis réveillée dans une terreur inexprimable, baignée d’une sueur froide, tremblante, et souffrant toutes les douleurs d’une mortelle agonie. Ces affreuses images ne sont pas encore sorties de ma mémoire. Mais pourquoi m’arrêter à des maux imaginaires, lorsque j’en ai de si réels à combattre ? Ce songe est venu, sans doute, du trouble de mon imagination, dans laquelle il s’est fait un ridicule mêlange de mes inquiétudes et de mes craintes. à huit heures. Ce Lovelace, ma chère, a déjà la lettre. Quelle étrange diligence ! Je souhaite que ses intentions soient louables, puisqu’elles lui coûtent tant de peine ; et j’avoue même que je serais fâchée qu’il en prît moins. Cependant je le voudrais à cent lieues d’ici. Quel avantage ne lui ai-je pas donné sur moi ! à présent que ma lettre est hors de mes mains, je sens croître mon inquiétude et mon regret. J’avais douté jusqu’à ce moment si elle devait partir ; il me semble maintenant que j’aurais dû la reprendre. Me reste-t-il une autre voie, néanmoins, pour me garantir de Solmes ? Mais quelle imprudence n’aura-t-on pas à me reprocher, si je m’engage dans les démarches où cette lettre doit me conduire ? Ma plus chère amie, dites-moi si vous me croyez coupable. Mais non ; si vous croyez que je le sois, ne me le dites pas. En me supposant condamnée de tout le monde, je trouverai de la consolation à m’imaginer que je ne le suis pas de vous. C’est la première fois que je vous ai priée de me flatter. N’est-ce pas une marque que je suis coupable, et que la vérité m’épouvante ? Ah ! Dites-moi… mais non, ne me dites pas si vous me jugez coupable. Vendredi à 11 heures. Ma tante m’a rendu une nouvelle visite. Elle m’a déclaré d’abord que mes amis me croient toujours en correspondance avec M Lovelace ; ce qui est visible, m’a-t-elle dit, par les discours qui lui échappent, et qui font assez connaître qu’il est informé de plusieurs circonstances qui se passent dans le sein de la famille, souvent même au moment qu’elles sont arrivées. Quoique je n’approuve rien moins que la méthode qu’il emploie pour se procurer ces informations, vous comprenez bien, ma chère amie, qu’il ne serait pas prudent de me justifier par la ruine d’un valet corrompu ; sur-tout, lorsque je n’ai aucune part à sa trahison par mon consentement : ce serait m’exposer à voir découvrir ma propre correspondance, et me ravir par conséquent toute espérance de me dérober à Solmes. Cependant il y a beaucoup d’apparence que cet argent de M Lovelace joue le double entre mon frère et lui. Comment se figurer, autrement, que ma famille puisse être sitôt informée des discours et des menaces dont ma tante m’a fait le récit ? Je l’ai assurée qu’en supposant même que toutes les voies ne m’eussent pas été fermées pour les correspondances, la seule confusion du traitement que je recevais ne me permettrait pas d’en informer M Lovelace ; que pour lui communiquer des détails de cette nature, il faudrait que je fusse avec lui dans des termes qui l’exciteraient peut-être à faire quelques visites auxquelles je ne pouvais penser sans une extrême frayeur. Personne n’ignorait, lui ai-je dit, que je n’avais aucune communication avec les domestiques, à l’exception de Betty Barnes ; parce que, malgré la bonne opinion que j’avais d’eux, et quoique persuadée qu’ils seraient disposés à me servir, s’ils avoient la liberté de suivre leurs inclinations, les loix sévères qu’on leur avait imposées me les faisaient éviter depuis le départ de mon hannah, dans la crainte de nuire à leur fortune en les exposant à se faire honteusement congédier. C’était par conséquent entr’eux-mêmes que mes amis devaient chercher l’explication des intelligences de M Lovelace. Mon frère, ni ma sœur, comme je le savais de Betty, qui en faisait un sujet d’éloge pour leur sincérité, ni peut-être leur favori, M Solmes, ne faisaient point assez d’attention devant qui leur haine éclatait, lorsqu’ils parlaient de lui, ou de moi ; qu’ils affectaient de joindre à lui dans leurs emportemens. Il était fort naturel, m’a répondu ma tante, de faire tomber le soupçon sur moi, du moins pour une partie du mal. Dans l’opinion que je souffrais injustement, si ce n’était pas à lui que j’avais adressé mes plaintes, j’avais pu les écrire à Miss Howe ; ce qui revenait peut-être au même. On savait que Miss Howe s’expliquait aussi librement que M Lovelace sur toute la famille, il fallait bien qu’elle eût appris de quelqu’un tout ce qui s’y était passé. C’était cette raison qui avait déterminé mon père à précipiter la conclusion, pour éviter les suites fatales d’un plus long retardement. Je m’aperçois, a-t-elle continué, que vous allez me répondre avec chaleur. (je m’y disposais effectivement.) pour moi, je suis sûre que, si vous écrivez, il ne vous échappe rien qui soit capable d’enflammer ces esprits violens. Mais ce n’est pas l’objet particulier de ma visite. Il ne peut vous rester, ma nièce, aucun doute que votre père ne veuille être obéi. Plus il vous trouve de résistance à ses ordres, plus il se croit obligé de faire valoir son autorité. Votre mère me charge de vous dire que, si vous voulez lui donner la moindre espérance de soumission, elle est disposée à vous recevoir à ce moment dans son cabinet, tandis que votre père est allé faire un tour de promenade au jardin. étonnante persévérance ! Me suis-je écriée. Je suis lasse de ces éternelles déclarations, qui ne changent rien à mes disgrâces ; et je m’étais flattée qu’après avoir expliqué si nettement mes résolutions, je ne serais plus exposée à d’inutiles instances. Vous ne m’entendez pas, a-t-elle repris, en mettant plus de gravité dans ses yeux. Jusqu’à présent, les prières et les instances ont été employées, sans fruit, pour vous inspirer une soumission qui aurait fait le bonheur de tous vos amis : le temps en est passé. Il est décidé, comme la justice le demande, que votre père sera obéi. On vous accuse sourdement d’avoir quelque part au dessein que M Lovelace a formé de vous enlever. Votre mère refuse de le croire. Elle veut vous assurer de la bonne opinion qu’elle a de vous. Elle veut vous dire qu’elle vous aime encore, et vous expliquer ce qu’elle attend de vous dans l’occasion qui s’approche. Mais, pour ne pas s’exposer à des oppositions qui ne feraient que l’irriter, elle voudrait être sûre que vous descendrez dans la résolution de faire de bonne grâce ce qu’il faut que vous fassiez, de bonne grâce ou non. Elle se propose aussi de vous donner quelques avis sur la conduite que vous aurez à tenir pour vous réconcilier avec votre père et avec toute la famille. Voulez-vous descendre, miss, ou ne voulez-vous pas ? Je lui ai dit qu’après un si long bannissement, je m’estimerais heureuse de paraître aux yeux de ma mère ; mais que je ne pouvais le désirer à cette condition. Est-ce là votre réponse, miss ? Je n’en ai pas d’autre à faire, madame. Jamais je ne serai à M Solmes. Il est cruel pour moi d’être si souvent pressée sur le même sujet ; mais je ne serai jamais à cet homme-là. Elle m’a quittée d’un air chagrin. Je n’y sais aucun remede. Tant d’efforts, continuellement redoublés, ont lassé ma patience. J’admire que celle de mes persécuteurs ne paroisse pas s’épuiser. Si peu de variation dans leurs sentimens ! Une constance dont il n’y a d’exemple que pour mon malheur ! Je vais porter cette lettre au dépôt : et je ne veux pas différer un moment, parce que Betty s’est aperçue que j’avais écrit. L’impertinente a pris une serviette, dont elle a trempé le coin dans l’eau ; et me la présentant d’un air railleur : miss, puis-je vous offrir… quoi donc ? Lui ai-je dit. Seulement, miss, un doigt de votre main droite, s’il vous plaît d’y faire attention. En effet, j’avais un doigt taché d’encre. Je me suis contentée de jeter sur elle un regard dédaigneux, sans lui répondre. Mais, dans la crainte de quelque nouvelle recherche, je prends le parti de fermer ma lettre. Clarisse Harlove.