Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 79

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 333-337).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

jeudi, 6 avril. Je ne puis vous marquer assez de reconnaissance, ma très-chère amie, pour le soin que vous avez pris de m’expliquer avec tant d’affection ce qui vous empêcha hier de recevoir mes lettres, et pour la généreuse protection que vous m’auriez procurée, si votre mère s’était laissée fléchir par vos instances. Cette protection, sans doute, était ce que j’avais de plus heureux à souhaiter. Mais je reconnais que mes désirs, excités d’abord par votre tendresse, étoient moins soutenus par aucune espérance raisonnable, que par le désespoir même de trouver d’autres ressources. En effet, pourquoi s’embarrasserait-on des affaires d’autrui lorsqu’on peut l’éviter ? Ma seule consolation, comme je ne cesse pas de le répéter, c’est qu’on ne peut m’accuser d’être tombée dans l’infortune par ma négligence ou par ma folie. Si j’avais mérité ce reproche, je n’aurais pas la hardiesse de lever les yeux pour implorer du secours ou de la protection. Cependant, l’innocence ne donne droit à personne d’exiger, pour soi-même ou pour autrui, des bienfaits qui ne sont pas dûs, ni de se plaindre lorsqu’ils sont refusés. à plus forte raison, ne devez-vous pas être offensée qu’une mère aussi prudente que la vôtre ne juge point à propos de s’engager dans mes intérêts avec autant de chaleur que vous le désirez. Si ma propre tante est capable de m’abandonner, et contre son jugement, comme je crois pouvoir le dire ; si mon père, et ma mère, et mes oncles, qui m’aimaient autrefois si tendrement, ne font pas difficulté de s’unir contre moi, puis-je ou dois-je attendre la protection de votre mère, pour résister à leurs volontés. En vérité, ma tendre et fidèle amie, si vous permettez que je parle du ton le plus sérieux, je crains que, pour mes propres fautes, ou pour celles de ma famille, ou pour nos fautes communes, le ciel ne m’ait destinée à devenir une très-malheureuse créature : assez malheureuse pour être un exemple de sa justice ; car ne voyez-vous pas comment les vagues de l’affliction roulent sur ma tête avec une violence irrésistible ? Jusqu’à ces derniers temps d’agitation, nous avions tous été trop heureux. Nous ne connaissions pas d’autres traverses, ni d’autres chagrins que ceux dont tous les hommes portent la source en eux-mêmes, dans l’inquiétude naturelle de leurs désirs. Nos richesses, aussi-tôt entassées qu’acquises, formaient autour de nous comme un rempart qui semblait nous rendre inaccessibles aux traits de l’adversité. Je faisais l’orgueil de mes amis ; j’en ressentais moi-même de celui que je paroissais leur inspirer : et m’ étant glorifiée dans mes propres avantages , qui sait ce que la justice du ciel nous prépare, pour nous convaincre que nous ne sommes pas hors des atteintes de l’infortune, et pour nous faire établir notre confiance sur de meilleurs fondemens que notre présomption ? Votre partiale amitié vous portera toujours à me croire exempte de ce qu’on appelle fautes capitales et volontaires. Mais hélas ! Mes disgrâces commencent à m’humilier assez pour me faire tourner les yeux vers le fond de mon cœur : et qu’ai-je la confusion d’y découvrir ? Croyez-moi, ma chère amie, plus de vanité, plus d’orgueil secret, que je n’en aurais cru cacher dans cet abîme ignoré. Si je suis choisie pour faire ma propre punition et celle d’une famille dont on me nommait l’ornement, demandez pour moi, ma chère, que je ne sois pas abandonnée tout-à-fait à moi-même, et qu’il me reste la force de soutenir mon caractère, en évitant du moins de me rendre coupable par ma faute et contre mes lumières. Que les dispositions de la providence aient leur accomplissement dans tout le reste. Je suivrai sans impatience et sans regret le mouvement que je recevrai d’elle. Nous ne vivrons pas toujours : fasse le ciel seulement que ma dernière scène soit heureuse ! Mais je ne veux pas vous communiquer ma tristesse par des réflexions si sombres. Elles doivent se renfermer en moi-même. Le temps ne manque point à mon esprit pour s’en occuper, ni l’espace pour les contenir. Aussi n’a-t-il pas d’autre objet qui le remplisse. Mes peines sont trop aiguës pour être d’une longue durée. La crise approche. Vous me donnez l’espérance d’un meilleur tems. Je veux espérer. Cependant que puis-je me promettre du plus heureux avenir ? Poussée comme je suis ! Mon caractère si rabaissé, si avili, que, dans les plus favorables suppositions, je ne pourrais sans honte lever la tête et montrer mon visage au public ! Et tout cela, par l’instigation d’un frère intéressé et d’une sœur jalouse ! Arrêtons. Appelons la réflexion au secours. Ces cuisans retours sur moi-même ou sur autrui, ne viennent-ils pas de l’orgueil secret que je viens de censurer ? Déjà si impatiente ! J’étais si résignée à ce moment, si disposée à souffrir sans murmure ! J’en conviens. Mais il est difficile, extrêmement difficile, de soumettre un cœur plein d’amertume, une ame aigrie par la dureté et l’injustice, sur-tout dans les plus rudes instans de l’épreuve ! ô frère cruel !… mais quoi ! Mon cœur se soulève encore ? Je veux quitter une plume que je suis si peu capable de gouverner. Il faut m’efforcer de vaincre une impatience qui me ferait perdre le fruit de mes peines, si elles me sont envoyées pour ma correction, et qui pourrait m’entraîner dans des erreurs plus dignes encore de quelque autre châtiment. Je reprends un sujet dont je ne puis m’écarter long-temps ; rappelée sur-tout, comme je le suis, par les trois alternatives qui font la conclusion de votre dernière lettre. Au premier de vos trois points, c’est-à-dire, à la proposition de me rendre à Londres, je réponds que l’offre dont elle est accompagnée me cause une parfaite épouvante. Assurément, ma chère, dans la situation où vous êtes, heureuse, traitée avec tant d’indulgence par une mère qui vous aime, vous ne pouvez me faire sérieusement cette ouverture. Je ne serais qu’une misérable, si j’y pouvais prêter l’oreille un instant. Moi, devenir l’occasion de la mort d’une telle mère, et prendre le chemin infaillible d’abréger ses jours ? Vous ennoblir, mon cher amour ! Ah ! Qu’une entreprise de cette nature, publique dans sa témérité, douteuse dans ses motifs, quand ils paraîtraient excusables aux yeux de ceux qui les connaîtraient aussi bien que moi, serait propre au contraire à vous ravaler ! Mais je ne veux pas m’arrêter un moment à cette idée. Passons, passons, pour votre propre honneur. à l’égard de votre seconde alternative, qui est de me mettre sous la protection de Milord M et des dames de sa famille, je vous avoue, comme je crois l’avoir déjà fait, que, sans pouvoir me déguiser à moi-même qu’au tribunal du public, ce serait me mettre en effet sous celle de M Lovelace, je ne laisse pas de penser que je m’y déterminerais plutôt que d’être la femme de M Solmes, s’il ne me restait pas d’autre moyen de l’éviter. Vous avez vu que M Lovelace promet de trouver une voie sûre et honnête pour m’établir dans ma maison. Il ajoute qu’il la remplira bientôt de dames de sa famille, sur une invitation néanmoins à laquelle je serai obligée, pour m’attirer l’honneur de leur visite. C’est une proposition que je trouve fort inconsidérée, et sur laquelle je ne puis guère m’expliquer avec lui. Ne serait-ce pas m’établir tête levée dans l’indépendance ? Si je me laissais persuader par ses flatteuses expressions, sans jeter la vue plus loin, considérez dans combien d’actions violentes ce seul conseil serait capable de m’engager : quel moyen de me mettre en possession de ma terre, si ce n’est par les voies ordinaires de la justice, qui ne manqueraient pas de traîner en longueur quand je serais plus disposée à les employer que je ne le serai jamais ; ou par la force ouverte, c’est-à-dire, en chassant à coups d’épée le concierge et plusieurs personnes de confiance, que mon père y entretient pour le soin des jardins, de l’édifice, des meubles, et qui ont reçu depuis peu, je le sais, de bonnes instructions de mon frère ? Votre troisième alternative, de joindre Lovelace, et de me marier sur le champ… un homme dont les mœurs sont bien éloignées de me plaire !… une démarche après laquelle je ne puis conserver la moindre espérance de réconciliation avec ma famille… et contre laquelle mille objections s’élèvent dans mon esprit… c’est à quoi il ne faut pas penser. Ce qui me révolte le moins, après la plus sérieuse délibération, c’est de me rendre à Londres. Mais je renoncerais à toute espérance de bonheur dans cette vie, plutôt que de vous voir partir avec moi, comme vous le proposez témérairement. Si je pouvais arriver sûrement à Londres, et trouver une retraite décente, il me semble que je demeurerais indépendante de M Lovelace, et libre de traiter avec mes amis ; où, s’ils rejetaient mes propositions, j’attendrais tranquillement l’arrivée de M Morden. Mais il y a beaucoup d’apparence qu’ils accepteraient alors l’offre que je fais de me réduire au célibat ; et lorsqu’ils me la verraient renouveler si librement, ils seraient convaincus du moins que je la faisais de bonne foi. En vérité, ma chère, je l’exécuterais fidèlement ; quoique dans vos accès de plaisanterie, vous paroissiez persuadée qu’il m’en coûterait beaucoup. Si vous avez pu m’assurer d’une voiture pour deux, peut-être ne vous sera-t-il pas difficile d’en trouver une pour moi seule. Mais croyez-vous le pouvoir, sans vous mettre mal avec votre mère, ou elle avec ma famille ? Un carrosse, une chaise, un fourgon, un cheval, n’importe, pourvu que vous ne paroissiez pas. Seulement, si c’était l’un des deux derniers, je m’imagine que je dois vous demander quelque habit de servante, parce que je n’ai ici aucune intelligence avec les nôtres. Le plus simple sera le plus convenable. On pourra le faire passer dans le bûcher, où je ferai ma toilette ; et je me laisserai glisser ensuite de la terrasse qui borde l’allée verte. Mais, hélas ! Ma chère, cette alternative même n’est pas sans un grand nombre de difficultés, qui paroissent presque insurmontables à un esprit aussi peu entreprenant que le mien. Voici mes réflexions sur le danger. Premièrement, je crains de n’avoir pas le tems nécessaire pour les préparatifs de mon départ. Si j’étais malheureusement découverte, poursuivie, arrêtée dans ma fuite, et ramenée sur mes pas, on se croirait doublement autorisé à me forcer de recevoir Solmes ; et, dans la confusion d’un accident si cruel, peut-être ne serais-je pas capable de la même résistance. Mais, je me suppose arrivée à Londres : je n’y connais personne que de nom. Si je m’adresse aux marchands qui servent notre famille, il ne faut pas douter que ce ne soit à eux qu’on écrira d’abord, et qu’on ne les engage à me trahir. Que M Lovelace découvre ma retraite, et qu’il rencontre mon frère, quels désastres n’en peut-il pas arriver, soit que je consente ou non à retourner au château d’Harlove ? Supposons encore que je puisse demeurer cachée, à quoi ma jeunesse et mon sexe ne m’exposeraient-ils pas dans cette grande et méchante ville, dont j’ignore les rues et les quartiers ? à peine oserai-je sortir pour aller à l’église. Mes hôtes seront étonnés de la vie qu’ils me verront mener. Qui sait si je ne passerai pas pour une personne de caractère suspect, qui se dérobe pour éviter le châtiment de quelque mauvaise action ? Vous-même, ma chère, qui seriez seule informée de ma retraite, vous n’auriez pas un moment de repos. On observerait tous vos mouvemens et tous vos messages. Votre mère, qui n’est pas trop satisfaite aujourd’hui de notre correspondance, aurait alors raison de s’en offenser : et ne pourrait-il pas s’élever entre vous des différens que je ne pourrais apprendre sans en devenir plus malheureuse ? Si M Lovelace venait à découvrir ma demeure, le monde jugerait de moi comme si j’avais pris actuellement la fuite avec lui. Se dispenserait-il de me voir chez des étrangers ? Quel pouvoir aurais-je pour lui interdire les visites ? Et son malheureux caractère (l’insensé qu’il est !) n’est pas propre à mettre en bonne odeur une jeune fille qui cherche à se cacher. Enfin, dans quelque lieu, chez quelques personnes que je pusse trouver une nouvelle retraite, on le croirait, au fond du mystère, et tout le monde lui en attribuerait l’invention. Telles sont les difficultés que mon imagination ne peut séparer de ce plan. Dans la situation où je suis, elles seraient capables d’effrayer un caractère plus hardi que le mien. Si vous croyez, ma chère, qu’elles puissent être surmontées, prenez la peine de me rassurer par vos avis. Je sens bien que je ne puis embrasser aucun parti qui n’ait ses difficultés. Si vous étiez mariée, ma chère amie, ce serait alors que, de votre part et de celle de M Hickman, les asiles ne manqueraient pas à une malheureuse fille qui, faute d’un ami, d’un protecteur, est à demi-perdue dans ses propres craintes. Vous regrettez que je n’aie pas écrit à M Morden dès le commencement de mes disgrâces. Mais pouvais-je m’imaginer que mes amis ne revinssent pas par degrés, en reconnaissant mon antipathie pour M Solmes ? J’ai eu néanmoins plus d’une fois la pensée de lui écrire. Je me suis flattée, en même tems, que l’orage serait dissipé avant que je pusse recevoir sa réponse. J’ai remis mon dessein de jour en jour, de semaine en semaine. Après tout, je puis craindre, avec autant de raison, de voir passer mon cousin dans le parti opposé, que plusieurs de ceux que vous connaissez. D’un autre côté, pour appeler au jugement d’un cousin, il fallait écrire avec chaleur contre un père. Et puis, je n’avais pas, comme vous le savez, une seule ame dans mes intérêts. Ma mère même s’est déclarée contre moi. Il est certain que M Morden aurait du moins suspendu son jugement jusqu’à son retour. Peut-être ne se serait-il pas hâté de revenir, dans l’espérance que le mal guérirait de lui-même. Mais s’il eût écrit, ses lettres auraient été celles d’un médiateur, qui m’aurait conseillé de me soumettre, et à mes amis, de se relâcher : ou, s’il avait fait pencher la balance en ma faveur, on aurait compté pour rien ses raisons. Croyez-vous que, s’il arrivait dans la disposition de prendre ma défense, il fût lui-même écouté ? Vous voyez quelle est la force de leur résolution, et comment ils ont subjugué tous les esprits par la crainte. Personne n’a la hardiesse d’ouvrir la bouche en ma faveur. Vous savez que par la violence avec laquelle mon frère pousse ses mesures, il se propose de me réduire sous le joug avant le retour de mon cousin. Mais vous me dites que, pour gagner du tems, je dois avoir recours à la dissimulation, et feindre d’entrer dans quelque composition avec mes amis. Composer ? Dissimuler ? Vous ne voudriez pas, ma chère, que mes efforts fussent employés à leur faire croire que j’entre dans leurs vues, lorsque je suis résolue de n’y entrer jamais. Vous ne voudriez pas que je cherchasse à gagner du tems, dans l’intention de les tromper. La loi défend de commettre un mal dont il peut résulter du bien. Voudriez-vous que j’en commisse un dont le succès est incertain ? Non, non ; me préserve le ciel de penser jamais à me défendre, ou même à me sauver aux dépens de la bonne foi, et par un artifice étudié ! Est-il donc vrai qu’il ne me reste pas d’autre moyen d’éviter un grand mal, que de me plonger dans un autre ? Quelle étrange rigueur de mon sort ! Priez pour moi, ma très-chère Nancy ! Dans le trouble où je suis, à peine puis-je prier pour moi-même.