Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 75

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 297-319).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

mardi au soir, et toute la nuit. Aidez-moi, ma chère, à remercier le ciel. Je suis encore vivante, et chez mon père ; mais je ne puis répondre si ces deux avantages me seront conservés long-temps. J’ai des évènemens sans nombre à vous raconter, et peut-être fort peu de tems pour les écrire. Cependant il faut que je commence par les alarmes où l’insolente Betty a trouvé le moyen de me jeter, en m’apportant le compliment de Solmes ; quoique je fusse dans un état, si vous vous souvenez de ma dernière lettre, qui n’avait pas besoin d’être aggravé par de nouvelles surprises. Miss, miss, miss ! S’est-elle écriée, de la porte de ma chambre, les bras levés, et tous les doigts étendus ; vous plaît-il de descendre ? Vous allez trouver tout le monde en belle et pleine assemblée, je vous assure ; et que vous dirai-je de M Solmes ? Vous l’allez voir magnifique comme un pair de la Grande-Bretagne, avec une charmante perruque blonde, les plus belles dentelles du monde, un habit galonné d’argent, une veste des plus riches et du meilleur goût… tout-à-fait bien, en vérité. Vous serez surprise du changement. Ah ! Miss, en secouant la tête, quelle pitié que vous vous soyez si fort emportée contre lui ! Mais vous savez fort bien comment il faut s’y prendre pour réparer le passé : j’espère qu’il ne sera point encore trop tard. Impertinente ! Lui ai-je répondu ; tes ordres portent-ils de venir commencer par me causer de l’épouvante ? J’ai pris mon éventail, et je me suis un peu rafraîchie. Tout le monde est là, dites-vous ? Qu’entendez-vous par tout le monde ? Mais, ce que j’entends, miss ? (ouvrant la main, avec un geste d’admiration accompagné d’un regard moqueur, et comptant ses doigts à chaque personne qu’elle nommait) c’est votre papa ! C’est votre maman ! C’est votre oncle Harlove ! C’est votre oncle Antonin ! C’est votre tante Hervey ! C’est ma jeune maîtresse et mon jeune maître ! C’est enfin M Solmes, avec l’air d’un homme de cour, qui s’est levé lorsqu’il a prononcé votre nom, et qui m’a dit : (l’effrontée singe a fait alors une révérence, en tirant la jambe d’aussi mauvaise grace que celui qu’elle voulait contrefaire) " Mademoiselle Betty, ayez la bonté de présenter mon très-humble respect à Miss Clarisse, et de lui dire que j’attends ici l’honneur de ses commandemens ". Avez-vous jamais vu, ma chère, une si maligne créature ? J’étais si tremblante, qu’à peine avais-je la force de me soutenir. Je me suis assise ; et dans mon chagrin, j’ai dit à Betty, que sa maîtresse lui avait ordonné apparemment de m’irriter par ce prélude, pour me mettre hors d’état de paraître avec une modération qui aurait pu m’attirer la pitié de mon oncle. Mon dieu, miss, comme votre teint s’échauffe ! M’a répondu l’insolente : et prenant mon éventail, que j’avais quitté ; voulez-vous que je vous donne un peu d’air ? Trève d’impertinence, Betty. Mais vous dites que toute la famille est avec lui : savez-vous si je dois paraître devant toute cette assemblée ? Je ne saurais vous dire, s’ils demeureront lorsque vous arriverez. Il m’a semblé qu’ils pensaient à se retirer quand j’ai reçu les ordres de M Solmes. Mais quelle réponse lui porterai-je de votre part ? Dites-lui que je ne puis descendre… attendez néanmoins… ce sera une affaire finie : dites que je descendrai… j’irai… je descendrai à l’instant… dites ce que vous voudrez, tout m’est égal. Mais rendez-moi mon éventail, et ne tardez pas à m’apporter un verre d’eau. Elle est descendue. Pendant tout le tems, je n’ai fait que me servir de mon éventail. J’étais toute en feu, et dans un combat terrible avec moi-même. à son retour, j’ai bu un grand verre d’eau. Enfin, perdant l’espérance de me composer mieux, je lui ai dit de marcher devant moi, et je l’ai suivie avec précipitation, les jambes si tremblantes, que, si je n’avais pas un peu pressé ma marche, je doute que j’eusse pu faire un pas. ô ma chère amie ! Quelle pauvre machine que le corps, lorsque l’ame est en désordre ! La salle, qu’on nomme mon parloir, a deux portes. Au moment que je suis entrée par l’une, mes amis sont sortis par l’autre, et j’ai aperçu la robe de ma sœur, qui sortait la dernière. Mon oncle Antonin s’était retiré aussi ; mais il n’a pas tardé à reparoître, comme vous allez l’entendre. Ils sont demeurés tous dans la salle voisine, qui n’est séparée de mon parloir que par une légère cloison. Ces deux pièces ne faisaient autrefois qu’une seule salle, qui a été divisée en faveur des deux sœurs, pour nous donner le moyen, à chacune, de recevoir librement nos visites. M Solmes s’est avancé vers moi, en se courbant jusqu’à terre. Sa confusion était visible dans chaque trait de son visage. Après une demi-douzaine de mademoiselle, dont le son était presque étouffé, il m’a dit, qu’il étoit très-fâché… qu’il avait une douleur extrême… que c’était un grand malheur pour lui… là il s’est arrêté, sans pouvoir trouver sur le champ le moyen d’achever sa phrase. Son embarras m’a donné un peu plus de présence d’esprit. La poltronnerie d’un adversaire relève notre courage ; j’en ai fait l’expérience dans cette occasion ; quoiqu’au fond, peut-être, le nouveau brave soit encore plus poltron que l’autre. Je me suis tournée vers une des chaises qui étoient devant le feu, et je me suis assise, en me rafraîchissant de mon éventail. à présent, que je me le rappelle, il me semble que c’était prendre un air assez ridicule. J’en aurais du mépris pour moi-même, si j’étais capable de quelque bon sentiment pour l’homme qui étoit devant moi ; mais que dire dans le cas d’une si sincère aversion ? Il a toussé cinq ou six fois, qui ont produit une phrase complette : je devais, a-t-il dit, m’appercevoir de sa confusion. Cette phrase en a produit deux ou trois autres. Je m’imagine qu’il avait reçu des leçons de ma tante ; car son trouble, a-t-il repris, ne venait que de son respect pour une personne… aussi parfaite assurément… et dans cette disposition, il espérait, il espérait, il espéroit… (il a espéré trois fois, avant que d’expliquer de quoi il étoit question) que je serais trop généreuse, la générosité étant mon caractère, pour recevoir avec mépris de si… de si… de si véritables preuves de son amour. Il est vrai, monsieur, lui ai-je répondu, que je crois vous voir dans une sorte de confusion ; et j’en tire l’espérance que cette entrevue, quoique forcée, pourra produire des effets plus heureux que je ne me l’étais promis. Il a recommencé à tousser, pour animer un peu son courage. " vous ne sauriez vous imaginer, mademoiselle, qu’il y ait aucun homme assez aveugle sur vos mérites, pour renoncer aisément à l’approbation et au soutien dont il est honoré par votre digne famille, pendant qu’on lui donnera l’espérance que, par sa persévérance et son zèle, il pourra quelque jour obtenir l’avantage de votre faveur… " je ne comprends que trop, monsieur, que c’est sur cette approbation et ce soutien que vous fondez votre espérance. Il serait impossible autrement qu’avec un peu d’égard pour votre propre bonheur, vous fussiez capable de résister aux déclarations que votre intérêt, comme le mien, m’a forcée de vous faire de bouche et par écrit. " il avait vu, m’a-t-il dit, plusieurs exemples de jeunes demoiselles qui, après avoir marqué beaucoup d’aversion, s’étoient laissé engager, les unes par des motifs de compassion, d’autres par la persuasion de leurs amis, à changer de sentimens, et qui, dans la suite, n’en avoient pas été moins heureuses. Il espérait que je daignerais lui faire la même grace ". Quoiqu’il ne soit pas question, monsieur, de compliment dans une occasion de cette importance, je regrette de me voir dans la nécessité de vous parler avec une franchise qui peut vous déplaire. Apprenez donc que ma répugnance est invincible pour vos soins. Je l’ai déclarée avec une fermeté qui est peut-être sans exemple. Mais je crois qu’il est sans exemple aussi, que, dans la situation où je suis née, une jeune personne ait jamais été traitée comme je le suis à votre occasion. " on espère, mademoiselle, que votre consentement pourra s’obtenir avec le tems. Voilà l’espérance. Si l’on se trompe, je serai le plus misérable de tous les hommes ". Vous me permettrez, monsieur, de vous dire que, si quelqu’un doit être misérable, il est plus juste que vous le soyez seul, que de vouloir que je le sois avec vous. " on peut vous avoir fait, mademoiselle, des rapports à mon désavantage : chacun a ses ennemis. Ayez la bonté de me faire connaître ce qu’on vous a dit de moi : j’avouerai mes fautes, et je m’en corrigerai ; ou je saurai vous convaincre qu’on m’a noirci injustement. J’ai su aussi, que vous vous étiez offensée de quelques mots qui me sont échappés, sans y penser peut-être ; mais je suis sûr de n’avoir rien dit qui ne marque le cas que je fais de vous, et la résolution où je suis de persister aussi long-temps que j’aurai de l’espérance ". Vous ne vous trompez pas, monsieur ; j’ai appris quantité de choses qui ne sont point à votre avantage, et je n’ai pas entendu avec plaisir les mots qui vous sont échappés : mais, comme vous ne m’êtes et ne me serez jamais rien, je n’ai pris aucun intérêt aux choses, et les mots m’ont peu touchée. " je suis fâché, mademoiselle, que vous me teniez ce langage. Il est certain que vous ne m’avertirez d’aucune faute dont je n’aie la volonté de me corriger ". Eh bien ! Monsieur, corrigez-vous donc de celle-ci : ne souhaitez pas qu’on emploie la violence pour forcer une jeune personne sur le point le plus important de sa vie, par des motifs qu’elle méprise, et en faveur d’un homme qu’elle ne peut estimer ; tandis que, par ses propres droits, elle est assez bien partagée pour se croire supérieure à toutes les offres ; et que, par son caractère, elle est contente de son partage. " je ne vois pas, mademoiselle, que vous en fussiez plus heureuse, quand je renoncerais à mes espérances ; car… " je l’ai interrompu : c’est un soin, monsieur, qui ne vous regarde pas. Faites cesser seulement vos persécutions ; et si, pour me punir, on juge à propos de susciter quelqu’autre homme, le blâme ne tombera pas sur vous. Vous aurez droit à ma reconnaissance, et je vous en promets une très-sincère. Il est demeuré en silence, d’un air extrêmement embarrassé ; et j’allais continuer avec plus de force encore, lorsque mon oncle Antonin est entré. " assise ! Ma nièce ; et M Solmes debout ! Assise en reine, qui donne majestueusement ses audiences ! Pourquoi cette humble posture, cher M Solmes ; pourquoi cette distance ? J’espère qu’avant la fin du jour je vous verrai ensemble un peu plus familiers ". Je me suis levée aussi-tôt que je l’ai aperçu ; et baissant la tête, un genou à demi-plié ; recevez, monsieur, les respects d’une nièce qui s’afflige d’avoir été privée si long-temps de l’honneur de vous voir : souffrez qu’elle implore votre faveur et votre compassion. " vous aurez la faveur de tout le monde, ma nièce, lorsque vous penserez sérieusement à la mériter ". Si j’ai pu la mériter jamais, c’est à présent qu’elle doit m’être accordée. J’ai été traitée avec une extrême rigueur. J’ai fait des offres qu’on ne devait pas refuser, des offres qu’on n’aurait jamais demandées de moi. Quel crime ai-je donc commis, pour me voir honteusement bannie et renfermée ? Pourquoi faut-il qu’on m’ ôte jusqu’à la liberté de me déterminer sur un point qui intéresse également mon bonheur présent et mon bonheur futur. " Miss Clary, m’a répondu mon oncle, vous n’avez fait que votre volonté jusqu’à présent : c’est ce qui oblige vos parens d’exercer, à leur tour, l’autorité que Dieu leur a donnée sur vous ". Ma volonté ! Monsieur… permettez-moi de vous demander si ma volonté jusqu’à présent n’a pas été celle de mon père, la vôtre, et celle de mon oncle Harlove ? N’ai-je pas mis toute ma gloire à vous obéir ? Je n’ai jamais demandé une faveur, sans avoir bien considéré s’il convenait de me l’accorder. Et pour marquer à présent mon obéissance, n’ai-je pas offert de me réduire au célibat ? N’ai-je pas offert de renoncer aux bienfaits de mon grand-père ? Pourquoi donc, mon cher oncle ?… " on ne souhaite pas que vous renonciez à la donation de votre grand-père. On ne demande point que vous preniez le parti du célibat. Vous connaissez nos motifs, et nous devinons les vôtres. Je ne fais pas difficulté de vous dire qu’avec toute l’affection que nous avons pour vous, nous vous conduirions plutôt au tombeau que de voir vos intentions remplies ". Je m’engagerai à ne me marier jamais sans le consentement de mon père, sans le vôtre, monsieur, et sans celui de toute la famille. Vous ai-je jamais donné sujet de vous défier de ma parole ? Je suis prête à me lier ici par le plus redoutable serment… " par le serment conjugal, voulez-vous dire, et bientôt avec M Solmes ? Voilà le lien que je vous promets, ma nièce Clary ; et plus vous y ferez d’opposition, plus je vous assure que vous vous en trouverez mal ". Ce langage, et devant M Solmes, qui en a paru plus hardi, m’a vivement irritée. Hé bien ! Monsieur, ai-je répondu, c’est alors que vous pourrez me conduire au tombeau. Je souffrirai la mort la plus cruelle, j’entrerai de bon cœur dans le caveau de mes ancêtres, et je le laisserai fermer sur moi, plutôt que de consentir à me rendre misérable pour le reste de mes jours. Et vous, monsieur, me tournant vers M Solmes, faites attention à ce que je dis : il n’y a point de mort qui puisse m’effrayer plus que d’être à vous, c’est-à-dire, éternellement malheureuse. La fureur étincelait dans les yeux de mon oncle. Il a pris M Solmes par la main, et le tirant vers une fenêtre : " que cet orage ne vous surprenne point, cher Solmes ; n’en ayez pas la moindre inquiétude. Nous savons de quoi les femmes sont capables. " et relevant son exhortation par un affreux jurement : " le vent, a-t-il continué, n’est pas plus impétueux ni plus variable. Si vous ne croyez pas votre temps mal employé auprès de cette ingrate, j’engage ma parole que nous lui ferons baisser les voiles

je vous le promets ; " et

pour confirmer sa promesse, il a juré encore une fois. Ensuite venant à moi, qui m’étais approchée de l’autre fenêtre, pour me remettre un peu de mon désordre, la violence de son mouvement m’a fait croire qu’il m’allait battre. Il avait le poing fermé, le visage en feu, les dents serrées : " oui, oui, ma nièce, vous serez la femme de M Solmes : nous saurons bien vous y faire consentir, et nous ne vous donnons pas plus d’une semaine ". Il a juré pour la troisième fois. C’est l’habitude, comme vous savez, de la plupart de ceux qui ont commandé sur mer. Je suis au désespoir, monsieur, lui ai-je dit, de vous voir dans une si furieuse colère. J’en connais la source : ce sont les instigations de mon frère, qui ne donnerait pas néanmoins l’exemple d’obéissance qu’on exige de moi. Il vaut mieux que je me retire. Je crains de vous irriter encore plus ; car, malgré tout le plaisir que je prendrais à vous obéir, si je le pouvais, ma résolution est si déterminée, que je ne puis pas même souhaiter de la vaincre. Pouvais-je mettre moins de force dans mes déclarations devant M Solmes ? J’étais déjà près de la porte, tandis que, se regardant tous deux, comme pour se consulter des yeux, ils paroissaient incertains s’ils devaient m’arrêter ou me laisser sortir. Qui aurais-je rencontré dans mon chemin, que mon tyran de frère, qui avait prêté l’oreille à tout ce qui s’était passé ? Jugez de ma surprise, lorsque, me repoussant dans la chambre, et fermant la porte, après y être entré avec moi, il m’a saisi la main avec violence : " vous retournerez, jolie miss, vous retournerez, s’il vous plaît. Il n’est pas question d’être enterrée dans un caveau ; les instigations de votre frère n’empêcheront pas qu’il ne vous rende service. Ange tombé ! (en jettant les yeux de travers sur mon visage abattu). Tant de douceur dans cette physionomie, et tant d’obstination sous cette belle chevelure ! (en me frappant de la main sur le cou). Véritable femme, dans un âge si peu avancé ! Mais faites-y bien attention, (en baissant la voix, comme s’il eût voulu garder des bienséances devant M Solmes) vous n’aurez jamais votre libertin " : et, reprenant son premier ton, " cet honnête homme aura la bonté d’empêcher votre ruine ; vous bénirez quelque jour, ou vous aurez raison de bénir, sa condescendance ". Voilà le terme qu’un brutal de frère n’a pas rougi d’employer. Il m’avait menée jusqu’à M Solmes. Il a pris sa main, comme il tenait la mienne. " tenez, monsieur, lui a-t-il dit ; voici la main d’une rebelle. Je vous la donne. Elle confirmera ce don avant la fin de la semaine, ou je lui déclare qu’elle n’aura plus de père, de mère, ni d’oncles, dont elle puisse se vanter ". J’ai retiré le bras avec indignation. Comment donc, miss ? M’a dit mon impérieux frère. Comment donc, monsieur ? Quel droit avez-vous de disposer de ma main ? Si vous gouvernez ici tout le monde, votre empire ne s’étendra pas sur moi, dans un point, sur-tout, qui me touche uniquement, et dont vous n’aurez jamais la disposition. J’aurais voulu pouvoir dégager ma main d’entre les siennes ; mais il me la tenait trop serrée. Laissez-moi, monsieur ; vous me blessez cruellement. Votre dessein est-il d’ensanglanter la scène ? Je vous le répète, quel droit avez-vous de me traiter avec cette barbarie ? Il m’a secoué le bras, en jetant ma main comme en cercle, avec une violence qui m’a fait sentir de la douleur jusqu’à l’épaule. Je me suis mise à pleurer, et j’ai porté l’autre main à la partie affligée. M Solmes et mon oncle l’ont blâmé de cet emportement. Il a répondu qu’il ne pouvait résister à son impatience, et qu’il se souvenait de ce qu’il m’avait entendu dire de lui avant qu’il fût entré : qu’il n’avait fait d’ailleurs que me rendre une main que je ne méritais pas qu’il eût touchée ; et que cette affectation de douleur était un de mes artifices. M Solmes lui a dit qu’il renoncerait plutôt à toutes ses espérances, que de me voir traitée avec cette rigueur. Il s’est offert à plaider en ma faveur, en me faisant une révérence, comme pour demander mon approbation. Je lui ai rendu grâces de l’intention qu’il avait de me sauver de la violence de mon frère ; mais j’ai ajouté que je ne souhaitais pas d’avoir cette obligation à un homme dont la cruelle persévérance était l’occasion, ou du moins le prétexte, de toutes mes disgrâces. Que vous êtes généreux, M Solmes ! A repris mon frère, de prendre parti pour cet esprit indomptable. Mais je vous demande en grâce de persister. Je vous le demande, pour l’intérêt de notre famille, et pour le sien, si vous l’aimez. Empêchons-là, s’il se peut, de courir à sa ruine. Regardez-là ; pensez à ses admirables qualités. Tout le monde les reconnaît, et nous en avons fait notre gloire jusqu’à présent. Elle est digne de tous nos efforts pour la sauver. Deux ou trois attaques de plus, et je la garantis à vous. Comptez qu’elle récompensera parfaitement votre patience. Ne parlez donc pas d’abandonner vos vues, pour quelques apparences d’une folle douleur. Elle a pris un ton, que son embarras est de quitter avec les petites grâces de son sexe. Vous n’avez à combattre que son orgueil et son obstination. Je vous réponds que dans quinze jours, vous serez aussi heureux qu’un mari peut l’être . Vous n’ignorez pas, ma chère, que c’est un des talens de mon frère, d’exercer ses railleries sur notre sexe et sur l’état du mariage. Il ne donnerait pas dans cette affectation, s’il n’était persuadé qu’elle fait honneur à son esprit ; comme M Vyerley, et quelques autres personnes de votre connaissance et de la mienne, croient s’en faire beaucoup, en cherchant à jeter du ridicule sur les choses saintes : tous égaremens qui partent du même principe. Ils veulent qu’on leur croie trop d’esprit pour être honnêtes gens. M Solmes, d’un air satisfait, a répondu présomptueusement " qu’il était disposé à tout souffrir pour obliger ma famille et pour me sauver ; ne doutant point, a-t-il ajouté, que, s’il était assez heureux pour réussir, il ne fût amplement récompensé. " je n’ai pu soutenir un traité si offensant : monsieur, lui ai-je dit, si vous avez quelque égard pour votre propre bonheur, (il n’est pas question du mien, vous n’êtes pas assez généreux pour le faire entrer dans votre systême), je vous conseille de ne pas pousser plus loin vos prétentions. Il est juste de vous apprendre qu’avant le traitement que j’ai essuyé à votre occasion, je n’ai trouvé dans mon cœur que de l’éloignement pour vous ; et pouvez-vous me croire les sentimens si bas, que la violence ait été capable de les changer ? Et vous, monsieur, (me tournant vers mon frère) si vous croyez que la douceur soit toujours une marque de mollesse, et qu’il n’y ait point de grandeur d’ame sans arrogance ; reconnaissez que vous vous êtes une fois trompé. Vous éprouverez désormais qu’une ame généreuse ne doit pas être forcée, et que… finissez, je vous l’ordonne, m’a dit l’impérieux personnage ; et levant les yeux et les mains au ciel, il s’est tourné vers mon oncle ; entendez-vous, monsieur ? Voilà cette nièce sans défaut, cette favorite de la famille. Mon oncle s’est approché de moi, en me parcourant des yeux, depuis la tête jusqu’aux pieds. " est-il possible que ce soit vous, Miss Clary ? Tout ce que j’entends vient-il de votre bouche ? " oui, monsieur, ce qui paraît faire votre doute est possible : et je ne balance point à dire encore, que la force de mes expressions n’est qu’une suite naturelle du traitement que j’ai reçu, et de la barbarie avec laquelle je suis traitée jusqu’en votre présence, par un frère, qui n’a pas plus d’autorité sur moi que je n’en ai sur lui. " ce traitement, ma nièce, n’est venu qu’après mille autres moyens, dont on a fait inutilement l’essai. " l’essai ! Monsieur. Dans quelle vue ? Mes demandes vont-elles plus loin que la liberté de refuser ? Vous pouvez, monsieur (en me tournant vers M Solmes), sans doute vous pouvez trouver un motif de persévérance, dans la manière même dont j’ai souffert toutes les persécutions que vous m’avez attirées. C’est un exemple qui vous apprend ce que je suis capable de supporter, si ma mauvaise destinée me forçait jamais d’être à vous. Juste ciel ! S’est écrié Solmes, avec cent différentes contorsions de corps et de visage, quelle interprétation, mademoiselle, vous avez la cruauté de donner à mes sentimens ! Une interprétation juste, monsieur ; car celui qui peut voir et approuver qu’une personne pour laquelle il s’attribue quelques sentimens d’estime soit aussi mal traitée que je le suis, doit être capable de la traiter de même : et faut-il d’autre preuve de votre approbation, que votre persévérance déclarée, lorsque vous savez si bien que je ne suis bannie, renfermée, accablée d’insultes, que dans la vue de m’arracher un consentement que je ne donnerai jamais ? Pardon, monsieur, (en me tournant vers mon oncle) je dois un respect infini au frère de mon père. Je vous demande pardon de ne pouvoir vous obéir. Mais mon frère n’est que mon frère. Il n’obtiendra rien de moi par la contrainte. Tant d’agitation m’avait jetée dans un extrême désordre. Ils commençaient à garder le silence autour de moi ; et se promenant par intervalles, dans un désordre aussi grand que le mien, ils paroissaient se dire, par leurs regards, qu’ils avoient besoin de se trouver ensemble pour tenir un nouveau conseil. Je me suis assise en me servant de mon éventail. Le hasard m’ayant placée devant une glace, j’ai remarqué que la couleur me revenait et m’abandonnait successivement. Je me sentais foible ; et dans la crainte de m’évanouir, j’ai sonné, pour demander un verre d’eau. Betty est venue. Je me suis fait apporter de l’eau, et j’en ai bu un plein verre. Personne ne semblait tourner son attention sur moi. J’ai entendu mon frère qui disait à Solmes : artifice, artifice : ce qui l’a peut-être empêché de s’approcher de moi, outre la crainte de n’être pas bien reçu. D’ailleurs, j’ai cru m’appercevoir qu’il était plus touché de ma situation que mon frère. Cependant ne me trouvant pas beaucoup mieux, je me suis levée ; j’ai pris le bras de Betty : soutenez-moi, lui ai-je dit ; et d’un pas chancelant, qui ne m’a point empêchée de faire une révérence à mon oncle, je me suis avancée vers la porte. Mon oncle m’a demandé où j’allois. " nous n’avons pas fini avec vous. Ne sortez pas. M Solmes a des informations à vous donner, qui vous surprendront, et vous n’éviterez pas de les entendre. " j’ai besoin, monsieur, de prendre l’air pendant quelques minutes. Je reviendrai, si vous l’ordonnez. Il n’y a rien que je refuse d’entendre. Je me flatte que c’est une fois pour toutes. Sortez avec moi, Betty. Ainsi, sans recevoir d’autre défense, je me suis retirée au jardin ; et là, me jetant sur le premier siège et me couvrant le visage du tablier de Betty, la tête appuyée sur elle, et mes mains entre les siennes, j’ai donné passage à la violence de ma douleur, par mes larmes : ce qui m’a peut-être sauvé la vie ; car je me suis sentie aussitôt soulagée. Je vous ai parlé tant de fois de l’impertinence de Betty, qu’il est inutile de vous fatiguer par de nouveaux exemples. Toute ma tristesse ne l’a point empêchée de prendre de grandes libertés avec moi, lorsqu’elle m’a vue un peu remise, et assez forte pour m’enfoncer plus avant dans le jardin. J’ai été obligée de lui imposer silence par un ordre absolu. Elle s’est tenue alors derrière moi de fort mauvaise humeur, comme j’en ai jugé par ses murmures. Il s’est passé près d’une heure avant qu’on m’ait fait rappeler. L’ordre m’est venu par ma cousine Dolly Hervey, qui s’est approchée de moi, l’œil plein de compassion et de respect ; car vous savez qu’elle m’a toujours aimée, et qu’elle se donne elle-même le nom de mon écolière. Betty nous a quittées. On veut donc que je retourne au supplice, lui ai-je dit. Mais quoi, miss ? Il semble que vous ayez pleuré. Qui serait capable de retenir ses larmes ? M’a-t-elle répondu. Quelle en est donc l’occasion ? Ai-je repris ; j’ai cru que, dans la famille, il n’y avait que moi qui eusse sujet de pleurer. Elle m’a dit que le sujet n’était que trop juste, pour tous ceux qui m’aimaient autant qu’elle. Je l’ai serrée entre mes bras. C’est donc pour moi, chère cousine, que votre cœur s’est attendri jusqu’aux larmes ! Il n’y a jamais eu d’amitié perdue entre nous. Mais dites-moi de quoi je suis menacée, et ce que m’annonce cette tendre marque de votre compassion. " ne faites pas connaître que vous sachiez tout ce que je vais vous dire ; mais je ne suis pas la seule qui pleure pour vous. Ma mère a beaucoup de peine à cacher ses larmes. On n’a jamais vu, dit-elle, de malice aussi noire que celle de mon cousin Harlove ; il ruinera la fleur et l’ornement de la famille. " comment donc, chère cousine ? Ne s’est-elle pas expliquée d’avantage ? Comment, ma chère ? " oui : elle dit que M Solmes aurait déjà renoncé à ses prétentions, parce qu’il reconnaît que vous le haissez et qu’il n’y a pas d’espérance ; et que votre mère voudrait qu’il y renonçat, et qu’on s’en tint à votre promesse de ne jamais vous marier sans le consentement de la famille. Ma mère est du même avis, car nous avons entendu tout ce qui s’est passé dans votre parloir, et l’on voit bien qu’il est impossible de vous engager à recevoir M Solmes. Mon oncle Harlove paraît penser de même ; ou, du moins, ma mère dit qu’il ne paraît pas s’y opposer. Mais votre père est inébranlable. Il s’est mis en colère, à cette occasion, contre votre mère et la mienne. Là-dessus, votre frère, votre sœur et mon oncle Antonin sont venus se joindre à lui, et la scène est entièrement changée. En un mot, ma mère dit à présent qu’on a pris des engagemens bien forts avec M Solmes, qu’il vous regarde comme une jeune personne accomplie ; qu’il prendra patience s’il n’est point aimé ; et que, comme il l’assure lui-même, il se croira heureux, s’il peut vivre six mois seulement avec la qualité de votre mari : pour moi, je crois entendre son langage, et je suppose qu’il vous ferait mourir de chagrin au septième ; car je suis sûre qu’il a le cœur dur et cruel. " mes amis, chère cousine, peuvent abréger mes jours, comme vous le dites, par leurs cruels traitemens ; mais jamais M Solmes n’aura ce pouvoir. " c’est ce que j’ignore, miss. Autant que j’en puis juger, vous aurez bien du bonheur, si vous évitez d’être à lui. Ma mère dit qu’ils sont à présent plus d’accord que jamais, à l’exception d’elle, qui se voit forcée de déguiser ses sentimens. Votre père et votre frère, sont d’une humeur si outrageante ! " je m’arrête peu aux discours de mon frère, chère Dolly ; il n’est que mon frère : mais je dois à mon père autant d’obéissance que de respect, si je pouvais obéir. On sent croître sa tendresse pour ses amis, ma chère Miss Howe, lorsqu’ils prennent parti pour nous dans le malheur et l’oppression. J’ai toujours aimé ma cousine Dolly ; mais le tendre intérêt qu’elle prend à mes peines me l’a rendue dix fois plus chère. Je lui ai demandé ce qu’elle ferait à ma place. Elle m’a répondu, sans hésiter : " je prendrais sur le champ M Lovelace ; je me mettrais en possession de ma terre, et l’on n’entendrait plus parler de rien. " M Lovelace, m’a-t-elle dit, est un homme de mérite, à qui M Solmes n’est pas digne de rendre les plus vils offices. Elle m’a dit aussi " qu’on avait prié sa mère de me venir prendre au jardin, mais qu’elle s’en était excusée ; et qu’elle était trompée si je n’allais être jugée par toute l’assemblée de la famille. " je n’avais rien à souhaiter plus ardemment. Mais on m’a dit depuis, que mon père, ni ma mère, n’avoient pas voulu se hasarder à paraître : l’un, apparemment dans la crainte de s’emporter trop ; ma mère, par des considérations plus tendres. Nous sommes rentrées pendant ce tems-là dans la maison. Miss Hervey, après m’avoir accompagnée jusqu’à mon parloir, m’y a laissée seule, comme une victime dévouée à son mauvais sort. N’appercevant personne, je me suis assise ; et, dans mes tristes réflexions, j’ai eu la liberté de pleurer. Tout le monde était dans la salle voisine. J’ai entendu un mêlange confus de voix, les unes plus fortes, qui en couvraient de plus douces et plus tournées à la compassion. Je distinguais aisément que les dernières étoient celles des femmes. ô ma chère ! Qu’il y a de dureté dans l’autre sexe ! Comment des enfans du même sang deviennent-ils si cruels l’un pour l’autre ? Est-ce dans leurs voyages que le cœur des hommes s’endurcit ? Est-ce dans le commerce qu’ils ont ensemble ? Enfin comment peuvent-ils perdre les tendres inclinations de l’enfance ? Cependant ma sœur est aussi dure qu’aucun d’eux. Mais peut-être n’est-elle pas une exception non plus ; car on lui a toujours trouvé quelque chose de mâle dans l’air et dans l’esprit. Peut-être a-t-elle une ame de l’autre sexe, dans un corps du nôtre. Pour l’honneur des femmes, c’est le jugement que je veux porter, à l’avenir, de toutes celles qui, se formant sur les manières rudes des hommes, s’écartent de la douceur qui convient à notre sexe. Ne soyez pas étonnée, chère amie, de me voir interrompre mon récit par des réflexions de cette nature. Si je le continuais rapidement, sans me distraire un peu par d’autres idées, il me serait presque impossible de conserver du pouvoir sur moi-même. La chaleur du ressentiment prendrait toujours le dessus ; au lieu que, se refroidissant par ce secours, elle laisse à mes esprits agités le temps de se calmer, à mesure que j’écris. Je ne crois pas avoir été moins d’un quart d’heure livrée, seule et sans aucun soulagement, à mes tristes méditations, avant que personne ait paru faire attention à moi. Ils étoient comme en plein débat. Ma tante a regardé la première : ah ! Ma chère, a-t-elle dit, êtes-vous là ? Et, retournant aussi-tôt vers les autres, elle leur a dit que j’étais rentrée. Alors j’ai entendu le bruit diminuer ; et, suivant leurs délibérations, comme je le suppose, mon oncle Antonin est venu dans mon parloir, en disant, d’une voix haute, pour donner du crédit à M Solmes, " que je vous serve d’introducteur, mon cher ami " ; et le conduisant en effet par la main, tandis que le galant personnage suivait lourdement, mais un peu en dehors et à petits pas doublés, pour éviter de marcher sur les talons de son guide. Pardonnez, ma chère, une raillerie assez déplacée ; vous savez que tout paraît choquant dans l’objet d’une juste aversion. Je me suis levée. Mon oncle avait l’air chagrin. Asseyez-vous, m’a-t-il dit, asseyez-vous : et tirant une chaise près de la mienne, il y a fait asseoir son ami, qui voulait d’abord s’en défendre. Ensuite il s’est assis lui-même vis-à-vis de lui, c’est-à-dire à mon autre côté. Il a pris ma main dans les siennes : " hé bien ! Ma nièce, il nous reste peu de chose à dire de plus sur un sujet qui paraît vous être si désagréable ; à moins que vous n’ayez profité du temps pour faire de plus sages réflexions. Je veux savoir d’abord ce qui en est ". Le sujet, monsieur, ne demande point de réflexions. " fort bien, fort bien, mademoiselle, (en quittant ma main). Me serais-je jamais attendu à cette obstination " ? Au nom du ciel, chère mademoiselle ! M’a dit affectueusement M Solmes, en joignant les mains : la voix lui a manqué pour finir sa pensée. Au nom du ciel, monsieur. Et qu’a de commun, s’il vous plaît, l’intérêt du ciel avec le vôtre ? Il est demeuré en silence. Mon oncle ne pouvait être que fâché ; et c’est ce qu’il était déjà auparavant. " allons, allons, s’adressant à M Solmes, il ne faut plus penser aux supplications. Vous n’avez point autant d’assurance que je le voudrais, pour attendre ce que vous méritez d’une femme ". Et se tournant vers moi, il a commencé à s’étendre sur tout ce qu’il s’était proposé de faire en ma faveur. C’était pour moi, plus que pour son neveu ou son autre nièce, qu’après son retour des Indes, il avait pris le parti du célibat ; mais puisqu’une fille perverse méprisait les avantages qu’il avait été disposé à lui prodiguer, il était résolu de changer toutes ses mesures. Je lui ai répondu que j’étais pénétrée de reconnaissance pour ses obligeantes intentions ; mais que, dans mes principes, je préférais, de sa part, des regards et des expressions tendres à toutes ses autres faveurs. Il a jeté les yeux autour de lui, d’un air étonné. M Solmes avait la vue baissée, comme un criminel qui désespère de sa grâce. L’un et l’autre demeurant sans parler, j’étais fâchée, ai-je ajouté, que ma situation m’obligeât de hasarder des vérités qui pouvaient paraître dures ; mais j’avais raison de croire que, si mon oncle prenait seulement la peine de convaincre mon frère et ma sœur qu’il étoit déterminé à changer les généreuses vues qu’il avait eues en ma faveur, il pourrait obtenir pour moi, de l’un et de l’autre, des sentimens que je n’espérais pas dans une autre supposition. Mon oncle a témoigné que ce discours lui déplaisait : mais il n’a pas eu le tems d’expliquer ses idées. Mon frère, entrant aussi-tôt d’un air furieux, m’a donné plusieurs noms outrageans. Sa domination, qu’il voit si bien établie, paraît l’élever au-dessus des bienséances. étoit-ce là, m’at-il dit, l’interprétation que le dépit me faisait donner à ses soins fraternels, aux efforts qu’il faisait, et qui lui réussissaient si mal, pour me sauver de ma ruine ? Oui, n’ai-je pas balancé à lui répondre ; il est impossible autrement d’expliquer tous les traitemens que je reçois de vous : et je ne fais pas difficulté de répéter devant vous à mon oncle, comme je le dirai aussi à mon oncle Jules, lorsqu’il me sera permis de le voir, que je les prie tous deux de faire tomber leurs bienfaits sur vous et sur ma sœur, et de ne réserver pour moi que des regards et des expressions tendres, unique bien que je désire pour me croire heureuse. Si vous les aviez vus se regarder mutuellement avec une sorte d’admiration ! Mais en présence de Solmes, pouvais-je m’expliquer avec moins de force ? Et quant à vos soins, monsieur, ai-je continué, en parlant à mon frère, je vous assure encore qu’ils sont inutiles. Vous n’êtes que mon frère. Grâces au ciel, mon père et ma mère sont pleins de vie ; et quand j’aurais le malheur de les perdre, vous m’avez mise en droit de vous déclarer que vous seriez le dernier homme du monde à qui je voulusse abandonner le soin de mes intérêts. " comment, ma nièce, a répondu mon oncle, un frère unique n’est-il rien pour vous ? N’est-il pas comptable de l’honneur de sa sœur, et de celui de sa famille " ? Mon honneur, monsieur, est indépendant de ses soins. Mon honneur n’a jamais été en danger avant le soin qu’il en a voulu prendre. Pardon, monsieur ; lorsque mon frère saura se conduire en frère, ou du moins en galant homme, il pourra s’attirer de moi plus de considération que je ne crois lui en devoir aujourd’hui. J’ai cru mon frère prêt à se jeter furieusement sur moi. Mon oncle lui a fait honte de sa violence ; mais il n’a pu l’empêcher de me donner des noms fort durs, et de dire à M Solmes, que j’étais indigne de son attention. M Solmes a pris ma défense avec une chaleur qui m’a surprise. Il a déclaré qu’il ne pouvait supporter que je fusse traitée sans aucun ménagement. Cependant il s’est expliqué dans des termes si forts, et mon frère a paru se ressentir si peu de cette chaleur, que j’ai commencé à le soupçonner d’artifice. Je me suis imaginée que c’était une invention concertée pour me persuader que j’avais quelque obligation à M Solmes ; et que l’entrevue même pouvait n’avoir été sollicitée que dans cette espérance. Le seul soupçon d’une ruse si basse aurait suffi pour me causer autant d’indignation que de mépris ; mais il s’est changé en certitude, lorsque j’ai entendu mon oncle et mon frère qui s’épuisaient en complimens, non moins affectés sur la noblesse du caractère de M Solmes, et sur cet excès de générosité qui lui faisait rendre le bien pour le mal. J’ai dédaigné de leur faire connaître ouvertement que je pénétrais leur intention. Vous êtes heureux, monsieur, ai-je dit à mon défenseur, de pouvoir acquérir si facilement des droits sur la reconnaissance de toute une famille ; mais exceptez-en néanmoins celle que votre dessein est particulièrement d’obliger. Comme ses disgrâces ne viennent que de la faveur même où vous êtes, elle ne croit pas vous avoir beaucoup d’obligation lorsque vous la défendez contre la violence d’un frère. On m’a traitée d’incivile, d’ingrate, d’indigne créature. Je conviens de tout, ai-je répondu. Je reçois tous les noms qui peuvent m’être donnés, et je reconnais que je les mérite. J’avoue mon indignité à l’égard de M Solmes. Je lui crois, sur votre témoignage, des qualités extraordinaires, que je n’ai le temps ni la volonté d’examiner. Mais je ne puis le remercier de sa médiation, parce que je crois voir avec la dernière clarté (en regardant mon oncle) qu’il se fait ici auprès de tout le monde un mérite à mes dépens. Et me tournant vers mon frère, que ma fermeté semblait avoir réduit au silence ; je reconnais aussi, monsieur, la surabondance de vos soins : mais je vous en décharge, aussi long-temps du moins que le ciel me conservera des parens plus proches et plus chers ; parce que vous ne m’avez pas donné sujet de penser mieux de votre prudence que de la mienne. Je suis indépendante de vous, monsieur, quoique je ne veuille jamais l’être de mon père. à l’égard de mes oncles, je désire ardemment leur estime et leur affection, et c’est tout ce que je désire d’eux. Je le répète, monsieur, pour votre tranquillité et pour celle de ma sœur. à peine avois-je fini ces derniers mots, que Betty, entrant d’un air empressé, et jetant sur moi un coup d’œil aussi dédaigneux que j’aurais pu l’attendre de ma sœur, a dit à mon frère, qu’on souhaitait de lui dire deux mots dans la chambre voisine. Il s’est approché de la porte, qui était demeurée entr’ouverte ; et j’ai entendu cette foudroyante sentence, de la bouche de celui qui a droit à tout mon respect : mon fils, que la rebelle soit conduite à l’instant chez mon frère Antonin ; à l’instant, dis-je. Je ne veux pas qu’elle soit ici dans une heure. J’ai tremblé ; j’ai pâli, sans doute. Je me suis sentie prête à m’évanouir. Cependant, sans considérer ce que j’allais faire, ni ce que j’avais à dire, j’ai recueilli toutes mes forces pour m’élancer vers la porte ; et je l’aurais ouverte, si mon frère, qui l’avait fermée en me voyant avancer vers lui, ne s’était hâté de mettre la main sur la clé. Dans l’impossibilité de l’ouvrir, je me suis jetée à genoux, les bras et les mains étendus contre la cloison. ô mon père ! Mon père ! Me suis-je écriée, recevez-moi du moins à vos pieds. Permettez-moi d’y plaider ma cause. Ne rejetez pas les larmes de votre malheureuse fille ! Mon oncle a porté son mouchoir à ses yeux. M Solmes a fait une grimace d’attendrissement qui rendait son visage encore plus hideux. Mais le cœur de marbre de mon frère n’a pas été touché. Je demande grâce à genoux, ai-je continué ; je ne me léverai pas sans l’avoir obtenue : je mourrai de douleur dans la posture où je suis. Que cette porte soit celle de la miséricorde. Ordonnez, monsieur, qu’elle soit ouverte ; je vous en conjure, cette fois, cette seule fois, quand elle devrait m’être ensuite fermée pour jamais. Quelqu’un s’est efforcé d’ouvrir de l’autre côté ; ce qui a obligé mon frère d’abandonner tout d’un coup la clé : et moi, qui continuais de pousser la porte dans la même posture, je suis tombée sur le visage dans l’autre salle, assez heureusement néanmoins pour ne me pas blesser. Tout le monde en était sorti, à l’exception de Betty, qui m’a aidée à me relever. J’ai jeté les yeux sur toutes les parties de la chambre, et n’y voyant personne, je suis rentrée dans l’autre, appuyée sur Betty, et je me suis jetée sur la première chaise. Un déluge de pleurs a servi beaucoup à me soulager. Mon oncle, mon frère et M Solmes m’ont quittée, pour aller rejoindre mes autres juges. J’ignore ce qui s’est passé entr’eux ; mais, après m’avoir laissée quelque temps pour me remettre, mon frère est revenu, avec une contenance sombre et hautaine : votre père et votre mère, m’a-t-il dit, vous ordonnent de vous disposer sur le champ à vous rendre chez votre oncle. N’ayez aucun embarras pour vos commodités. Vous pouvez donner vos clés à Betty. Prenez-les, Betty, si cette perverse les a sur elle, et portez-les à sa mère. On prendra soin de vous envoyer tout ce qui est convenable ; mais vous ne passerez pas la nuit dans cette maison. J’ai répondu que je n’étais pas bien aise de remettre mes clés à d’autres qu’à ma mère, et même en mains propres ; qu’il voyait le désordre de ma santé ; qu’un départ si brusque pouvait me coûter la vie, et que je demandais en grâce qu’il fût différé du moins jusqu’à mardi. C’est, mademoiselle, ce qui ne vous sera point accordé. Préparez-vous pour ce soir, et remettez vos clés à Betty, si vous n’aimez mieux me les donner à moi-même. Je les porterai à votre mère. Non, mon frère, non. Vous aurez la bonté de m’excuser. Vous les donnerez ; il le faut absolument. Rebelle sur tous les points : Mademoiselle Clary, auriez-vous quelque chose en réserve qui ne dût pas être vu de votre mère ? Non, si l’on me permet de l’accompagner. Il est sorti, en me disant qu’il allait rendre compte de ma réponse. Bientôt j’ai vu entrer Miss Dolly Hervey, qui m’a dit tristement qu’elle était fâchée du message, mais que ma mère demandait absolument la clé de mon cabinet et celle des tiroirs. Dites à ma mère que j’obéis à ses ordres. Dites-lui que je ne fais point de conditions avec ma mère ; mais que, si ses recherches ne lui font rien trouver qu’elle désapprouve, je la supplie de permettre que je demeure ici quelques jours de plus. Allez, chère cousine, rendez-moi ce bon office, si vous le pouvez. La tendre Dolly n’a pu retenir ses larmes. Elle a reçu mes clefs. Elle a passé les bras autour de mon cou, en disant qu’il était bien triste de voir pousser si loin la rigueur. J’ai remarqué que la présence de Betty ne lui permettait pas de s’expliquer davantage. Cachez votre pitié, ma chère, n’ai-je pu m’empêcher de lui dire ; on vous en ferait un crime : vous voyez devant qui vous êtes. L’insolente Betty a souri dédaigneusement. Une jeune demoiselle, a-t-elle eu la hardiesse de répondre, qui en plaignait une autre dans des affaires de cette nature, promettait beaucoup elle-même pour l’avenir. Je l’ai traitée fort mal, et je lui ai ordonné de me délivrer de sa présence. Très-volontiers, m’a-t-elle dit avec la même audace, si les ordres de ma mère ne l’obligeaient de demeurer. J’ai reconnu ce qui l’arrêtait, lorsqu’ayant voulu remonter à mon appartement, après le départ de ma cousine, elle m’a déclaré (quoiqu’avec beaucoup de regret, m’a-t-elle dit) qu’elle avait ordre de me retenir. Oh ! C’est trop. Une effrontée telle que vous, ne m’empêchera point… elle s’est hâtée de tirer la sonnette, et mon frère accourant aussitôt, s’est rencontré sur mon passage. Il m’a forcée de retourner, en me répétant plusieurs fois qu’il n’était pas temps encore. Je suis rentrée ; et me jetant sur une chaise, je me suis mise à pleurer amérement. Le récit de son indécent langage pendant qu’il m’a servi comme de geolier avec Betty, et ses railleries amères sur mon silence et sur mes pleurs, n’ajouteraient rien d’utile à cette peinture. J’ai demandé plusieurs fois la permission de me retirer dans mon appartement. Elle m’a été refusée. La recherche, apparemment, n’était pas finie. Ma sœur était du nombre de ceux qui s’y employaient de toutes leurs forces. Personne n’était capable d’y apporter plus de soin. Qu’il est heureux pour moi que leurs malignes espérances aient été trompées ! Après avoir reconnu qu’ils perdaient leur peine, ils ont pris le parti de me faire essuyer une nouvelle visite de M Solmes, introduit cette fois par ma tante Hervey, qui ne se prêtait pas, comme je m’en suis aperçue, fort volontiers à ce ministère, et toujours accompagné néanmoins de mon oncle Antonin, pour soutenir apparemment la fermeté de ma tante. Mais je commence à me trouver fort appesantie. Il est deux heures du matin. Je vais me jeter sur mon lit toute vêtue, pour me réconcilier un peu avec le sommeil, s’il veut s’arrêter quelques momens dans mes yeux. Mercredi matin, à 3 heures. Il m’est impossible de dormir. Je n’ai fait que sommeiller l’espace d’une demi-heure. Ma tante m’a tenu ce discours, en m’abordant. ô mon cher enfant ! Que de peines vous causez à toute votre famille ! Je ne reviens pas de mon étonnement. J’en suis fâchée, madame. Vous en êtes fâchée, ma nièce ? Quel langage ! Quoi donc, toujours obstinée ? Mais asseyons-nous, ma chère. Je veux m’asseoir près de vous ; elle a pris ma main. Mon oncle a placé M Solmes à mon autre côté. Il s’est assis lui-même vis-à-vis de moi, et le plus près qu’il a pu. Jamais place de guerre ne fut mieux investie. Votre frère, m’a dit ma tante, est trop emporté. Son zèle pour vos intérêts le fait sortir un peu des bornes de la modération. Je le pense aussi, m’a dit mon oncle. Mais n’en parlons plus. Nous voulons essayer quel effet la douceur aura sur vous ; quoique vous sachiez fort bien qu’on n’a pas attendu si tard à l’employer. J’ai demandé à ma tante s’il était nécessaire que M Solmes fût présent. Vous verrez bientôt, m’a-t-elle dit, qu’il n’est pas ici sans raison : mais je dois commencer par vous apprendre que votre mère, trouvant le ton de votre frère un peu trop rude, m’engage à faire l’essai d’une autre méthode sur un esprit aussi généreux que nous avons toujours cru le vôtre. Permettez, madame, que je commence aussi par vous dire qu’il n’y a rien à se promettre de moi, s’il est toujours question de M Solmes. Elle a jeté les yeux vers mon oncle ; il s’est mordu les lèvres en regardant M Solmes, qui s’est frotté le menton. Je vous demande une chose, a-t-elle repris : auriez-vous eu plus de complaisance, si vous aviez été traitée avec plus de douceur ? Non, madame ; je ne puis vous dire que j’en eusse marqué davantage en faveur de M Solmes. Vous savez, madame, et mon oncle ne sait pas moins, que je me suis toujours fait honneur de ma bonne foi. Le temps n’est pas éloigné où j’étais assez heureuse pour avoir mérité quelque estime à ce titre. Mon oncle s’est levé ; et prenant M Solmes à l’écart, il lui a dit, d’une voix basse, que je n’ai pas laissé d’entendre, " ne vous alarmez point ; elle est à vous, elle sera votre femme. Nous verrons qui doit l’emporter, d’un père ou d’une fille, d’un oncle ou d’une nièce… je ne doute pas que nous ne touchions à la fin, et que cette haute frénésie ne donne matière à quantité de bons mots. " je souffrais mortellement. " quoique nous ne puissions découvrir, a-t-il continué, d’où vient cette humeur opiniâtre dans une créature si douce, nous croyons le deviner. Ami, comptez que cette obstination ne lui est pas naturelle : et je n’y prendrais pas tant d’intérêt, si je n’étais sûr de ce que je dis, et si je n’étais déterminé à faire beaucoup pour elle. " je ne cesserai pas de prier pour cet heureux tems, a répondu M Solmes, d’une voix aussi intelligible : jamais, jamais je ne lui rappellerai la mémoire de ce qui me cause aujourd’hui tant de peine. Je ne vous cacherai pas, m’a dit ma tante, qu’en livrant vos clés à votre mère, sans aucune condition, vous avez plus fait que vous ne pouviez espérer par toute autre voie. Cette soumission, et la joie qu’on a eue de ne rien trouver qui puisse causer de l’ombrage, jointes à l’entremise de M Solmes… ah madame ! Que jamais je n’aie d’obligation à M Solmes. Je ne pourrais le payer que par des remerciemens ; à condition même qu’il abandonnât ses prétentions. Oui, monsieur, (en me tournant vers lui) si vous avez quelque sentiment d’humanité, si l’estime dont vous faites profession de m’honorer a quelque rapport à moi-même, je vous conjure de vous borner à mes remerciemens : je vous les promets de bonne foi ; mais ayez la générosité de les mériter. " croyez, croyez, croyez-moi, mademoiselle, a-t-il begayé plusieurs fois ; il est impossible. Je conserverai mes espérances aussi long-temps que vous serez fille. Aussi long-temps que je serai soutenu par mes dignes amis, il faut que je persévère. Je ne dois pas marquer du mépris pour eux, parce que vous en avez beaucoup pour moi. " un regard dédaigneux a fait mon unique réponse : et m’adressant à ma tante : de grâce, madame, quelle faveur ma soumission m’a-t-elle donc procurée ? Votre mère et M Solmes, a-t-elle repris, ont obtenu que vous ne partirez point avant mardi, si vous promettez de partir alors de bonne grâce. Qu’on me laisse la liberté d’exclure les visites qui me chagrinent, et je me rendrai avec joie chez mon oncle. Eh bien ! M’a dit ma tante, c’est un point qui demande encore d’être examiné. Passons à un autre, pour lequel vous ne sauriez trop rappeler votre attention : il vous apprendra ce qui a fait désirer ici la présence de M Solmes. Oui, ma nièce, écoutez bien, a interrompu mon oncle. Il vous apprendra aussi ce que c’est qu’un certain homme, que je ne veux pas nommer. Je vous en prie, M Solmes, lisez-nous premièrement la lettre que vous avez reçue de votre honnête ami : vous m’entendez ; la lettre anonyme. Volontiers, monsieur ; et prenant son portefeuille, M Solmes en a tiré une lettre : c’est la réponse, a-t-il dit en baissant les yeux, à une lettre qu’on avait écrite à la personne. L’adresse est à M Roger Solmes, écuyer ; elle commence ainsi : monsieur et cher ami… pardon, monsieur, lui ai-je dit, si je vous interromps ; mais quelle est votre intention, je vous prie, en me lisant cette lettre ? De vous apprendre, a répondu pour lui mon oncle, quel est le méprisable personnage à qui l’on croit que votre cœur s’abandonne. Si l’on me soupçonne, monsieur, d’avoir disposé de mon cœur en faveur d’un autre, quelles peuvent être les espérances de M Solmes ? écoutez seulement, a repris ma tante, écoutez ce que M Solmes va lire, et ce qu’il est en état de vous apprendre. Si M Solmes a la bonté de déclarer qu’il n’a aucune vue d’intérêt propre, je l’écouterai volontiers : mais s’il me laisse penser autrement, vous me permettrez, madame, de lui dire que cette raison doit affoiblir beaucoup dans mon esprit ce qu’il veut me lire ou m’apprendre. écoutez-le seulement, a répété ma tante. Quoi, vous ne sauriez l’écouter ? M’a dit mon oncle : vous êtes si vive à prendre parti pour… pour tous ceux, monsieur, qui sont accusés par des lettres anonymes et par des motifs d’intérêt. M Solmes a commencé sa lecture. La lettre paroissait contenir une multitude d’accusations contre le pauvre criminel : mais j’ai interrompu cette inutile rapsodie. Ce n’est pas ma faute, ai-je dit, si celui qu’on accuse ne m’est pas aussi indifférent qu’un homme que je n’aurais jamais vu. Je n’explique point quels sont mes sentimens pour lui ; mais s’ils étoient tels qu’on les suppose, il faudrait les attribuer aux étranges méthodes par lesquelles on a voulu les prévenir. Qu’on accepte l’offre que je fais de me réduire au célibat ; il ne me sera jamais rien de plus que M Solmes. Mon oncle est revenu à prier M Solmes de lire, et à me presser de l’écouter. Que servira sa lecture ? Ai-je dit. Peut-il désavouer qu’il n’ait des vues ? Et, d’ailleurs, que m’apprendra-t-il de pire, que ce que je n’ai pas cessé d’entendre depuis plusieurs mois ? Oui, m’a dit mon oncle ; mais il est en état de vous en fournir les preuves. C’est donc sans preuves, ai-je répliqué, qu’on a décrié jusqu’à présent le caractère de M Lovelace ? Je vous prie, monsieur, de ne me pas donner trop bonne opinion de lui ; vous m’exposez à la prendre, lorsque je vois tant d’ardeur à le faire paraître coupable, dans un adversaire qui ne se propose point assurément sa réformation, et qui ne pense ici qu’à se rendre service à lui-même. Je vois clairement, m’a dit mon oncle, votre prévention, votre folle prévention, en faveur d’un homme qui n’a aucun principe de morale. Ma tante s’est hâtée d’ajouter que je ne vérifierais que trop toutes les craintes, et qu’il était surprenant qu’une jeune personne d’honneur et de vertu eût pris tant d’estime pour un homme du caractère le plus opposé. J’ai repris avec le même empressément : très-chère madame, ne tirez point une conclusion si précipitée contre moi. Je crois M Lovelace fort éloigné du point de vertu dont la religion lui fait un devoir ; mais, si chacun avait le malheur d’être observé dans toutes les circonstances de sa vie, par des personnes intéressées à le trouver coupable, je ne sais de qui la réputation serait à couvert. J’aime un caractère vertueux, dans les hommes comme dans les femmes. Je le crois d’une égale nécessité dans les deux sexes ; et si j’avais la liberté de disposer de moi, je le pré férerais à la qualité de roi, qui ne serait point accompagnée d’un si précieux avantage… à quoi tient-il donc, a interrompu mon oncle… permettez-moi, monsieur… mais j’ose dire qu’une infinité de gens, qui évitent la censure, n’en ont pas plus de droit aux applaudissemens. J’observerai de plus que M Solmes même peut n’être pas absolument sans défauts. Le bruit de ses vertus n’est jamais venu jusqu’à moi. J’ai entendu parler de quelques vices… pardon, monsieur ; vous êtes présent… l’endrait de l’écriture où il est parlé de jeter la première pierre , offre une excellente leçon. Il a baissé la vue, mais sans prononcer un seul mot. M Lovelace, ai-je continué, peut avoir des vices que vous n’avez pas. Peut-être en avez-vous d’autres, dont il est exempt. Mon dessein n’est pas de le défendre, ni de vous accuser. Il n’y a point de mal ni de bien sans mêlange. M Lovelace, par exemple, passe pour un homme implacable, et qui hait mes amis ; je ne l’en estime pas davantage. Mais qu’il me soit permis de dire qu’ils ne le haissent pas moins. M Solmes n’est pas non plus sans antipathies ; il en a même de très-fortes. Parlerai-je de celle qu’il a pour ses propres parens ? Je ne puis croire que ce soit leur faute, puisqu’ils vivent très-bien avec le reste de leur famille. Cependant ils peuvent avoir d’autres vices ; je ne dirai pas plus odieux, car c’est ce qui me semble impossible. Pardon encore une fois, monsieur. Mais que peut-on penser d’un homme qui déteste son propre sang ? Vous n’êtes pas informée, mademoiselle. Vous ne l’êtes pas, ma nièce ; vous ne l’êtes pas, Clary ; tous trois m’ont fait la même réponse ensemble. Il se peut que je ne le sois pas. Je ne désire pas de l’être mieux, parce que je n’y prends aucun intérêt. Mais le public vous accuse, monsieur ; et si le public est injuste à l’égard de l’un, ne le peut-il pas être à l’égard de l’autre ? C’est tout ce que j’en veux conclure. J’ajoute seulement que la plus grande marque du défaut de mérite, est de chercher à ruiner le caractère d’autrui pour établir le sien. Il me serait difficile de vous représenter l’air de confusion qui s’est répandu dans toute sa figure. Je l’ai cru prêt à pleurer. Tous ses traits étoient déplacés par la violence de ses contorsions, et sa bouche ni son nez ne me paroissaient point au milieu de son visage. S’il avait été capable de quelque pitié pour moi, il est certain que j’aurais essayé d’en avoir pour lui. Ils sont demeurés tous trois à se regarder en silence. J’ai cru remarquer dans les yeux de ma tante, qu’elle n’aurait pas été fâchée de pouvoir faire connaître qu’elle approuvait tout ce que j’avais dit ; et lorsqu’elle a recommencé à parler, elle ne m’a blâmée que foiblement de ne vouloir pas entendre M Solmes. Pour lui, il n’a plus marqué la même ardeur pour se faire écouter. Mon oncle a dit qu’il était impossible de me faire entendre raison. Enfin, je les aurais réduits tous deux au silence, si mon frère n’était revenu à leur secours. Il est entré, les yeux étincelans de colère ; et, dans son transport, il a tenu un étrange langage : " je m’aperçois qu’avec son babil, cette causeuse vous a rendu muets. Mais tenez ferme, M Solmes. J’ai entendu jusqu’au moindre mot ; et je ne vois point d’autre méthode pour vous mettre de pair avec elle, que de lui faire sentir votre pouvoir lorsque vous serez son maître, comme elle vous fait essuyer aujourd’hui son insolence ". Fi, mon neveu, lui a dit ma tante. Un frère peut-il être capable de cet excès à l’égard d’une sœur ? Il lui a reproché, pour sa défense, d’encourager elle-même une rebelle : " oui, madame, vous favorisez trop l’arrogance de son sexe. Autrement, elle n’aurait pas osé fermer la bouche à son oncle par d’indignes réflexions ; ni refuser d’écouter un ami, qui veut l’avertir du danger auquel son honneur est exposé de la part d’un libertin, dont elle a fait entendre ouvertement qu’elle veut réclamer la protection contre sa famille ". j’ai fermé la bouche à mon oncle par d’indignes réflexions ! comment osez-vous me faire ce reproche ? Lui ai-je demandé avec un vif ressentiment. Quelle horrible explication ! Qui ne peut tomber dans l’esprit qu’à vous. Ma tante a pleuré du chagrin de se voir traitée avec tant de violence. Mon neveu, lui a-t-elle dit, si c’est à ces remerciemens que je dois m’attendre, j’ai fini. Votre père ne prendrait pas ce ton avec moi. Je dirai, n’en doutez pas, que le discours que vous avez tenu est indigne d’un frère. Pas plus indigne, ai-je repris, que tout le reste de sa conduite. Je vois, par cet exemple, comment il a réussi à faire entrer tout le monde dans ses mesures. Si j’avais la moindre crainte de tomber au pouvoir de M Solmes, cette scène aurait pu me toucher. Vous voyez, monsieur, en parlant à Solmes, quels moyens on croit devoir employer pour vous conduire à vos généreuses fins. Vous voyez comment mon frère me fait sa cour pour vous. Ah !… mademoiselle, je désavoue la violence de M Harlove. Je ne vous rappellerai jamais… soyez tranquille, monsieur ; je prendrai soin que jamais vous n’en ayez l’occasion. Vous êtes trop passionnée, Clary, m’a dit mon oncle ; mais vous, mon neveu, je vous trouve aussi blâmable que votre sœur. Bella est entrée au même moment. Vous n’avez pas tenu votre promesse, a-t-elle dit à mon frère. On vous blâme de l’autre côté comme ici. Si la générosité et l’attachement de M Solmes étoient moins connus, ce qui vous est échappé serait inexcusable. Mon père vous demande ; et vous aussi, ma tante ; et vous mon oncle ; et M Solmes avec vous, s’il vous plaît. Ils sont passés tous quatre dans l’appartement voisin. Je suis demeurée en silence, pour attendre de ma sœur l’explication de cette nouvelle scène. Elle ne s’est pas plutôt vue seule avec moi, qu’avançant son visage presque sur le mien ; elle m’a dit, du ton le plus outrageant, quoiqu’assez bas : perverse créature que tu es ! Que de peine tu causes à toute la famille ! Je lui ai répondu, avec beaucoup de modération, qu’elle et mon frère en causaient de volontaires, parce que rien ne les obligeait l’un et l’autre à se mêler de mes intérêts. Elle a continué ses injures, mais toujours d’une voix basse, comme dans la crainte d’être entendue. J’ai jugé que, pour me délivrer d’elle, il était à propos de lui faire lever un peu le ton ; ce qui est toujours facile avec un esprit passionné. En effet, elle s’est emportée sans ménagement. Aussi-tôt Miss Dolly Hervey est venue lui dire qu’on la demandait de l’autre côté. Ce premier ordre n’a pas suffi. Elle recommençait à suivre le mouvement de sa colère, que j’animais exprès par des réponses froides, mais assez piquantes, lorsque Miss Dolly est revenue lui déclarer qu’on la demandait absolument. Hélas ! Chère cousine, ai-je dit à cette chère miss, on ne pense guère à m’accorder la même faveur. Elle ne m’a répondu qu’en branlant la tête, sans pouvoir retenir ses larmes. Une marque si simple de tendresse et de compassion n’a pas laissé de lui attirer quelques injures de Bella. Cependant, je m’imagine que cette furieuse sœur a reçu aussi quelques reproches de ma mère ou de mes oncles, et j’en ai jugé par sa réponse : j’avais des expressions si piquantes, a-t-elle dit de moi, qu’il était impossible de garder ses résolutions. On m’a laissé peu de temps pour respirer. M Solmes est revenu seul, avec une abondance de grimaces et de complimens. Il venait prendre congé de moi. Mais il avait été trop bien instruit et trop adroitement encouragé, pour me donner l’espérance du moindre changement. Il m’a supplié de ne pas faire tomber sur lui la haine des rigueurs dont il avait été le triste témoin. Il m’a demandé ce qu’il a cru devoir nommer ma compassion. Le résultat m’a-t-il dit, était que, dans son malheur, on lui donnait encore des espérances ; et, quoique rebuté, dédaigné par l’objet de ses adorations, il était résolu de persévérer aussi long-temps qu’il me verrait fille, sans regretter des services, les plus longs et les plus pénibles dont il y ait eu d’exemple ! Je lui ai représenté, avec beaucoup de force, sur quoi il devait compter. Il m’a répondu qu’il n’en était pas moins déterminé à la persévérance ; et que, tandis que je ne serais pas à quelque autre homme, il devait espérer. Quoi ? Lui ai-je dit, de l’espoir, de la persévérance, lorsque je vous déclare, comme je le fais à ce moment, que mes affections sont engagées… quelque usage que mon frère puisse faire de cet aveu… " il connaissait mes principes. Il les adoroit. Il se rendait témoignage qu’il pouvait me rendre heureuse, et il n’était pas moins sûr que je voudrais l’être ". Je l’ai assuré que le parti de me conduire chez mon oncle répondrait mal à ses vues : que si l’on me faisait cette violence, je ne le verrais de ma vie ; je ne recevrais aucune de ses lettres ; je n’écouterais pas un mot en sa faveur, dans quelques mains qu’il pût remettre ses intérêts. " il en était désespéré. Il serait le plus misérable des hommes, si je persistais dans cette résolution. Mais il ne doutait pas que mon père et mes oncles ne pussent m’inspirer des sentimens plus favorables ". Jamais, jamais, monsieur ; voilà de quoi vous devez être sûr. " l’objet était digne de sa patience, et de tous les efforts qu’il était résolu de tenter ". à mes dépens, monsieur ! Au prix de tout mon bonheur ! " il espérait de me voir engagée quelque jour à penser autrement. Sa fortune, beaucoup plus considérable encore qu’on ne se l’imaginait, sa passion, qui surpassait tout ce qu’on a jamais senti pour une femme… " je l’ai arrêté, et le priant d’entretenir de ses richesses ceux qui pouvaient l’estimer à ce titre, je lui ai demandé, sur le second point, ce que devait penser de son amour une jeune personne qui avait pour lui plus d’ aversion qu’on n’en a jamais senti pour un homme , et s’il y avait quelque argument auquel cette déclaration ne répondît pas d’avance ? " ma très-chère demoiselle, en begayant, et se jettant à genoux, que puis-je dire ? Vous me voyez à vos pieds. Ne me traitez pas avec ce mépris ". Il est vrai qu’il offrait l’image d’une profonde douleur, mais sous les traits les plus difformes et les plus odieux. Cependant je ne le voyais pas sans regret dans cette humiliation. Je lui ai dit : il m’est arrivé aussi, monsieur, de fléchir inutilement les genoux, et plus d’une fois, pour toucher des cœurs insensibles. Je les fléchirai encore, et même devant vous, s’il y a tant de mérite à les fléchir ; pourvu que vous ne vous rendiez pas l’instrument d’un frère cruel, pour mettre le comble à ses persécutions. " si les services de toute ma vie, si des respects qui seront portés jusqu’à l’adoration… hélas ! Mademoiselle, vous qui accusez les autres de cruauté, ne voulez-vous pas que la miséricorde soit une de vos vertus " ? Dois-je être cruelle à moi-même, pour vous marquer ce que vous appelez de la miséricorde ? Prenez mon bien, monsieur, j’y consens, poisque vous êtes ici dans une si haute faveur. Ne prétendez pas à moi ; je vous abandonne tout le reste. D’ailleurs, la miséricorde que vous demandez pour vous ; vous feriez fort bien de l’avoir pour autrui. " si vous parlez de mes parens, mademoiselle, tout indignes qu’ils sont de mon attention, ordonnez, et vos volontés seront des loix en leur faveur ". Moi ? Monsieur, que j’entreprenne de vous donner des entrailles, lorsque vous faites trop voir que la nature vous en a refusé ? Ou que j’achéte de vous le bonheur de vos parens, par la perte du mien ? La miséricorde que je vous demande, c’est pour moi-même. Puisque vous avez quelque pouvoir sur mes proches, soyez assez généreux pour l’employer en ma faveur. Dites-leur que vous commencez à vous appercevoir que mon aversion est invincible pour vous. Dites-leur, si vous êtes un homme sage, que votre propre bonheur vous est trop cher, pour le mettre au hasard contre une antipathie si déclarée. Dites-leur, si vous voulez, que je suis indigne de vos offres ; et que, pour votre intérêt, comme pour le mien, vous n’êtes plus disposé à solliciter une main qu’on s’obstine à vous refuser. J’en courrai tous les risques, m’a répondu l’effroyable monstre, en se levant avec un visage pâle, apparemment de rage, lançant des flammes de ses yeux creux, et se mordant la lèvre de dessous pour me faire connaître qu’il pouvait être homme. Votre haine, mademoiselle, ne sera pas une raison qui puisse m’arrêter ; et je ne doute point que dans peu de jours je n’aie le pouvoir… que vous n’ayez le pouvoir monsieur ?… il s’en est tiré assez heureusement… de vous montrer plus de générosité que vous n’en avez eu pour moi, quoique tout le monde vante la noblesse de votre cœur. Sa physionomie convenait à sa colère. Elle paraît formée pour exprimer cette violente passion. Au même instant, mon frère est entré. Ma sœur, ma sœur, m’a-t-il dit en grinçant les dents, achevez le rôle héroïque que vous avez entrepris. Il vous sied à merveille. Comptez néanmoins qu’il durera peu. Nous verrons si vous accuserez les autres de tyrannie, après avoir exercé la vôtre avec tant d’insolence. Mais laissez-là, laissez-là, M Solmes ; son règne est court. Vous la verrez bientôt assez humble et assez mortifiée. La petite folle, apprivoisée, sentira les reproches de sa conscience, et vous demandera grâce alors ; trop heureuse de pouvoir l’obtenir ! Ce frère barbare aurait continué plus long-temps ses insultes, si Chorey n’était venue le rappeler par l’ordre de mon père. Dans la douleur et l’effroi d’être traitée si brutalement, je passais d’une chaise sur une autre, avec toutes les marques d’une violente agitation. M Solmes a tenté de s’excuser, en m’assurant qu’il était fort affligé de l’emportement de mon frère. Laissez-moi, monsieur, laissez-moi, ou vous m’allez voir tomber sans connaissance. En effet, je me suis cru prête à m’évanouir. Il s’est recommandé à ma faveur, avec un air d’assurance qui m’a paru augmenter par l’abattement où il me voyoit. Il a profité même de ma situation pour se saisir d’une de mes mains tremblantes, que toute ma résistance n’a pu l’empêcher de porter à son odieuse bouche. Je me suis éloignée de lui avec indignation. Il est sorti en redoublant ses grimaces, et ses révérences ; fort content de lui-même, autant que j’en ai pu juger, et jouissant de ma confusion. Je l’ai encore devant les yeux. Il me semble que je le vois, se retirant lourdement en arrière, se courbant à chaque pas, jusqu’à ce que la porte, qui était ouverte et contre le bord de laquelle il a donné en reculant, l’a fait souvenir heureusement de me tourner le dos. Aussi-tôt que je me suis trouvée seule, Betty est venue m’apprendre qu’on m’accordait enfin la permission de remonter à ma chambre. Elle avait ordre, m’a-t-elle dit, de m’exhorter à faire des réflexions sérieuses, parce que le temps était court ; quoiqu’elle m’ait fait entendre qu’on pourrait m’accorder jusqu’à samedi. Dans la liberté que je lui laisse de parler, elle m’a raconté que mon frère et ma sœur ont été blâmés de s’être trop emportés avec moi ; mais qu’après avoir recueilli toutes les circonstances, sur leur récit et sur celui de mon oncle, on s’est déterminé plus que jamais en faveur de M Solmes. Il prétend lui-même que sa passion est plus vive pour moi qu’elle n’a jamais été, et que, loin d’être rebuté par mes discours, il a trouvé des charmes à m’entendre. On ne l’entend parler qu’avec extase, de la bonne grâce et de l’air de dignité avec lequel je ferai les honneurs de sa maison. Betty me fait d’autres peintures aussi flatteuses, sans que je puisse juger si elles sont d’elle ou de lui. La conclusion, dit-elle, avec son insolence ordinaire, est de me soumettre de bonne grâce ; ou, ce qu’elle me conseille encore plus, de faire mes conditions moi-même avec lui. Si je manque l’occasion, elle peut me répondre qu’à la place de M Solmes, elle n’en serait pas disposée à me mieux traiter : et quelle femme au monde, m’a répété plusieurs fois cette effrontée créature, aimera mieux admirer un jeune homme libertin, que d’être admirée elle-même par un homme sage, et d’un caractère à l’être toujours ? Elle ajoute qu’il faut que mon bonheur ou mon adresse aient été surprenans, pour avoir trouvé le moyen de cacher mes papiers. Je dois bien m’imaginer, dit-elle, qu’elle n’ignore pas que j’ai sans cesse la plume à la main : et comme j’apporte tous mes soins à lui en dérober la connaissance, elle n’est pas obligée de me garder le secret. Cependant elle n’aime point à nuire : elle est portée au contraire à rendre service, et l’art de concilier a toujours été son talent. Si elle me voulait autant de mal que je me le figure, peut-être ne serais-je plus chez mon père : ce qu’elle ne dit pas néanmoins pour se faire un mérite auprès de moi ; car, au fond, il serait de mon avantage que l’affaire fût promptement terminée : elle y trouverait du moins le sien, elle et tout le monde ; cela est certain. Pour finir là-dessus, vient-elle de me dire encore, elle pouvait me donner un avis : quoique mon départ ne soit pas éloigné, on pensait à m’ ôter ma plume et mon encre ; et lorsque j’aurais perdu cet amusement, on verrait quel emploi un esprit aussi actif que le mien pouvait faire de son tems. Ce discours, qu’elle a peut-être lâché au hasard, fait tant d’impression sur moi, que je vais commencer sur le champ à cacher en différens lieux, des plumes, de l’encre et du papier. J’en mettrai même une provision dans quelque cabinet du jardin, si j’y trouve un endroit sûr. Au pis aller, j’ai quelques crayons, qui me servent à dessiner ; et mes patrons me tiendront lieu de papier, s’il ne m’en reste pas d’autre. J’admire effectivement le bonheur que j’ai eu de me défaire de mes écrits. On a fait une recherche des plus exactes : je m’en aperçois au désordre que je trouve dans tous mes tiroirs. Vous savez que j’aime la méthode, et que, l’étendant jusqu’aux bagatelles, je retrouverais, les yeux fermés, un bout de dentelle ou de ruban. J’ai remarqué la même confusion dans mes livres, qu’ils ont étrangement déplacés, en regardant par derrière, ou peut-être en les ouvrant. Mes habits n’ont pas été plus ménagés, et je vois que rien ne leur est échappé. C’est aux soins de votre amitié que j’ai l’obligation de l’inutilité de leur peine. Ma main s’arrête de fatigue et de pesanteur ; mais le terme d’ obligation me ranime, pour vous dire, que je suis, à toutes sortes de titres, votre très-obligée et très-fidèle amie, Clarisse Harlove.