Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 60

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 250-255).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

lundi après midi, 27 mars. Vous êtes informée de tout ce qui s’est passé ce matin jusqu’à midi ; et j’espère que le détail que je viens de mettre au dépôt sera bientôt suivi d’une autre lettre, par laquelle je cesserai de vous tenir en suspens. Cette situation ne peut vous peser autant qu’à moi. Mon sang se trouble à chaque pas qui se fait sur l’escalier, et pour chaque porte que j’entends ouvrir ou fermer. Ils sont assemblés depuis quelque tems, et je crois leur délibération fort sérieuse. Cependant quel sujet pour de si longs débats, dans une proposition si simple et qui répond sur le champ à toutes leurs vues ? Peuvent-ils insister un moment sur M Solmes, lorsqu’ils voient ce que je leur offre pour m’en délivrer ? Je suppose que l’embarras vient de la délicatesse de Bella, qui se fait presser pour accepter une terre et un mari ; ou de son orgueil, qui lui donne de la répugnance à prendre le refus de sa sœur

c’est du moins ce qu’elle

m’a dit un jour. Ou peut-être mon frère demande-t-il quelque équivalent pour son droit de reversion. Ces petits démêlés d’intérêts ne s’attirent que trop d’attention dans notre famille. C’est sans doute à l’une ou l’autre de ces deux raisons que je dois attribuer la longueur du conseil. Il faut que je jette les yeux sur la lettre de Lovelace. Mais non, je veux me refuser cette curieuse lecture, jusqu’à l’arrivée d’une réponse encore plus curieuse qui me tient en suspens. Pardonnez, ma chère, si je vous fatigue ainsi par mes incertitudes ; mais je n’ai rien de plus à cœur, et ma plume suit le mouvement de mes espérances et de mes craintes ; deux vents assez tumultueux qui m’agitent. Lundi au soir. L’auriez-vous cru. Betty m’apprend d’avance que je dois être refusée. " je ne suis qu’une méchante et artificieuse créature. On n’a eu que trop de bonté pour moi. Mon oncle Harlove s’y est laissé prendre ; c’est l’expression. Ils avoient prévu ce qui ne manquerait pas d’arriver, s’il me voyait ou s’il lisait mes lettres. On lui a fait honte de sa facilité. Le bel honneur qu’ils se feraient aux yeux du public, s’ils me prenaient au mot ! Ce serait donner lieu de croire qu’ils n’auraient employé la rigueur que pour m’amener à ce point. Mes amis particuliers, sur-tout Miss Howe, ne manqueraient point de donner cette explication à leur conduite ; et moi-même, je ne cherche qu’à leur tendre un piège, pour fortifier mes argumens contre M Solmes. Il est surprenant que mon offre ait paru mériter un instant d’attention, et qu’on ait pu s’en promettre quelque avantage pour la famille. Elle blesse les loix et toute sorte d’équité. Miss Bella et M Solmes auraient de belles sûretés pour un bien dans lequel j’aurais toujours le pouvoir de rentrer ! Elle et mon frère, mes héritiers ! ô la fine créature ! Promettre de renoncer au mariage, lorsque Lovelace est si sûr de moi, qu’il le déclare ouvertement ! Une fois mon mari, n’aurait-il pas droit de réclamer les dispositions de mon grand-père ? Et puis, quelle hardiesse, quelle insolence, (Betty m’a lâché tout ce détail par degrés, et vous reconnaîtrez les acteurs à leurs expressions) dans une fille justement disgraciée pour sa révolte ouverte, de vouloir prescrire des loix à toute la famille ? Quel triomphe pour son obstination, de donner ses ordres, non, d’une prison, comme je l’avais nommée, mais du haut de son trône, à ses aînés, à ses supérieurs, à son père même et à sa mère ! Chose étonnante, qu’on ait pu s’arrêter à quelque discussion sur un plan de cette nature ! C’est un chef-d’ œuvre de finesse. C’est moi-même, en perfection. Apparemment que mon oncle ne s’y laisserait pas prendre une seconde fois ". Betty s’est laissé engager d’autant plus facilement à me faire ce récit, qu’étant contraire à mes espérances, elle ne l’a cru propre qu’à me mortifier. Comme j’ai cru comprendre, dans le cours d’une si belle récapitulation, que quelqu’un avait parlé en ma faveur, j’ai voulu savoir d’elle à qui j’avais cette obligation ; elle a refusé de me l’apprendre, pour m’ ôter la consolation de penser qu’ils ne sont pas tous déclarés contre moi. Mais ignoriez-vous donc, ma chère, quelle monstrueuse créature vous honorez de votre amitié ? Vous ne pouvez douter de l’influence que vous avez sur moi, pourquoi ne m’avez-vous pas appris plutôt à connaître un peu mieux ? Pourquoi la même liberté que j’ai toujours prise avec vous, ne vous a-t-elle pas encore portée à me déclarer mes défauts, et sur-tout celui d’une si misérable hypocryte ? Si mon frère et ma sœur ont été capables de cette découverte, comment est-elle échappée à des yeux aussi pénétrans que les vôtres ? Il paraît qu’à présent leurs délibérations roulent sur la manière de me répondre, et sur le choix de leur écrivain ; car ils ignorent et ils ne doivent pas savoir que Betty m’ait si bien informée. L’un demande qu’on le dispense de m’écrire ; un autre ne veut pas se charger de m’écrire des choses dures ; un autre est las d’avoir à faire à moi ; et s’engager dans une dispute par écrit avec une fille qui ne fait qu’abuser de la facilité de sa plume, c’est s’exposer à ne jamais finir. Ainsi, les qualités qu’on ne m’attribuait autrefois que pour m’en faire honneur, deviennent aujourd’hui un sujet de reproche. Cependant il faudra bien qu’on m’apprenne, par quelque voie, le résultat d’une si longue conférence. En vérité, ma chère, mon désespoir est si vif, que je crains d’ouvrir la lettre de M Lovelace. Dans l’horreur où je suis, si j’y trouvais quelque expédient, je serais capable de prendre un parti dont je me repentirais peut-être le reste de mes jours. Je reçois à ce moment la lettre suivante, par les mains de Betty. Miss la rusée, votre admirable proposition n’a pas été jugée digne d’une réponse particulière. C’est une honte pour votre oncle Harlove de s’être laissé surprendre. N’avez-vous pas quelque nouveau tour d’adresse pour votre oncle Antonin ? Jouez-nous l’un après l’autre, mon enfant, tandis que vous y êtes si bien disposée. Mais je reçois ordre de vous écrire, deux lignes seulement, afin que vous n’ayez pas occasion de me reprocher, comme à votre sœur, des libertés que vous vous attirez. Tenez-vous prête à partir : vous serez demain conduite chez votre oncle Antonin. Me suis-je expliqué clairement ? James Harlove. Ce trait m’a pénétrée jusqu’au vif ; et, dans la première chaleur de mon ressentiment, j’ai fait la lettre suivante pour mon oncle Harlove, qui se propose de passer ici la nuit. à M Jules Harlove.

monsieur, " je me trouve, sans le savoir, une bien méprisable créature. Ce n’est point à mon frère, c’est à vous, monsieur, que j’ai écrit : c’est de vous que j’espère l’honneur d’une réponse. Personne n’a plus de respect que moi pour ses oncles. Cependant j’ose dire, que toute grande qu’est la distance d’un oncle à sa nièce, elle n’exclut pas cette espérance. Je ne crois pas non plus que ma proposition mérite du mépris. " pardon, monsieur, j’ai le cœur plein. Peut-être reconnaîtrez-vous quelque jour que vous vous êtes laissé vaincre (hélas ! En puis-je douter ?) pour contribuer à des traitemens que je n’ai pas mérités. Si vous avez honte, comme mon frère me le fait entendre, de m’avoir marqué quelque sentiment de tendresse, je m’abandonne à la pitié du ciel, puisque je n’en dois plus attendre de personne. Mais que je reçoive du moins une réponse de votre main ; je vous en supplie très-humblement. Jusqu’à ce que mon frère daigne se rappeler ce qu’il doit à une sœur, je ne recevrai aucune réponse de lui à des lettres que je ne lui ai pas écrites, ni aucune sorte de commandement. J’attendris tout le monde ! C’est, monsieur, ce qu’il vous a plu de me marquer. Hélas ! Qui ai-je donc attendri ? Je connais quelqu’un, dans la famille, qui a, pour toucher, des méthodes bien plus sûres que les miennes ; sans quoi, il ne serait pas parvenu à faire honte à tout le monde, d’avoir donné quelques marques de tendresse à un malheureux enfant de la même famille. " de grâce, monsieur, ne me renvoyez pas cette lettre avec mépris, ou déchirée, ou sans réponse. Mon père a ce droit, et tous ceux qu’il lui plaît d’exercer sur sa fille. Mais personne de votre sexe ne doit traiter si durement une jeune personne du mien, lorsqu’elle se contient dans l’humble disposition où je suis. " après les étranges explications qu’on a données à ma lettre précédente, je dois craindre que celle-ci ne soit encore plus mal reçue. Mais je vous supplie, monsieur, de faire deux mots de réponse à ma proposition, quelque sévères qu’ils puissent être. Je pense encore qu’elle mérite quelque attention. Je m’engagerai, de la manière la plus solemnelle, à lui donner de la validité par un renoncement perpétuel au mariage. En un mot, je ferai tout ce qui n’est pas absolument impossible, pour rentrer en grâce avec tout le monde. Que puis-je dire de plus ? Et ne suis-je pas, sans le mériter, la plus malheureuse fille du monde ? " Betty a fait encore difficulté de porter cette lettre, sous prétexte que c’était s’exposer à recevoir des injures et à me la rapporter en pièces. Je voulais en courir les risques, lui ai-je dit, et je lui demandais seulement de la remettre à son adresse. Pour réponse à quelques insolences dont elle s’est crue en droit de me faire payer ce service, je l’ai assurée qu’elle aurait la liberté de tout dire, si elle voulait m’obéir cette fois seulement ; et je lui ai recommandé de se dérober aux yeux de mon frère et de ma sœur, de peur que leurs bons offices n’attirassent à ma lettre le sort dont elle me menaçoit. C’est de quoi elle n’osait répondre, m’a-t-elle repliqué. Mais enfin elle est descendue, et j’attends son retour. Avec si peu d’espérance de justice ou de faveur, j’ai pris le parti d’ouvrir la lettre de M Lovelace. Je vous l’enverrais, ma chère, avec toutes celles que je vais réunir sous une même enveloppe, si je n’avais besoin d’un peu plus de lumières pour me déterminer sur la réponse. J’aime mieux prendre la peine de vous en faire l’extrait, tandis que j’attends le retour de Betty. " il me fait ses plaintes ordinaires de la mauvaise opinion que j’ai de lui, et de la facilité que j’ai à croire tout ce qui est à son désavantage. Il explique, aussi clairement que je m’y suis attendue, ma réflexion sur le bonheur que ce serait pour moi, dans la supposition de quelque entreprise téméraire contre M Solmes, d’être délivrée tout à la fois de l’un et de l’autre. Il se reproche beaucoup, me dit-il, d’avoir donné à la crainte de me perdre, quelques expressions violentes dont il convient que j’ai eu raison de m’offenser. " il avoue qu’il a l’humeur prompte. C’est le défaut, dit-il, de tous les bons naturels ; comme celui des cœurs sincères est de ne le pouvoir cacher. Mais il en appelle à moi sur sa situation. Si quelque chose au monde est capable de faire excuser un peu de témérité dans les expressions, n’est-ce pas l’état auquel il se trouve condamné par mon indifférence et par la malignité de ses ennemis ? " il croit trouver, dans ma dernière lettre, plus de raison que jamais d’appréhender que je ne me laisse vaincre par la force, et peut-être par des voies plus douces. Il n’entrevait que trop que je le prépare à ce fatal dénouement. Dans une idée si affligeante, il me conjure de ne me pas prêter aux noires intentions de ses ennemis. Les vœux solemnels de réformation, les promesses d’un avenir digne de lui et de moi, et les protestations de vérité, ne manquent pas de suivre, dans le style le plus soumis et le plus humble. Cependant il traite de cruel le soupçon qui m’a fait attribuer toutes ses protestations au besoin qu’il en croit avoir lui-même, avec une si mauvaise renommée ". Il est prêt, dit-il, à reconnaître solemnellement, que ses folies passées excitent son propre mépris. Ses yeux sont ouverts. Il ne lui manque plus que mes instructions particulières, pour assurer l’ouvrage de sa réformation. " il s’engage à faire tout ce qui peut s’accorder avec l’honneur, pour obtenir sa réconciliation avec mon père. Il consent, si je l’exige, à faire les premières démarches du côté même de mon frère, qu’il traitera comme son propre frère, parce qu’il est le mien ; à la seule condition qu’on ne fera pas revivre, par de nouveaux outrages, la mémoire du passé. " il me propose, dans les termes les plus humbles et les plus pressans, une entrevue d’un quart-d’heure, pour me confirmer la vérité de tout ce qu’il m’écrit, et me donner de nouvelles assurances de l’affection, et, s’il est besoin, de la protection de toute sa famille. Il me confesse qu’il s’est procuré la clef d’une porte du jardin, qui mène à ce que nous nommons le taillis ; et que, si je veux seulement tirer le verrou, du côté intérieur, il peut y entrer la nuit, pour attendre l’heure qu’il me plaira de choisir. Ce n’est point à moi qu’il aura jamais la présomption de faire des menaces ; mais si je lui refuse cette faveur, dans le trouble où le jettent quelques endroits de ma lettre, il ne sait pas de quoi son désespoir peut le rendre capable. " il me demande ce que je pense de la détermination absolue de mes amis, et par quelle voie je crois pouvoir éviter d’être à M Solmes, si je suis une fois menée chez mon oncle Antonin, à moins que je ne sois résolue d’accepter la protection qui m’est offerte par sa famille, ou de me réfugier dans quelque autre lieu, tandis que j’ai le pouvoir de m’échapper. Il me conseille de m’adresser à votre mère, qui consentira peut-être à me recevoir secrètement, jusqu’à ce que je puisse m’établir dans ma terre, et me réconcilier avec mes proches, qui le désireront autant que moi, dit-il, aussi-tôt qu’ils me verront hors de leurs mains. " il m’apprend (et je vous avoue, ma chère, que mon étonnement ne cesse pas de lui voir toutes ces connaissances) qu’ils ont écrit à M Morden pour le prévenir en faveur de leur conduite, et le faire entrer sans doute dans tous leurs projets : d’où il conclut que, si mes amis particuliers me refusent un asile, il ne me reste qu’une seule voie. Si je veux, dit-il, le rendre le plus heureux de tous les hommes en m’y déterminant par inclination, les articles seront bientôt dressés, avec des vides que je remplirai à mon gré. Que je lui déclare seulement, de ma propre bouche, mes volontés, mes doutes, mes scrupules, et que je lui répète qu’aucune considération ne me rendra la femme de Solmes, son cœur et son imagination seront tranquilles. Mais, après une lettre telle que ma dernière, il n’y a qu’une entrevue qui puisse calmer ses craintes. Là-dessus, il me presse d’ouvrir le verrou dès la nuit suivante, ou celle d’après, si sa lettre n’arrive point assez tôt. Il sera déguisé d’une manière qui ne donnera aucun soupçon, quand il serait aperçu. Il ouvrira sa porte avec sa clef. Le taillis lui servira de logement pendant les deux nuits, pour attendre l’heure propice ; à moins qu’il ne reçoive de moi des ordres contraires, ou quelque arrangement pour une autre occasion ". Cette lettre est datée d’hier. Comme je ne lui ai pas écrit un mot, je suppose qu’il étoit la nuit passée dans le taillis, et qu’il y sera cette nuit ; car il est trop tard à présent pour me déterminer sur ma réponse. J’espère qu’il n’ira pas chez M Solmes ; et je n’espère pas moins qu’il ne viendra point ici. S’il se rend coupable de l’une ou l’autre de ces deux extravagances, je romps avec lui sans retour. à quoi se résoudre avec des esprits si obstinés ? Plût au ciel que je n’eusse jamais !… mais que servent les regrets et les désirs ? Je suis étrangement agitée ; et quel besoin de vous le dire, après vous avoir fait cette peinture de ma situation ?