Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 48

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 210-213).


Miss Howe, à Miss Clarisse Harlove.

jeudi, après dîner. Une visite imprévue a détourné le cours de mes idées, et me fait changer le sujet que je m’étais proposé de continuer. Il m’est venu un homme… le seul en faveur duquel je pusse abandonner la résolution où j’étais de ne recevoir personne ; un homme que je croyais à Londres, suivant le témoignage que deux libertins de ses amis en avoient rendu à M Hickman. à présent, ma chère, je crois m’être épargné la peine de vous dire que c’est votre agréable débauché. Notre sexe aime, dit-on, les surprises, et je voulais vous faire deviner plus long-temps de qui était la visite que j’ai reçue ; mais je me suis trahie par mon propre empressement : et puisque vous avez la découverte à si bon marché, passons tout de suite au fait. Le motif qui l’amenait, m’a-t-il dit, étoit de me demander mes bons offices auprès de ma charmante amie , et, comme il était sûr que je connaissais parfaitement votre cœur, de savoir de moi sur quoi il pouvait compter. Il m’a touché quelque chose de votre entrevue ; mais en se plaignant du peu de satisfaction qu’il a obtenu de vous, et de la malice de votre famille, qui semble augmenter pour lui à proportion de la cruauté qu’elle exerce sur vous. Son cœur, a-t-il continué, est dans une mortelle agitation, qui vient de la crainte où il est, à chaque moment, d’apprendre que vous vous soyez déclarée pour un homme méprisé de tout le monde. Il m’a fait le récit de quelques nouvelles indignités de la part de votre frère et de vos oncles. Il m’a déclaré que si vous étiez poussée malheureusement dans les bras de l’homme en faveur duquel il reçoit des traitemens si peu mérités, vous seriez bientôt une des plus jeunes, comme une des plus aimables veuves d’Angleterre, et qu’il ferait rendre compte aussi à votre frère de la liberté avec laquelle il parle de lui dans toutes les occasions. Il m’a proposé divers plans, dont il vous laisse le choix, pour vous délivrer des persécutions auxquelles vous êtes exposée. Je veux vous en apprendre un : c’est de reprendre votre terre, et, si vous trouvez des obstacles qui ne puissent être surmontés, d’accepter, comme il vous l’a proposé, l’assistance de ses tantes ou de milord M pour vous y établir. Il proteste que, si vous prenez ce parti, il vous laissera la liberté de vous consulter vous-même, et d’attendre l’arrivée et les avis de M Morden, pour ne vous déterminer que suivant le penchant de votre cœur, et suivant les preuves que vous aurez de la réformation dont ses ennemis prétendent qu’il a tant de besoin. J’avais une belle occasion pour le sonder, comme vous le désiriez de M Hickman, sur les sentimens que ses tantes et milord conservent pour vous, depuis qu’ils ne peuvent ignorer la haine que votre famille leur porte, comme à leur neveu. J’ai saisi le moment. Il m’a fait voir quelques endroits d’une lettre de son oncle, où j’ai lu effectivement, " qu’une alliance avec vous, sans autre considération que votre seul mérite, serait toujours ce qu’ils peuvent desirer de plus heureux. " et milord va si loin sur ce qui faisait le sujet de votre curiosité, " qu’à quelque perte, lui dit-il, que vous soyez exposée par la violence de votre famille, il l’assure, que lui et ses sœurs y suppléeront ; quoique la réputation d’une famille aussi opulente que la vôtre doive faire souhaiter, pour l’honneur des deux parties, que cette alliance se fasse avec un consentement général. " je lui ai dit, comme je savais que vous l’en aviez assuré vous-même, que vous aviez une extrême aversion pour M Solmes, et que si le choix dépendait de vous, votre préférence serait pour le célibat. Par rapport à lui, je ne lui ai pas dissimulé que vous aviez de grandes et justes objections à former contre ses mœurs ; qu’il me paroissait fort étrange que de jeunes gens, qui menaient une vie aussi licencieuse qu’on l’en accusait, eussent la présomption de croire que, lorsque la fantaisie leur prenait de se marier, la plus vertueuse et la plus digne personne de notre sexe fût justement celle qui devait leur tomber en partage : qu’à l’égard de votre terre, je vous avais fortement pressée, et je vous presserais encore de rentrer dans vos droits ; mais que jusqu’à présent vous en aviez paru fort éloignée : que vos principales espérances étoient dans M Morden, et que j’étais trompée si vous ne vous proposiez pas de suspendre vos résolutions et de gagner du tems jusqu’à son retour. Je lui ai dit qu’à l’égard de ses tragiques desseins, si l’exécution ou la menace pouvait être utile à quelqu’un, c’était à ceux qui vous persécutent, en leur fournissant un prétexte pour achever promptement leur ouvrage, et même avec l’approbation de tout le monde ; puisqu’il ne devait pas s’imaginer que la voix du public pût jamais être en faveur d’un jeune homme violent et d’une réputation médiocre sur l’article des mœurs, qui se proposerait d’enlever à une famille de quelque distinction un enfant si précieux, et qui, ne pouvant obtenir la préférence sur un homme qu’elle aurait choisi, menacerait de s’en venger par la violence. J’ai ajouté qu’il se trompait beaucoup, s’il espérait de vous intimider par ces menaces ; que, malgré toute la douceur qui faisait le fond de votre caractère, je ne connaissais personne qui eût plus de fermeté que vous, ni qui fût plus inflexible, (comme votre famille l’avait éprouvé, et ne cesserait pas de l’éprouver, si elle continuait de vous en donner l’occasion) lorsque vous étiez bien persuadée que vous combattiez pour la vérité et la justice. Apprenez, lui ai-je dit, que Miss Clarisse Harlove, timide comme elle peut l’être quelquefois dans les occasions où sa pénétration et sa prudence lui font voir du danger pour ce qu’elle aime, est au-dessus de la crainte dans celles où son honneur et la véritable dignité de son sexe lui paroissent intéressés. En un mot, monsieur, vous vous flatteriez en vain de pousser Miss Clarisse Harlove, par l’effroi, à la moindre démarche qui soit indigne d’une ame supérieure. Il était si éloigné, m’a-t-il dit, de penser à vous intimider, qu’il me conjurait de ne pas vous dire un mot de ce qui lui était échappé avec moi : " s’il avait pris un air de menace, je devais le pardonner à la chaleur de son sang, qui bouillonnait de la seule idée de vous perdre pour toujours, et de vous voir précipitée dans les bras d’un homme que vous haïssez. Dans une si horrible supposition, il avouait que la considération du public serait peu capable de l’arrêter ; sur-tout, lorsque les menaces présentes de quelques personnes de votre famille, et le triomphe qu’ils feraient alors éclater, exciteraient et justifieraient également sa vengeance. " tous les pays du monde, a-t-il ajouté, étoient égaux à ses yeux. Il n’y mettait de différence que par rapport à vous ; et dans quelque résolution que son désespoir pût l’engager, s’il avait le malheur de vous perdre, il n’avait rien à redouter des loix de sa patrie. Je n’ai point aimé l’air dont il m’a tenu ce discours. Cet homme, ma chère, est capable des plus grandes témérités. Comme je n’ai pas manqué de lui en faire un reproche fort vif, il s’est efforcé de tempérer un peu cette furie, en me disant que, pendant que vous demeurerez fille, il souffrira toutes sortes d’indignités de la part de vos proches ; mais que, si vous vous déterminiez à vous mettre à couvert dans quelque lieu convenable (en supposant que vous n’ayez point de goût pour la protection de son oncle et de ses tantes, il m’a insinué adroitement celle de ma mère), ou si vous preniez le parti de vous retirer à Londres dans quelque maison d’ami, dont il n’approcherait pas sans votre permission, et d’où vous pourriez composer avec votre famille, il aurait l’esprit absolument tranquille ; et, comme il l’avait déjà dit, il attendrait patiemment le retour de M Morden, et la décision de son sort. Il connaissait si bien, m’a-t-il dit encore, l’entêtement de votre famille, et le fond qu’elle fait sur votre naturel et sur vos principes, qu’il tremblera pour vous aussi long-temps que vous serez exposée au double pouvoir de leurs persuasions et de leurs menaces. Notre conversation a duré beaucoup plus long-temps ; mais le reste ne m’ayant paru qu’une répétition de ce qu’il vous a dit dans votre dernière entrevue, je m’en rapporte à votre mémoire. Si vous me demandez mon sentiment, je crois, ma chère, qu’il vous importe plus que jamais de vous rendre indépendante. Tout alors, s’arrange comme de soi-même. Lovelace est un homme violent. Je souhaiterais, au fond, que vous puissiez vous délivrer de lui comme de Solmes. Une fois hors des mains de votre frère et de votre sœur, vous examinerez ce qui convient à votre devoir et à vos inclinations. Si votre famille persiste dans son ridicule systême, je suis d’avis de ne pas négliger l’ouverture de Lovelace ; et je prendrai la première occasion pour sonder là-dessus ma mère. De votre côté, expliquez-moi nettement vos idées sur la proposition de rentrer dans vos droits, car je me joins à lui pour vous en presser. Essayez du moins ce que cette demande peut produire. Demander, ce n’est pas intenter un procès. Mais quelque parti que vous preniez, gardez-vous absolument de répéter que vous ne réclamerez point vos droits. Si la persécution continue, vous n’aurez que trop de raisons de penser autrement. Laissez-les dans la crainte de vous voir changer de disposition. Vous voyez que pour avoir déclaré que vous n’useriez pas du pouvoir qu’ils vous connaissent, vous n’en êtes pas mieux traitée. Il me semble qu’il ne devrait pas être nécessaire de vous le dire. Bon soir, ma très-chère et très-aimable amie.

Anne Howe.