Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 46

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 206-208).


Miss Howe, à Miss Clarisse Harlove.

jeudi à sept heures du matin. Ma mère et ma cousine sont parties à la pointe du jour, dans une berline à quatre chevaux, avec trois laquais derrière elles, escortées par leur intrépide écuyer, et lui par deux de ses gens, à cheval, comme leur maître. Ma mère et lui aiment la parade, lorsqu’ils sortent ensemble ; c’est une espèce de compliment qu’ils se font entr’eux, et qui marque du moins que l’un croit le recevoir de l’autre. Robert, qui est votre serviteur et le mien, sans avoir d’autres maîtres, est demeuré pour tout le jour à nos ordres. Je dois commencer, ma chère, par blâmer la résolution où vous êtes de n’entrer dans aucune contestation pour vos droits. On se doit justice à soi-même comme on la doit aux autres. Je vous blâme encore plus d’avoir déclaré cette résolution à votre tante et à votre sœur. Elles n’auront pas manqué de le dire à votre père et à votre frère, qui n’ont pas assez de générosité pour n’en pas tirer avantage. Je me souviens d’avoir entendu de vous une observation, que vous teniez, disiez-vous, du docteur Lewin, à l’occasion d’un excellent prédicateur, dont la conduite répondait mal à ses talens ; " que, pour exceller dans la spéculation et dans la pratique, il faut posséder des qualités différentes, qui ne se trouvent pas toujours réunies dans la même personne. " je souhaiterais, ma chère, que vous qui réunissez si heureusement la pratique à la spéculation dans tout ce qu’il y a de véritablement louable, vous fissiez ici l’application de cette maxime à vous-même. Il s’agit de l’exécution des volontés de votre grand-pere : croyez vous que, parce qu’elles sont en votre faveur, vous soyez plus libre de vous en dispenser, que ceux qui n’ont pas d’autre motif que leur intérêt pour les violer ? Je sais quel est votre mépris pour les richesses : mais vous m’avez avoué néanmoins qu’elles ont un côté par lequel vous les jugiez estimables : " c’est, disiez-vous, qu’elles donnent le pouvoir d’obliger ; au lieu que leur privation impose la nécessité de recevoir des faveurs, qui ne sont quelquefois accordées qu’à regret, ou du moins de mauvaise grâce, par de petits esprits qui ne savent pas en quoi consiste le principal mérite d’un bienfait. " réfléchissez, ma chère, sur un principe que vous n’auriez pas établi, si vous ne l’aviez cru certain ; et voyez comment il s’accorde avec la déclaration que vous avez faite à votre tante et à votre sœur, que, fussiez-vous chassée de la maison paternelle, et réduite à l’indigence, vous ne réclameriez point vos droits sur un bien qu’on ne peut vous contester. La crainte même qu’ils ont de vous y voir rentrer, ne vous marque-t-elle pas que leurs mauvais traitemens vous y autorisent ? J’avoue qu’à la première lecture, j’ai été sensiblement touchée de la lettre que vous avez reçue de votre mère avec les échantillons. Au fond, néanmoins, c’est une étrange démarche de la part d’une mère ; car son intention n’était pas de vous insulter : et j’ai regret qu’une si excellente femme ait pu descendre à tout l’art dont cette lettre est remplie. Il n’en paroît pas moins, dans quelques-unes des conversations dont vous m’avez fait le récit. Ne voyez-vous pas, dans cette conduite forcée, ce que des esprits violens peuvent obtenir d’un caractère plus doux, par leurs sollicitations impérieuses et leurs mauvais conseils ? Vous m’avez souvent grondée, et je m’attends à l’être encore, pour la manière libre dont je parle de quelques-uns de vos proches. Mais vos discours, ma chère, ne m’empêcheront point de vous dire qu’un sot orgueil ne mérite et ne s’attire effectivement que du mépris. La maxime est vraie ; et s’ils sont dans le cas de l’application, je ne vois aucune raison de les excepter. Je les méprise tous, à l’exception de votre mère, que je veux épargner en votre faveur. Dans les circonstances présentes, on trouverait peut-être une raison pour la justifier. Après avoir eu tant à souffrir, depuis si long-temps, du sacrifice continuel de sa propre volonté, elle peut s’imaginer plus facilement qu’une autre, qu’il en doit moins coûter à sa fille pour sacrifier la sienne. Mais quand je considère qui sont les premiers auteurs de vos disgrâces, mon sang s’échauffe… et, Dieu me pardonne ! Je crois que si j’avais été traitée comme vous, je serais déjà Madame Lovelace. Cependant, souvenez-vous, ma chère, que la même démarche dont on ne s’étonnerait pas dans une créature aussi pétulante que moi, serait inexcusable dans un caractère comme le vôtre. Votre mère, une fois entraînée contre son propre jugement, je ne suis plus surprise que votre tante Hervey ait embrassé le même parti. On sait que les deux sœurs n’ont jamais été d’avis différent. Mais je n’ai pas laissé d’approfondir la nature des obligations que M Hervey s’est imposées, par un désordre dans ses affaires qui n’a pas fait trop d’honneur à sa conduite. Bagatelle, ma chère ; il s’agit seulement d’une grande partie de son bien, engagée, pour la moitié de sa valeur, à votre frère, sans quoi, elle aurait été vendue par ses créanciers. Il est vrai, qu’entre parens la faveur est assez mince, puisque votre frère n’a pas négligé ses sûretés. Mais toute la famille des Hervey ne laisse pas de se trouver assujettie au moins généreux de tous les bienfaiteurs, qui en a pris droit, comme Miss Hervey me l’a dit elle-même, de traiter son oncle et sa tante avec beaucoup moins de cérémonie. La patience m’échappe. Faut-il que je donne le nom de votre frère ?… mais il le faut, ma chère, parce qu’il est né du même père que vous. Cette réflexion, j’espère, n’a rien qui vous offense. Je regrette beaucoup que vous lui ayez écrit. C’est avoir marqué pour lui trop d’attention. C’est avoir ajouté quelque chose à l’opinion qu’il a de son importance, et l’avoir excité à vous traiter plus insolemment : occasion que vous deviez être sûre qu’il ne laisserait point échapper. Il convenait bien à ce joli personnage de chercher querelle à un Lovelace, si ce n’était pour apprendre de lui à remettre son épée au fourreau, lorsqu’il pourra la tirer par accident ! Ces insolens de commande, qui font l’épouvante des femmes, des enfans et des domestiques, sont ordinairement des poltrons entre les hommes. S’il lui arrivait de se trouver en mon chemin, ou de me tenir en face quelques-uns des mauvais propos qui lui échappent sur mon compte et sur notre sexe, je ne balancerais pas à lui faire deux ou trois questions, dût-il porter la main sur son épée, ou m’envoyer un cartel. Je répète que c’est une nécessité pour moi de dire ce que je pense, et de l’écrire aussi. Il n’est pas mon frère. Pouvez-vous dire qu’il soit le vôtre ? Silence donc, si vous êtes juste, et ne vous fâchez pas contre moi. Pourquoi prendriez-vous parti pour un mauvais frère contre une véritable amie ? Un frère peut manquer à l’amitié ; mais un ami tiendra toujours lieu de frère. remarquez cela, dirait ici votre oncle Antonin. Je ne puis m’abaisser jusqu’à faire des réflexions particulières sur les lettres de ces pauvres espèces que vous appelez vos oncles. Cependant j’aime quelquefois aussi à me divertir de ces caractères grotesques. Mais il suffit que je les connaisse et que je vous aime ; je fais grâce à leurs absurdités. à présent, que je me suis expliquée avec tant de liberté, sur des sujets si touchans , (car je ne suis que trop persuadée qu’ils le sont pour vous) il faut que j’ajoute une réflexion qui achèvera de m’établir dans le droit de vous corriger. Elle regardera la conduite de certaines femmes, dont, vous et moi, nous connaissons plus d’une, qui se laissent dépouiller de leur volonté par des airs d’arrogance et d’emportement, au lieu d’être gagnées par des tendresses et des complaisances, qui seraient du moins une sorte d’excuse pour leur folie. Je dis donc que ce foible de quelques honnêtes femmes semble montrer qu’avec plusieurs personnes de notre sexe, un empire insolent réussit mieux que la douceur et la condescendance, à produire de la soumission. De bonne foi, ma chère, j’ai souvent pensé que la plupart des femmes sont de vraies poupées entre les mains d’un mari ; des folles outrées, et quelquefois très-mauvaises, lorsqu’il a trop d’indulgence pour leurs caprices, des esclaves rampantes, si elles sont menées avec rigueur. En faut-il conclure que la crainte nous dispose plus naturellement à obliger que l’amour ? Honneur ! Justice ! Reconnaissance ! Ne permettez pas qu’on puisse jamais faire ce reproche à une femme sensée ! Si je pouvais me défier que le style et le sujet de cette lettre ne vous fissent pas connaître de quelle impertinente plume elle est sortie, j’y joindrais mon nom dans toute son étendue, parce que mon cœur y a trop de part pour me permettre jamais de la désavouer. Mais il suffira que, sans affectation, j’en recommence bientôt une autre, et peut-être ensuite une troisième, et qu’elles partent ce soir ensemble. A H.