Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 44

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 197-201).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

mon cœur était suspendu entre l’espérance et la crainte de voir ma mère ; pénétrée, d’ailleurs, de la douleur et de la confusion de lui avoir causé tant de chagrins. Je l’attendais en tremblant : mais j’aurais pu m’épargner ces agitations ; on ne lui a pas permis de monter. Ma tante a eu la bonté de revenir, mais accompagnée de ma sœur. Elle m’a pris la main. Elle m’a fait asseoir près d’elle. Je dois vous avouer, m’a-t-elle dit, que si je reviens pour la dernière fois, malgré le sentiment de votre père, c’est pour vous rendre un bon office, parce que je suis sérieusement alarmée des conséquences de votre obstination. Ensuite elle a recommencé à me mettre devant les yeux l’attente de tous mes amis, les richesses de M Solmes, qui sont bien au-dessus de ce qu’on s’est jamais imaginé, l’avantage des articles, la mauvaise réputation de M Lovelace, l’aversion que toute la famille a pour lui ; chaque circonstance revêtue des plus fortes couleurs, quoiqu’elles ne l’aient pas été plus que celles des mêmes peintures dans la bouche de ma mère : d’où je conclus que ma mère n’a rendu compte à personne de ce qui s’est passé entr’elle et moi, puisqu’autrement ma tante ne m’aurait pas répété la plupart des choses qui m’avoient déjà été représentées inutilement. Elle m’a dit que c’était percer le cœur de mon père, que de lui donner lieu de croire qu’il n’avait pas d’autorité sur ses enfans, particulièrement sur une fille qu’il avait toujours aimée jusqu’à l’adoration ; et qu’il n’y avait pas d’extrêmités, par conséquent, où cette excessive tendresse, changée en indignation, en haine, en fureur, ne fût capable de le porter. Là, joignant les mains, avec la plus pressante bonté, je vous conjure, ma chère nièce, pour moi, pour vous-même, pour tout ce qui vous est cher au monde, de surmonter une malheureuse prévention, de détourner les maux dont vous êtes menacée, et de faire le bonheur de tout le monde, en vous garantissant des plus fâcheuses disgrâces. Faut-il me jeter à vos genoux, ma très-chère Clary ? Oui, je m’y jetterai volontiers… et, dans l’ardeur de ce transport, elle s’y est jetée effectivement ; et moi avec elle, baissant la tête de confusion, la suppliant de se lever, jetant mes bras autour d’elle et mouillant son sein de mes larmes. ô ma chère tante, ma tante bien aimée ! Quels excès de bonté et de condescendance ! Levez-vous, hélas ! Levez-vous. Vous me déchirez le cœur, par des marques si incroyables de tendresse. Dites, ma très-chère nièce, dites que vous voulez obliger tous vos amis. Dites-le, je vous en conjure, si vous nous aimez. Hélas ! Comment vous promettre ce que je mourrais plutôt que d’exécuter ? Dites du moins, ma chère, que vous prendrez du temps pour y réfléchir ; que vous en prendrez pour raisonner avec vous-même. Donnez-nous du moins, quelque espérance. Que ce ne soit pas en vain que je vous presse et que je vous conjure à genoux. Elle ne quittait pas cette posture, et je gardais la mienne aussi devant elle. Quelle étrange situation ! Si j’étais capable d’un doute, ma chère tante, je le serais bientôt de vaincre. Ce qui paraît un puissant motif à mes amis, n’en peut être un pour moi. Combien de fois l’ai-je répété ? Qu’il me soit permis de vivre fille. Est-ce une faveur qu’on ne puisse m’accorder ? Qu’on me laisse partir pour l’écosse, pour Florence, pour tout autre lieu qu’on voudra choisir. Qu’on m’envoie aux Indes en qualité d’esclave. Je puis consentir à tout, mais je ne m’engagerai point par des sermens, à vivre avec un homme qu’il m’est impossible de supporter. Bella gardait le silence, les mains levées, comme dans l’admiration de mon endurcissement. Je vois, m’a dit ma tante en se levant, que rien ne peut fléchir votre esprit. à quoi servent les ménagemens ? A interrompu ma sœur. Vous voyez, madame, que c’est bonté perdue. Déclarez-lui nettement à quoi elle doit s’attendre. Prononcez lui sa sentence. Ma tante, la prenant par la main, s’est retirée vers une fenêtre, les larmes aux yeux. Je ne puis, miss, en vérité je ne puis, lui a-t-elle dit doucement (mais j’entendais jusqu’au moindre mot) il y a bien de la dureté dans la manière dont on la traite. C’est un cœur noble, après tout. Quel malheur que les choses aient été poussées si loin ! Mais il faut engager M Solmes à se désister. Eh quoi, madame ! Lui a répondu ma sœur, d’une voix sourde, mais fort animée, vous laissez-vous prendre aussi par cette petite sirène ? Ma mère a bien fait de n’être pas venue. Je doute si mon père même, après avoir jeté son premier feu, ne se laisserait pas vaincre par ses artifices. Il n’y a que mon frère, j’en suis sûre, qui soit capable de la réduire. Ne pensez point à faire monter votre frère, a repliqué ma tante ; je le trouve beaucoup plus furieux qu’il ne convient. Elle ne marque rien, dans ses manières, qui sente l’obstination et la perversité. Si votre frère venait, je ne répondrais pas des suites ; car je l’ai crue deux ou trois fois prête à s’évanouir. Ho, madame ! Elle a le cœur plus fort que vous ne vous l’imaginez. Vous voyez ce qui vous revient, de vous être mise à genoux devant elle. Ma tante est demeurée dans ses réflexions, à la fenêtre, le dos tourné vers moi. Ce temps a paru propre à Bella pour m’insulter encore plus barbarement. Elle est passée dans mon cabinet, où elle a pris les échantillons que ma mère m’avait envoyés ; et, me les apportant, elle les a étendus près de moi sur une chaise. Elle me les a montrés l’un après l’autre, sur sa manche et sur son épaule, et, d’une voix basse, pour n’être point entendue de ma tante, elle m’a donné ironiquement son avis sur chaque couleur : cette étoffe sera sans doute pour le jour de la noce, celle-là pour le lendemain. Qu’en dites-vous, mon amour, et ce fond de velours cramoisi ? Je le trouve admirable pour un aussi beau teint que le vôtre. Quel éclat il va vous donner ! Vous soupirez, ma chère, (en effet la douleur m’arrachait quelques soupirs) ! Et ce velours noir, fera-t-il mal, à votre avis, avec des yeux si charmans ? Lovelace ne vous dit-il pas que vous avez des yeux adorables ? Mais quoi ! L’amour… vous ne répondez rien. Et les diamans donc ? Les dentelles… elle aurait continué, si ma tante n’était revenue vers nous en s’essuyant les yeux. Quoi, mesdemoiselles ! Un entretien secret ? Vous paroissez si gaie et si contente, Miss Harlove, que j’en conçois beaucoup d’espérance. Ma sœur a répondu qu’elle me donnait son avis sur les étoffes, à la vérité, sans que je l’en eusse priée ; mais que je paroissais approuver son jugement par mon silence. ô Bella, lui ai-je dit, plût au ciel que M Lovelace vous eût prise au mot ! Votre jugement se serait exercé pour votre propre intérêt, et nous aurions été toutes deux fort heureuses. Est-ce ma faute, je vous prie, s’il en est arrivé autrement ? Ce discours l’a rendue furieuse, jusqu’à me donner des noms injurieux. Eh quoi, ma sœur ! Ai-je repris, vous paroissez fachée ? Comme si deux mots si simples renfermaient plus de sens que je n’ai peut-être eu dessein de leur en donner. Mes vœux sont sincères pour vous, comme pour moi et pour toute la famille. Qu’ai-je donc dit de si piquant ? Ne me donnez pas lieu de soupçonner, chère Bella, que j’ai trouvé le véritable nœud de la conduite que vous tenez avec moi, et qui est inexprimable jusqu’à présent de la part d’une sœur. Fi, fi, Miss Clary ! M’a dit ma tante. Les railleries outrageantes ne faisant qu’augmenter dans la bouche de ma sœur, prenez garde, lui ai-je dit encore, que vous ne soyez moins propre à lancer des traits qu’à les recevoir. Si je voulais me servir de vos propres armes, je vous conseillerais de voir un moment quelle pauvre figure cette étoffe fait sur votre épaule. Fi, fi, Miss Clary ! A répété ma tante. C’est à Miss Harlove, madame, que vous auriez dit fi, fi , si vous aviez entendu la moitié seulement de ses barbares insultes. Descendons, madame, a dit ma sœur avec une extrême violence. Laissons enfler cette créature, jusqu’à ce qu’elle crève de son propre venin. Dans la colère où je suis, c’est la dernière fois que je veux la voir. Si j’avais le cœur assez bas, lui ai-je dit, pour suivre un exemple que je condamne, il m’est si facile de faire tourner ces outrages à votre confusion, qu’il me paraît surprenant que vous osiez vous y exposer. Cependant, Bella, puisque vous êtes prête à descendre, soyez capable de me pardonner, et je vous pardonne aussi. Vous y êtes obligée doublement, et par votre qualité d’aînée, et par la cruauté que vous avez eue d’offenser une sœur qui est dans l’affliction. Puissiez-vous être heureuse, quoique je sois menacée de ne l’être jamais ! Puissiez-vous ne jamais éprouver la moitié de mes peines ! Votre consolation sera, du moins, de n’avoir pas une sœur qui soit capable de vous traiter comme vous m’avez traitée. Que tu es une… et sans me dire ce que j’étais, elle s’est précipitée vers la porte. Souffrez, madame, ai-je dit à ma tante, en me mettant à genoux devant elle, et serrant les siens de mes deux bras, souffrez que je vous retienne un moment, non pour me plaindre de ma sœur, qui doit trouver sa punition dans elle-même, mais pour vous remercier d’une bonté qui excite ma plus vive reconnaissance. Je vous demande seulement de ne pas attribuer à mon obstination la fermeté inébranlable que j’ai marquée pour une tante si chère, et de me pardonner tout ce que j’ai dit ou ce que j’ai fait de mal à propos sous vos yeux. Le ciel m’est témoin qu’il n’y est entré aucun fiel contre la pauvre Bella. J’ose dire que ni elle, ni mon frère, ni mon père même, ne connaissent pas le cœur qu’ils font saigner si cruellement. J’ai été bien consolée, ma chère Miss Howe, de voir quel effet l’absence de ma sœur a produit tout d’un coup. Levez-vous, ame noble ! Fille charmante ! (ce sont les obligeantes expressions de ma tante) ne demeurez point dans cette posture devant moi. Gardez pour vous seule ce que je vais vous dire : j’ai plus d’admiration pour vous que je ne puis l’exprimer : si vous pouvez éviter de réclamer vos droits sur la terre de votre grand-père, et si vous avez la force de renoncer à Lovelace, vous continuerez d’être la plus grande merveille que j’aie connue à votre âge… mais je suis obligée de descendre avec votre sœur. Voici mes derniers mots : conformez-vous, si vous le pouvez, aux volontés de votre père. Quel mérite ne vous ferez-vous pas par votre soumission ? Demandez-en la force au ciel. Vous ne savez pas tout ce qui peut arriver. Un mot, ma chère tante ! Encore un mot (car elle me quittait) ; employez tout votre crédit pour ma chère Madame Norton. Elle est fort mal dans ses affaires. S’il lui arrivait de tomber malade, elle aurait beaucoup de peine à subsister sans le secours de ma mère. Il ne me restera aucun moyen de la soulager, car je manquerai plutôt du nécessaire que de réclamer mes droits. Et je puis vous assurer qu’elle m’a fait de si fortes représentations, pour me porter à l’obéissance, que ses argumens n’ont pas peu contribué à m’affermir dans la résolution d’éviter toutes les voies extrêmes, auxquelles je prie le ciel, néanmoins, de n’être jamais forcée. Hélas ! On ne laisse pas de m’ ôter le secours de ses conseils ; et l’on pense mal d’une des plus vertueuses femmes du monde ! Je suis ravie de ces sentimens, m’a dit ma tante ; et recevez ce baiser, et celui-ci, et celui-ci encore, ma charmante nièce, (car elle me nommait ainsi presque à chaque mot, en pressant mes joues de ses lèvres, et serrant ses bras autour de mon cou) ; que le ciel vous protége ! Qu’il vous serve de guide ! Mais il faut vous soumettre. Je vous déclare qu’il le faut. En un mot, on ne vous accorde qu’un mois. Et souvenez-vous, miss, qu’il faut obéir. Je suppose que cette déclaration est ce que ma sœur avait nommé ma sentence. Cependant, elle n’a rien de pire que celle qu’on m’avait déjà prononcée. Il m’a paru que ma tante affectait d’élever la voix en répétant ces derniers mots : et souvenez-vous, miss, qu’il faut obéir . Elle m’a quittée aussi-tôt. Tout ce que j’ai ressenti dans cette cruelle scène, se renouvelle en vous l’écrivant. Ma plume tombe de mes mains, et je vois toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, au travers d’un déluge de pleurs. Mercredi à cinq heures. J’ajouterai quelques lignes. Ma tante, en me quittant, a trouvé ma sœur, qui l’attendait au bas de l’escalier, et qui lui a reproché de s’être arrêtée long-temps après elle. Cependant elle a loué ses derniers mots, qu’elle peut fort bien avoir entendus, et elle s’est écriée, sur mon obstination : l’auriez-vous cru, madame, que votre Clarisse, cette fille si chère à tout le monde, fût d’un si mauvais caractère ? Et qui, de son père ou d’elle, comme vous lui avez dit, est obligé à la soumission ? Ma tante a répondu d’un ton qui marquait de la pitié ; mais je n’ai pu distinguer ses termes. N’admirez-vous pas, ma chère, cette étrange persévérance dans une entreprise si peu raisonnable ? Mais je m’imagine que mon frère et ma sœur donnent continuellement de mauvaises interprétations à tout ce qui vient de moi ; et malheureusement je n’ai personne qui ose prendre ma défense. Ma sœur dit, que si l’on m’avait crue si brave , on n’aurait point engagé le combat avec moi. Ils ne savent comment concilier mon obstination supposée avec mon caractère établi, et leur espérance est de me fatiguer à force de varier leurs attaques. Vous voyez que mon frère est déterminé à me faire plier , ou à quitter le château d’Harlove pour ne le revoir jamais. La question se réduit à perdre un fils ou à faire plier une fille la plus perverse et la plus ingrate qu’on ait jamais vue ! Voilà le jour sous lequel les choses sont présentées. Elles seront poussées bien plus loin ; je m’y attends, et je n’en doute pas. Mais qui peut deviner qu’elles seront leurs nouvelles mesures ? Je ferai partir, avec cette lettre, ma réponse à la vôtre de dimanche dernier. Elle partira telle qu’elle est : car elle serait longue à copier, et je n’en ai pas le tems. Cependant je crains, ma chère, d’y avoir poussé mes libertés trop loin, dans plus d’un endroit. Mais je n’ai pas l’esprit assez tranquille, pour y rien changer. Ne soyez pas fâchée contre moi : je vous avertis que si vous pouvez en excuser un ou deux traits, ce sera parce qu’ils viennent de votre meilleure amie . Clarisse Harlove.