Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 42

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 186-194).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

il s’est passé une scène fort vive, ou plutôt une vraie scène d’injures entre ma sœur et moi. Auriez-vous cru, ma chère, que je fusse capable de dire des injures ? Elle m’a été envoyée sur le refus que j’ai fait de voir M Solmes. C’est une furie, je pense, qu’on a lâchée sur moi. Idées de paix et de conciliation, vaine espérance dont je m’étais flattée ! Je vois bien que, du consentement de tout le monde, je serai abandonnée à elle et à mon frère. Dans tout ce qu’elle a dit contre moi, je veux rendre justice à ce qui a quelque apparence de force. Comme je ne demande votre jugement que sur des faits, ma cause serait fort suspecte à mes propres yeux, si je m’efforçais de tromper mon juge. Elle a commencé par me représenter à quel danger j’étais exposée, si mon père était monté à ma chambre, comme il y était résolu. Je devais entr’autres, des remerciemens à M Solmes, qui l’en avait empêché. Elle a fait tomber quelques réflexions malignes sur Madame Norton, qu’elle soupçonne de m’avoir encouragée dans mon opiniâtreté. Elle a tourné en ridicule mon estime supposée pour Lovelace. Sa surprise était extrême de voir la spirituelle, la prudente, et même la pieuse Clarisse Harlove, si passionnée pour un infame débauché, que ses parens se trouvaient obligés de la tenir enfermée, pour l’empêcher de courir entre les bras de cet indigne amant. Que je vous demande, ma chère, m’a-t-elle dit, quel ordre vous mettez à présent dans la disposition de votre temps ; combien d’heures, dans les vingt-quatre, vous donnez à votre aiguille, combien à vos exercices de piété, combien à vos correspondances de lettres, et combien à vos amours. Je me doute, je me doute, ma chère petite, que ce dernier article, semblable à la verge d’Aaron, absorbe tout le reste. Parlez ; n’est-ce pas la vérité ? Je lui ai répondu que c’était une double mortification pour moi de devoir ma sûreté contre l’indignation de mon père, à un homme pour lequel je ne serai jamais capable d’aucun sentiment de reconnaissance. J’ai apporté toute la chaleur que je devais, à justifier le caractère de Madame Norton ; et je n’en ai pas mis moins dans ma réponse à ses injurieuses réflexions sur l’article de M Lovelace. à l’égard de l’emploi que je fais de mes vingt-quatre heures, je lui ai dit qu’il aurait été plus digne d’elle d’accorder toute sa compassion à l’infortune d’une sœur, que de s’en faire un triomphe ; sur-tout lorsque je n’avais que trop de raison d’attribuer une grande partie de mes disgrâces à l’emploi qu’elle faisait elle-même d’une partie de ses heures de veille. Ce dernier trait l’a piquée jusqu’au vif. Je me suis aperçue qu’elle se faisait violence, pour me rappeler d’un ton modéré la douceur avec laquelle j’avais été traitée par tous mes amis, ma mère particulièrement, avant l’extrémité où les choses étoient parvenues. Elle m’a dit que je m’étais fait connaître par des qualités dont on ne m’aurait jamais soupçonnée ; que si l’on m’eût connue pour une championne si brave, personne n’aurait eu la hardiesse de se mesurer avec moi ; mais que malheureusement l’affaire était trop engagée ; qu’il étoit question de savoir lequel devait l’emporter, de l’obéissance ou de la révolte, et si l’autorité d’un père devait céder à l’obstination d’une fille ; en un mot, qu’il fallait plier ou rompre . Dans une occasion moins triste, lui ai-je dit, je m’abandonnerais volontiers comme vous à cette légère plaisanterie. Mais si M Solmes a tant de mérite, au jugement de tout le monde, et particulièrement au vôtre, pourquoi ne m’en ferait-on pas un beau-frère plutôt qu’un mari ? ô la pauvre enfant ! Elle s’imaginait de bonne foi que j’étais aussi plaisante qu’elle-même. Elle commençait à bien espérer de moi. Mais pouvais-je penser qu’elle voulût dérober à sa sœur un amant si soumis ? Si ses premiers soins eussent été pour elle, il y aurait eu quelque justice dans cette idée. Mais prendre le refus d’une sœur cadette ! Non, non, mon enfant, c’est de quoi il n’est pas question. D’ailleurs, ce serait ouvrir la porte de votre cœur, vous savez à qui ; et nous cherchons, au contraire, à la fermer, s’il est possible. En un mot (changeant ici de ton et de contenance), si j’avais marqué autant d’empressement qu’une jeune personne de ma connaissance, à me jeter entre les bras d’un des plus grands libertins d’Angleterre, qui eût entrepris de faire réussir ses prétentions au prix du sang de mon frère, je ne serais pas étonnée de voir toute ma famille réunie pour m’arracher à ce misérable, et pour me marier promptement à quelque honnête homme qui se présenterait à propos dans la même occasion. Voilà, Clary, de quoi il est question ; et ne vous fatiguez pas à l’expliquer autrement. Un discours si outrageant ne méritait-il pas une vive réponse ? Dites, ma chère, qu’il la méritait, pour justifier la mienne. Hélas ! Ma pauvre sœur ! Lui ai-je dit ; l’homme dont vous parlez n’a pas toujours passé pour un si grand libertin. Qu’on a raison de dire que l’amour mal reconnu se change en haine ! J’ai cru qu’elle allait me battre. Mais je n’ai pas laissé de continuer froidement : on me parle souvent du péril où mon frère est exposé, et du meurtrier de mon frère : lorsqu’on fait si peu de façon avec moi, pourquoi ne m’expliquerais-je pas librement ? N’est-ce pas mon frère qui a cherché l’autre, et qui l’aurait tué s’il l’avait pu ? Lui aurait-il donné la vie, s’il avait dépendu de lui de la lui ôter ? Ce n’est point à l’agresseur qu’il convient de se plaindre. à l’égard des choses qui sont présentées à propos , plût au ciel que certaines propositions l’eussent été ! Ce n’est pas ma faute, Bella, si l’homme qui serait à propos , ne juge plus à propos de se présenter pour vous. Auriez-vous marqué plus de fermeté, ma chère ? Et n’êtes-vous pas surprise que je m’en sois trouvé tant ? Je m’attendais à voir tomber sa main sur moi. Elle l’a tenue quelque tems levée, et la colère étouffait sa voix : ensuite, se précipitant vers la porte, elle a descendu la moitié de l’escalier. Mais elle est remontée sur ses pas ; et lorsqu’elle a pu parler, elle a invoqué le ciel, pour lui demander de la patience. amen, ai-je dit. Mais vous voyez, Bella, que vous ne prenez pas tranquillement une réplique que vous vous êtes attirée. êtes-vous capable de me pardonner ? Rendez-moi ma sœur ; et je regretterai beaucoup ce que j’ai dit, si vous en êtes offensée. Sa violence n’a fait qu’augmenter. Elle a regardé ma modération comme une espèce de triomphe sur son emportement. Elle étoit résolue, m’a-t-elle dit, de faire connaître à tout le monde que je prenais parti contre mon frère pour le misérable Lovelace. Je lui ai répondu assez malignement, que j’aurais souhaité de pouvoir alléguer pour ma défense ce qu’elle pouvait dire pour la sienne ; qu’à la vérité ma colère était plus inexcusable que mes jugemens. Mais ne pouvant croire que sa visite n’eût pas d’autre motif que ce qui s’était passé jusqu’alors entre nous, je l’ai priée de me déclarer naturellement si elle avait quelque proposition à me faire que je pusse entendre avec plaisir, quelque chose à me dire qui pût me donner l’espérance de retrouver une amie dans ma sœur. Elle était venue au nom de toute la famille, a-t-elle repris d’un air imposant, pour savoir, de ma propre bouche, si j’étais enfin déterminée à l’obéissance. Un mot suffisait ; elle ne me demandait qu’oui ou non ; on n’était pas disposé à prendre plus long-temps patience avec une créature si perverse. Et bien ! Lui ai-je dit, je promets devant Dieu, de rompre absolument avec l’homme qui vous déplaît à tous, sous la seule condition qu’on ne me fasse point un devoir d’accepter M Solmes, ni d’autre homme. Qu’offrais-je de plus que ce que j’avais déjà offert ? La différence n’était que dans l’expression. Je prenais donc les autres pour autant d’hébêtés, que je croyais pouvoir tromper par de spécieuses promesses ? Si je connaissais d’autres propositions, qui pussent satisfaire tout le monde et me délivrer d’un homme qui me sera toujours insupportable, je ne balancerais pas à les employer. Il est vrai que j’ai déjà offert de ne me marier jamais sans le consentement de mon père… elle m’a interrompue : vous comptiez sur vos artifices pour amener mon père et ma mère à votre but. Triste sujet de confiance ! Lui ai-je dit ; et personne ne devait connaître mieux qu’elle, ceux qui étoient capables de s’y opposer. Elle ne doutait pas que je ne les eusse liés tous à mon char, si l’on ne m’avait ôté la liberté de les voir et de les séduire par mes jolis tours d’adresse. Du moins, Bella, vous m’apprenez à qui j’ai l’obligation du rigoureux traitement que j’essuie. Mais en vérité vous en faites des gens bien foibles. Une personne indiférente, qui jugerait de vous et de moi par vos discours, me prendrait pour une créature extrêmement artificieuse, ou vous pour une personne d’un bien mauvais caractère. Oui, oui, vous êtes une artificieuse créature, et une des plus artificieuses que j’aie jamais connue. Delà elle s’est jetée dans un détail d’accusations si basses, si indignes d’une sœur ! Elle m’a reproché d’avoir ensorcelé tout le monde, c’est son expression, par mes manières flatteuses et insinuantes ; d’attirer sur moi toute l’attention dans les lieux où je parais avec elle. Combien de fois, m’a-t-elle dit, lorsque nous nous sommes trouvés, mon frère et moi, dans une compagnie où l’on nous écoutait avec complaisance, n’êtes-vous survenue, avec vos orgueilleux airs de modestie, que pour nous dérober la considération qu’on avait pour nous ? Il n’était plus question de vos aînés ; c’était à l’opinion de Miss Clarisse qu’on s’en rapportoit. Il fallait nous taire, ou parler sans être écoutés. Elle s’est arrêtée, comme pour reprendre haleine. Continuez, chère Bella ! Oui, je continuerai. N’avez-vous pas ensorcelé mon grand-père ? Se plaisait-il à quelque chose qui ne fût pas sorti de votre bouche ou de vos mains ? Le bon vieux radoteur ! Comment ne le teniez-vous pas suspendu à votre langue dorée ? Et que disiez-vous, néanmoins, que faisiez-vous, qu’on n’eût pu dire et faire aussi-bien que vous ? Son testament fait assez voir combien vos artifices l’avoient séduit. ôter à ses propres fils tout son bien d’acquisition, pour le donner à une petite-fille, et au plus jeune encore de ses petits-enfans ! Vous donner tous les tableaux de famille, parce qu’il vous entendait faire la connaisseuse en peinture, et qu’il vous voyait nettoyer de vos belles mains les portraits de vos aïeux, quoique vous suiviez si mal leurs exemples ! Vous laisser une quantité de vaisselle d’argent qui suffirait pour deux ou trois grosses maisons, et défendre qu’elle soit changée, parce que son précieux enfant n’avait d’admiration que pour l’ancien goût ! Ces reproches étoient trop méprisables pour me piquer. Ma pauvre sœur ! Est-il possible, lui ai-je dit, que vous distinguiez si mal entre l’art et la nature ? Si j’ai obligé quelqu’un, je m’en suis fait un bonheur ; et je n’ai pas cherché d’autre récompense. Mon ame est au-dessus de l’art et des sordides motifs que vous m’attribuez. Que de raisons n’ai-je pas de souhaiter que mon grand-père n’eût jamais pensé à m’accorder des distinctions ? Mais il a vu mon frère amplement pourvu par des donations étrangères et par ses droits naturels ; il a souhaité que les biens qu’il a répandus sur moi devinssent une raison pour vous faire obtenir la meilleure part aux faveurs de mon père, et je ne doute pas que vous ne vous y attendiez tous deux. Vous savez, Bella, que la terre que mon grand-père m’a léguée ne fait pas la moitié du bien réel qu’il a laissé. Quelle comparaison, a repliqué ma sœur, entre des espérances et une actuelle possession, accordée, d’ailleurs, avec des distinctions qui vous ont fait plus d’honneur que la grandeur même du présent. C’est apparemment, Bella, ce qui a causé mon infortune en excitant votre jalousie. Mais n’ai-je pas abandonné cette possession de bonne grâce ? Oui, a-t-elle interrompu, et je vous trouve encore plus artificieuse dans la manière… on n’aurait jamais pénétré vos desseins jusqu’au fond, si l’on n’avait trouvé le moyen de vous tenir un peu à l’écart, et de vous réduire à des déclarations positives ; si l’on ne vous avait ôté celui de faire jouer vos petits ressorts, de vous entortiller, comme un serpent, autour de votre mère, et de la faire pleurer de la nécessité même de vous refuser quelque chose dont votre petit cœur obstiné s’est une fois rempli. Mon cœur obstiné ! Y pensez-vous, Bella ? Oui, obstiné ; car avez-vous jamais su ce que c’est que de céder ? N’avez-vous pas toujours eu l’art de faire croire que tout ce que vous demandiez était juste ; tandis que mon frère et moi, nous avions souvent le chagrin de nous voir refuser des faveurs fort légères ? Je ne me souviens point, Bella, d’avoir jamais rien demandé qu’il ne convînt pas de m’accorder. Et mes demandes ont été rares pour moi-même, quoiqu’elles l’aient été moins pour d’autres. Qu’il y avait de méchanceté dans mes réflexions ! Tout ce que vous dites, Bella, regarde un tems fort ancien : je ne puis remonter si loin, jusqu’aux folies de notre enfance ; et je ne me serais pas imaginé que les marques récentes de votre aversion vinssent d’une source si éloignée. Elle m’a reproché encore un excès de malignité, une insolente apparence de modération, du venin caché dans mes moindres paroles. ô Clary ! Clary ! Tu n’as jamais été qu’une fille à deux faces ! Personne, lui-ai-je dit, n’a jugé que je fusse une fille à deux faces , lorsque j’ai tout abandonné à la disposition de mon père, et qu’avec un revenu si considérable, je me suis contentée, comme auparavant, de la petite pension qu’il me fait, sans désirer la moindre augmentation. Oui, rusée créature, c’est encore un de vos artifices. N’avez-vous pas prévu qu’un excellent père se croirait engagé, par ce respect et ce désintéressement affectés, à mettre en réserve tout le produit de vos revenus, et qu’il n’exercerait ainsi que l’office de votre intendant, tandis qu’il ne cesserait pas de vous faire votre pension domestique ? Autre de vos ruses, Miss Clary. Il arrive delà que toutes vos extravagantes dépenses ne vous ont rien coûté du vôtre. Mes extravagantes dépenses, Bella ! Mon père m’a-t-il jamais rien donné de plus qu’à vous ? Non, j’en conviens ; je vous ai l’obligation d’avoir obtenu, par cette voie, plus que ma conscience peut-être ne m’aurait permis de demander. Mais j’en pourrais montrer encore la plus grande partie. Et vous, que vous en reste-t-il ? Je parierais que vous n’avez pas cinquante guinées de reste. Il est vrai, Bella, que j’aurais peine à montrer cette somme. Oh ! J’en suis bien sûre. Je suppose que votre maman Norton… mais paix là-dessus. Indigne Bella ! Cette vertueuse femme, toute malheureuse qu’elle est du côté de la fortune, a l’ame véritablement noble ; plus noble que ceux qui seraient capables de lui imputer la moindre bassesse de sentimens. Qu’avez-vous donc fait de toutes les sommes qu’on vous a laissé dissiper depuis votre enfance ? Lovelace, votre libertin, vous en ferait-il l’intérêt ? Pourquoi suis-je obligée de rougir pour ma sœur ? Cependant, Bella, vous ne vous trompez point : je compte sur l’intérêt de mon argent, et sur l’intérêt de l’intérêt. Je le crois mieux placé que dans la rouille d’un cabinet. Elle m’entendait, m’a-t-elle répondu. Si j’eusse été d’un autre sexe, elle aurait supposé que je pensais à briguer les suffrages du canton. La popularité, le plaisir de me voir environnée, à la porte de l’église, par une foule de misérables, étoient un attrait charmant pour mes yeux. Les applaudissemens qui retentissent au loin, quel charme pour mon imagination romanesque ! Je ne tenais pas ma lumière cachée sous le boisseau , c’était de quoi elle pouvait me répondre. Mais n’était-il pas un peu dur pour moi de me voir privée, le dimanche, de la satisfaction de briller à l’église, et d’être obligée d’interrompre mes charitables ostentations ? En vérité, Bella, cette raillerie est cruelle de votre bouche, après la part que vous avez eue au traitement que j’essuie. Mais continuez ; l’haleine vous manquera bientôt. Je ne puis désirer de pouvoir vous rendre outrage pour outrage… pauvre Bella ! Ici, ma chère Miss Howe, je crois avoir souri, d’un air un peu trop méprisant pour une sœur. Elle a élevé la voix. Point d’insolens mépris ; point de pauvre Bella , avec cet air de supériorité dans une sœur cadette. Eh bien donc ! riche Bella, en lui faisant une profonde révérence ; ce nom vous plaira davantage, et convient mieux en effet à cet amas d’or dont vous faites gloire. Voyez-vous ? Clary (tenant la main levée), si vous n’êtes pas un peu plus humble dans votre modération, un peu plus réservée dans votre langage, et si vous oubliez le respect que vous devez à une sœur aînée, vous éprouverez… quoi ! Bella, un traitement pire que celui dont je vous ai déjà l’obligation ? C’est ce que je crois impossible à moins que cette main levée ne tombe sur moi ; et c’est un excès auquel il vous conviendrait moins de vous livrer, qu’à moi de le souffrir. Elle a paru confuse de son emportement. Mais en s’efforçant de se remettre ; bonne et docile créature ! A-t-elle dit avec un sourire amer. Ensuite, changeant de propos, elle m’a priée de me souvenir que nous avions été sur les ouvertures ; que tout le monde serait surpris qu’elle tardât si long-temps ; qu’on s’imaginerait qu’il y avait quelque chose à se promettre de moi ; enfin que le souper n’était pas éloigné. Je n’ai pu retenir quelques larmes. Que j’étais heureuse, ai-je dit en soupirant, lorsque les résolutions d’autrui et les miennes ne m’empechaient pas de descendre à l’heure du souper, et de jouir du plus doux plaisir de ma vie dans l’entretien de mon père, de ma mère, et de mes meilleurs amis ! Cette réflexion, échappée à la force du sentiment, n’a servi qu’à m’attirer une nouvelle insulte. La nature n’a pas donné un cœur sensible à Bella. Elle n’est pas capable des grandes joies de la vie. J’avoue que sa dureté la garantit de bien des peines : cependant, pour en éviter dix fois plus, je ne consentirais pas à perdre les plaisirs dont cette sensibilité de cœur est la source. Elle m’a dit qu’avant que de se retirer, elle voulait savoir pour mon intérêt, quel témoignage elle devait rendre de mes dispositions. Vous pouvez assurer, lui ai-je répondu tranquillement, que je me soumets à tout, sans autre exception que celle qui regarde M Solmes. C’est ce que vous désirez à présent, Clary, pour vous avancer à la sappe. (d’où prend-elle ses expressions ?) mais l’autre homme n’entrera-t-il pas en fureur et ne rugira-t-il pas horriblement, lorsqu’il verra sortir de ses griffes une proie dont il se croyait sûr ? Il faut souffrir votre langage, sans quoi nous ne parviendrons jamais à rien d’éclairci. Je ne m’embarrasserai point de ce que vous appelez ses rugissemens. Je lui promettrai que, si je me marie jamais, ce ne sera point avant qu’il soit marié lui-même ; s’il n’est pas satisfait de cette condescendance, je penserai qu’il le doit être ; et je donnerai toutes les assurances qu’on exigera, de ne jamais le voir, et de n’entretenir aucune correspondance avec lui. Assurément ces offres seront approuvées. Mais je suppose qu’alors vous aurez la complaisance de voir M Solmes, et de converser civilement avec lui, du moins comme avec un ami de mon père. Non : je compte qu’il me sera permis de me retirer dans mon appartement lorsqu’il paraîtra ; je n’aurai pas plus de conversation avec l’un, que de correspondance avec l’autre. Ce serait donner occasion à M Lovelace de se rendre coupable de quelque témérité, sous prétexte que je n’aurai rompu avec lui que pour me donner à M Solmes. Ainsi vous avez accordé tant d’empire sur vous à ce misérable, que la crainte de l’offenser vous empêchera de traiter civilement les amis de votre père dans sa propre maison ! Lorsque cette condition sera présentée, daignez me dire ce que vous en pouvez attendre. Tout, ou rien, lui ai-je répondu, suivant le tour qu’il lui plairait de donner à son récit. Ayez la bonté, Bella, de lui en donner un favorable : dites que j’abandonnerai à mon père, dans toutes les formes, à mes oncles et même à mon frère, les droits dont j’ai l’obligation au testament de mon grand-père, comme une sûreté pour l’exécution de mes promesses. N’ayant rien à espérer de mon père, si je les viole, il ne sera plus à craindre que personne veuille de moi pour sa femme. Bien plus, malgré les mauvais traitemens que j’ai reçus de mon frère, je l’accompagnerai secrètement en écosse, pour lui servir de femme de charge ; à la seule condition qu’il n’en usera pas plus mal avec moi qu’avec une femme à ses gages ; ou si notre cousin Morden s’arrête plus long-temps en Italie, j’irai volontiers le rejoindre à Florence : et dans l’un de ces deux cas, on publiera que j’ai choisi l’autre, ou que je suis allée au bout du monde ; car il m’importe peu dans quel lieu l’on dise que je suis allée ou que je dois aller. Je n’ai qu’une demande à vous faire, mon enfant : donneriez-vous ces jolies propositions par écrit ? Oui, de tout mon cœur ; et je suis passée dans mon cabinet, où non-seulement j’ai réduit tous ces articles en peu de mots, mais j’y ai joint quelques lignes pour mon frère, par lesquelles " je lui témoignais un vif regret de l’avoir offensé, je le suppliais d’appuyer mes propositions de son crédit, et de dresser lui-même un engagement qui fût capable de me lier ; je lui disais, qu’il avait plus de pouvoir que personne, pour me réconcilier avec mon père et ma mère, et que je lui serais obligée toute ma vie, s’il voulait que je fusse redevable de cette grâce à l’amitié fraternelle ". Comment croyez-vous que ma sœur ait passé le tems, pendant que je l’employais à écrire ? à promener ses doigts sur mon clavecin, en s’accompagnant doucement de la voix, pour marquer son indifférence. Lorsque je me suis approchée d’elle avec mon écrit, la cruelle s’est levée d’un air léger : vous n’avez pas encore fini, ma chère ? ô ! Cela est fait, j’en suis sûre. Quelle facilité à se servir de sa plume ! Eh ! M’est-il permis de lire ? S’il vous plaît, Bella. Après avoir lu, elle a fait un éclat de rire affecté. Comme les grands esprits se laissent prendre ! Vous n’avez donc pas vu, Clary, que je me moquais de vous ? Et vous voudriez que je descendisse avec cette belle pièce, où je ne trouve pas le sens commun ? Vous ne m’en imposerez pas, Bella, par ces apparences de dureté. Elles ne peuvent être sérieuses. Il y aurait trop peu d’esprit dans une raillerie de cette nature. Quel excès de folie ! Une tête fortement prévenue s’imagine que tout le monde ne voit que par ses yeux. Mais, de grâce, mon cher enfant, que devient l’autorité de votre père ? Qui cède ici, du père ou de la fille ? Comment ajustez-vous ces belles offres avec les engagemens qui existent entre votre père et M Solmes ? Quelle certitude que votre libertin ne vous suivra pas jusqu’au bout du monde ? Reprends, reprends ton écrit, ma chère ; place-le sur ton cœur amoureux, et n’espère pas que je veuille apprêter à rire en me laissant prendre à tes ridicules promesses. Je te connais trop bien. Et jetant le papier sur ma toilette, elle s’est enfuie avec un autre éclat de rire. Mépris pour mépris, a-t-elle ajouté en passant devant moi ; voilà pour vous, pauvre Bella . Je n’ai pas laissé de renfermer ce que j’avais écrit, dans un nouveau billet pour mon frère, où je lui ai tracé en peu de mots la conduite de ma sœur ; dans la crainte que, sa passion l’ayant empêchée de bien prendre mes idées, elle ne les présentât sous un autre jour qu’elles ne me semblaient le mériter. La lettre suivante est une réponse à mon billet, qui m’a été rendue lorsque j’étais prête à me mettre au lit. Mon frère n’a pu prendre sur lui d’attendre jusqu’à demain. à Miss Clarisse Harlove.

il est étonnant que vous ayez la hardiesse de m’écrire, vous qui videz continuellement sur moi votre carquais femelle . Je ne me possède pas en apprenant que vous me reprochez d’être l’agresseur, dans une querelle qui doit son origine à ma considération pour vous. Vous avez fait des aveux, en faveur d’un infame, qui devraient porter tous vos proches à vous abandonner éternellement. Pour moi, je n’ajouterai jamais foi aux promesses d’une femme qui prend des engagemens contraires à des inclinations avouées. Le seul moyen de prévenir votre ruine, est de vous ôter le pouvoir de vous perdre vous-même. Mon intention n’était pas de vous répondre ; mais l’excessive bonté de votre sœur a prévalu sur moi. à l’égard de votre voyage en écosse, le jour de grâce est passé. Je ne vous conseille pas non plus d’aller recommencer auprès de M Morden, le rôle que vous avez joué chez votre grand-père. D’ailleurs, un si galant homme pourrait se trouver engagé dans quelque dispute fatale, à votre occasion, et vous l’accuseriez d’être l’agresseur. La belle situation où vous vous êtes jetée ! Qui vous fait proposer de prendre la fuite pour vous dérober à votre libertin, et d’employer le mensonge pour vous cacher. à ce compte, votre chambre est le plus heureux asile qu’on ait pu trouver pour vous. La conduite de votre brave , lorsqu’il est venu vous chercher à l’église, marque assez le pouvoir qu’il a sur votre cœur, quand vous n’en auriez pas fait honteusement l’aveu. Je n’ajoute qu’un mot. Si, pour l’honneur de la famille, je ne réussis pas à vous faire plier, ma résolution est de me retirer en écosse, et de ne voir de ma vie aucun de nos parens communs. James Harlove. Voilà un frère ! Voilà ce qu’on appelle du respect ardent pour un père, une mère et des oncles ! Mais il se voit traité en homme d’importance, et ses airs répondent à l’opinion qu’on a de lui.