Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 4

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 24-30).

Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

15 janvier. Voilà, ma chère, où j’en étais avec M Lovelace, lorsque mon frère arriva d’écosse. Aussi-tôt qu’on lui eut parlé des visites de M Lovelace, il déclara nettement et sans explication qu’il les désapprouvoit. En général, il trouvait de grands sujets de reproche dans son caractère. Mais bientôt, mesurant moins ses expressions, il prit la liberté de dire, en propres termes, qu’il avait peine à comprendre que ses oncles eussent été capables de proposer un homme de cette sorte pour l’une ou l’autre de ses sœurs : et se tournant en même temps vers mon père, il le remercia d’avoir évité de conclure jusqu’à son retour ; mais du ton, à mon avis, d’un supérieur qui loue un inférieur d’avoir rempli son devoir dans son absence. Il justifia son aversion invétérée, par l’opinion publique, et par la connaissance qu’il avait acquise de son caractère au collége. Il déclara qu’il l’avait toujours haï, qu’il le haïroit toujours, et qu’il ne le reconnaîtrait jamais pour son frère, ni moi pour sa sœur, si je l’épousois. Voici l’origine que j’ai entendue donner à cette antipathie de collége. M Lovelace s’est toujours fait remarquer par sa vivacité et son courage, et ne se distinguait pas moins, à ce qu’il semble, par la rapidité surprenante de ses progrès dans toutes les parties de la littérature. Aux heures de l’étude, il n’y avait pas d’activité égale à la sienne. Il paraît qu’on avait généralement cette idée de lui à l’université, et qu’elle lui avait fait un grand nombre d’amis entre les plus habiles de ses compagnons, tandis que ceux qui ne l’aimaient pas, le redoutaient, à cause de sa vivacité, qui le disposait trop facilement à les offenser, et du courage avec lequel il soutenait l’offense après l’avoir faite. Il se faisait par-là autant de partisans qu’il lui plaisait, parmi ceux qui n’étoient pas les plus estimés par leur conduite ; caractère, à tout prendre, qui n’est pas fort aimable. Mais celui de mon frère n’était pas plus heureux. Sa hauteur naturelle ne pouvait supporter une supériorité si visible. On n’est pas éloigné de la haine, pour ceux qu’on craint plus qu’on ne les aime. Comme il avait moins d’empire que l’autre sur ses passions, il s’exposait plus souvent à ses railleries, qui étoient peut-être indécentes, de sorte qu’ils ne se rencontraient jamais sans se quereller ; et tout le monde, soit par crainte ou par amitié, prenant le parti de son adversaire, il essuya quantité de mortifications pendant le tems qu’ils passèrent au même collége. Ainsi, on ne doit pas trouver bien surprenant qu’un jeune homme, dont on ne vante pas la douceur, ait repris une ancienne antipathie, qui a jeté autrefois des racines si profondes. Il trouva ma sœur, qui n’attendait que l’occasion, prête à se joindre à lui dans ses ressentimens contre l’homme qu’il haïssoit. Elle désavoua hautement d’avoir jamais eu la moindre estime pour M Lovelace, " jamais aucun goût pour lui. Son bien devait être fort chargé. Livré au plaisir, comme il l’était, il était impossible qu’il ne fût pas abimé de dettes. Aussi n’avait-il point de maison, ni même d’équipage. Personne ne lui disputait de la vanité. La raison, par conséquent, était aisée à deviner ". Là-dessus elle se vanta sans ménagement de l’avoir refusé ; et mon frère lui en fit un sujet d’éloge. Ils se réunirent, dans toutes les occasions, pour le rabaisser ; et souvent ils cherchèrent à les faire naître. Leur animosité ramenait là toutes les conversations, si elles n’avoient pas commencé par un sujet si familier. Je ne m’embarrassais pas beaucoup de le justifier, lorsque je n’étais pas mêlée dans leurs réflexions. Je leur dis que je ne faisais pas assez de cas de lui pour causer le moindre différent dans la famille à son occasion ; et comme je supposais qu’il n’avait donné que trop de sujet à la mauvaise opinion qu’on avait de lui, je jugeais qu’il devait porter la peine de ses propres fautes. Quelquefois, à la vérité, lorsque leur chaleur me paroissait les emporter au-delà des bornes de la vraisemblance, je me suis crue obligée, par la justice, de dire un mot en sa faveur ; mais on me reprochait alors une prévention dont je ne voulais pas convenir : de sorte que, si je ne pouvais pas faire changer de sujet à la conversation, je me retirais à mon clavessin ou dans mon cabinet. Leurs manières pour lui, quoique très-froides, et même désobligeantes lorsqu’ils ne pouvaient éviter de le voir n’avoient rien encore d’absolument injurieux. Ils se flattaient d’engager mon père à lui défendre ses visites. Mais, comme il n’y avait rien dans sa conduite qui pût justifier ce traitement à l’égard d’un homme de sa naissance et de sa fortune, leurs espérances furent trompées. Alors ils s’adressèrent à moi. Je leur demandai quelle était mon autorité pour une démarche de cette nature dans la maison de mon père, sur-tout lorsque ma conduite tenait M Lovelace si éloigné de moi, qu’il ne paroissait pas que j’eusse plus de part à ses visites que le reste de la famille, à l’exception d’eux. Pour se venger, ils me dirent que c’était un rôle concerté entre lui et moi, et que nous nous entendions mieux, tous deux, que nous ne voulions qu’on le crût. à la fin, ils s’abandonnèrent tellement à leur passion, que tout d’un coup, au lieu de se retirer, comme ils y étoient accoutumés, lorsqu’ils le voyaient paroître, ils se jetèrent comme dans son chemin, avec le dessein formé de l’insulter. Vous vous imaginez bien que M Lovelace le prit très-mal. Cependant il se contenta de m’en faire des plaintes, en termes fort vifs à la vérité, et me faisant entendre que, sans la considération qu’il avait pour moi, le procédé de mon frère n’était pas supportable. Je fus très-fâchée du mérite que cet incident lui faisait près de moi dans ses propres idées, d’autant plus qu’il avait reçu quelques affronts trop ouverts pour être excusés. Cependant je lui dis que dans quelques fautes que mon frère pût tomber, j’étais déterminée à ne pas rompre avec lui, si je pouvais l’éviter ; et que, puisqu’ils ne pouvaient se voir tranquillement l’un et l’autre, je serais bien aise qu’il ne se jetât point au-devant de mon frère, parce que j’étais sûre que mon frère ne s’empresserait pas de le chercher. Il parut fort piqué de cette réponse. La sienne fut qu’il devait souffrir des outrages, puisque c’était ma volonté. On l’avait accusé lui-même de violence dans son caractère ; mais il espérait de faire connaître, dans cette occasion, qu’il savait prendre sur ses passions un ascendant dont peu de jeunes gens auraient été capables avec un si juste sujet de ressentiment ; et il ne doutait pas qu’une personne aussi généreuse et aussi pénétrante que moi, n’attribuât cette modération à ses véritables motifs. Il n’y avait pas long-temps que mon frère, avec l’approbation de mes oncles, avait employé un ancien intendant de milord M renvoyé par son maître, et qui avait eu quelque part à l’administration des affaires de M Lovelace, qui l’avait remercié aussi de ses services, pour s’informer de ses dettes, de ses sociétés, de ses amours, et de tout ce qui pouvait intéresser sa conduite. Ma tante Hervey me communiqua secrètement les lumières qu’on avait tirées par cette voie. " l’intendant reconnaissait que c’était un maître généreux ; qu’il n’épargnait rien pour l’amélioration de ses terres ; qu’il ne s’en rapportait pas aux soins d’autrui pour ses affaires, et qu’il y était fort entendu ; que, pendant ses voyages, il avait fait beaucoup de dépense, et contracté des dettes considérables ; mais que, depuis son retour, il s’était réduit à une somme annuelle, et qu’il avait réformé son train, pour éviter d’avoir obligation à son oncle et à ses tantes, qui lui auraient donné sans doute tout l’argent dont il aurait eu besoin ; mais qu’il n’aimait pas à les voir entrer dans sa conduite, et qu’ayant souvent des querelles avec eux, il les traitait si librement qu’il s’en faisait redouter ; que cependant ses terres n’avoient jamais été engagées, comme mon frère croyait l’avoir appris ; que son crédit s’était toujours soutenu, et qu’à présent même il n’était pas loin d’être quitte, s’il ne l’était déjà, avec tous ses créanciers ". " à l’égard des femmes, on ne l’épargnait pas. C’était un homme étrange. Si ses fermiers avoient des filles un peu jolies, ils se gardaient bien de les laisser paraître à ses yeux. On ne croyait pas qu’il eût de maîtresse entretenue. La nouveauté était tout pour lui ; c’est l’expression de l’intendant. On doutait que toutes les persécutions de son oncle et de ses tantes pussent le faire penser au mariage. Jamais on ne l’avait vu pris de vin. Mais il entendait merveilleusement l’intrigue, et on le trouvait toujours la plume à la main. Depuis son retour, il avait mené à Londres une vie fort déréglée. Il avait six ou sept compagnons aussi méchans que lui, qu’il amenait quelquefois dans ses terres ; et le pays se réjouissait toujours quand il les voyait partir. Quoique passionné, on avouait qu’il avait l’humeur agréable : il recevait de bonne grace une plaisanterie ; il voulait qu’on prît bien les siennes, il ne s’épargnait pas lui-même dans l’occasion, enfin, c’était, suivant le récit de l’intendant, l’homme le plus libre qu’il eût jamais connu ". Ce portrait venait d’un ennemi ; car suivant l’observation de ma tante, chaque mot que cet homme disait à son avantage était accompagné d’un il faut convenir, on ne peut pas lui refuser cette justice , etc., pendant que tout le reste était prononcé avec plénitude de cœur. Ce caractère néanmoins, quoiqu’assez mauvais, ne répondant point assez aux intentions de ceux qui l’avoient demandé, parce qu’ils l’auraient souhaité encore plus odieux, mon frère et ma sœur craignirent plus que jamais, que la recherche de M Lovelace ne fût encouragée, puisque la plus fâcheuse partie de leurs informations était connue ou supposée lorsqu’il avait été présenté d’abord à ma sœur. Mais, par rapport à moi, je dois observer que, malgré le mérite qu’il voulait se faire à mes yeux de sa patience à supporter les mauvais traitemens de mon frère, je ne lui devais aucun compliment pour le porter à se réconcilier. Non qu’à mon avis il lui eût servi beaucoup de faire cette espèce de cour à mon frère ou à ma sœur ; mais on aurait pu attendre de sa politesse, et même de ses prétentions, comme vous en conviendrez, qu’il eût marqué de la disposition à faire quelque tentative dans cette vue. Au lieu de ce sentiment, il ne témoigna qu’un profond mépris pour l’un et pour l’autre, sur-tout pour mon frère, avec un soin affecté d’aggraver le sujet de ses plaintes. De mon côté, lui insinuer qu’il devait changer quelque chose à cette conduite, c’eût été lui donner un avantage dont il se serait prévalu, et que j’aurais été bien fâchée de lui avoir accordé sur moi. Mais je ne doutai pas que, ne se voyant soutenu de personne, son orgueil n’en souffrît bientôt, et qu’il ne prît le parti de discontinuer lui-même ses visites, ou de se rendre à Londres, qui avait été son séjour ordinaire avant qu’il se fût lié avec notre famille. Et dans ce dernier cas, il n’avait aucune raison d’espérer que je voulusse recevoir ses lettres, et bien moins y répondre, lorsque l’occasion de ce commerce serait tout-à-fait supprimée. Mais l’antipathie de mon frère ne me permit point d’attendre cet événement. Après divers excès, auxquels M Lovelace n’opposa que le mépris, avec un air de hauteur qui pouvait passer pour une attaque, mon frère s’emporta un jour jusqu’à lui barrer l’entrée de la porte, comme s’il eût voulu s’opposer à son passage ; et l’entendant parler de moi au portier, il lui demanda ce qu’il avait à démêler avec sa sœur. L’autre, d’un air de défi, comme mon frère l’a raconté, lui dit qu’il n’y avait pas de question à laquelle il ne fût prêt de répondre, mais qu’il priait M James Harlove , qui s’était donné depuis peu d’assez grands airs, de se souvenir qu’ils n’étoient plus au collége. Heureusement le bon docteur Lewin , qui m’honore souvent de ce qu’il appelle une visite de conversation, et qui sortait en ce moment de mon parloir se trouva près de la porte. N’ayant que trop entendu leurs discours, il se mit entr’eux, dans le temps qu’ils portaient tous deux la main sur leurs épées. M Lovelace, à qui il apprit où j’étais, passa brusquement devant mon frère, qu’il avait laissé, me dit-il, dans l’état d’un sanglier échauffé que la chasse a mis hors d’haleine. Cet incident nous alarma tous. Mon père insinua honnêtement à M Lovelace, et moi, par l’ordre de mon père, je lui dis beaucoup plus ouvertement, que pour la tranquillité de notre famille, on souhaitait qu’il discontinuât ses visites. Mais M Lovelace n’est pas un homme à qui l’on fasse abandonner si facilement ses desseins, sur tout ceux dans lesquels il prétend que son cœur est engagé. N’ayant pas reçu de défense absolue, il ne changea rien à ses assiduités ordinaires. Je conçus parfaitement que refuser ses visites, que j’évitai néanmoins aussi souvent qu’il me fut possible, c’était les pousser tous deux à quelque action désespérée, puisque l’un ne passait qu’à ma considération sur une offense que l’autre lui avait faite si volontairement. Ainsi le téméraire emportement de mon frère me jeta dans une obligation dont ma plus forte envie aurait été de me garantir. Les propositions qu’on fit pour moi, dans l’intervalle, de M Symmes et de M Mullins , qui furent présentés tous deux successivement par mon frère, lui firent garder pendant quelque tems, un peu plus de mesures. Comme il ne me supposait pas beaucoup de penchant pour M Lovelace, il se flatta de faire entrer mon père et mes oncles dans les intérêts de l’un ou l’autre de ces deux concurrens. Mais lorsqu’il eut reconnu que j’avais assez de crédit pour me délivrer d’eux, comme j’avais eu, avant son voyage d’écosse et les visites de M Lovelace, celui de faire remercier M Wyerly, il ne connut plus de bornes capables de l’arrêter. Il commença par me reprocher une préoccupation supposée, qu’il traita comme s’il eût été question de quelque sentiment criminel. Ensuite il insulta personnellement M Lovelace. Le hasard les avait fait rencontrer tous deux chez M édouard Symmes, frère de l’autre Symmes qui m’avait été proposé : et le bon docteur Lewin n’y étant pas pour les arrêter, leur rencontre eut le fâcheux effet que vous n’ignorez pas. Mon frère fut désarmé, comme vous l’avez su. Il fut rapporté au logis ; et nous ayant donné lieu de croire que sa blessure était plus dangereuse qu’elle ne l’était réellement, sur-tout lorsque la fièvre fut survenue, chacun se livra à un chagrin dont le poids retomba sur moi. Pendant trois jours entiers, M Lovelace envoya demander, matin et soir, des nouvelles de la santé de mon frère. Ses messagers furent mal reçus, et ne remportèrent même que des réponses piquantes ; ce qui ne l’empêcha pas, le quatrième jour, de venir prendre les mêmes informations en personne. Mes deux oncles, qui se trouvaient au château, le reçurent encore moins civilement. Il fallut employer la force pour arrêter mon père, qui voulait sortir sur lui l’épée à la main, quoiqu’il eût alors un accès de goutte. Je tombai évanouïe au bruit de tant de violence, et lorsque j’eus entendu la voix de M Lovelace qui jurait de ne pas se retirer sans m’avoir vue, ou sans avoir obligé mes oncles à lui faire des réparations pour l’indigne traitement qu’il avait reçu de leur part. On les avait séparés, en fermant soigneusement une porte. Ma mère étoit dans une explication fort vive avec mon père. Ma sœur, après avoir adressé quelques injures piquantes à M Lovelace, vint m’insulter, aussitôt qu’on m’eût rendu la connaissance. Mais lorsqu’il eût appris l’état où j’étais, il partit, en faisant vœu de se venger. Il s’était fait aimer de tous nos domestiques. Sa bonté pour eux, et l’agrément de son humeur, qui lui faisait toujours adresser à chacun quelque plaisanterie convenable à leur caractère, les avait mis tous dans ses intérêts. Il n’y en eut pas un qui ne blâmât sourdement, dans cette occasion, la conduite de tous les acteurs, excepté la sienne. Ils firent une peinture si favorable de sa modération et de la noblesse de ses procédés jusqu’à l’extrémité de l’offense, que ce récit, joint à mes craintes pour les conséquences d’une si fâcheuse aventure, me fit consentir à recevoir une lettre qu’il m’envoya la nuit suivante. Comme elle étoit écrite dans les termes les plus respectueux, avec l’offre de soumettre ses intérêts à ma décision, et de se gouverner entièrement par ma volonté, les mêmes raisons me portèrent quelques jours après à lui faire réponse. C’est à cette fatale nécessité qu’il faut attribuer le renouvellement de notre correspondance, si je puis lui donner ce nom. Cependant je n’écrivis qu’après avoir su du frère de M Symmes , qu’il avait été forcé de tirer l’épée par les dernières insultes ; et que, sur le refus qu’il en avait fait à ma considération, mon frère s’était oublié jusqu’à le menacer plusieurs fois de le frapper au visage. Et, par toutes les informations que j’avais pu recueillir, je n’avais pas moins vérifié qu’il avait été maltraité par mes oncles avec plus de violence que je ne l’ai rapporté. Mon père et mes oncles furent informés des mêmes circonstances. Mais ils s’étoient trop avancés, en se rendant parties dans la querelle, pour se rétracter ou pour lui pardonner. Je reçus défense d’entretenir la moindre correspondance avec lui, et de me trouver un moment dans sa compagnie. Cependant je puis vous faire un aveu, mais en confidence, parce que ma mère m’a recommandé le secret. En me témoignant ses craintes sur les suites de l’indigne traitement qu’on a fait à M Lovelace , elle m’a dit qu’elle laisserait à ma prudence de prévenir, par les moyens les plus propres, le malheur qui menace une des parties. Je suis obligée de finir. Mais je crois en avoir dit assez, pour satisfaire pleinement à ce que vous avez souhaité de moi. Il ne convient point à un enfant de justifier son caractère et ses actions aux dépens de ce qu’il révère le plus. Cependant, comme je suis bien sûre que les évènemens qui ne peuvent manquer de venir à la suite, seront intéressans pour une amie telle que vous, qui d’ailleurs n’en communiquera pas plus qu’il ne convient, je continuerai de vous écrire suivant les occasions, avec le détail des circonstances que nous aimons toutes deux dans nos lettres. Je vous le dis souvent, il n’y a point de plaisir qui égale pour moi celui de converser avec vous, par lettres du moins, quand je ne le puis de bouche. Je dois vous avouer aussi que je suis extrêmement affligée d’être devenue le sujet des discours publics, jusqu’au point où vous me le dites, et comme tout le monde m’en assure. Vos obligeantes, vos sages précautions pour ma réputation, et l’occasion que vous m’avez donnée de vous raconter mon histoire, avant les nouveaux malheurs qui peuvent arriver, et dont je prie le ciel de nous garantir, sont des attentions si dignes de la tendre et ardente amie que j’ai toujours trouvée dans ma chère Miss Howe , qu’elles me lient à vous par de nouvelles obligations. Clarisse Harlove. copie du préambule aux articles du testament fait en faveur de Miss Clarisse Harlove, qu’elle envoya dans la lettre précédente.

" comme les biens dont j’ai fait mention, et que j’ai décrits ci-dessus sont des biens que j’ai acquis moi-même ; comme mes trois fils ont été extraordinairement heureux, et qu’ils se trouvent fort riches ; l’aîné, par les avantages imprévus qu’il tire de ses nouvelles mines ; le second, par ceux qui lui sont arrivés, sans s’y être attendu, après la mort de plusieurs parens de sa présente femme, sortie, des deux côtés, de très-honorables familles, au-delà des biens considérables qu’elle lui a apportés en mariage ; mon fils Antonin , par son trafic des Indes orientales, et par ses heureux voyages : en outre, comme mon petit-fils James sera suffisamment pourvu par l’affection que sa marraine Lovell a pour lui, sachant d’elle-même qu’elle lui laisse, par acte de donation et par testament, ses terres d’écosse et d’Angleterre (car il n’y a jamais eu, de quoi Dieu soit béni ! Une famille plus heureuse dans toutes ses branches) ; et comme mon second fils James est disposé à traiter favorablement mon petit-fils, et aussi ma petite-fille Arabelle, pour laquelle je ne prétens aucunement manquer d’égards, n’ayant aucune raison pour cela, car c’est un enfant respectueux et qui promet beaucoup : comme mes fils Jules et Antonin ne témoignent pas d’inclination pour le mariage, de sorte que mon fils James est le seul qui ait des enfans ou qui ait l’apparence d’en avoir ; par toutes ces raisons, et parce que ma bien-aimée petite-fille Miss Clarisse Harlove

a été depuis son enfance une jeune personne incomparable dans son respect pour moi, et qu’elle a été admirée de toutes les personnes qui l’ont connue, comme un enfant d’un mérite extraordinaire ; je dois prendre plaisir à la considérer comme mon propre enfant particulier, et cela sans donner d’offense, et dans l’espérance qu’on n’en prendra aucune, puisque mon fils James peut répandre ses faveurs à proportion, et en plus grande proportion, sur ma petite-fille Arabelle et mon petit-fils James : ces raisons, dis-je, sont celles qui me portent à disposer des biens ci-dessus décrits, en faveur de ce précieux enfant, qui a fait les délices de ma vieillesse, et qui, par son aimable soumission, et par ses soins tendres et délicats, a contribué, comme je le crois véritablement, à la prolongation de ma vie. Ainsi c’est ma volonté expresse et mon commandement, et j’enjoins à mes trois fils, Jules, James, et Antonin, et à mon petit-fils James, et à ma petite-fille Arabelle, autant qu’ils respectent ma bénédiction et ma mémoire, qu’ils souhaitent que leurs dernières volontés et leurs désirs soient exécutés par leurs survivans, qu’aucun d’eux n’attaque et ne conteste les legs et dispositions suivantes en faveur de madite petite-fille Clarisse, quand elles ne seraient pas conformes à la loi ou à quelque formalité de la loi ; et qu’ils ne souffrent pas qu’elles soient attaquées ou contestées par qui que ce soit, sous quelque prétexte que ce puisse être. Et dans cette confiance, etc., etc. "