Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 384

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 572-574).


M Morden à M Belford.

monsieur,

la bonne Madame Norton est arrivée. Il semble qu’elle ait repris courage ; elle le doit à ces lettres posthumes dont vous et moi craignions si fort les effets sur elle. C’est que son esprit est d’une très-rare trempe. Cette femme est familiarisée avec les afflictions, et vit dans l’espérance habituelle d’une meilleure vie. De plus, n’ayant rien à se reprocher vis-à-vis de la chère personne que nous avons perdue, elle a considéré qu’elle ne pouvait faire mieux que de rassembler toutes ses forces pour donner quelque consolation et inspirer quelque fermeté à la malheureuse mère.

ô M Belford ! Quels éloges de ma chère cousine j’entends de toutes parts !… si elle eût été mon enfant ou ma soeur…, pensez-vous que l’auteur d’une si fatale catastrophe, qui s’étend sur tant de personnes !… mais je m’arrête.

On n’ouvrira pas le testament avant que les funérailles soient achevées. On fait les préparatifs nécessaires à cette solennité. Les maîtres et les domestiques de toutes les branches de la famille ont pris le grand deuil. J’ai vu M Melwill : c’est un homme de sens, qui a de la douceur et de la décence dans les manières. Je lui ai donné des particularités propres à être insérées dans son discours ; mais j’ai vu depuis que c’était un soin inutile ; il connaît tous les détails de la malheureuse histoire de ma cousine ; il l’a toujours admirée, et a été fort sensible à ses malheurs et à sa mort.

Le révérend docteur Lewin, que nous venons de perdre, était l’ami particulier de Melwill, et voulait le présenter à Miss Clarisse, comme un homme digne de son estime.

Je viens de prêter mon assistance au père et à la mère, qui ont fait un dernier effort pour voir le corps de leur cher enfant. Ils m’avoient fait demander de les accompagner avec Madame Norton. Il faut, disait la pauvre mère, que je lui dise un dernier adieu. Tout en effet s’est réduit à un effort, et rien de plus. Au moment où ils ont eu le cercueil devant les yeux : ô ma chère ! A dit le père en se retirant, je ne puis, je sens que je ne puis le supporter…, n’eussé-je…, n’eussé-je pas eu tant de dureté ! Il n’a eu que le tems de s’approcher de sa femme, pour l’empêcher de tomber ; ses genoux se dérobaient sous elle. ô ma chère ! S’est-il écrié, c’en est trop, retirons-nous. Madame Norton venait de quitter Madame Harlove, pour voir le cercueil. Elle est revenue. Chère, chère Norton, lui a dit l’infortunée mère en jetant ses bras autour de son cou, emportez-moi, ôtez-moi d’ici. ô mon enfant ! Mon enfant ! Ma Clarisse ! Toi qui faisais les délices de ma vie il y a si peu de temps ! Hélas ! Je ne te reverrai plus… jamais !

J’aidai le malheureux père, et Madame Norton soutint la malheureuse mère jusque dans la chambre à côté. Elle se jeta sur un lit de repos. Il s’abandonna sur un fauteuil. Elle tenait embrassée Madame Norton, qui étoit à genoux auprès d’elle. Les deux mères, si je puis me servir de cette expression, restaient dans cette attitude attendrissante. Quelles espèces d’angoisse et de tristesse ces douloureuses scènes ne nous ont-elles pas mis devant les yeux ?

Le père, pour consoler la mère, s’accusait lui-même. Plût au ciel, lui disait-il, que je n’eusse pas plus de reproches à me faire que vous ! Vous vous laissâtes enfin toucher. Vous m’auriez inspiré vos sentimens. Ma faute n’en est que plus grande, interrompit-elle. Quelle aggravation ! J’ai vu qu’on n’avait pas pour cette enfant l’indulgence qu’elle méritoit… ; et j’ai pu entrer dans les mesures qu’on prenait contre elle ! Barbare que j’étais, de sacrifier un de mes enfans à l’inimitié des autres ! Madame Norton employait les prières et les raisons. ô ma chère Norton ! Lui répondait-elle, vous vous êtes mieux montrée que moi la mère de Clarisse ! Plût au ciel que je n’eusse pas plus à rendre compte que vous !

De nouveaux regrets fournissaient à de nouveaux discours, et l’infortuné couple continuait à se tourmenter par de vaines réflexions sur le passé, sur ce qui aurait pu et sur ce qui aurait dû être. Madame Hervey entra, et avec Madame Norton, elle conduisit dans sa chambre l’inconsolable mère. Les deux oncles et M Hervey étoient entrés en même temps ; ils firent aussi consentir le père à se retirer avec eux dans son appartement. C’est ainsi qu’ils s’en furent, abandonnant l’un et l’autre tout espoir de jamais revoir l’enfant qu’ils pleuraient si amèrement.

Il n’y a que le tems, M Belford, qui puisse effacer un souvenir si douloureux. Tous les conseils, toutes les consolations foiblissent contre de tels coups, lorsqu’ils viennent d’être portés. La nature a ses droits, qu’elle ne veut pas perdre, jusqu’à ce que le chagrin en ait épuisé les forces ; mais alors, et seulement alors, par une sage dispensation, la raison et la religion peuvent ranimer le cœur prêt à défaillir. Je ne vois aucun visage qui ressemble à ce qu’il était quand je vins ici d’abord après mon retour en Angleterre : on n’y lisait alors qu’orgueil, hauteur, inflexibilité ; maintenant, c’est tout humilié. La tristesse a alongé leurs traits. Leurs muscles, enflés par les agitations de la douleur, semblent prêts à se rompre. Ces yeux qui lançaient les traits de la colère et du ressentiment, ne se tournent que pour mendier la pitié et la compassion.

La dureté volontaire du cœur a-t-elle jamais été si sévèrement punie ?

Je suis, mon cher monsieur, votre, etc.

Morden.