Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 38

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 167-168).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

lundi, 20 mars. Votre dernière lettre m’a touchée si sensiblement, que j’écarte des soins assez considérables, pour me livrer à l’impatience que j’ai d’y répondre. Je veux m’expliquer nettement, sans détour, en un mot, avec l’ouverture de cœur qui convient à notre amitié mutuelle. Mais souffrez que j’observe d’abord, et que j’observe avec reconnaissance, que si je vous ai donné, dans vingt endroits de mes lettres, des preuves si peu équivoques de mon estime pour M Lovelace, que vous ayez cru devoir m’épargner en faveur de leur clarté, c’est en avoir usé avec une générosité digne de vous. Croyez-vous qu’il y ait au monde un homme si méchant, qu’il ne donne pas d’occasion, à ceux même qui doutent de son caractère, d’être plus satisfaits de lui dans un temps que dans un autre, et lorsqu’il la donne en effet, n’est-il pas juste qu’en parlant de lui, les expressions soient mesurées à sa conduite ? Je crois devoir à un homme qui me rend des soins, autant de justice que s’il ne m’en rendait pas. Il me semble qu’il y a si peu de générosité, un air si tyrannique, à prendre droit de son respect pour le maltraiter, du moins lorsqu’il n’en donne pas d’autre sujet, que je ne voudrais pas être celle qui se permet cette sorte de rigueur. Mais, quoique je ne pense qu’à me contenir dans les bornes de la justice, il est peut-être difficile d’empêcher que ceux qui connaissent les vues de cet homme, ne me trouvent un air de partialité en sa faveur, sur-tout, si c’est une femme qui fait cette observation, et qu’ayant été autrefois prise elle-même, elle veuille se faire un triomphe de voir son amie aussi foible qu’elle. Les ames nobles, qui aspirent à la même perfection (et je ne regarde pas l’amour comme une imperfection non plus, lorsque l’objet en est digne), méritent, à mon avis, qu’on leur passe un peu de cette généreuse espèce d’envie. Si l’esprit de vengeance a quelque part à cette réflexion, c’est une vengeance, ma chère, qu’il faut entendre dans le sens le plus doux que ce mot puisse recevoir. J’aime votre badinage, comme je vous l’ai dit plusieurs fois. Quoique, dans l’occasion, il puisse causer un peu de peine à une ame ingénue, qui vient ensuite à sentir qu’il entre moins de fiel que d’amitié dans le reproche, et tourne tous ses sentimens à la reconnaissance. Savez-vous à quoi la chose se réduit ? Je serai sensible à la peine, dans cette lettre peut-être ; mais je vous ferai, dans la suivante, des remerciemens qui ne cesseront jamais. Cette explication, ma chère, en sera une aussi pour toutes les petites sensibilités que j’ai pu vous laisser voir dans d’autres lettres, et dont il peut arriver que je ne me défende pas mieux à l’avenir. Vous me rappelez souvent par un excellent exemple, que je ne dois pas souhaiter d’être épargnée. Je ne me souviens pas de vous avoir rien écrit sur l’homme en question, qui n’ait été à son désavantage plutôt qu’à sa louange. Mais si vous en jugez autrement, je ne vous donnerai pas la peine d’en chercher des preuves dans mes lettres. Les apparences du moins doivent avoir été contre moi, et mon étude sera de les rectifier. Ce que je puis vous assurer avec beaucoup de vérité, c’est que, quelque sens que mes termes aient pu vous présenter ; mon intention n’a jamais été d’user avec vous de la moindre réserve. Je vous ai écrit avec l’ouverture de cœur qui convenait à l’occasion. Si j’avais pensé au déguisement, ou si j’avais eu quelque raison de m’y croire obligée, peut-être aurais je évité de donner lieu à vos remarques sur la curiosité que j’ai eue de savoir ce que la famille de M Lovelace pense de moi, sur mon goût conditionnel , et sur d’autres points de cette nature. Je vous ai dit de bonne foi, dans le tems, quelles étoient mes vues par rapport au premier, et je m’en rapporte volontiers aux termes de ma lettre. à l’égard du second, je ne cherchais qu’à me rendre telle qu’il convient à une personne de mon sexe et de mon caractère, dans une malheureuse situation où elle est accusée d’un amour contraire au devoir, et où l’objet qu’on suppose à sa passion est un homme de mauvaises mœurs. Vous approuvez, j’en suis sûre, le désir que j’avais de paraître ce que je devais être, quand je n’aurais pas eu d’autre vue que de mériter la continuation de votre estime. Mais, pour me justifier sur la réserve… ô ma chère ! Il faut que je quitte ici la plume.