Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 379

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 557-560).


M Lovelace à M Belford.

à Lint, 9 décembre.

Je suis en chemin vers Trente, pour y rencontrer le colonel Morden, suivant la réponse que j’ai reçue de lui à Vienne. La voici, dans ses propres termes.

à Munich, 2 décembre.

Monsieur,

votre lettre était à Florence quatre jours avant mon arrivée. Je suis parti dès le lendemain, pour me rendre digne de cette faveur ; et je ne désespérais pas que les agrémens de la cour de Bavière n’eussent pu retenir, au delà de ses intentions, un jeune voyageur qui ne cherche que de l’amusement. Mais n’ayant pas l’honneur de vous y trouver, il me convient de vous déclarer, monsieur, que, dans l’impatience où je suis de mériter l’estime d’un homme tel que vous, je ne puis hésiter un moment à faire le choix que M Lovelace ferait sûrement dans ma situation, s’il lui étoit proposé comme à moi.

J’avoue, monsieur, que, dans toutes les occasions où j’ai parlé du traitement que vous avez fait à ma cousine, j’ai tenu le langage qu’il méritoit. Il serait fort surprenant que j’en eusse pu tenir un autre. à présent que vous m’offrez si noblement l’occasion de m’expliquer moi-même, je dois vous convaincre qu’il n’est rien sorti de mes lèvres, par la seule raison que vous étiez absent. Apprenez donc, monsieur, que je n’attends que le nom du lieu, et que vous m’y verrez promptement, fût-il à l’extrémité de la terre.

Je m’arrêterai quelques jours à Munich. Si vous avez la bonté de m’y adresser votre réponse chez M Klienfort, soit qu’elle m’y trouve ou non, vos ordres arriveront avec autant de sûreté que de diligence entre les mains, monsieur, de votre très-humble serviteur,

Morden.

Ainsi vous voyez, Belford, par la promptitude et l’ardeur même du colonel, que ses résolutions étoient prises, etc. Ne vaut-il pas mieux finir une affaire de cette nature, que d’inquiéter mes amis, ou de demeurer moi-même en suspens ? Voici ma réplique.

à Vienne, ce 10 décembre.

Monsieur,

je suspens un petit voyage que j’étais prêt à faire en Hongrie, et je pars aujourd’hui pour Munich. Si vous n’y êtes plus, je me rendrai droit à Trente. Cette ville, qui est sur les confins de l’Italie, vous sera plus commode pour votre retour en Toscane, et j’espère vous y trouver dans quatre jours. Je n’aurai avec moi qu’un valet de chambre françois. Les autres circonstances s’arrangeront aisément lorsque j’aurai l’honneur de vous voir. Je suis, monsieur, votre très-humble serviteur,

Lovelace.

à présent, Belford, il ne me reste aucun embarras sur l’évènement de cette entrevue ; et je puis dire, avec vérité, que c’est lui qui me cherche. Ainsi, que le mal retombe sur sa tête !

Ce qui me touche de plus près au cœur, c’est mon ingratitude pour la plus parfaite de toutes les femmes… mon ingratitude préméditée ! Cependant en ai-je moins distingué, en ai-je moins adoré toutes ses perfections, malgré la mauvaise opinion que j’avais toujours eue de son sexe ? Elle m’a forcé de reconnaître la dignité de ce sexe ; elle l’a glorieusement exalté à mes yeux, quoiqu’assurément il soit impossible, comme je l’ai dit mille fois, comme je l’ai mille fois écrit, qu’il existe jamais une femme qui l’égale.

Mais lorsque je perds en elle plus qu’un homme n’a jamais perdu, lorsqu’elle me touche de si près, et lorsqu’il est certain que, dans un tems heureux, elle a souhaité d’être à moi, quelle insolence, dans un autre homme, de s’attaquer à moi pour la venger ! Heureux, heureux, à la vérité, si j’avais senti la gloire et les charmes de cette préférence ! Je ne veux pas aggraver, par mes réflexions, ce motif du colonel pour me demander compte de la manière dont je l’ai traitée, de peur qu’à l’approche de l’entrevue mon cœur ne se ralentisse en faveur d’un homme qui lui était lié par le sang, et qui croit, au fond, rendre honneur et justice à sa mémoire. Cette idée lui donnerait des avantages qu’il ne peut avoir autrement. Je ne serai que trop porté à me reposer sur mon adresse, pour sauver un homme à qui je connais tant d’estime et de respect pour elle. J’oublierai le ressentiment que ses menaces doivent m’avoir inspiré ; et c’est par cette seule raison que je m’afflige de son habileté et de son courage, dans la crainte d’être obligé, pour ma propre défense, d’ajouter une nouvelle victime à celles qui sont déjà tombées par mes mains. Je ne puis me dégager des noires idées qui m’affligent. En vérité, Belford, je suis et serai, jusqu’au dernier moment de ma vie, le plus misérable de tous les êtres. Quelle générosité dans cette adorable femme ! Pourquoi m’as-tu donné la copie de son testament ? Pourquoi m’avoir envoyé sa lettre posthume ? Devois-tu les accorder à mes instances ? Tu savais ce que j’y devais trouver ; et je l’ignorais ; tu savais qu’il était cruel de m’obliger. Vingt colonels Morden, si j’en avais vingt à combattre successivement, ne me causeraient pas un moment d’inquiétude ; mais ces réflexions forcées sur ma vile ingratitude, feront éternellement mon malheur. Je ne vois, dans le passé, que mes détestables inventions qui m’aient empêché d’être heureux. Dès les premiers tems, ne te souviens-tu pas combien de fois j’ai jeté de l’eau sur sa flamme naissante, en faisant tourner ingratement contre elle la délicatesse de ses sentimens, et toutes les loix que je recevais de sa vertu ? Ne m’a-t-elle pas souvent répété, et ne savais-je pas, sans qu’elle prît la peine de m’en assurer, qu’elle n’était capable ni d’affectation, ni de tyrannie pour un homme dont elle se proposait d’être la femme ? Je savais, comme elle me l’a reproché, qu’après lui avoir fait quitter la maison de son père, il ne restait qu’un chemin ouvert devant moi. Elle me disait avec raison, et j’avais la folie de m’en faire un triomphe, que, depuis ce jour, j’avais tenu cent fois son ame en suspens. Ma seule épreuve de l’ipécacuanha suffisait pour me convaincre qu’elle avait un coeur où l’amour et la tendresse auraient présidé, si j’avais permis à ces deux sentimens de germer et d’éclore.

Elle n’aurait pas eu de réserve, m’a-t-elle dit une fois, si je ne lui avais causé des doutes. Et ne t’a-t-elle pas confessé à toi-même, qu’ elle s’était sentie capable de m’aimer, et qu’elle m’aurait rendu heureux, si elle avait pu me rendre bon ? ô Belford !

Quel amour ! Quelle noblesse ! Un amour, comme elle n’a pas craint de le faire entendre dans sa lettre posthume, qui s’étendait à l’ame, et que non seulement elle a déclaré dans les derniers momens de sa vie, mais qu’elle a trouvé le moyen de me faire connaître après sa mort, par une lettre remplie d’avertissemens et d’exhortations qui n’ont pas d’autre objet que mon bonheur éternel !

Ces réflexions, dont le temps ne fait qu’aiguiser la pointe, me suivent dans tous les lieux où le désespoir me conduit, m’accompagnent dans tout ce que je fais, et se mêlent dans tous les amusemens auxquels j’essaye de me livrer. Cependant je ne cherche que des compagnies gaies et brillantes. J’ai fait de nouvelles liaisons dans les différentes cours que j’ai visitées. Je jouis de quelque estime, et je me vois recherché de tout ce qu’il y a de gens de mérite et de distinction. Je visite les palais, les bibliothèques et les églises. Je fréquente le théâtre. J’assiste à toutes les fêtes publiques. Je revais tout ce qui m’était échappé dans les cabinets des curieux. Je suis admis à la toilette des belles, et je m’attire quelque attention dans les assemblées. Mais rien, mais personne ne me cause autant de plaisir que la délicieuse idée de ma Clarisse. Si je fais quelque remarque à l’avantage d’une autre femme, c’est parce que je trouve dans sa taille, dans son port, dans sa voix, ou dans quelqu’un de ses traits, un air de ressemblance avec le charme, le seul charme de mon cœur.

Quel plus affreux châtiment que d’avoir sans cesse toutes ses perfections présentes, lorsqu’il ne me reste que l’immortel regret d’avoir privé le monde et moi-même d’un si précieux trésor ! Quelquefois, à la vérité, j’entrevais un rayon de joie et de consolation, dont ma générosité s’applaudit, parce qu’il me vient de la certitude morale que, malgré tous mes coupables efforts pour ternir sa vertu, elle jouit des fruits de sa victoire dans un éternel triomphe.

Si je continue, cher Belford, de mener une vie si misérable dans mes courses, tu me reverras bientôt en Angleterre, disposé sans doute à suivre ton exemple ; que sais-je ? à me faire hermite peut-être, ou quelque chose d’aussi détestable, pour essayer ce que je puis attendre de la pénitence et de la mortification. Je ne puis vivre dans l’état où je suis. Que je périsse, si je le puis !

S’il m’arrivait quelque malheur, tu en serais informé par mon valet de chambre. Il ne sait pas un mot d’anglais ; mais toutes les langues modernes te sont familières. La Tour, c’est son nom, est homme d’esprit et de confiance : à tout hasard, je lui laisserai quelques papiers cachetés, qu’il t’enverrait, pour Milord M et puisque tu es si expert et de si bonne volonté pour les exécutions testamentaires, je te prie, Belford, d’accepter cet office pour moi, comme pour ma Clarisse, ma Clarisse Lovelace ; laisse-moi le plaisir de lui donner ce nom. Par tout ce qu’il y a de saint ! C’est quelque charme qui la rappelle sans cesse à ma mémoire ; son nom joint au mien, me ravit l’ame, et me paraît plus délicieux que la plus douce mélodie.

Que ne l’ai-je menée dans tout autre lieu que chez cette exécrable femme ! J’en reviens aux récriminations ; mais il est certain que le breuvage était l’invention et l’ouvrage de la Sinclair, et que je n’ai persisté dans le projet de la violence, qu’à l’instigation de cette furie, dont la ruine ne laisse pas d’être amplement vengée, puisqu’aujourd’hui je me trouve menacé de la mienne.

Je m’aperçois que ce langage ressemble un peu à celui d’un coupable sur l’échafaud. Il pourrait te faire croire que je suis intimidé par l’approche de l’entrevue ; mais tu ne me rendrais pas justice : au contraire, je te jure que je vais joyeusement au devant du colonel, et je m’arracherais le cœur de mes propres mains, s’il était capable ici du moindre mouvement de crainte ou d’inquiétude. Je sais seulement que, si je le tue (ce que je ne ferai point, si je puis l’éviter), je serai fort éloigné d’en être plus tranquille. La paix du cœur n’est plus faite pour moi. Mais comme notre rencontre est une occasion qu’il a cherchée, malgré le choix que je lui ai laissé, et qu’il n’est plus en mon pouvoir de l’éviter, j’y penserai après l’action, quitte pour faire pénitence de tout à la fois ; car, tout habile que je le suppose, je suis aussi sûr de la victoire, que je le suis actuellement d’écrire. Tu sais que l’usage des armes, lorsque j’y suis provoqué, est un jeu charmant pour moi. D’ailleurs, je serai aussi calme, aussi peu troublé qu’un prêtre à l’autel, tandis que mon adversaire, comme on en peut juger par sa lettre, sera transporté de colère et de vengeance.

Ne doute donc pas, ami Belford, que je ne te rende un fort bon compte de cette affaire, et crois-moi ton fidèle serviteur.

Lovelace.