Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 371

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 546-547).


M Lovelace à M Belford.

je me prépare à quitter cette île. Mowbray et Tourville me promettent leur compagnie dans six semaines ou deux mois. Je veux te tracer ma route. Je me rends d’abord à Paris, où le désir de m’amuser me fera renouveler mes anciennes connaissances. De là, je passe dans quelques cours d’Allemagne, pour me rendre ensuite à Vienne, d’où je descendrai à Venise par la Bavière et le Tirol. Venise m’arrêtera durant tout le carnaval. De là, je retourne par Florence et Turin ; je traverse le mont Cenis, et je reviens à Paris, où je compte trouver mon ami Belford, confiné sans doute dans ses projets de pénitence, livré aux mortifications, en un mot, un véritable anachorete, mais de l’espèce vagabonde, et voyageant dans l’espérance de couvrir une multitude de péchés par son zèle à convertir un vieux compagnon de débauche.

Cependant je dois t’avertir, mon cher ami, que, si les fonds augmentent comme ils ont fait depuis ma dernière lettre, il est à craindre que tu ne trouves dans cette entreprise plus de difficulté que tu ne penses ; et, pour te parler de bonne foi, j’ai peine à me persuader que ta réformation puisse durer. Les vieilles habitudes ne se déracinent pas si facilement. L’enfer, qui se trouve bien de tes longs et fidèles services, ne te laissera pas sortir patiemment de ses chaînes. Une jolie fille, qu’il jettera dans ton chemin, recommencera bientôt à t’échauffer le sang, à dérider ta triste figure, et je te vois aussi vicieux que jamais. Résisteras-tu, Belford, au pouvoir d’une belle taille, d’un teint charmant, de deux yeux qui te porteront la guerre jusqu’au fond de l’ame ? Va, tu te croiras trop heureux d’être rappelé à tes inclinations favorites ; tu composeras avec ton ancien maître, que tu promettras de servir jusqu’à l’ âge de l’impuissance ; et lui, qui sera bien sûr de te retenir alors par quelque goût d’un autre ordre, qu’il aura l’adresse de te ménager pour ce terme, sera fort satisfait du traité. Tu conserveras le dessein de te réformer, jusqu’à ta vieillesse, qui arrivera douze bonnes années avant que tu t’en aperçoives ; et ta tête grise sera moissonnée comme les autres, lorsque tu t’y attendras le moins.

Tu vas croire que je sors ici de mon caractère. Que veux-tu ? C’est la force de la vérité qui m’oblige de t’avertir du danger actuel où tu es, et que je crois d’autant plus grand, que tu ne parais pas t’en défier. Ainsi, deux mots encore sur le même sujet.

Tu as formé de bonnes résolutions. Si tu ne les gardes pas, compte que jamais tu ne seras capable d’en garder aucune. Cependant, comme tu as contre toi le vieux satan et ta jeunesse, il y a six à parier contre un, que tu ne les garderas point. Tu les a formées ; n’y eût-il que cette raison, tu ne les garderas point. Or, si tu les violes, ne deviens-tu pas le jouet des hommes et le triomphe de l’enfer ? Fais-y bien attention. Que je rirai le premier ! Car l’avis que je te donne ne vient pas d’un trop bon principe ; je te l’avoue de bonne grâce. Peut-être souhaiterais-je que la source en fût meilleure ; mais je n’ai jamais menti aux hommes, comme je crois pouvoir ajouter que jamais je n’ai dit la vérité aux femmes. Le premier point est un mérite dont tous les libertins ne pourraient pas se vanter. Le second est leur partage commun.

Je redeviens fou, sur ma foi ! Mais, grâces à mon étoile, ce n’est plus une folie noire. Je m’occupe actuellement à prendre congé de mes amis. Lundi prochain, je compte te voir à Londres, et y passer une soirée agréable avec toi, Mowbray et Tourville. Mon départ ne sera pas remis plus loin qu’au jour suivant. Nos deux amis doivent m’accompagner jusqu’à Douvres, et je me flatte que tu seras de la partie. Je veux vous laisser bien ensemble. Ils ont pris fort mal la manière dont tu les as traités dans tes dernières lettres ; tes reproches, disent-ils, attaquent jusqu’à leur jugement. Je me moque d’eux ; et je leur réponds que ceux qui en ont le moins sont les plus prompts à se choquer qu’on leur en refuse.

Hâte-toi de tenir prêts tous les papiers et les récits que tu me dois avant mon départ. Je veux emporter une copie du testament. Qui sait si les mêmes choses qui serviront, dis-tu, à te soutenir dans tes honnêtes projets, n’auront pas la force d’opérer ma conversion ? Tu parles de te marier, Belford ? Que penses-tu de ma cousine Charlotte ? Mais je crains que, pour tes vues de pénitence, sa naissance et sa fortune n’aient un peu trop d’éclat. L’objection ne te paraît-elle pas juste ? Charlotte est une fille de mérite. Pour la piété, qui est aujourd’hui ta passion, je n’ose trop répondre d’elle. Cependant je la trouve assez sérieuse, pour son sexe et pour son âge, peut-être capable aussi, comme toutes les autres, de ne pas se refuser au plaisir, si sa réputation étoit à couvert. Mais il me vient une autre idée qui me fait craindre encore plus que ce parti ne te convienne mal. Tu es si lourd et si gauche, qu’avec ton air de matelot, on s’imaginerait qu’elle t’aurait pris dans quelque port à ton arrivée des grandes Indes. Non, je ne crois pas que Charlotte te convienne.

Cependant je suis d’avis, comme toi, qu’il faut te marier, si le mariage est nécessaire pour assurer tes mœurs. Attends. Je crois avoir trouvé ton fait. La veuve Lovick n’a-t-elle pas une fille, ou quelque niece ? Entre les femmes un peu distinguées par la fortune et la naissance, il n’est pas aisé d’en trouver une qui soit disposée à t’accompagner une ou deux fois le jour à l’église. Mais puisque tu voudrais une chère moitié qui pût servir à tes mortifications, ferais-tu si mal de prendre la veuve même ? Elle aurait un double intérêt à ta conversion. Que d’agréables soirées d’hiver vous passeriez, tête à tête, à comparer votre vie passée, et ce que les bonnes ames appellent leurs expériences ! Je parle sérieusement, Belford ; en vérité, très sérieusement ; et j’abandonne mes idées à tes sages considérations.