Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 364

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 539).


M Mowbray à M Belford.

Uxbridge, dimanche à 9 heures du matin.

Je vous envoie, cher Belford, une lettre du pauvre Lovelace, qui vous fera connaître l’étrange désordre de sa tête ; il nous l’a lue du ton d’une scène de tragédie. Vous y verrez quel était son dessein, si nous ne nous y étions tous opposés. Il voulait partir avec un chirurgien, pour faire ouvrir le corps de Miss Harlove et le faire embaumer. Si cette fantaisie avait pu réussir, que je meure si je ne suis pleinement persuadé qu’on aurait trouvé à la belle un cœur de fer ou de marbre. Nous avons engagé Milord M à se rendre ici. Il paraît aussi très affligé de cette mort. Ses sœurs et ses nièces, dit-il, en sont inconsolables. Que de bruit pour une femme ! Car, après tout, qu’était-elle de plus ? On a tiré à Lovelace un plein sceau de gros sang noir et brûlé. Cette saignée modère un peu ses transports ; mais il menace le colonel Morden ; il te menace, pour tes cruelles réflexions ; il maudit toute l’espèce humaine, et lui par-dessus. On apporta hier tout son deuil, qui est aussi profond que celui d’un mari pour sa femme. Quoiqu’il fût huit heures du soir, il voulut s’en revêtir aussi-tôt, et que ses gens le prissent aussi pour le servir. Je vois que tout le monde le blâme et prend parti pour cette Miss Harlove ; mais, au fond, je ne comprends pas pourquoi. Elle avait de la rudesse dans sa vertu ; et ses parens, d’ailleurs, sont vingt fois plus à blâmer que lui ; c’est ce que je leur prouverai quand ils voudront, en dépit de toute l’orgueilleuse famille. S’ils ont été capables d’en user mal avec elle, de quel droit se plaignent-ils qu’il n’en ait pas usé mieux ? Toi, moi, Tourville, n’aurions-nous pas fait comme lui ? Toutes les filles ne doivent-elles pas être en garde ? Lovelace a-t-il imité ce coquin de Miller, qui, après avoir débauché la fille d’un honnête marchand, lui a laissé le soin de payer la dépense qu’il avait faite avec elle, a souffert tranquillement qu’on l’ait jetée dans une prison pour cette dette, et ne s’est point embarrassé de l’y voir mourir de misère et de chagrin ? Tu sais le fond de cette aventure. Miller est un scélérat qui mérite la damnation. Mais peut-on dire que notre ami lui ressemble ? N’a-t-il pas payé jusqu’au dernier sou ? N’aurait-il pas épousé la dame au cœur d’acier ? Ainsi je le trouve parfaitement justifié. Pourquoi donc se livre-t-il à tant d’extravagances ? Qui se serait attendu à cette foiblesse ? N’est-ce pas une honte de le voir assis en silence dans un coin, lorsqu’il s’est fatigué à force de mouvemens et d’exclamations, l’œil morne, la tête penchée, apprenant à son ombre à faire des grimaces contre le mur ? Morbleu ! Il me fait perdre patience. Mais il n’a pas pris un moment de sommeil depuis dix jours. Tout le mal vient de là. écrivez-lui, Belford. Il faut le flatter, lui envoyer ce qu’il demande, et satisfaire toutes ses fantaisies. On ne le rendra pas traitable autrement. Il faut enterrer Miss Harlove le plus tôt que vous pourrez, et se bien garder de nous apprendre le lieu de sa sépulture. Cette lettre devait partir hier. Nous lui avons dit qu’elle était en chemin, et nous espérions qu’il n’y penserait plus. Mais il est furieux de n’avoir pas encore reçu la réponse. Je mène ici la plus sotte vie du monde. Ce que j’ai vu, peu auparavant, du pauvre Belton, et ce que j’ai actuellement devant les yeux, est capable de me rendre aussi foible qu’eux, ou presque aussi lourd que toi, Belford. Il faut que je pense à chercher meilleure compagnie. L’ennui m’a forcé de lire quelque chose pour me divertir ; et tu sais que je déteste la lecture. Elle m’assoupit et me fait bâiller tout d’un coup. Cependant je suis tombé à ce moment sur un passage de Dryden, qui a beaucoup de rapport à la situation de notre ami. Je veux t’en faire le juge (il transcrit quelques vers de ce poëte, qui représentent un homme furieux d’infortune et de douleur ; il compare cette peinture avec celle de M Lovelace ; et, s’applaudissant de son essai, il continue). Tu vois que, si je m’étais appliqué à l’écriture d’aussi bonne heure que toi et Lovelace, peut-être n’aurais-je pas moins réussi. Pourquoi non, je te prie ? Mais j’ai toujours eu de la haine pour les livres. C’est perdre le tems. J’aime l’action ; je hais l’indolence ; et dans les premiers temps de ma vie, j’ai détourné plus d’écoliers de leurs études, que jamais maître n’en a forcé à s’appliquer. Le jeu ou les combats ont toujours fait mes délices.

Mais je me lasse d’écrire. De ma vie je n’ai fait une si longue lettre. La crampe gagne mes doigts, et ma plume pèse cent livres. Adieu.