Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 36

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 155-164).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

samedi au soir, 18 mars. J’ai pensé mourir de frayeur. J’en suis encore hors d’haleine. Voici l’occasion. J’étais descendue au jardin, sous mes prétextes ordinaires, dans l’espérance de trouver quelque chose de vous au dépôt. Le chagrin de n’y rien appercevoir m’allait faire sortir du bûcher, lorsque j’ai entendu remuer quelque chose derrière les bûches. Jugez de ma surprise. Mais elle est devenue bien plus vive à la vue d’un homme qui s’est montré tout d’un coup à moi. Hélas ! Me suis-je dit aussi-tôt, voilà le fruit d’une correspondance illicite ! Au moment que je l’ai aperçu, il m’a conjurée de n’être point effrayée, et s’approchant plus vîte que je n’ai pu le fuir, il a ouvert un grand manteau, qui m’a laissé reconnaître, qui ? Quel autre que Monsieur Lovelace ? Il m’aurait été impossible de crier, et quand j’ai découvert que c’était un homme, et quand j’ai reconnu qui c’était : la voix m’avait abandonnée ; et si je n’avais saisi une poutre qui soutient le vieux toit, je serais tombée sans connaissance. Jusqu’à présent, comme vous savez, je l’avais tenu dans un juste éloignement. Mais, en reprenant mes esprits, jugez quelle doit avoir été ma première émotion, lorsque je me suis rappelé son caractère, sur le témoignage de toute ma famille ; son esprit entreprenant ; et que je me suis vue seule avec lui, dans un lieu si proche d’un chemin détourné, et si éloigné du château. Cependant ses manières respectueuses ont bientôt dissipé cette crainte, mais pour faire place à une autre, celle d’être aperçue avec lui, et de voir bientôt mon frère informé d’une si étrange aventure. Les conséquences naturelles, s’il n’y en avait pas d’autres à redouter, s’offraient en foule à mon imagination ; une prison plus étroite, la cessation absolue de notre correspondance, et un prétexte assez vraisemblable pour les plus violentes contraintes. D’un côté comme de l’autre, rien assurément ne pouvait justifier M Lovelace d’une entreprise si hardie. Aussitôt donc que j’ai été capable de parler, je lui ai fait connaître avec la plus vive chaleur combien je me tenais offensée ; je lui ai reproché qu’il lui importait peu de m’exposer au ressentiment de tous mes amis, pourvu que son impétueuse humeur fût satisfaite, et je lui ai commandé de se retirer sur le champ. Je me retirais moi-même avec précipitation, lorsqu’il s’est jeté à genoux devant moi, en me conjurant, les mains jointes, de lui accorder un seul moment. Il m’a déclaré qu’il ne s’était rendu coupable de cette témérité, que pour en éviter une beaucoup plus grande ; en un mot, qu’il ne pouvait supporter plus long-temps les insultes continuelles qu’il recevait de ma famille, et le chagrin de penser qu’il avait fait si peu de progrès dans mon estime, que le fruit de sa patience ne pouvait être que de me perdre pour toujours, et de se voir plus insulté que jamais par ceux qui triompheraient de sa perte. Il a, comme vous savez, les genoux fort souples, et la langue fort agile. Vous m’avez dit que c’est une de ses ruses, d’offenser souvent dans des choses légères, pour exercer son adresse à se justifier. Ce qu’il y a de certain, c’est que le mouvement qu’il a fait pour me retenir, et cette première partie de son apologie, ont été plus prompts que je ne puis vous le représenter. Il a continué avec la même ardeur : ses craintes étoient qu’un naturel aussi doux, aussi obligeant qu’il prétend que le mien l’est pour tout le monde, excepté pour lui, et mes principes d’obéissance, qui me portent à rendre ce que je crois devoir aux autres indépendamment de ce qu’ils me doivent, ne fussent comme les instrumens qu’on emploierait en faveur d’un homme suscité, en partie, pour se venger sur moi de la distinction avec laquelle j’ai été traitée par mon grand-père, en partie, pour se venger sur lui de la vie qu’il avait accordée à une personne qui aurait pris infailliblement la sienne, et qui cherchait présentement à lui ôter des espérances qui lui étoient beaucoup plus chères que sa vie. Je lui ai répondu qu’il pouvait s’assurer que la rigueur qu’on employait avec moi ne produirait rien moins que l’effet qu’on s’en était promis ; que, malgré la sincérité avec laquelle je pouvais dire que mon inclination avait toujours été pour le célibat, et lui déclarer particulièrement que, si mes parens me dispensaient d’épouser l’homme qui me déplaisait, ce ne serait pas pour en prendre un qui leur déplût… il m’a interrompue ici, en me demandant pardon de sa hardiesse, mais pour me dire qu’il ne pouvait retenir les marques de son désespoir, lorsqu’après tant de preuves de sa respectueuse passion, il m’entendoit… j’ai droit, monsieur, lui ai-je dit, de vous interrompre à mon tour. Pourquoi ne faites-vous pas valoir encore plus clairement l’obligation que cette passion si vantée m’impose ? Pourquoi ne me déclarez-vous pas, en termes plus ouverts, qu’une persévérance que je n’ai pas désirée, et qui me met aux mains avec toute ma famille, est un mérite qui me rend coupable d’ingratitude, lorsque je n’y réponds pas comme vous semblez le désirer ? Je devais pardonner, a-t-il repris, si lui, qui ne prétendait qu’à un mérite de comparaison, parce qu’il était persuadé qu’il n’y avait point d’homme au monde qui fût digne de moi, il avait eu la présomption d’espérer un peu plus de part à ma faveur qu’il n’en avait obtenu, lorsqu’on lui avait donné pour concurrens des Symes

et des Wyerleys , et en dernier lieu, un reptile aussi méprisable que ce Solmes. à l’égard de sa persévérance, il reconnaissait que ce n’était pas un sentiment libre ; mais je devais convenir aussi que, quand il n’aurait jamais eu d’amour pour moi, les offres de Solmes étoient telles, que je me serais trouvée engagée dans les mêmes difficultés de la part de ma famille : il prenait par conséquent la liberté de me dire que, loin de les augmenter, en marquant un peu de bonté pour lui, c’était le moyen le plus propre à me les faire surmonter. Mes parens avoient conduit les choses au point qu’il m’était impossible de les obliger sans faire le sacrifice de moi-même à Solmes. Ils connaissaient d’ailleurs la différence qu’ils devaient mettre entre Solmes et lui ; l’un, ils se flattaient de le conduire à leur gré ; l’autre était capable de me défendre contre toutes sortes d’insultes, et comptait, entre ses espérances naturelles, celle d’un titre fort supérieur aux folles vues de mon frère. Comment cet homme-là, ma chère, est-il si bien instruit de toutes nos misères domestiques ? Mais je suis bien surprise qu’il ait pu connaître le lieu où il m’a trouvée, et le moyen de m’y rencontrer. Mon inquiétude me faisait trouver les momens fort longs, d’autant plus que la nuit s’approchoit. Cependant il n’a pas été possible de me délivrer de lui, sans en avoir entendu bien davantage. Comme il espérait de se voir quelque jour le plus heureux de tous les hommes, il m’assurait qu’il avait tant d’égard pour ma réputation, que, loin de me proposer des démarches qui pussent m’être reprochées, il ne les condamnait pas moins que moi, quelque favorables qu’elles pussent être pour lui. Mais, puisqu’on ne me permettait point de choisir le célibat, il me laissait à considérer si j’avais plus d’une voie pour éviter la violence qu’on voulait faire à mes inclinations. N’avais-je pas un père jaloux de son autorité, des oncles qui pensaient comme lui ? Le retour de M Morden était encore éloigné ; mon oncle et ma tante Hervey avoient peu de poids dans la famille ; mon frère et ma sœur ne cessaient pas d’attiser le feu ; les offres continuelles de Solmes, étoient un autre aiguillon ; la mère de Miss Howe se rangeait de leur parti plutôt que du mien par le seul motif de donner un exemple à sa fille. Ensuite il m’a demandé si je consentirais à recevoir, là-dessus, une lettre de sa tante Lawrance ; car sa tante Sadleir, m’a-t-il dit, ayant perdu depuis peu sa fille unique, se mêle peu des affaires du monde, ou n’y pense que pour souhaiter de le voir marié, et avec moi plutôt qu’avec aucune autre femme. Véritablement, ma chère, il y a bien des choses raisonnables dans tout ce qu’il m’a dit. Je crois pouvoir faire cette remarque, sans qu’il soit question de battemens de cœur. Cependant je lui ai répondu que, malgré la considération extrême que j’ai pour les dames de sa famille, particulièrement pour ses deux tantes, je n’étais pas disposée à recevoir des lettres qui eussent rapport à une fin que je n’avais aucune intention de favoriser ; que, dans la triste situation où je me trouvais, le devoir m’obligeait de tout espérer, de tout souffrir et de tout tenter : que mon père, me voyant ferme, et résolue de mourir plutôt que d’épouser Solmes, se relâcherait peut-être… il m’a interrompue ; pour me représenter que ce changement est peu vraisemblable, après diverses démarches de ma famille, qu’il a pris soin de me remettre sous les yeux ; telles que la précaution qu’ils ont eue d’engager Madame Howe dans leurs intérêts comme une personne qui pouvait m’accorder un asile, si j’étais poussée au désespoir ; l’empressement de mon frère à souffler continuellement aux oreilles de mon père que, si l’on attend le retour de M Morden, à qui je pourrai demander l’exécution du testament, il sera trop tard pour me retenir dans la dépendance, le parti qu’ils ont pris de me renfermer ; celui de m’ ôter ma servante, et de mettre auprès de moi celle de ma sœur ; l’adresse avec laquelle ils ont fait renoncer ma mère à son propre jugement, pour entrer dans toutes leurs vues ; autant de preuves, m’a-t-il dit, que rien n’est capable d’altérer leurs résolutions, autant de sujets d’une mortelle inquiétude pour lui. Il m’a demandé si j’avais jamais vu abandonner à mon père un parti auquel il se fût une fois attaché, sur-tout, lorsqu’il y croyait son autorité ou ses droits intéressés. La familiarité, dit-il, dans laquelle il a vécu quelque temps avec ma famille, l’a rendu témoin de plusieurs traits d’empire arbitraire, dont on trouverait peu d’exemples dans les maisons même des princes, et ma mère, la plus excellente de toutes les femmes, en a fait une triste expérience. Il allait se livrer, je m’imagine, à d’autres réflexions de cette nature ; mais je lui ai témoigné que je m’en tenais offensée, et que je ne permettrais jamais qu’il les fît tomber sur mon père. J’ai ajouté que les rigueurs les moins méritées ne pouvaient me dispenser de ce que je dois à l’autorité paternelle. Je ne devais pas le soupçonner, m’a-t-il répondu, de prendre plaisir à me rappeler ces idées ; parce que, tout autorisé qu’il étoit, par les traitemens qu’il recevait de ma famille, à ne pas beaucoup la ménager, il savait que les moindres libertés de cette nature n’étoient propres qu’à me déplaire. D’un autre côté, néanmoins, il était obligé d’avouer qu’étant jeune, avec des passions assez vives, et s’étant toujours piqué de dire librement ce qu’il pensait, il n’avait pas peu de peine à se faire une violence qu’il reconnaissait juste. Mais sa considération pour moi lui faisait réduire ses observations à des faits clairs et avoués, et je ne pouvais m’offenser qu’il tirât, du moins, une conséquence qui suivait naturellement de ce qu’il avait dit ; c’était que mon père, exerçant ses droits avec tant de hauteur sur une femme qui ne lui avait jamais rien disputé, il n’y avait aucune apparence qu’il se relâchât, pour une fille, d’une autorité dont il était encore plus jaloux, et dont l’idée se trouvait fortifiée par des intérêts de famille, par une aversion très-vive, quoique injustement conçue, et par les ressentimens de mon frère et de ma sœur ; sur-tout lorsque mon bannissement m’ ôtoit le moyen de plaider ma cause, et de faire valoir la justice et la vérité pour ma défense. Quel malheur, ma chère, qu’il y ait tant de vérité dans ces observations, et dans la conséquence ! Il l’a tirée, d’ailleurs, avec plus de sang-froid et de ménagement pour ma famille, que je craignais de n’en pouvoir attendre d’un homme si injurié, à qui tout le monde attribue des passions indomptables. Ne me presserez-vous point sur les battemens de cœur, et sur la chaleur qui m’a pu monter au visage, si de tels exemples de l’ascendant qu’il est capable de prendre sur mon naturel, me disposent à conclure qu’en supposant quelque possibilité de réconciliation entre ma famille et lui, il n’y aurait point à désespérer qu’il ne pût être ramené au bien par les voies de la douceur et de la raison ? Il m’a représenté que la violence qu’on fait à ma liberté, est connue de tout le monde ; que mon frère et ma sœur ne font pas scrupule de parler de moi comme d’un enfant comblé de faveurs, qui est dans un état actuel de rebellion ; que tous ceux, néanmoins, qui me connaissent ne balancent point à justifier mon aversion pour un homme qui leur paraît convenir mieux à ma sœur qu’à moi ; que, tout malheureux qu’il est de n’avoir pu faire plus d’impression sur mon cœur, tout le monde me donne à lui ; que sa naissance, sa fortune et ses espérances ne pouvant être attaquées, ses ennemis même ne faisaient qu’une objection contre lui ; et que, grâces au ciel et à mon exemple, il se promettait de la détruire pour jamais, puisqu’il avait commencé à reconnaître ses erreurs et à s’en lasser de bonne foi, quoiqu’elles fussent beaucoup moins énormes que la malignité et l’envie ne les représentaient ; mais que c’était un article sur lequel il s’arrêtait d’autant moins, qu’il valait mieux faire parler ses actions que ses promesses. Ensuite, prenant cette occasion pour me faire un compliment, il m’a protesté qu’ayant toujours aimé la vertu, quoiqu’il n’en ait pas fidèlement observé les règles, les qualités de mon ame formaient sa plus forte chaîne ; et qu’il pouvait dire, avec vérité, qu’avant que de m’avoir connue, il n’avait jamais rien trouvé qui eût été capable de lui faire surmonter une malheureuse espèce de préjugé qu’il avait contre le mariage ; ce qui l’avait endurci jusqu’alors contre les désirs et les instances de tous ses proches. Vous voyez, ma chère, qu’il ne fait pas de difficulté de parler de luimême comme ses ennemis. Je conviens que cette franchise, sur un point qui n’est pas fort à son honneur, donne de la vraisemblance à ses autres protestations. Il me semble que je ne serais pas aisément trompée par l’hypocrisie, sur-tout dans un homme qui passe pour s’être accordé de grandes libertés, s’il s’attribuait tout d’un coup des lumières et des convictions extraordinaires, dans un âge encore où ces miracles ne sont pas fréquens. Les habitudes, je m’imagine, ne doivent pas être si faciles à déraciner. Vous avez toujours remarqué avec moi qu’il dit librement ce qu’il pense ; quelquefois même jusqu’à ne pas ménager assez la politesse : et le traitement qu’il reçoit de ma famille est une assez bonne preuve qu’il n’est pas capable de faire servilement sa cour par un motif d’intérêt. Quelle pitié, que, dans un caractère où l’on reconnaît des traces si louables, les bonnes qualités soient ternies et comme étouffées par le vice ! On nous a dit qu’il a la tête meilleure que le cœur. Mais croyez-vous réellement que M Lovelace puisse avoir le cœur fort mauvais ? Pourquoi le sang n’agirait-il pas dans les hommes comme dans les animaux moins nobles ? Toute sa famille est irréprochable, excepté lui, à la vérité. On ne parle des dames qu’avec admiration. Mais je crains de m’attirer le reproche que je veux éviter. Cependant, ce serait pousser aussi la censure trop loin, que de reprocher à une femme la justice qu’elle rend à un homme en particulier, et le jugement qu’elle porte à son avantage, lorsqu’on lui permettrait sans difficulté de rendre la même justice à tout autre homme. Il est revenu à me presser de recevoir une lettre de sa tante Lawrance, et d’accepter l’offre de leur protection. Il a remarqué que les personnes de qualité sont un peu trop sur la réserve, comme on le reproche aussi aux personnes de vertu, ce qui n’était pas fort surprenant, parce que la qualité, soutenue dignement, est la vertu, et que, réciproquement la vertu est la véritable qualité ; que leurs motifs, pour garder une réserve décente, sont les mêmes, et qu’elles ont toutes deux une même origine : (où a-t-il pris toutes ces idées, ma chère) ? Sans quoi, sa tante se serait déjà déterminée à m’écrire ; mais qu’elle souhaitait d’apprendre si ses offres seraient bien reçues, d’autant plus que, suivant les apparences, elles ne seraient point approuvées d’une partie de ma famille : et que, dans tout autre cas que celui d’une injuste persécution, qui pouvait encore augmenter, elle se garderait bien de me les faire. Je lui ai répondu que toute la reconnaissance que je devais à cette dame, si l’offre venait d’elle, ne m’empêchait pas de voir où cette démarche pouvait me conduire. J’aurais craint de me donner peut-être un air de vanité, si je lui avais dit que ses instances, dans cette occasion, sentaient un peu l’artifice, et l’envie de m’engager dans des mesures dont il ne me serait pas aisé de revenir. Mais j’ai ajouté que la splendeur même du titre royal était peu capable de me toucher ; que, dans mes idées, la vertu seule était la grandeur ; que l’excellent caractère des dames de sa famille faisait plus d’impression sur moi que la qualité de sœurs de milord M et de fille d’un pair : que, pour lui, quand mes parens auraient approuvé sa recherche, il ne m’aurait jamais trouvé de disposition à recevoir ses soins, s’il n’avait eu que le mérite de ses tantes à faire valoir ; puisqu’alors les mêmes raisons qui me les faisaient admirer, n’auraient été qu’autant d’objections contre lui. Je l’ai assuré que ce n’était pas sans un extrême chagrin que je m’étais vue engagée dans un commerce de lettres avec lui, sur-tout depuis que cette correspondance m’avait été défendue : que le seul fruit agréable que je pensasse à tirer d’une entrevue que je n’avais ni prévue ni désirée, était de lui faire connaître que je me croyais désormais obligée de les supprimer ; et que j’espérais qu’à l’avenir il n’aurait pas recours à des menaces contre ma famille, pour me mettre dans la nécessité de lui répondre. Le jour était encore assez clair pour me faire appercevoir qu’il a pris un air fort grave après cette déclaration. Il attachait tant de prix, m’a-t-il dit, à un choix libre, et laissant les voies de la violence à Solmes, il avait tant de mépris pour cette indigne méthode, qu’il se haïroit lui-même, s’il était capable de penser jamais à m’engager par la frayeur. Cependant il y avait deux choses à considérer. Premièrement, les outrages qu’il recevait continuellement ; les espions qu’on entretenait auprès de lui, et dont il en avait découvert un ; les indignités qu’on étendait jusqu’à sa famille, et celles qu’on ne me faisait essuyer que par rapport à lui , comme on le déclarait ouvertement, sans quoi, il reconnaissait qu’il lui conviendrait mal de s’en ressentir pour moi sans ma permission (le rusé personnage a fort bien vu qu’il prêtait ici le flanc, s’il ne se couvrait par cette circonstance) ; toutes ces considérations lui faisaient une loi indispensable de marquer son juste ressentiment. Il me demandait à moi-même s’il était raisonnable qu’un homme d’honneur digérât tant d’insultes, à moins qu’il ne fût retenu par un motif tel que celui de me plaire ? En second lieu, il me priait de considérer si la situation où j’étais (prisonnière, forcée par toute ma famille de recevoir un mari indigne de moi ; et cela, au premier jour, soit que j’y consentisse ou non), admettait quelque délai dans les mesures qu’il me proposait de prendre, et qu’il ne me proposait que pour la dernière extrémité. D’ailleurs, l’offre de sa tante ne m’engageait à rien ; je pouvais accepter cette protection, sans me jeter dans la nécessité d’être à lui, si je trouvais dans la suite quelque sujet de reproche contre sa conduite. Je lui ai répondu que c’était s’abuser et que je ne pouvais m’abandonner à la protection de ses amis, sans donner lieu de conclure que j’avais d’autres vues. Et croirez-vous, a-t-il repris, que le public donne à présent une autre explication à la violence qui vous tient renfermée ? Vous devez considérer, mademoiselle, qu’il ne vous est plus libre de choisir, et que vous êtes au pouvoir de ceux (pourquoi leur donnerais-je le nom de parens ?) qui sont déterminés à vous faire exécuter leur volonté. Ce que je vous propose est de recevoir l’offre de ma tante, et de n’en faire usage qu’après avoir tout employé pour en éviter la nécessité. Permettez-moi d’ajouter que, si vous prenez ce moment pour rompre une correspondance sur laquelle tout mon espoir est fondé, et si vous êtes résolue de ne pas pourvoir au pire de tous les maux, il est évident que vous y succomberez. Le pire ! J’entends pour moi seul, car il ne saurait l’être pour vous. Alors (portant au front son poing fermé), comment pourrai-je soutenir seulement cette supposition ? Alors il sera donc vrai que vous serez à Solmes ? Mais, par tout ce qu’il y a de sacré ! Ni lui, ni votre frère, ni vos oncles, ne jouiront pas de leur triomphe. Que je sois confondu, s’ils en jouissent ! La violence de son emportement m’a effrayée. Je me retirais, dans mon juste ressentiment ; mais, se jetant encore une fois à mes pieds : au nom du ciel, ne me quittez pas ! Ne me laissez point dans le désespoir où je suis ! Ce n’est pas le repentir de mon serment qui me fait tomber à vos pieds ; je le renouvelle, au contraire, dans cette horrible supposition. Mais ne pensez pas que ce soit une menace, pour vous faire pencher de mon côté par des craintes. Si votre cœur, a-t-il continué en se levant, vous porte à suivre la volonté de votre père, ou plutôt de votre frère, et à me préférer Solmes, je me vengerai assurément de ceux qui insultent et moi et les miens ; mais j’arracherai ensuite mon cœur de mes propres mains, ne fut-ce que pour le punir de son idolâtrie pour une femme capable de cette préférence. Je lui ai dit que je commençais à m’offenser beaucoup de ce langage ; mais qu’il pouvait s’assurer que jamais je ne serais à M Solmes, sans se croire en droit néanmoins de rien conclure en sa faveur, parce que j’avais fait la même déclaration à ma famille, dans la supposition même qu’il n’existât point d’autre homme au monde. Voulais-je du moins lui continuer l’honneur de ma correspondance ? Après l’espoir qu’il avait eu de faire un peu plus de progrès dans mon estime, il ne pourrait jamais supporter la perte de l’unique faveur qu’il eût obtenue. Je lui ai dit que, s’il contenait ses ressentimens à l’égard de ma famille, je voulais bien, pour quelque temps du moins, et jusqu’à la fin de mes disgrâces présentes, continuer une correspondance que mon cœur ne laissait pas de se reprocher… comme le sien lui reprochait (a repris l’impatiente créature, en m’interrompant) de supporter tout ce qu’il avait à souffrir, lorsqu’il considérait que cette nécessité lui étoit imposée, non par moi, pour qui les plus cruels tourmens lui seraient chers, mais par des… il a eu la modération de ne point achever. Je lui ai déclaré nettement qu’il ne devait s’en prendre qu’à lui-même, dont le caractère étoit si mal établi du côté des mœurs, qu’il n’avait donné que trop d’avantage à ses adversaires. Il n’y a pas beaucoup d’injustice, lui ai-je dit, à parler mal d’un homme qui ne fait lui-même aucun cas de sa réputation. Il m’a offert de se justifier ; mais je lui ai répondu que je voulais juger de lui par sa propre règle ; c’est-à-dire, par ses actions, sans lesquelles il y a peu de confiance à prendre aux paroles. Si ses ennemis, a-t-il repris, étoient moins puissans et moins déterminés, ou s’ils n’avoient pas déjà fait connaître leurs intentions par de cruelles violences, il aurait offert volontiers de se soumettre à six mois, à une année d’épreuve. Mais il était sûr que toutes leurs vues seraient remplies ou avortées dans l’espace d’un mois ; et je savais mieux que personne, s’il fallait espérer quelque changement du côté de mon père : il ne le connaissait pas, si j’avais cette espérance. Je lui ai dit qu’avant que de chercher d’autres protections, je voulais tenter tous les moyens que mon respect et le crédit qui pouvait me rester encore auprès de quelques personnes de ma famille seraient capables de m’inspirer ; et que, si rien ne tournait heureusement, je prendrais un parti dont je croyais le succès certain, qui serait de leur résigner la terre qui m’avait attiré tant d’envie. Il se soumettait, m’a-t-il dit, au désir que j’avais de faire l’essai de cette méthode. Il était fort éloigné de me proposer d’autres protections, avant que je fusse absolument forcée d’en chercher. Mais, très-chère Clarisse, m’a-t-il dit, en se saisissant de ma main, et la portant fort ardemment à ses lèvres, si la cession de votre terre peut finir vos peines, ne tardez point à la résigner, et soyez à moi. Je confirmerai de toute mon ame votre résignation. Cette idée, ma chère, n’est pas sans générosité. Mais lorsqu’il n’est question que de belles paroles, de quoi les hommes ne sont-ils pas capables pour obtenir la confiance d’une femme ? J’avais fait quantité d’efforts pour reprendre le chemin du château ; et la nuit étant fort proche, mes craintes ne faisaient qu’augmenter. Je ne saurais dire qu’elles vinssent de sa conduite ; au contraire, il m’a donné meilleure opinion que je n’avais de lui, par le respect dont il ne s’est pas écarté un moment pendant cette conférence. S’il s’est emporté avec violence, sur la seule supposition que Solmes pût être préféré, cette chaleur est excusable dans un homme qui se prétend fort amoureux ; quoiqu’elle ait été assez peu mesurée pour m’obliger de m’en ressentir. En partant, il s’est recommandé à ma faveur avec les plus pressantes instances, mais avec autant de soumission que d’ardeur, sans parler d’autres grâces, quoiqu’il m’ait laissé entrevoir ses désirs pour une autre entrevue, à laquelle je lui ai défendu de penser jamais dans le même lieu. Je vous avouerai, ma chère, à vous, pour qui je me reprocherais d’avoir la moindre réserve, que ses argumens, tirés de mes disgrâces présentes par rapport à l’avenir, commencent à me faire craindre de me trouver dans la nécessité d’être à l’un ou à l’autre de ces deux hommes ; et si cette alternative était inévitable, je m’imagine que vous ne me blâmeriez pas de vous dire lequel des deux doit être préféré ; vous m’avez dit vous-même quel est celui qui ne doit pas l’être. Mais en vérité, ma chère, ma véritable préférence est pour l’état de fille ; et je n’ai pas encore perdu toute l’espérance d’obtenir l’heureuse liberté de faire ce choix. Je suis revenue à ma chambre, sans avoir été observée. Cependant la crainte de l’être m’a causé tant d’agitation, que je m’en sentais beaucoup plus en commençant ma lettre, qu’il ne m’a donné sujet d’en avoir, à l’exception néanmoins du premier moment où je l’ai aperçu ; car mes esprits ont été prêts alors à m’abandonner ; et c’est un bonheur extrême que, dans un lieu tel que celui où il m’a surprise, dans le mouvement d’une si vive frayeur, et seule avec lui, je ne sois pas tombée sans connaissance. Je ne dois pas oublier que, lui ayant fait un reproche de la conduite qu’il a tenue dimanche dernier à l’église, il m’a protesté qu’on ne m’avait pas représenté fidèlement cette scène ; qu’il ne s’était pas attendu à m’y voir ; mais qu’il avait espéré que, trouvant l’occasion de parler civilement à mon père, il obtiendrait la permission de l’accompagner jusqu’au château ; que le docteur Lewin lui avait persuadé de ne se présenter, dans cette occasion, à personne de la famille, en lui faisant observer le trouble où sa présence avait jeté tout le monde. Son intention, m’a-t-il assuré, n’était pas d’y porter de l’orgueil ou de la hauteur ; et si quelqu’un lui en attribue, ce ne peut-être, dit-il, que par un effet de cette mauvaise volonté qu’il a le chagrin de trouver invincible ; et lorsqu’il salua ma mère, c’était une civilité qu’il prétendait faire à toutes les personnes qui étoient dans le banc, comme à elle, qu’il fait profession de respecter sincèrement. Si l’on peut s’en fier à lui (et, dans le fond, j’ai peine à me persuader que, cherchant à me plaire, il fût venu dans le dessein de braver toute ma famille,) voilà, ma chère, un exemple de la force de la haine, qui peint tout sous de fausses couleurs. Cependant, à moins que Chorey n’ait voulu faire officieusement sa cour à ses maîtres, pourquoi m’aurait-elle fait un récit à son désavantage ? Il en appelle au docteur Lewin pour sa justification : mais hélas ! Je suis privée du plaisir de voir cet honnête homme, et tous ceux de qui je pourrais recevoir un bon conseil dans ma triste situation. Après tout, ma chère, je m’imagine qu’il y aurait peu de coupables au monde, si tous ceux qu’on accuse ou qu’on soupçonne, avoient la liberté de raconter leur histoire, et devaient être crus sur leur propre témoignage. Vous ne vous plaindrez pas que cette lettre soit trop courte. Mais il serait impossible, autrement, d’être aussi exacte que vous le désirez sur tous les détails d’une conversation. Vous aurez la bonté, ma chère, de vous souvenir que la date de votre dernière est le 9.