Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 346

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 514-515).


M Lovelace à M Belford.

jeudi, 31 août, en réponse à sa lettre du 29.

Je ne puis te dissimuler que je suis blessé jusqu’au fond du cœur par cette interprétation que Miss Harlove donne à sa lettre ; c’est une ruse qui n’est pas pardonnable. Elle ! Un naturel simple ! Une pénitente, une innocente, une fille de piété, et tout ce qu’elle voudra, être capable de tromper, avec un pied dans sa tombe !

Il est évident qu’elle a composé cette lettre dans le dessein de surprendre et de tromper. Si la crise où elle est ne lui ôte pas ces perfides idées, elle n’a pas moins besoin de l’indulgence du ciel, que moi de la sienne. Milord même, qui n’a pas inventé la poudre, y trouve de l’artifice, et le juge indigne d’elle. Mes cousines Montaigu entreprennent de la justifier, et je n’en suis pas surpris. Ce maudit sexe est si partial ! Je les hais, je les déteste toutes. Elles ne conviendront jamais de rien à leur préjudice, lorsque notre sexe y est intéressé : et pourquoi ? Parce qu’en censurant la tromperie dans une autre femme, elles condamneraient leur propre cœur.

Elle doit m’écrire lorsqu’elle sera dans le ciel. N’est-ce pas là le sens ? Le diable emporte de telles allégories ! Et qu’il t’emporte toi-même, pour avoir donné le nom d’innocent artifice à cette absurdité !

J’insiste à prétendre que si, dans une situation telle que la sienne, une femme de son caractère est autorisée à ces trompeuses allusions, un homme en pleine vigueur d’esprit et de corps, tel que je suis moi-même, peut croire tous ses stratagêmes et tous ses attentats fort bien justifiés. Grâces à mon étoile, ma conscience, à présent, peut demeurer tranquille sur ce point.

Cependant tu peux l’assurer de ma part que je ne la troublerai point par mes visites, puisqu’elle est disposée à les trouver si choquantes ; et j’espère qu’elle regardera cette déclaration comme un acte de générosité qu’elle ne devait pas trop se promettre, après m’avoir joué si témérairement. Qu’elle sache aussi que, si je suis capable de quelque chose pour son repos ou pour son honneur, j’exécuterai ses ordres au premier signe, quelque honte ou quelque mal qu’il puisse m’en arriver. Ma vue, comme tu dois le croire, est de rassurer son imagination contre toutes sortes de craintes. Si sa maudite famille était capable de remplir son devoir d’aussi bonne grâce, je répondrais de sa guérison sur ma vie. Mais, tout occupé que je suis d’un sujet si peu plaisant, crois-tu que tes folles idées de pénitence et de réformation ne me tentent pas beaucoup de rire à tes dépens ? Oh ! Je t’en prie, Belford, finis tes ridicules aspirations, si tu ne veux pas déshonorer celles de l’ange que tu t’efforces d’imiter. Lorsque j’ai lu, dans une de tes lettres, que tu la considères effectivement comme un ange envoyé du ciel pour t’attirer après elle ; que je meure, si, pendant plus d’une heure, je ne t’ai eu présent à l’esprit dans l’attitude de Madame élisabeth Carteret, sur sa tombe de Westminster. Si tu ne l’as jamais observée, fais le voyage exprès ; et tu verras une grosse figure de marbre, la tête haute, et la main levée pour saisir celle d’un ange, un pied levé aussi, apparemment pour monter, suivant le dessein du sculpteur ; mais le tout si pesamment exécuté, que la statue paraît prête à rentrer dans le bloc, plutôt qu’à en sortir ; sans compter que la figure de l’ange n’ayant qu’un quart de la grosseur de l’autre, avec des ailes qui ne sont guère plus grandes que celles d’un papillon, on est embarrassé à juger si la petite ne sera pas entraînée vers la terre, plutôt que d’enlever la grosse jusqu’au ciel, où l’on suppose qu’elle aspire.

Tu me diras peut-être que, dans cette comparaison, le grain du marbre et la belle taille de la dame te font trop d’honneur, à toi qui n’as que l’air d’un ours ; et qu’au contraire ma charmante, qui est véritablement un ange, est très-désavantageusement représentée par la petite figure. J’en conviens ; mais tes aspirations m’ont assez frappé, pour me faire trouver ta ressemblance et celle de Miss Harlove dans les deux figures de ce misérable monument ; car tu dois considérer que, toute prête qu’elle peut-être à monter au ciel, son véritable élément, il est impossible, mon cher ami, qu’elle entraîne après elle un personnage aussi lourd que toi, et chargé d’ailleurs du poids de tes iniquités.

Mais, pour reprendre le ton sérieux, je suis bien aise de vous dire, Monsieur Belford, que si ma divine Clarisse est aussi mal que vous me l’écrivez, il vous conviendrait, dans des circonstances si touchantes, d’être un peu moins caustique dans vos réflexions. Cette affaire, à parler naturellement, commence à me jeter le cœur et l’esprit dans un cruel désordre. Je suis si impatient d’apprendre plus souvent de ses nouvelles, qu’il me prend envie de m’approcher de Londres, et d’aller passer quelques jours à Uxbridge, chez notre ami Doleman. Je n’aurai besoin que de deux heures pour me rendre auprès d’elle, s’il arrive quelque changement qui la porte à souffrir ma visite. Dans une terrible supposition, que je prie le dieu du ciel et de la terre d’éloigner pour long-temps, il serait digne de sa piété et de sa charité reconnues, de m’accorder de ses chères lèvres le pardon qu’elle m’a refusé par écrit. Puisqu’elle désire ma réformation, elle doit se promettre un bon effet de cette entrevue. Je me détermine donc à partir demain avant midi. Mon courrier me trouvera chez Doleman à son retour, et m’apportera, j’espère, une lettre de vous. Si j’étais plus proche, ou dans Londres même, il me serait impossible de m’interdire le plaisir de la voir. Mais si la cruelle supposition se vérifie, comme vos continuelles alarmes me forcent de le craindre (ciel ! Encore une fois, détourne cet horrible coup ! Qu’il est naturel de recourir au ciel, lorsqu’on n’a plus de secours à tirer de soi-même !), alors, cher ami, gardez-vous de m’apprendre clairement mon malheur. Marquez-moi seulement que vous me conseillez de faire un tour à Paris ; c’en est assez pour me mettre le poignard au fond du cœur. J’approuve tellement votre générosité pour la sœur de Belton, que j’ai engagé Mowbray et Tourville à renoncer à leur legs, comme je renonce au mien.

Mon courrier fera la dernière diligence pendant toute la nuit. Si vous voulez lui sauver la vie, je vous recommande de ne pas le renvoyer les mains vides.