Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 341

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 502-504).


Miss Clarisse Harlove au docteur Lewin.

monsieur,

je m’étais figuré, jusqu’au moment où j’ai reçu votre chère lettre, qu’il ne me restait ni père, ni oncle, ni frère, ni même un seul ami, de tant de personnes de votre sexe qui m’honoraient autrefois de leur estime. Cependant je vous connais si bien, que, n’ayant rien à me reprocher du côté de l’intention, je me trouve blâmable, dans le doute même où je pouvais être du jugement que vous portiez de moi, de n’avoir pas cherché à m’éclaircir ; et, si les apparences m’avoient fait tort dans votre esprit, de n’avoir pas tenté de m’y rétablir. Mais attribuez, monsieur, cette négligence à différentes causes, entre lesquelles je dois compter la honte de comparer le rang où j’étais autrefois dans votre estime, avec le degré que j’y dois occuper à présent, puisque mes plus proches parens m’abandonnent ; et ma profonde tristesse, qui, répandant la défiance dans un cœur humble, m’a fait craindre de recourir à vous, pour y retrouver en quelque sorte tous les chers amis que j’ai perdus. Ensuite n’ai-je pas dû penser qu’on m’accuserait peut-être de vouloir former un parti contre ceux que le devoir et l’inclination m’obligent également de respecter ? Si long-temps traînée, d’ailleurs, entre la crainte et l’espérance ; si peu maîtresse de moi-même dans un temps ; si remplie, dans un autre, de la crainte de causer quelque désastre ; ne recevant de vous aucun encouragement qui pût me faire espérer un peu de faveur ; appréhendant avec raison que ma famille ne vous eût engagé du moins au silence !

Toutes ces considérations… ; mais que servent mes réflexions sur le passé ? J’étais destinée à l’infortune…, pour obtenir bientôt un meilleur sort ; c’est mon heureuse espérance. Ainsi, me renfermant dans cette idée, j’écarte toutes les autres, et je réponds en peu de mots à votre obligeante lettre.

Vos raisons me paraîtraient absolument convaincantes dans tout autre cas que celui de la malheureuse Clarisse Harlove. Il est certain aussi qu’une fille qui n’a pas le courage de se donner en spectacle aux yeux du public, doit se précautionner doublement contre les fautes particulières qui peuvent la jeter dans la nécessité de s’exposer à cette confusion. Mais, par rapport à moi, quand on supposerait que l’état de ma santé ne fût pas un obstacle invincible, et quand mon inclination même me porterait à faire éclater mes plaintes, ne serait-il pas à craindre que mes amis ne trouvassent plus de difficultés qu’ils ne se l’imaginent, à la vengeance qu’ils se proposent, lorsqu’on viendrait à savoir que j’ai consenti à donner un rendez-vous clandestin, en conséquence duquel j’ai été lâchement trompée ; que, pendant plusieurs semaines, je n’ai pu me défendre d’habiter sous le même toit avec mon ravisseur ; que j’ai souffert sa compagnie sans me plaindre, et sans qu’il m’ait donné lui-même aucun sujet de plainte ? Il y aurait peu de faveur à se promettre dans une cour de justice, pour mille accusations qui seraient peut-être de plus grand poids devant des juges particuliers ; telles, sur-tout, que les infames méthodes qu’on a sans cesse employées pour ma ruine. Outre la confusion mortelle de devenir comme le jouet du public, chaque bouche ne serait-elle pas prête à répondre que je ne devais pas me livrer au pouvoir d’un homme si dangereux, et que je ne me plains de rien que je n’aye bien mérité ? Mais, en supposant le succès des poursuites et la sentence même de mort, peut-on s’imaginer que la famille du coupable n’eût pas assez de crédit pour le dérober au supplice, sur-tout lorsqu’il est question d’un crime qui passe pour léger aux yeux des hommes, quoique le plus grand et le moins digne de pardon contre une créature qui met son honneur au-dessus de sa vie ? Et moi, ne me couvrirais-je pas de honte, en poursuivant, avec des vues sanguinaires, un homme qui s’est hâté de m’offrir toutes les réparations qui dépendent de lui ?

J’ose dire, monsieur, que telle est l’audace de l’homme à qui mon malheureux sort m’a livrée, telle sa haine contre tous mes proches, qui paraîtrait alors justifiée par leur ancienne aversion pour lui, et par les efforts qu’ils ont faits pour lui ôter la vie, qu’il ne serait pas fâché d’être confronté, dans cette occasion, à mon père, à mes oncles, à mon frère, à moi : et s’il était absous ou pardonné, les ressentimens mutuels n’en deviendraient-ils pas plus vifs ? Alors, mon frère et M Morden seraient-ils plus à couvert ?

Que ces considérations aggravent ma faute ! Il est vrai que, dans l’origine, mes motifs n’ont point été blâmables ; mais j’avais oublié cette excellente maxime, quoique je ne l’ignorasse point, " qu’il ne faut pas commettre un mal dans l’espérance d’un bien ". Convaincu de la pureté de mon cœur et de la fermeté de mes principes, M Lovelace m’a offert le mariage. Il a fait éclater un repentir que j’ai de fortes raisons de croire sincère, quoique la religion n’y ait peut-être aucune part. Dans la même conviction, ses illustres parens, plus tendres pour moi que les miens, se sont réunis pour me presser de lui pardonner et de recevoir sa main. Quoique je ne puisse me rendre à la seconde de ces deux demandes, ne m’avez-vous point appris, monsieur, par les meilleures règles et par les divins exemples, à pardonner les injures ? Celle que j’ai reçue est assurément des plus cruelles ; et les circonstances qui l’ont accompagnée sont d’une noirceur et d’une inhumanité sans exemple. Cependant, grâces au ciel, elle n’a point infecté mon ame. Elle n’a point altéré mes mœurs. Il ne m’en est point resté d’habitude vicieuse. Ma volonté s’est conservée sans tache. Je n’ai ni crédulité, ni foiblesse, ni défaut de vigilance à me reprocher. J’ai triomphé, avec le secours du ciel, des ruses les plus profondes et les plus infernales. Je suis échappée à l’ennemi de ma vertu ; j’ai renoncé à lui ; j’ai eu la force de mépriser l’homme que j’aurais été capable d’aimer. Et la charité n’achevera-t-elle pas mon triomphe ? N’aurai-je pas la satisfaction d’en jouir ? Où serait-il, si le coupable méritait d’obtenir grâce ? Pauvre malheureux ! Il a fait une perte en me forçant de l’oublier ; j’ai l’orgueil de le croire, parce que je connais mon propre cœur. Et moi, je n’ai rien à regretter en le perdant. Mais j’ai de plus, monsieur, un argument qui me paraît suffire seul pour répondre à tous les vôtres. Je sais, mon respectable ami, mon guide et mon directeur dans des tems plus heureux, je sais que vous approuverez les efforts par lesquels je travaille à m’établir dans cette charitable disposition, lorsque je vous aurai déclaré que je me crois fort proche de ce grand et redoutable moment, où le ressentiment de toutes les injures qui ne concernent point l’ame immortelle, doit être absorbé dans de plus hautes et plus importantes considérations.

Voilà ce que j’avais à dire pour moi-même. à l’égard de mes amis, dont je dois souhaiter aussi la satisfaction, Miss Howe prend soin de recueillir toutes les lettres et tous les matériaux qui peuvent servir à mettre mon histoire dans son véritable jour. Je compte le vertueux docteur Lewin entre ces amis dont la satisfaction m’est chère. L’utilité qui peut revenir de ce recueil à toutes les jeunes personnes qui auront entendu parler de moi, répondra bien mieux à la fin qu’on se propose, que mes sollicitations dans une cour de justice pour obtenir une vengeance incertaine, avec tous les désavantages que je viens de représenter. Si je suis assez heureuse, monsieur, pour vous faire approuver mes idées, et pour en recevoir l’assurance par quelques mots de votre main, il ne manquera rien à ma propre satisfaction ; car je souhaite aussi ardemment que jamais d’être justifiée à vos yeux, et de mériter la glorieuse estime dont vous honoriez autrefois votre très-humble, etc.