Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 34

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 151-154).


M Lovelace à M Belford.

vendredi, 17 mars. Je reçois, mes enfans, avec beaucoup de plaisir les joyeuses assurances de votre fidélité et de votre amitié. Que nos principaux amis et les plus dignes de notre confiance, ceux que j’ai nommés dans ma dernière lettre, soient informés de mes sentimens. Pour toi, Belford, je voudrais te voir ici le plutôt qu’il te sera possible. Il me semble que je n’aurai pas si-tôt besoin des autres ; ce qui n’empêche pas qu’ils ne puissent venir chez milord M, où je dois me rendre aussi, non pour les recevoir, mais pour assurer ce vieil oncle, qu’il n’y a point de nouveau malheur en campagne qui puisse demander son entremise. Mon intention est de t’avoir ici constamment auprès de moi. Il n’est pas question de ma sûreté. La famille s’en tient aux mauvais propos. Elle aboie de loin. Mais je pense à mon amusement. Tu m’entretiendras des auteurs grecs, latins et anglais, pour garantir de la léthargie un esprit malade d’amour. Je suis d’avis que tu viennes dans ton vieil uniforme ; ton valet sans livrée, et sur un pied de familiarité honnête avec toi. Tu le feras passer pour un parent éloigné, à qui tu cherches à procurer de l’emploi par ton crédit là-haut

à la cour, j’entends, quoique tu t’imagines bien que je ne parle point du ciel. Tu me trouveras dans un petit cabaret à biere, qui n’en porte pas moins ici le titre d’auberge, à l’enseigne du cerf blanc , dans un mauvais village à cinq milles du château d’Harlove. Ce château est connu de tout le monde ; car, il est sorti du fumier, comme Versailles, depuis un temps qui n’est pas immémorial. Tu ne rencontreras pas de pauvres qui ne le connaissent encore mieux ; mais seulement depuis peu d’années, qu’on a vu paraître un certain ange parmi les enfans des hommes. Mes hôtes sont des gens pauvres, mais honnêtes. Ils se sont mis dans la tête que je suis un homme de qualité qui a quelque raison de se déguiser ; et leurs respects n’ont pas de bornes. Toute leur famille consiste dans une vive et jolie petite créature, qui a ses dix-sept ans depuis six jours. Je l’appelle mon bouton de rose . Sa grand-mère (car elle n’a pas de mère) est une bonne vieille femme, aussi agréable qu’on en ait jamais vu remplir un fauteuil de paille dans le coin d’une cheminée, et qui m’a prié fort humblement d’être pitoyable pour sa petite-fille. C’est le moyen d’obtenir quelque chose de moi. Combien de jolies petites créatures me sont passées par les mains, auxquelles j’aurais fait scrupule de penser, si l’on eût reconnu mon pouvoir, et commencé par implorer ma clémence ! Mais le debellare superbos serait ma devise, si j’en avais une nouvelle à choisir. Cette pauvre petite est d’une simplicité qui te plaira beaucoup. Tout est humble, officieux, innocent dans son air et dans ses manières. J’aime en elle ces trois qualités, et je la garde pour ton amusement, tandis que je serai à combattre le mauvais tems, en faisant ma ronde autour des murs et des enclos du château d’Harlove. Tu auras le plaisir de voir à découvert, dans son ame, tout ce que les femmes du haut rang apprennent à cacher, pour se rendre moins naturelles, et par conséquent moins aimables. Mais je te charge (et tu n’y manqueras pas, si tu sens combien il te conviendrait peu d’entreprendre ce que je renonce à faire moi-même), je te charge, dis-je, de respecter mon bouton de rose. C’est la seule fleur odoriférante qui se soit épanouie depuis dix ans aux environs de ma demeure, ou qui puisse s’y épanouir d’ici à dix ans. Ma servitude m’a laissé le temps de prendre de bons mémoires sur le passé et sur l’avenir. Je ne me souviens pas d’avoir jamais été si honnête depuis le temps de mon initiation. Il m’importe de l’être. On peut découvrir tôt ou tard le lieu de ma retraite, et l’on s’imaginera que c’est mon bouton de rose qui m’y attache. Un témoignage favorable de la part de ces bonnes gens, suffit pour établir ma réputation. On peut prendre le serment de la vieille, et celui du père, qui est un honnête paysan, dont toute la joie consiste dans sa fille. Belford ! Je te le répete, épargne mon bouton de rose. Observe, avec elle, une règle que je n’ai jamais violée sans qu’il m’en ait coûté de longs regrets : c’est de ne pas ruiner une pauvre fille, qui n’a d’autre support que sa simplicité et son innocence. Ainsi point d’attaques, point de ruses, pas même d’agaceries. La gorge d’un agneau sans défiance ne se détourne pas pour éviter le couteau. Belford ! Garde-toi d’être le boucher de mon agneau. Une autre raison me porte à t’en presser beaucoup. Ce jeune cœur est touché d’amour. Il ressent une passion dont le nom lui est encore inconnu. Je l’ai surprise, un jour, qui suivait des yeux un jeune apprenti charpentier, fils d’une veuve qui demeure de l’autre côté de la rue. C’est un assez joli paysan, qui peut avoir trois ans plus qu’elle. Les jeux de l’enfance ont commencé apparemment cette liaison, sans qu’ils s’en soient peut-être aperçus jusqu’à l’ âge où la nature ouvre la source du sentiment ; car je n’ai pas été long-temps à remarquer que leur affection est réciproque. Voici mes preuves. Le soin de se tenir droit, et une révérence, qui ne manque jamais, à l’instant que le garçon aperçoit sa jolie maîtresse ; la curiosité de se tourner souvent, à mesure qu’il marche, pour saluer des yeux ceux de la belle, qui paroissent le suivre ; et lorsqu’il tourne un coin de rue, qui va le priver de la voir, la moitié de son corps qui s’avance, en se courbant, pour ôter son chapeau et la saluer encore une fois. J’étais un jour derrière elle, sans qu’elle m’eût aperçu. Elle lui répondit par une profonde révérence, et par un soupir que Jean était trop loin pour entendre. Heureux coquin ! Dis-je en moi-même. Je me retirai, et mon bouton de rose se hâta de rentrer ; comme si ce spectacle muet eût suffi pour la rendre contente, et qu’elle n’eût rien désiré de plus. J’ai examiné son petit cœur. Elle m’a fait son confident. Jean Barton lui plairait assez, m’a-t-elle avoué ; et Jean Barton lui a dit qu’il l’aimerait plus que toutes les autres filles du village. Mais, hélas ! Il n’y faut pas penser. Et pourquoi ? Lui ai-je demandé. Elle ne sait pas, m’a-t-elle répondu, avec un soupir ; mais Jean est neveu d’une tante qui lui a promis cent guinées, pour s’établir à la fin de son apprentissage ; et son père à elle ne peut donner que fort peu de chose. Et quoique la mère de Jean dise qu’elle ne sait pas où son fils pourrait trouver une fille plus jolie et de meilleure famille, cependant a-t-elle ajouté, avec un autre soupir, les discours ne servent de rien ; je ne voudrais pas que Jean fût pauvre et malheureux pour l’amour de moi. Quel avantage m’en reviendrait-il, monsieur ? Vous le savez. Que ne donnerais-je pas, Belfort (car, Dieu me damne ! Je crois que mon ange me réformera, si l’implacable folie de ses parens ne nous perd pas tous deux) que ne donnerais-je pas, te dis-je, pour avoir un cœur de la même bonté et de la même innocence que celui de Jean ou de mon bouton de rose ? Je sais que le mien est un misérable cœur qui n’est pétri que de méchanceté ; et je m’imagine même que je l’ai reçu tel de la nature. Quelquefois, à la vérité, il s’y élève un bon mouvement, mais qui expire aussi-tôt. Ses délices sont le goût de l’intrigue, les noires inventions, la gloire de triompher, le plaisir de voir ses désirs secondés par la fortune, et une force de tempérament. Que sert de le déguiser ? Je n’aurais été qu’un vaurien, quand je serais né pour la charrue. Cependant je trouve quelque satisfaction à penser que la réformation ne m’est pas impossible. Mais alors, mon ami, il faudrait voir un peu meilleure compagnie ; car il est certain que nous ne servons entre nous qu’à nous endurcir dans le vice. Ne t’alarme pas, mon enfant, tu auras du temps de reste, toi et tes camarades pour choisir un autre chef, et je me figure que tu seras l’homme qui leur convient. En même tems, comme c’est ma règle, lorsque j’ai commis une action noire, de faire quelque bien par voie d’expiation, et que je me crois là-dessus fort en arrière, je suis dans le dessein, avant que de quitter ce canton, (j’entends de le quitter avec succès ; sans quoi, suivant une autre règle, je ferai du mal au double par voie de vengeance) de joindre aux cent guinées de Jean, cent autres guinées, pour faire le bonheur de deux cœurs innocens. Ainsi je te le répète une fois et cent fois, respecte mon bouton de rose. Je suis interrompu. Mais je te promets une seconde lettre avant la fin du jour, et les deux partiront ensemble.