Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 327

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 472).

Miss Clarisse Harlove à M Lovelace.

vendredi, 11 d’août.

C’est une alternative bien cruelle, que d’être forcée de vous voir ou de vous écrire. Mais j’ai perdu depuis long-temps le pouvoir de suivre mes propres inclinations. Ainsi, pour éviter un plus grand mal, et je puis dire aujourd’hui le plus grand de tous les maux, je me détermine à vous écrire.

Si j’étais capable de déguiser mes sentimens réels, je pourrais vous donner les espérances que vous me demandez, et n’en pas demeurer moins attachée à toutes mes résolutions : mais je dois vous déclarer, monsieur, et mon caractère m’y oblige, que, ma vie dût-elle durer plus d’années qu’il ne me reste peut-être de jours, et fussiez-vous le seul homme au monde, je ne pourrais et je ne voudrais pas être à vous.

Il n’y a point de mérite à remplir un devoir. La religion m’ordonne, non-seulement de pardonner les injures, mais encore de rendre le bien pour le mal. Toute ma consolation, c’est que, par la grâce du ciel, je suis à votre égard dans une disposition qui me fait trouver la soumission facile à cette loi. Je vous assure donc que, dans quelque lieu que vous alliez, je souhaite que vous y soyez heureux ; et dans ce souhait, je renferme toute sorte de bonheur.

à présent que j’ai satisfait (avec beaucoup de répugnance, je l’avoue) à l’un des deux points que vous avez exigés, j’en attends le fruit.



M Lovelace à M Belford.

dimanche, 13 d’août.

Je ne sais quel diable me tourmente. De ma vie, je ne me suis senti si mal. J’ai pensé d’abord que quelqu’un de mes honnêtes parens m’avait administré une dose de leur préparation, pour se rétablir dans l’entière possession du château. Mais, comme je suis l’unique espérance de la famille, je veux croire qu’ils ne sont pas capables de cette méchanceté. Il faut que je quitte ma plume ; je n’ai pas la force d’écrire. Que dois-je penser de ma situation ?

Milord M sort de ma chambre. Il m’a rendu une sombre visite, pour savoir comment je me trouve de ma saignée. Ses deux soeurs partirent hier ; le ciel en soit loué ! Mais elles ne m’ont pas fait l’honneur de me consulter sur leur départ : à peine m’ont-elles dit adieu. Milord est plus tendre et plus respectueux que je ne m’y attendois. Les hommes ont moins de peine à pardonner que les femmes. J’ai mes raisons pour le dire ; car, outre l’implacable Miss Harlove et les deux vieilles soeurs, mes deux guenons de cousines n’ont pas encore approché de moi.