Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 323

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 468-469).


M Lovelace à M Belford.

samedi, 5 d’août.

Je suis si désespéré de la lettre de Miss Harlove à ma cousine Montaigu, que je suis incapable d’attention pour tout ce que tu m’écris. Qu’il lui convient mal de crier merci pour elle-même, lorsqu’elle en marque si peu pour autrui ! C’est une véritable Harlove. Crois-moi, Belford, c’est une véritable fille des Harlove. Cependant elle possède tant de charmes et de perfections, que je me sens forcé de l’adorer, et que mes adorations (insensé que je suis !) croissent par sa haine et ses dédains. Tu reviens sans cesse, et sans doute avec aussi peu de vérité que de bon sens, à tes maudites idées de langueur, de foiblesse et de mort ; et lorsque tu saisis une fois quelqu’un de ces mots, tu prends un détestable plaisir à le répéter vingt fois dans une phrase. Que je sois damné, si je ne crois que tu l’empoisonnerais plutôt de tes propres mains, que de souffrir qu’elle en revienne, et qu’elle te dérobe l’honneur d’avoir deviné juste ! Mais réforme, je te prie, cet insupportable style. Tu ne seras qu’un mauvais prophète, elle vivra pour m’enterrer ; j’en suis plus sûr que toi ; car le diable m’emporte, si je puis manger, boire, dormir, et, ce qui est mille fois pis, si je puis aimer au monde d’autre femme qu’elle ! Il n’y en a pas une à présent, sur laquelle je puisse jeter les yeux. Au contraire, je détourne la vue de toutes celles que je rencontre ; à moins que le hasard ne m’y fasse remarquer un air, un trait, qui tienne un peu d’elle. Je ne puis me défendre alors de regarder une seconde fois : mais le second regard confirme tous mes dégoûts, parce qu’il n’y a personne, en effet, qui lui ressemble.

Il faut, Belford, que cette divine personne soit possédée de quelque mauvais génie. Plus je considère son extravagance et son obstination, moins je suis capable de patience. A-t-elle donc un meilleur moyen pour se faire justice à elle-même, à sa famille, à tous ses amis, que celui de m’épouser ? N’eût-elle qu’un jour à vivre, elle doit mourir ma femme. Si ses ressentimens chrétiens ne lui permettent pas d’y consentir pour elle-même, ne le doit-elle pas pour sa famille et pour son sexe, dont elle prétend quelquefois que l’honneur la touche si fort ? Et s’il n’y a point d’intérêt assez cher pour émouvoir en ma faveur ce caractère d’Harlove, quel droit a-t-elle à cette pitié que tu ne cesses pas de demander si pitoyablement pour elle ?

à l’égard de la mauvaise intelligence que sa lettre répand entre ma stupide famille et moi (car je t’apprends que nous sommes prêts ici à nous entre-déchirer), c’est ce qui me touche le moins. Tous mes honnêtes parens ont la folie de me maudire, moi qui peux leur rendre dix malédictions pour une, et leur tenir tête, s’ils le veulent, du matin au soir. J’occupe une moitié du château, et, grâces au ciel, c’est la meilleure ; car les avantages dont les grands jouissent le moins sont ceux qui leur coûtent le plus ; la grandeur et l’usage sont des choses différentes. Leur demeure est la partie la plus simple ; la mienne est l’appartement de représentation. J’y règne, et je continuerai d’y régner aussi long-temps qu’il me plaira ; tandis que les deux tantes poussives, le vieux podagre de frère, et les deux précieuses nièces, sont resserrés dans l’autre partie, d’où la crainte de me rencontrer ne leur permet pas de sortir. Mais le comique de l’aventure, c’est qu’ils m’ont défendu l’entrée de leurs appartemens. Je leur ai fait la même défense pour le mien. Ainsi je les tiens tous prisonniers, pendant que je suis le maître dans la maison. Plaisans visages, d’oser quereller avec moi, lorsqu’il me suffit de paraître pour leur faire tourner le dos, et pour les faire rentrer dans leur tanière, les yeux et les oreilles baissés.

Toi, dans le temps que je soutiens ainsi la guerre contre des frêlons et des guêpes, et que la rage de l’amour méprisé fait bouillir mon sang dans mes veines, tu te plais dans ton flegme, et tu bâtis des systêmes de réformation, au mépris de mes infortunes, dont tu as la cruauté de te faire un triomphe. Que le diable t’emporte, insensible et fade complaisant que tu es ! Tu me causes autant d’impatience que la belle ; car tu ne connais ni l’amour ni l’amitié. Tu n’es pas capable de l’un, ni digne de l’autre. Autrement, te réjouirais-tu de mes peines, sous les fausses grimaces de la pitié ? Mais, parle ; n’es-tu pas un joli personnage, de t’être engagé à transcrire une partie des lettres que j’ai eu la simplicité de t’écrire dans la confiance de l’amitié ? Des lettres ! Tu aurais dû laisser couper ta maudite langue, plutôt que d’avouer jamais que tu les eusses reçues. Cependant, peut-être les as-tu déjà remises entre ses mains ! Prends garde ; et malheur à toi, si l’avis arrive trop tard ! Prends garde, te dis-je, de lui abandonner une seule ligne de moi. Si tu t’es déjà rendu coupable d’une infidélité si noire, je te déclare que la moindre vengeance que j’en veux tirer, est de rétracter la parole que je t’ai donnée de ne pas la voir, comme tu as violé la tienne, en communiquant ce que tu n’avais reçu que sous le sceau de l’amitié. Je suis trop malheureusement convaincu, par sa lettre à Charlotte, qu’elle est déterminée à ne me revoir jamais. Elle nomme ma conduite avec elle, une méchanceté sans exemple. Mais comment sait-elle si bien ce qui mérite ce nom ? Où a-t-elle appris à faire des distinctions dans ce genre ? Penser le pire, être capable de former des comparaisons sur des situations si délicates, est-ce marquer autant de délicatesse que je lui en attribuais ? Ce que je me figure à son avantage, c’est que, n’ignorant pas que le diable est noir, et voulant faire un diable de moi, elle broie, dans son imagination, elle pétrit ensemble tout ce qu’il y a de noir au monde, pour faire sortir de cette sale masse le plus horrible de tous les monstres. Mais quelle tempête son mépris n’excite-t-il pas dans mon ame ? Jamais, jamais l’orgueil d’un homme ne fut plus mortifié ! Qu’elle me rabaisse, jusqu’à mes propres yeux ! Comment est-il possible que l’admiration et l’amour résistent dans mon cœur à cette épreuve ? De la haine ! Du mépris ! Un refus solemnel ! Si le succès avait répondu à tous mes desseins, je trouverais peut-être de la justice dans une partie de ses ressentimens. Mais être sortie victorieuse, triomphante, sous toutes sortes de faces… ah ! C’est pour l’avoir souffert qu’elle me doit du mépris. Elle m’a laissé si humilié, si méprisable en effet, que l’impression lui en demeure encore. Je me poignarderais volontiers, de ne lui avoir pas donné sujet… ; en un mot, de n’avoir pas su l’humilier elle-même ; ou plutôt, cher ami, de n’avoir pas profité de son retour à la ville, pour me relever de mon humiliation, et pour m’exalter jusqu’au sommet du bonheur et de la gloire, en me donnant une femme supérieure à toutes sortes d’épreuves et de tentations.

Cependant je veux hasarder encore une lettre. Si je n’en tire aucun fruit, ou si je n’obtiens pas de réponse, je m’efforcerai de la voir, quelles qu’en puissent être les suites. Si son obstination lui fait trouver le moyen de m’éviter, je signalerai ma vengeance par quelque attentat éclatant contre sa Miss Howe, et je quitterai pour jamais l’Angleterre. à présent, Belford, puisque tu es dans le goût de lui communiquer mes lettres, fais lui cette déclaration, si tu veux. Ajoute que, s’il est certain qu’elle m’abandonne, il ne l’est pas moins que je serai abandonné du ciel.