Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 32

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 136-148).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

mardi, 12 mars. Je vous envoie la copie de mes lettres à mes deux oncles, avec les réponses ; et vous laissant le soin d’y faire vos remarques, je n’en ferai moi-même aucune. à M Jules Harlove. Samedi, 21 mars. Permettez-moi, mon très-honoré second père, comme vous m’avez appris à vous nommer dans mes heureux jours, d’implorer votre protection auprès de mon père, pour obtenir de sa bonté la dispense d’un commandement sur lequel il ne peut insister sans me rendre misérable toute ma vie. Toute ma vie ! Je le répète. Est-ce une bagatelle, mon cher oncle ? N’est-ce pas moi qui dois vivre avec l’homme qu’on me propose ? Est-ce une autre que moi ? Ne me laissera-t-on pas la liberté de juger, pour mon propre intérêt, si je puis ou si je ne puis pas vivre heureusement avec lui ? Supposons que ce malheur m’arrive : sera-t-il prudent de me plaindre ou d’en appeler ? Et quand il le serait, de qui espérer du secours contre un mari ? Le dégoût invincible et déclaré que j’ai pour lui ne suffirait-il pas pour justifier ses plus mauvais traitemens, quand je me ferais toute la violence possible pour remplir mon devoir ? Et si j’obtenais cet empire sur moi-même, ne serait-ce pas la crainte seule qui me rendrait capable d’un si grand effort ? Je le répète encore une fois, ce n’est point une bagatelle, et c’est pour toute ma vie. De grâce, mon cher oncle, pourquoi voudrait-on me condamner à une vie misérable ? Pourquoi serais-je réduite à n’avoir pour toute consolation que l’espérance d’en voir bientôt la fin ? Le mariage qui promet le plus est un engagement assez solemnel pour faire trembler une jeune personne, lorsqu’elle y pense sérieusement. être abandonnée à un homme étranger, et transplantée dans une nouvelle famille ; perdre jusqu’à son nom, pour marque d’une dépendance absolue ; entrer dans l’obligation de préférer cet étranger à son père, à sa mère, à tout l’univers, et l’humeur de cet étranger à la sienne, ou de disputer peut-être aux dépens de son devoir, pour l’exercice le plus innocent de sa propre volonté ; se faire un cloître de sa maison ; former de nouvelles connaissances, abandonner les anciennes ; renoncer peut-être à ses plus étroites amitiés, sans avoir droit d’examiner si cette contrainte est raisonnable ou non, et sans autre règle, en un mot, que l’ordre d’un mari ; assurément, monsieur, tous ces sacrifices ne peuvent être exigés d’une jeune fille, que pour un homme qu’elle soit capable d’aimer. S’il en arrive autrement, quel est son malheur ! Que sa vie est misérable ! En supposant qu’un sort si triste mérite le nom de vie. Je voudrais qu’il dépendît de moi de pouvoir vous obéir à tous. Quel plus doux plaisir pour moi que de vous obéir, si je le pouvais ! Commencez par vous marier, m’a dit un de mes plus chers parens ; l’amour suivra le mariage. Mais comment goûter cette maxime ? Mille choses arrivent dans les mariages les mieux assortis, qui peuvent n’en faire qu’un état purement supportable. Que sera-ce donc lorsqu’un mari, loin de pouvoir compter sur l’affection de sa femme, aura raison d’en douter, parce qu’il sera persuadé qu’elle lui aurait préféré tout autre homme, si elle avait été maîtresse de son choix ? Combien de défiances, de jalousies, de froideurs, de préventions désavantageuses, doivent troubler la paix d’une telle union ? L’action la plus innocente, un simple regard peut-être mal interprété : tandis que, de l’autre part, l’indifférence, pour ne rien dire de plus, prendra la place du désir d’obliger, et la crainte fera l’office de l’amour. Attachez-vous un peu sérieusement à ces réflexions, mon cher oncle, représentez-les à mon père avec la force qui convient au sujet, mais que la foiblesse de mon sexe et celle d’un âge sans expérience, ne me permettent pas de donner à cette peinture. Employez tout le pouvoir que vous avez sur son esprit, pour empêcher que votre malheureuse nièce ne soit livrée à des maux sans remède. J’ai offert de renoncer au mariage, si cette condition peut être acceptée. Quelle disgrâce n’est-ce pas pour moi, de me voir privée de toute sorte de communication, bannie de la présence de mon père et de ma mère ; abandonnée de vous, monsieur, et de mon autre cher oncle ; empêchée d’assister au service divin, qui serait vraisemblablement la ressource la plus propre à me ramener au devoir, si j’avais eu le malheur de m’en écarter ? Est-ce le moyen, monsieur, par lequel on se promet de faire impression sur un esprit libre et ouvert ? Une si étrange méthode n’est-elle pas plus capable d’endurcir que de convaincre ? Je ne saurais vivre dans une si douloureuse situation. à peine les domestiques qu’on avait eu la bonté de soumettre à mes ordres ont-ils la hardiesse de me parler. Ma propre servante est congédiée, avec des marques éclatantes de soupçon et de mécontentement : on me soumet à la conduite d’une servante de ma sœur. La rigueur peut être poussée trop loin. Je vous le dis de bonne foi, monsieur ; et chacun se repentirait alors de la part qu’il y aurait eue. M’est-il permis de proposer un expédient ? Si je dois être observée, bannie, renfermée, que ce soit, monsieur, dans votre maison. Alors, du moins, l’étonnement diminuera parmi les honnêtes gens du voisinage, de ne plus voir à l’église une personne dont ils n’avoient pas mauvaise opinion, et de voir sa porte fermée à leurs visites. Je me flatte qu’il n’y a point d’objection à faire contre cette idée. Vous preniez plaisir, monsieur, à me voir chez vous dans un temps plus heureux. N’aurez vous pas la bonté de m’y souffrir dans mes disgrâces, jusqu’à la fin de ces malheureux troubles ? Je vous donne ma parole de ne pas mettre le pied dehors, si vous me le défendez, et de ne voir personne sans votre consentement, pourvu que vous ne m’ameniez pas M Solmes, pour continuer ses persécutions. Procurez-moi cette faveur, mon cher oncle, si vous ne pouvez en obtenir une plus grande encore, qui serait celle d’une heureuse réconciliation. Cependant mes espérances se ranimeront, lorsque vous commencerez à plaider pour moi ; et vous mettrez le comble à ces anciennes bontés qui m’obligent d’être toute ma vie, etc. . Cl Harlove. Réponse. Dimanche au soir. C’est un grand chagrin pour moi, ma chère nièce, qu’il y ait quelque chose au monde que je sois forcé de vous refuser. Cependant tel est le cas où je suis ; car, si vous ne faites pas un effort sur vous-même, pour vous obliger dans un point sur lequel nous étions liés par des promesses d’honneur avant que nous eussions pu prévoir de si fortes oppositions, vous ne devez point vous attendre à redevenir jamais ce que vous avez été pour nous. En un mot, ma nièce, nous sommes une phalange en ordre de bataille . Vos lectures ne vous laissent ignorer que ce que vous devriez le mieux savoir ; ainsi cette expression vous fera juger que nous sommes impénétrables à vos persuasions, et d’une invincible résistance. Nous sommes convenus entre nous, que tous céderont, ou personne, et que l’un ne se laissera point fléchir sans l’autre. Ainsi vous connaissez votre destinée, et vous n’avez point d’autre parti que celui de vous rendre. Je dois vous représenter que la vertu d’obéissance ne consiste pas à obliger pour être obligée soi-même, mais à faire le sacrifice de son inclination, sans quoi, j’ignore où en serait le mérite. à l’égard de votre expédient, je ne puis vous recevoir chez moi, Miss Clary, quoique ce soit une prière que je ne me serais jamais imaginé devoir vous refuser. Quand vous seriez fidèle à ne voir personne sans notre consentement, vous pourriez écrire à quelqu’un, et recevoir de ses lettres. Nous savons trop bien que vous le pouvez et que vous l’avez fait. Notre honte et notre pitié n’en sont pas moindres. Vous offrez de renoncer au mariage. Nous souhaitons de vous voir mariée. Mais, parce que vous ne pouvez obtenir l’homme que votre cœur desire, vous rejetez celui que nous vous offrons. Oh, bien, miss, comme nous savons que, de manière ou d’autre, vous êtes en correspondance avec lui, ou du moins que vous y avez été aussi long-temps que vous l’avez pu ; et qu’il nous brave tous, et qu’il n’aurait pas cette audace, s’il n’était pas sûr de vous, en dépit de toute la famille, (ce qui n’est pas, comme vous le pouvez croire, une petite mortification pour nous) notre résolution est de ruiner ses desseins, et de triompher de lui plutôt que de souffrir qu’il triomphe de nous. C’est vous dire tout d’un seul mot. Ne comptez donc pas sur ma protection. Je ne veux point plaider pour vous, et c’en est assez de la part d’un oncle mécontent. Jules Harlove. p s. pour le reste, je m’en rapporte à mon frère Antonin. à M Antonin Harlove. Samedi, 11 mars. Mon très-honoré oncle, comme vous avez jugé à propos, en me présentant M Solmes, de me le recommander particulièrement sous le titre d’un de vos meilleurs amis, et de me demander pour lui tous les égards qu’il mérite par cette qualité, je vous supplie de lire, avec un peu de patience, quelques réflexions que je prends la liberté de vous offrir, entre mille dont je ne veux pas vous fatiguer. Je suis prévenue, dit-on, en faveur d’une autre personne. Ayez la bonté, monsieur, de considérer que, lorsque mon frère est revenu d’écosse, cette autre personne n’avait point été rejetée de la famille, et qu’on ne m’avait pas défendu de recevoir ses visites. Serois-je donc si coupable, de préférer une connaissance d’un an, à une connaissance de six semaines ? Je ne puis m’imaginer que, du côté de la naissance, de l’éducation et des qualités personnelles, on prétende qu’il y ait la moindre comparaison à faire entre les deux sujets. Mais j’ajouterai, avec votre permission, monsieur, qu’on n’aurait jamais pensé à l’un, s’il n’avait fait des offres qu’il me semble que la justice ne me permet pas plus de recevoir, qu’à lui de les proposer ; des offres, que mon père ne lui aurait jamais demandées, s’il ne les avait proposées lui-même. Mais on accuse l’un d’un grand nombre de défauts. L’autre est-il sans reproche ? La principale objection qu’on fait contre M Lovelace, et dont je ne prétends pas le justifier, regarde ses mœurs, qu’on suppose fort corrompues dans ses amours. Celles de l’autre ne le sont-elles pas dans ses haines, et dans ses amours aussi ? Pourrais-je dire avec autant de justice, puisque la différence n’est que dans l’objet, et que l’amour de l’argent est la racine de tous les maux. Mais, si l’on me croit prévenue, quelle est donc l’espérance de M Solmes ? Dans quelle vue persévère-t-il ? Que dois-je penser de l’homme qui souhaite de me voir à lui contre mon inclination ? Et n’est-ce pas une rigueur extrême, dans mes amis, d’exiger ma main pour un homme que je ne puis aimer, tandis qu’ils paroissent persuadés que j’ai le cœur prévenu en faveur d’un autre ? Traitée comme je le suis, c’est le tems, ou jamais, de parler pour ma défense. Voyons sur quels fondemens M Solmes peut s’appuyer. Croit-il se faire un mérite à mes yeux de la disgrâce qu’il attire sur moi ? Se figure-t-il gagner mon estime par la sévérité de mes oncles, par les mépris de mon frère, par les duretés de ma sœur, par la perte de ma liberté, par le retranchement d’une ancienne correspondance avec la meilleure amie que j’aie dans mon sexe, une personne d’ailleurs irréprochable du côté de l’honneur et de la prudence ? On m’enlève une servante que j’aime ; on me soumet à la conduite d’une autre ; on me fait une prison de ma chambre, dans la vue déclarée de me fortifier ; on m’ ôte l’administration domestique, à laquelle je prenais d’autant plus de plaisir, que je soulageais ma mère dans ces soins, pour lesquels ma sœur n’a pas de goût. On me rend la vie si ennuyeuse, qu’il me reste aussi peu d’inclination que de liberté, pour mille choses qui faisaient autrefois mes délices. Voilà les mesures qu’on croit nécessaires pour m’humilier, jusqu’à me rendre propre à devenir la femme de cet homme-là ! Mesures qu’il approuve, et dans lesquelles il met sa confiance. Mais je veux bien déclarer qu’il se trompe, s’il prend ma douceur et ma facilité pour bassesse d’ame, et pour disposition à l’esclavage. Une grâce que je vous demande, monsieur, c’est de considérer un peu son caractère naturel et le mien. Quelles sont donc les qualités par lesquelles il espère de m’attacher à lui ? Eh ! Mon cher monsieur, si je dois être mariée malgré moi, que ce soit du moins à quelqu’un qui sache lire et écrire, enfin de qui je puisse apprendre quelque chose. Quel mari, qu’un homme dont tout le savoir se réduit à commander, et qui a besoin lui-même des instructions qu’il devrait donner à sa femme ! On me traitera de présomptueuse ; on m’accusera de tirer vanité d’un peu de lecture et de facilité à écrire, comme on l’a déjà fait il y a peu de jours. Mais si ce reproche est bien fondé ; l’assortiment n’en est-il pas plus inégal ? Plus on me supposera d’estime pour moi-même, moins j’en dois avoir pour lui ; et moins sommes-nous faits l’un pour l’autre. Je m’étais flattée, monsieur, que mes amis avoient un peu meilleure opinion de moi. Mon frère a dit, un jour, que c’était le cas même qu’on faisait de mon caractère, qui donnait de l’éloignement pour l’alliance de M Lovelace : comment peut-on penser à un homme tel que M Solmes ? Si l’on fait valoir la grandeur de ses offres, j’espère qu’il me sera permis de répondre, sans augmenter votre mécontentement, que tous ceux qui me connaissent ont lieu de me croire beaucoup de mépris pour ces motifs. Que peuvent les offres sur une personne qui a déjà tout ce qu’elle désire ; qui a plus, dans son état de fille, qu’elle ne peut espérer qu’un mari laisse jamais à sa disposition ; dont la dépense, d’ailleurs, et l’ambition sont modérées, et qui penserait bien moins à grossir son trésor, en gardant le superflu, qu’à l’employer au soulagement des misérables ? Ainsi, lorsque des vues de cette nature ont si peu de force pour mon propre intérêt, peut-on se figurer que des projets incertains, des idées éloignées d’agrandissement de famille, dans la personne de mon frère et dans ses descendans, aient jamais sur moi beaucoup d’influence ? La conduite que ce frère tient à mon égard, et le peu de considération qu’il a marqué pour la fille, en aimant mieux hasarder une vie que sa qualité de fils unique doit rendre précieuse, que de ne pas satisfaire des passions qu’il se croirait déshonoré de subjuguer, et pour lesquelles j’ose dire que son propre repos et celui d’autrui demanderaient qu’on eût moins d’indulgence ; sa conduite, dis-je, a-t-elle mérité, de moi en particulier, que je fasse le sacrifice du bonheur de ma vie, et qui le sait ? Celui peut être de mon bonheur éternel, pour contribuer au succès d’un plan, dont je m’engage volontiers, si l’on m’en accorde la permission, à démontrer, sinon l’absurdité, du moins l’incertitude et le défaut de vraisemblance ? J’appréhende, monsieur, que vous ne me trouviez trop de chaleur. Mais n’y suis-je pas forcée par l’occasion ? C’est pour en avoir mis trop peu dans mes oppositions, que je me suis attiré la disgrâce qui excite mes gémissemens. Passez quelque chose, je vous en conjure, à l’amertume d’un cœur qui se soulève un peu contre ses infortunes, parce que, se connaissant bien lui-même, il se rend témoignage qu’il ne les a pas méritées. Mais pourquoi me suis-je arrêtée si long-temps à la supposition que je suis prévenue en faveur d’une autre, lorsque j’ai déclaré à ma mère, comme je vous le déclare aussi, monsieur, que, si l’on cesse d’insister sur la personne de M Solmes, je suis prête à renoncer, par toutes sortes d’engagemens, et à l’autre, et à tout autre homme ; c’est-à-dire, à ne me marier jamais sans le consentement de mon père, de ma mère, de mes oncles, et de mon cousin Morden, en qualité d’exécuteur des dernières dispositions de mon grand-père. Pour ce qui regarde mon frère, on me permettra de dire que ses derniers traitemens ont été si peu fraternels, qu’ils ne lui donnent droit à rien de plus que mes civilités : et sur cette dette mutuelle, je puis ajouter qu’il est fort en arrière avec moi. Si je ne me suis pas expliquée assez nettement sur M Solmes, pour faire connaître que le dégoût que j’ai pour lui ne vient point de la prévention dont on m’accuse en faveur d’un autre, je déclare solemnellement que fût-il le seul homme qui existât dans la nature, je ne voudrais pas être sa femme. Comme il est nécessaire pour moi de mettre cette vérité hors de doute, à qui puis-je adresser mieux mes sincères explications, qu’à un oncle qui fait hautement profession d’ouverture de cœur et de sincérité. Cette raison m’encourage même à donner un peu plus d’étendue à quelques-unes de mes objections. Il me paraît, comme à tout le monde, que M Solmes a l’esprit extrêmement étroit, sans aucune sorte de capacité. Il est aussi grossier dans ses manières que dans sa figure. Son avarice est diabolique. Au milieu d’une immense fortune, il ne jouit de rien ; et n’étant pas mieux partagé du côté du cœur, il n’est sensible aux maux de personne. Sa propre sœur ne mène-t-elle pas une vie misérable ; qu’il pourrait rendre plus douce avec la moindre partie de son superflu. Et ne souffre-t-il pas qu’un oncle fort âgé, le frère de sa propre mère, ait obligation à des étrangers de la pauvre subsistance qu’il tire d’une demi-douzaine d’honnêtes familles ? Vous connaissez, monsieur, mon caractère ouvert, franc, communicatif. Quelle vie serait la mienne, dans un cercle si étroit et bornée uniquement à l’intérêt propre, hors duquel cette sorte d’économie ne me laisserait jamais sortir plus que lui-même. Un homme tel que lui, capable d’amour ! Oui, pour l’héritage de mon grand-père, qui est situé, comme il l’a dit à plusieurs personnes (et comme il me l’a fait entendre à moi-même, avec cette espèce de plaisir que prend une ame basse à laisser voir que c’est son propre intérêt qui lui fait désirer quelque faveur d’autrui) dans un canton si favorable pour lui, qu’il servirait à faire valoir au double une partie considérable de son propre bien. L’idée de cette acquisition, par une alliance qui releverait un peu son obscurité, peut lui faire penser qu’il est capable d’amour, et lui persuader même qu’il en ressent. Mais ce n’est au plus qu’un amour subordonné. Les richesses seront toujours sa première passion. Celles qu’il possède ne lui ont été laissées qu’à ce titre, par un autre avare. Et l’on veut me faire renoncer à tous les goûts dont je fais mes délices, pour m’avilir à penser comme lui, ou pour mener la plus malheureuse vie du monde ! Pardonnez, monsieur, la dureté de ces expressions. On ménage quelquefois moins qu’on ne voudrait les personnes pour lesquelles on se sent du dégoût : lorsqu’on leur voit accorder une faveur dont on ne les croit pas dignes : et je suis plus excusable qu’une autre, dans le malheur que j’ai d’être pressée avec une violence qui ne me permet pas de choisir toujours mes termes. Quand cette peinture serait un peu trop forte, c’est assez que je me la représente sous ces couleurs, pour ne le voir jamais dans le jour sous lequel il m’est offert. Bien plus ; quant à l’épreuve, il pourrait se trouver dix fois meilleur que je l’ai représenté, et que je ne le crois de bonne foi, il ne laisserait pas d’être dix fois plus désagréable pour moi, qu’aucun autre homme. Je vous conjure donc, monsieur, de vous rendre l’avocat de votre nièce, pour la garantir d’un malheur qu’elle redoute plus que la mort. Mes deux oncles peuvent obtenir beaucoup de mon père, s’ils ont la bonté d’embrasser un peu mes intérêts. Soyez persuadé, monsieur, que ce n’est pas l’obstination qui me gouverne. C’est l’aversion ; c’est une aversion qu’il m’est impossible de vaincre. Dans le sentiment de l’obéissance que je dois à la volonté de mon père, je me suis efforcée de raisonner avec moi-même, et j’ai mis mon cœur à toutes sortes d’épreuves ; mais il se refuse à mes efforts. Il me reproche de le tenter en faveur d’un homme, qui, dans la vue sous laquelle il se présente à moi, n’a rien de supportable à mes yeux ; et qui, n’ignorant pas l’excès de mon aversion, ne serait pas capable d’une persécution si odieuse, s’il avait les sentimens d’un honnête homme. Puissiez-vous trouver assez de force à mes raisons pour en être attendri ! Vous les soutiendriez de votre crédit, et j’oserais tout en espérer. Si vous n’approuvez pas ma lettre, je serai bien malheureuse ! Cependant la justice m’oblige de vous écrire avec cette franchise, pour apprendre à M Solmes sur quoi il peut compter. Pardonnez-moi ce qu’une si longue apologie peut avoir eu d’ennuyeux pour vous. Souffrez qu’elle ait un peu de poids sur votre esprit et sur votre cœur. Vous obligerez à jamais votre, etc. . Clarisse Harlove. Réponse de M Antonin Harlove. Ma nièce Clary, vous auriez mieux fait de ne pas nous écrire, ou de n’écrire à aucun de nous. Pour moi, en particulier, le mieux aurait été de ne jamais m’entretenir du sujet sur lequel vous m’écrivez. celui qui parle le premier dans sa cause, dit le sage, paraît avoir raison

mais son voisin vient ensuite, et l’examine

. Je serai ici votre voisin, et je vais examiner votre cœur jusqu’au fond, du moins si votre lettre est écrite du fond du cœur. Cependant je conçois que c’est une entreprise, parce que votre adresse est assez connue dans l’écriture. Mais comme il est question de défendre l’autorité d’un père, le bien, l’honneur et la prospérité de la famille d’où l’on est sorti, il serait bien surprenant qu’on ne pût renverser tous les beaux argumens par lesquels un enfant rebelle veut soutenir son obstination. Vous voyez que j’ai une sorte de répugnance à vous donner le nom de Miss Clary Harlove . Premièrement, ne convenez-vous pas (et cela malgré la déclaration contraire que vous avez faite à votre mère) que vous préférez l’homme que nous haïssons tous, et qui nous le rend bien ; ensuite quel portrait faites-vous d’un digne homme ? Je m’étonne que vous osiez parler si librement d’un homme pour lequel nous avons tous du respect. Mais c’est peut-être par cette raison même. Comme vous commencez votre lettre ! Parce que je vous ai recommandé M Solmes comme mon ami, vous l’en traitez plus mal. C’est le vrai sens de votre beau langage, miss. Je ne suis pas si sot que je ne m’en aperçoive bien. Ainsi donc, un put… reconnu doit-être préféré à un homme qui aime l’argent ? Souffrez que je vous le dise, ma nièce, cela ne convient pas trop à une personne aussi délicate qu’on vous l’a toujours crue. Qui commet le plus d’injustice, croyez-vous, d’un homme qui prodigue, ou d’un homme qui épargne ; l’un garde son propre argent ; l’autre dépense celui d’autrui. Mais votre favori est un homme sans défaut. Votre sexe a le diable au corps. Je demande pardon à Dieu de l’expression. La plus délicate d’entre vous autres femmes préférera un libertin, un put… , je suppose qu’il ne faut pas répéter ce vilain mot. Le mot offenserait, tandis que le vicieux qui est nommé par ce mot, plaît et obtient la préférence. Je ne serais pas demeuré garçon jusqu’aujourd’hui, si je n’avais remarqué ce tas de contradictions dans toutes autant que vous êtes. Des coureuses de moucherons et des avaleuses de chamaux , comme dit fort bien la vénérable sainte écriture. Quels noms la perversité ne donne-t-elle pas aux choses ? Un homme prudent, qui a l’intention d’être juste à l’égard de tout le monde, est un avare ; tandis qu’un vil débauché sera baptisé du nom de galant homme, d’homme poli, je vous en réponds. On ne m’ ôtera pas de la tête que Lovelace n’aurait jamais autant de considération pour vous qu’il en affecte, sans deux raisons. Et quelles sont-elles ? Son dépit contre nous, c’en est une. L’autre, c’est votre fortune indépendante. Il est à souhaiter que votre grand-père, en faisant ce qu’il a fait, ne vous eût pas accordé tant de pouvoir, comme je le puis dire. Mais il ne pensait guère que sa petite-fille bien-aimée en eût abusé contre tous ses parens, comme elle a fait. que peut espérer M Solmes, si vous avez le cœur prévenu ? oui-dà, ma nièce, Clary ? C’est donc vous qui parlez de la sorte ? N’a-t-il donc rien à espérer de la recommandation de votre père et de votre mère, et de la nôtre ? Non, rien du tout, ce me semble. Cela est fort beau, en vérité. J’aurais pensé pourtant qu’avec un enfant respectueux, comme nous vous l’avons toujours crue, ce devait être assez. Le fond que nous avons fait sur votre obéissance nous a fait aller en avant. Il n’y a plus de remède à présent ; car nous ne voulons pas qu’on se moque de nous, ni de notre ami M Solmes. C’est tout ce que j’ai à vous dire. Si votre bien lui est convenable, où est donc la merveille ? Cela prouve-t-il, ma nièce, le bel esprit, qu’il n’ait point d’amour pour vous ? Il faut bien qu’il trouve quelque chose d’agréable avec vous , puisqu’il n’a rien d’agréable à se promettre de vous . Remarquez bien cela. Mais, dites-moi un peu, ce bien n’est-il pas à nous, en quelque sorte ? N’y avons-nous pas notre intérêt, et un droit qui a précédé le vôtre, si l’on avait égard au droit ? D’où vous vient-il, si ce n’est du radotage d’un bon vieillard, (Dieu veuille avoir son ame) ! Qui vous l’a donné par préférence à tous autant que nous sommes ? Par conséquent, ne devons-nous pas avoir droit de choisir qui aura ce bien en mariage avec vous. Et pouvez-vous souhaiter en conscience que nous le laissions emporter à un drôle qui nous hait tous ? Vous me recommandez de bien peser ce que vous m’avez écrit. Pesez bien cela vous-même, petite fille ; et vous trouverez que nous avons plus à dire pour nous, que vous ne vous en doutez. à l’égard de la dureté, comme vous dites, avec laquelle on vous traite, prenez-vous-en à vous-même… il dépend de vous de la faire finir. Ainsi, je regarde cela comme rien. On ne vous a bannie et confinée qu’après avoir tenté avec vous les prières et les bons discours… remarquez bien cela. Et M Solmes ne peut que faire à votre obstination. Remarquez cela aussi. Pour la liberté de faire des visites et d’en recevoir, c’est une chose dont vous ne vous êtes jamais beaucoup souciée. Ainsi, c’est une peine qu’on n’a jointe aux autres que pour faire un poids dans la balance. Si vous parlez du désagrément, c’en est un pour nous comme pour vous. Une jeune créature si aimable ! Une fille, une nièce dont nous faisons notre gloire ! D’ailleurs, cet article dépend de vous comme le reste. Mais votre cœur se refuse, dites-vous, lorsque vous voudriez vous persuader à vous-même d’obéir à vos parens : n’est-ce pas une belle description que vous faites-là ? Et malheureusement elle n’est que trop vraie dans la partie qui vous regarde. Mais moi, je suis sûr que vous pourriez aimer M Solmes, si vous le vouliez. Il m’est venu à l’esprit de vous commander de le haïr, peut-être qu’alors vous l’aimeriez ; car j’ai toujours remarqué dans votre sexe une horrible perversité romanesque. Faire et aimer ce que vous ne devriez pas, c’est boire et manger pour vous autres femmes. Je suis absolument de l’avis de votre frère, que si la lecture et l’écriture vont assez à l’esprit des jeunes filles, ce sont des choses trop fortes pour leur jugement. Vous dites qu’on pourra vous accuser d’être vaine, d’être présomptueuse : c’est la vérité, ma nièce. Il y a de la présomption et de la vanité à mépriser un honnête homme, qui sait lire et écrire aussi bien que la plupart des honnêtes gens ; c’est moi qui vous le dis. Et où avez-vous pris, s’il vous plaît, que M Solmes ne sait ni lire ni écrire ? Mais il vous faut un mari qui puisse vous apprendre quelque chose ! Ce qui serait à souhaiter, c’est que vous connussiez aussi bien votre devoir que vos talens. Voilà, ma nièce, ce qu’il vous faut apprendre ; et M Solmes aura quelque chose, par conséquent, dont il pourra vous instruire. Je ne veux pas lui montrer votre lettre, quoique vous paroissiez le souhaiter ; de peur qu’elle ne l’excite à devenir un maître d’école trop sévère, lorsque vous serez à lui. Mais, à présent que j’y pense, supposons que vous sachiez mieux écrire que lui. Eh bien ! Vous lui en serez plus utile. Cela n’est-il pas certain ? Personne n’entend mieux que vous l’économie ; vous tiendrez ses comptes, et vous lui épargnerez la dépense d’un homme d’affaires. Je puis vous assurer que c’est un grand avantage dans une famille ; car la plupart de ces gens d’affaires sont de vilains frippons, qui se glissent quelquefois dans les biens d’un homme avant qu’il les connaisse, et qui le forcent assez souvent de leur payer l’intérêt de son propre revenu. Je ne vois pas pourquoi ces soins seraient au-dessous d’une bonne femme. Cela vaut mieux que de passer les nuits à table, ou à manier des cartes, et de se rendre inutile au bien d’une famille, comme c’est la mode aujourd’hui. Je donnerais volontiers au diable toutes celles qui sont dans ce mauvais train ; si ce n’est, grâce à ma bonne étoile, que j’ai le bonheur d’être encore garçon. Mais pour vous, l’administration est une partie dans laquelle vous êtes admirablement versée. Vous êtes fâchée même qu’on vous l’ait ôtée ici, comme vous savez. Ainsi, miss, avec M Solmes, vous aurez toujours quelque chose à tenir en compte pour votre avantage et pour celui de vos enfans. Avec l’autre, vous aurez peut-être aussi quelque chose à compter, mais ce sera ce qui vous passera par-dessus l’épaule gauche

c’est-à-dire, ses dissipations,

ses emprunts et ses dettes, qu’il ne paiera jamais. Allez, allez, ma nièce, vous ne connaissez pas encore le monde. Un homme est un homme. Vous ne ferez peut-être que partager un bel homme avec bien d’autres femmes, et des femmes couteuses, qui vous dépenseront tout ce que vous aurez eu la bonté d’épargner. Tenons-nous donc à M Solmes ; nous, pour notre argent, et vous, pour le vôtre, j’espère. Mais M Solmes est un homme grossier. Il n’a point ce qu’il faudrait pour votre délicatesse, apparemment, parce qu’il ne se met pas comme un petit maître, et parce qu’il ne se répand pas en ridicules complimens, qui sont le poison des esprits femelles. Je vous assure, moi, que c’est un homme de sens. Personne n’est plus raisonnable avec nous. Mais vous le fuyez avec tant de soin, qu’il n’a jamais occasion de se faire connaître. D’ailleurs, l’homme le plus sensé a l’air d’un fou lorsqu’il est amoureux, sur-tout, s’il se voit méprisé, et traité aussi mal qu’il l’a été la dernière fois qu’il a voulu s’approcher de vous. à l’égard de sa sœur, elle s’est précipitée, comme vous le voudriez faire, malgré tous ses avertissemens. Il lui avait déclaré à quoi elle devait s’attendre, si elle faisait le mariage qu’elle a fait. Il lui tient parole, comme tout honnête homme y est obligé. Il en doit cuire, pour les fautes dont on est bien averti ; prenez garde que ce cas ne soit le vôtre. Remarquez bien cela. Son oncle ne mérite de lui aucune faveur, car il n’a rien épargné pour attirer vers soi la succession d’un frère, qui avait toujours été destinée pour M Solmes, leur neveu commun. Trop de facilité à pardonner ne fait qu’encourager les offenses. C’est la maxime de votre père ; et si elle était mieux observée, on ne verrait pas tant de filles opiniâtres. La punition est un service qu’on rend aux pécheurs. Les récompenses ne doivent être que pour ceux qui les méritent ; et je suis d’avis qu’on ne saurait avoir assez de rigueur contre les fautes volontaires. Quant à son amour, il n’en a que trop, si vous le mesurez à la conduite que vous avez tenue dans ces derniers tems. Je ne fais pas difficulté de vous le dire. Et c’est son malheur, comme il pourra bien arriver que ce soit quelque jour le vôtre. Pour son avarice, que vous appelez méchamment diabolique

mot assez libre, je vous en

réponds, dans la bouche d’une jeune fille, il vous convient moins qu’à personne de lui faire ce reproche, vous, à qui, de son seul mouvement, il propose de donner tout ce qu’il possède au monde ; preuve qu’avec tout son amour pour les richesses, il en a encore plus pour vous. Mais, afin qu’il ne vous reste aucune excuse de ce côté-là, nous le lierons par des articles que vous dicterez vous-même, et nous l’obligerons à vous assigner une somme honnête, dont vous disposerez entièrement. C’est ce qu’on vous a déjà proposé, et ce que j’ai dit à la bonne et digne Madame Howe, en présence de sa fille hautaine, dans la vue que cela passât jusqu’à vous. Lorsqu’il est question de répondre sur la prévention dont on vous accuse pour Lovelace, vous offrez de ne jamais le prendre sans notre consentement. Cela signifie clairement que vous conserverez l’espérance de nous amener au point, à force d’attendre et de nous fatiguer. Il ne perdra pas les siennes, aussi long-temps qu’il vous verra fille. Et pendant ce tems-là vous ne cesserez pas de nous tourmenter ; vous nous mettrez dans la nécessité de veiller continuellement sur vous, et nous n’en serons pas moins exposés à son insolence et à ses menaces. Souvenez-vous de dimanche dernier. Que serait-il arrivé, si votre frère et lui s’étoient rencontrés à l’église ; faut-il vous dire aussi que vous ne ferez pas d’un esprit tel que le sien, ce que vous pouvez espérer du digne M Solmes. Vous faites trembler l’un : l’autre vous fera trembler vous-même ; remarquez bien cela. Vous n’aurez personne alors à qui vous puissiez avoir recours. S’il arrivait quelque mésintelligence entre vous et M Solmes, nous pourrions tous nous entremettre, et ce ne serait pas sans effet. Mais avec l’autre on vous dirait : tirez-vous d’affaire ; vous l’avez bien mérité. Personne ne voudrait, ou n’oserait ouvrir la bouche en votre faveur. Il ne faut pas, ma nièce, que la supposition de ces querelles domestiques vous épouvante. L’heureux mois du mariage n’est aujourd’hui que de quinze jours. C’est un drôle d’état, mon enfant, soit qu’on y entre par soi-même, ou par la direction de ses parens. De trois frères que nous sommes, il n’y en a qu’un, comme vous le savez, qui ait eu le courage de se marier. Et pourquoi, à votre avis ? Parce que l’expérience d’autrui nous a rendus sages. N’ayez pas tant de mépris pour l’argent. Vous en apprendrez peut-être la valeur. C’est une connaissance qui vous manque, et que, de votre propre aveu, M Solmes est capable de vous donner. Je condamne assurément votre chaleur. Je ne passe rien à des chagrins que vous vous attirez vous-même. Si j’en croyais la cause injuste, je serais volontiers votre avocat : mais c’est un de mes anciens principes, que les enfans doivent être soumis à l’autorité de leurs parens. Lorsque votre grand-père vous laissa une bonne partie de sa succession, quoique ses trois fils, un petit-fils, et votre sœur ainée fussent existans, nous y acquiesçâmes tous. Il suffisait que notre père l’eût voulu. C’est à vous d’imiter cet exemple. Si vous n’y êtes pas disposée, ceux qui vous le donnent n’en sont que plus en droit de vous trouver inexcusable. Remarquez cela, ma nièce. Vous parlez de votre frère d’un ton méprisant ; et dans la lettre que vous lui écrivez, vous n’êtes pas assez respectueuse ; non plus que dans celle que vous écrivez à votre sœur. C’est votre frère, après tout, qui est plus âgé que vous d’un tiers. C’est un homme. Lorsque vous avez tant de considération pour une connaissance d’un an , ayez la bonté, je vous prie de ne pas oublier ce qui est dû à un frère, qui est, après nous, le chef de la famille, et de qui dépend, en un mot, le nom, comme de votre juste complaisance dépend le plus noble plan qu’on ait jamais formé pour l’honneur de ceux dont vous sortez. Je vous demande si l’honneur de votre famille n’en est pas un pour vous ? Si vous ne le pensez pas, vous n’en êtes que moins digne. On vous fera voir le plan, à condition que, bon ou mauvais, vous promettiez de le lire sans préjugé. Si l’amour ne vous a pas troublé le cerveau, je suis sûr que vous l’approuverez. Mais si vous êtes malheureusement dans cet état-là, M Solmes fût-il un ange, cela ne servirait de rien ; le diable est l’amour, et l’amour est le diable, lorsqu’une femme se le met dans la tête. J’en ai vu plusieurs exemples. quand M Solmes serait le seul homme qui existât dans la nature, vous ne voudriez pas de lui. vous ne voudriez pas, miss ! En vérité, cela est charmant. Nous voyons combien il y a d’amertume en effet dans votre esprit. Ne soyez pas surprise, puisque vous en êtes à déclarer des volontés si absolues, que ceux qui ont de l’autorité sur vous disent à leur tour : nous voulons que vous ayez M Solmes. Je suis du nombre. Remarquez bien cela. Et s’il vous convient de dire non , il nous convient à nous de dire oui. Ce qui est bon pour monsieur est bon pour madame. mettez encore cela au nombre de vos remarques. J’appréhende humblement que M Solmes ne soit un homme, et un homme d’honneur . Gardez-vous par conséquent de le pousser trop. Il est aussi touché de pitié pour vous, que d’amour. Il répète sans cesse qu’il vous convaincra de son amour par des actions, puisqu’il ne lui est pas permis de l’exprimer par des paroles ; et toute sa confiance pour l’avenir est dans votre générosité. Nous supposons en effet qu’il peut s’y fier. Nous l’exhortons à le croire, et cela soutient son courage ; de sorte que c’est à votre père et à vos oncles qu’il faut vous prendre de sa constance. Vous sentez bien que ce doit être encore une marque de votre obéissance. Vous devez sentir qu’en me disant, comme vous faites, qu’il y aurait de l’injustice à recevoir les articles qui vous sont offerts, votre réflexion tombe sur votre père et sur nous. Il y a, dans votre lettre, quantité d’autres endroits qui ne méritent pas moins de censure ; mais nous les attribuons à ce que vous nommez l’amertume

de votre cœur. Je suis bien aise que vous nous ayez fourni ce mot, parce que nous aurions été embarrassés à trouver un autre nom, et qu’on pourrait en employer de moins favorables. Je n’ai pas cessé de vous aimer tendrement, miss ; et, quoique ma nièce, je vous regarde comme une des plus charmantes filles que j’aie jamais vues. Mais, sur ma conscience, je vous crois obligée d’obéir à votre père et à votre mère, et d’avoir de la complaisance pour votre oncle Jules et pour moi. Vous savez fort bien, que nous n’avons que votre avantage à cœur, pourvu qu’il s’accorde, à la vérité, avec l’avantage et l’honneur de toute la famille. Que faudrait-il penser de celui d’entre nous qui ne chercherait pas le bien commun, et qui voudrait aimer une partie contre le tout ? Dieu nous en préserve ! Vous voyez que je suis pour tout le monde. Que m’en reviendra-t-il, de quelque manière que les choses puissent tourner ? Ai-je besoin de richesses ? Mon frère Jules ne peut-il pas dire de même ? Et puis, ma nièce Clary, songez à ce qui vous en arriveroit. Si vous pouviez seulement aimer M Solmes ! Mais vous ne savez pas, vous dis-je, de quoi vous êtes capable. Vous vous encouragez dans votre dégoût. Vous permettez à votre cœur de se refuser… je vous assure, que je ne l’aurais jamais cru aussi avancé qu’il est. Faites un effort sur lui, ma nièce, et repoussez-le aussi vîte qu’il recule. C’est ce que nous faisons, nous autres, à l’égard de nos matelots et de nos soldats, dans nos combats de mer, sans quoi, nous ne vaincrions jamais. Nous sommes tous certains que vous remporterez la victoire ; pourquoi ? Parce que vous le devez. Voilà ce que nous pensons, de quelque manière que vous en pensiez vous-même. Et de qui vous imaginez-vous que les pensées doivent avoir la préférence ? Il se peut que vous ayez plus d’esprit que nous ; mais si vous êtes plus sage, il est donc bien inutile que nous ayons vécu trente ou quarante ans plus que vous. Cette lettre est aussi longue que la vôtre. Peut-être n’est-elle pas écrite si vivement, ni dans un style aussi poli que celui de ma nièce ; mais je suis persuadé que la force des argumens est de mon côté, et vous m’obligerez extrêmement, si vous nous faites connaître, par votre soumission à tous nos désirs, que vous en êtes persuadée aussi. Si vous n’en faites rien, vous ne devez pas compter de trouver en moi un avocat, ni même un ami, quelque chère que vous me soyez ; car ce sera même un sujet de chagrin pour moi, d’avoir la qualité de, votre oncle, Antonin Harlove. Mardi, à deux heures après minuit. p s. vous ne devez plus m’écrire que pour m’apprendre votre soumission. Mais je m’imagine que cette défense est inutile, car je suis sûr que mes argumens sont sans réplique. Je sais qu’ils le sont. Aussi ai-je écrit nuit et jour depuis dimanche au matin, à l’exception des heures de l’église, et autres temps pareils. Mais cette lettre, je vous le dis, est la dernière de la part de A H.