Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 317

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 461-462).


M Belford à M Lovelace.

jeudi, 3 d’août, après midi.

Quelle surprise ! Je viens de recevoir la lettre que je t’envoie. J’ai renvoyé sur le champ, celle dont tu verras qu’elle étoit accompagnée, sans en prendre de copie, parce que je m’imagine qu’elle te sera bientôt communiquée par une autre voie. Elle contient un renoncement absolu à toutes tes offres. Pauvre Lovelace !

à Monsieur Belford.

3 d’août.

Monsieur,

vous m’avez offert plus d’une fois de m’obliger ; et j’ai si bonne opinion de vous, que je ne regarde point cette offre comme un simple compliment. Ainsi, je ne fais pas difficulté de vous demander deux services : l’un, que je vais expliquer ; l’autre, dont je ne vous parlerai qu’après avoir obtenu le premier. Il est important, pour mon honneur, de laisser après moi quelques éclaircissemens qui soient capables de justifier ma conduite aux yeux de plusieurs personnes dont l’inquiétude n’est pas fort vive aujourd’hui pour ma situation. Miss Howe et sa mère me pressent ardemment de prendre ce soin. Je crains de n’en avoir pas le temps ; et vous ne serez pas surpris que mon inclination m’y porte peu, lorsque je n’ai pas même la force de me rappeler patiemment ce que j’ai souffert, et que le trouble nécessaire d’une si pénible entreprise m’ ôterait infailliblement la tranquillité d’esprit, dont j’ai besoin pour des occupations beaucoup plus importantes.

Il est évident pour moi que votre misérable ami vous a quelquefois rendu compte de la conduite qu’il a tenue avec moi, et des inventions qu’il a fait servir à ma ruine. Vous m’avez même assuré que, de bouche et par écrit, il avait rendu à mon caractère toute la justice que je pouvais souhaiter.

Ce que je vous demande, monsieur, c’est de me donner, par un exemple tiré de ses récits dans quelqu’une des plus intéressantes occasions, le moyen de juger s’il est nécessaire, en effet, pour mon honneur, que j’exécute ce qui m’est proposé. Vous serez assuré, par ma réponse à Miss Montaigu, que je joins à cette lettre, et que vous aurez la bonté de me renvoyer après l’avoir lue, qu’il m’est impossible de penser jamais à devenir la femme de votre ami ; et que, par conséquent, la communication que je vous demande ne peut lui faire aucun tort. D’ailleurs, je m’engage, devant le ciel, à n’en faire aucun usage dont il puisse se plaindre ; et, pour aller au-devant de toutes les défiances, je vous assure que, suivant une partie de mes vues, les détails que vous me communiquerez doivent tomber dans vos mains après ma mort, et ne passeront dans celles d’aucun autre.

Si vous jugez à propos, monsieur, de m’accorder cette demande, les endroits que vous me feriez plaisir de transcrire, sont ceux qui regardent le 7 et le 8 de juin, c’est à dire, ce qu’il peut vous avoir écrit à l’occasion de l’incendie dont je fus alarmée, et ce qu’il vous écrivit ensuite, le 11 et le 19 du même mois. Vous obligerez sensiblement votre très-humble servante,

Cl Harlove.

à présent, Lovelace, puisqu’il faut perdre tout espoir de te rétablir dans son cœur ; puisque tu as quelque avantage à tirer de ton ingénuité, n’ayant jamais cherché, comme d’autres libertins, à déguiser tes excès par des récriminations contr’elle ou contre son sexe ; puisqu’elle peut en recevoir quelque soulagement ; puisque tu seras mieux traité par ta propre plume que par la sienne, car tes actions ont fait assez connaître que tes écrits ne peuvent être la plus criminelle partie de l’aventure, je ne vois aucune raison qui m’empêche de l’obliger ; sur-tout avec les restrictions qu’elle s’impose, avec les raisons qu’elle apporte, et lorsqu’elle s’engage à ne pas violer le secret qu’on doit toujours aux communications de l’amitié : sur-tout, devrais-je dire plutôt, lorsque tu fais également gloire de ta plume et de ta méchanceté, et lorsqu’en vérité je ne connais rien qui soit capable de te faire rougir.

Mais de quelque manière que tu le prennes, elle sera satisfaite avant que tes représentations ou tes clameurs puissent arriver. Ainsi, je te prie de prendre patience, et de ne pas faire l’extravagant ; à moins que tu ne cherches un prétexte pour t’emporter contre moi, et l’occasion d’exercer ton talent pour les exécrations. à ces deux titres, extravague, mon ami ; extravague tant que tu voudras. J’ai une extrême impatience d’apprendre sa seconde demande. Ce que je sais déjà, c’est qu’à moins qu’il ne soit question de te couper la gorge, ou de m’exposer à l’échafaud, je la satisferai sans ménagement, et je serai fier d’avoir eu le pouvoir de l’obliger. Je te quitte pour travailler aux extraits.