Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 304

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 429-436).


M Lovelace, à M Belford.

au château de M, vendredi, 21 de juillet.

Je sors de mon entrevue avec Hickman. C’est une espèce d’homme aussi empesé que ses manchettes. Tu sais, Belford, que je ne l’aime pas. On ne reconnaît pas volontiers du mérite dans ceux qu’on a pris en aversion ; pas même le mérite réel : mais c’est sérieusement que je le trouve épais, lourd, embarrassé, et tel, pour vous rendre justice à tous deux, que tu n’as jamais vu sa ressemblance que dans ton miroir. Il faut te raconter la comédie que je me suis donnée à ses dépens. J’étais chez Dormer, lorsqu’il y est arrivé. Il m’a proposé de faire avec lui un tour de jardin. Les cérémonies ne finissaient pas ; c’étoient des excuses sans nombre, sur la liberté qu’il allait prendre. Enfin il avait commencé à me dire, qu’il venoit… qu’il… qu’il était venu… à la prière de Miss Howe, pour m’entretenir de Miss Harlove. La patience m’a manqué. Eh bien, monsieur, parlez, lui ai-je dit. Vous me permettrez de vous faire observer que si votre livre est aussi long que la préface, nous avons pour une semaine de lecture.

Tu trouveras ce ton un peu brusque : mais le meilleur parti, avec les formalistes, est de les décontenancer d’abord. Les a-t-on mis hors de leur route ? Ils tombent dans une défiance d’eux-mêmes, dont ils ont beaucoup de peine à revenir. Alors un honnête homme, qu’ils ont eu l’impertinence d’attaquer, a le dessus du vent pendant toute la conférence. Il a porté la main au menton ; à peine savait-il ce qu’il devait dire. Cependant, après quantité de parenthèses et de nouvelles apologies : je présume, monsieur, je présume, a-t-il répété, que ce n’est pas sans votre participation que les deux demoiselles Montaigu, vos cousines, ont fait une visite à Miss Howe, au nom de milord M de miladi Sadleir et de miladi Lawrance.

(tu suppléeras aux liaisons qui jetteraient de l’embarras dans mon récit). Je ne l’ignore pas, monsieur. Miss Howe reçut, le jour suivant, une lettre signée de milord et de ces deux dames, à laquelle je joignis aussi quelques lignes. L’avez-vous vue, monsieur ?

Je ne puis dire qu’elle me l’ait cachée ; c’est même le principal motif de cette visite. Miss Howe (vous me pardonnerez, monsieur) trouve, dans ce petit nombre de lignes, un air de légèreté, qui lui fait douter si c’est sérieusement que vous lui demandez ses sollicitations auprès de son amie. Croyez-vous, monsieur, que Miss Howe me permette d’avoir avec elle-même quelques momens d’explication ?

Oh ! Monsieur, je n’ose vous répondre qu’elle voulût vous causer cette peine. Ce ne sera point une peine, M Hickman. Je vous accompagnerai volontiers chez Miss Howe, et je dissiperai tous ses scrupules. Vous avez votre carrosse ; j’y monte avec vous. Nous nous expliquerons en chemin.

(il a paru hésiter. Il s’est agité ; il a plié ses manchettes, et tiré les nœuds de sa perruque).

Je ne retourne pas directement chez Miss Howe. Il serait aussi convenable, monsieur, que vous eussiez la bonté de me charger de vos explications. Quels sont donc ses scrupules, Monsieur Hickman ? Mais, monsieur, Miss Howe remarque dans les lignes qui sont de vous… permettez-vous que je les lise, monsieur ? J’en ai pris la copie. La voici (la tirant de sa poche). Vous commencez par, chère miss… je me flatte, M Hickman, que ce n’est pas l’offenser.

Non, monsieur, non ; pas la moindre offense. (il allait lire en effet). Vous servez-vous de lunettes, Monsieur Hickman ? De lunettes, monsieur (en me regardant, les yeux ouverts) ! Pourquoi cette question ? Se sert-on de lunettes à mon âge ? C’est l’usage d’Espagne à toutes sortes d’ âges, M Hickman. N’avez-vous pas lu prieur ? Je l’ai lu, monsieur. Chaque nation a ses usages ; mais vous savez que ce n’est pas celui d’Angleterre. Avez-vous jamais vu l’Espagne, Monsieur Hickman ? Non, monsieur. J’ai vu la Hollande. La Hollande, monsieur ! Jamais la France, ni l’Italie ? (j’étais résolu de voyager avec lui jusqu’à la Chine). Non, monsieur ; je n’ai point encore fait ce voyage. Je suis surpris, monsieur, qu’ayant passé la mer… quelques affaires m’avoient appelé à Roterdam. Je fus obligé de revenir presque aussi-tôt. Fort bien, monsieur. Vous alliez lire ; ayez la bonté de continuer. (il a remis son papier devant ses yeux ; et lisant ma première ligne, où je dis : après les honorables noms qui précèdent, etc., il s’est arrêté). Assurément (en tournant les yeux vers moi), personne ne révoquera l’honneur de milord en doute, ni celui des excellentes dames qui ont signé la lettre. Je me flatte, M Hickman, que le mien n’est pas plus suspect. Je continuerai, monsieur, s’il vous plaît… j’aurais pu me dispenser d’en signer un qui m’est presque aussi odieux qu’à vous. Ce qu’à vous, monsieur… hé bien ! M Hickman. J’ai eu mes raisons pour employer ce terme. Miss Howe a fort maltraité mon caractère ; je ne lui ai jamais fait de mal. Son langage m’a blessé. Je m’imagine, monsieur, que vous êtes venu de sa part pour m’en faire excuse. Miss Howe, monsieur, est une jeune personne extrêmement polie. Elle n’est point accoutumée à parler mal de personne. C’est une raison de plus, monsieur, pour m’offenser de ses discours. Vous savez, monsieur, quelle est son amitié… il n’y a point d’amitié qui puisse justifier des libertés si choquantes. (je crois que le pauvre Hickman a commencé à regretter sa commission. Il m’a paru tout-à-fait déconcerté). J’ai voulu continuer : n’avez-vous pas entendu fort souvent dans la bouche de Miss Howe ?… il m’a interrompu. Je ne suis pas venu, monsieur, dans le dessein de vous insulter : mais vous savez combien Miss Harlove et Miss Howe sont amies. Je crains que vous n’ayiez pas eu pour Miss Harlove tous les égards qu’elle mérite ; et si la chaleur de l’amitié peut avoir engagé Miss Howe dans ce que vous nommez des libertés, il me semble qu’une ame généreuse doit regretter plutôt d’y avoir donné sujet…

j’entends le reste, monsieur. Mais ce reproche me déplaît moins dans la bouche d’une femme, que dans celle d’un homme d’épée. J’ai une passion extrême d’entretenir Miss Howe, et je suis persuadé que nous nous accorderions parfaitement ; les ames généreuses s’entendent à demi-mot. Je vous prie, M Hickman, ayez la bonté de m’introduire chez Miss Howe. Monsieur, je puis apprendre votre intention à Miss Howe, si vous le désirez. Oui, M Hickman ; vous m’obligerez beaucoup, mais vous pouvez continuer de lire. Il a lu effectivement ; comme si je n’avais pu me souvenir des quatre mots que j’avais écrits. Lorsqu’il est arrivé à l’endrait où je parle de corde, de prêtre et de bourreau : croyez-vous, monsieur, m’a-t-il dit, que ces expressions n’aient pas l’air d’un badinage ? Miss Howe n’en juge pas autrement. Vous savez trop bien, monsieur, que Miss Harlove n’a pas le pouvoir de vous envoyer au gibet. Eh ! Croyez-vous qu’elle le fît, si mon sort dépendait d’elle ?

Vous ajoutez, monsieur, a-t-il continué, sans répondre à cette belle question, que Miss Harlove est la plus outragée de toutes les personnes de son sexe. Je sais qu’elle se ressent de vos outrages, jusqu’à faire douter à Miss Howe qu’elle puisse jamais vous pardonner : et malgré le désir où toute votre famille paraît être de voir finir cette triste aventure par un heureux mariage, Miss Howe croit trouver, dans cette partie de la lettre, un juste sujet de craindre que vos intentions ne soient pas sérieuses, et que votre complaisance pour vos amis n’ait plus de part à ce compliment que votre inclination. C’est là-dessus qu’elle souhaite de connaître vos véritables sentimens, avant que de s’engager plus loin. Pensez-vous, M Hickman, que, si je suis capable de tromper ma propre famille, j’aie assez d’obligation à Miss Howe, qui m’a traité avec si peu de ménagement, pour lui faire un aveu que je ne ferais pas à mes proches ? Pardonnez, monsieur ; mais Miss Howe s’est figuré que votre lettre la mettait en droit de vous demander quelqu’explication sur ce que vous lui avez écrit. Eh bien, M Hickman, vous voyez que je ne suis pas muet avec vous. Que vous semble de moi ?

Je vois, monsieur, que vous êtes un homme aimable et d’une humeur enjouée. Mais ce que je demande au nom de Miss Howe, c’est de savoir si vous vous joignez réellement et de bonne foi avec vos amis, pour souhaiter ses bons offices auprès de Miss Harlove. Ne doutez pas que je ne fusse charmé de me voir réconcilié avec une personne que j’aime uniquement, et que je n’eusse beaucoup d’obligation à Miss Howe, si je tenais d’elle un si grand service. Fort bien, monsieur : et je puis donc conclure que vous êtes disposé au mariage, qui est l’objet de cette réconciliation ? Je n’ai jamais eu de goût pour l’état du mariage. C’est ma déclaration, que je dois vous faire nettement. J’en suis fâché, monsieur. Le mariage me paroît un état fort heureux. Je souhaite, monsieur, que vous le trouviez conforme à vos idées. C’est ce qui n’est pas douteux pour moi ; et j’ose dire, monsieur, que vous en jugeriez de même, si vous étiez le mari de Miss Harlove. Oh ! Si j’étais capable de trouver du bonheur dans le mariage, ce serait sans doute avec elle. Vous me surprenez extrêmement, monsieur. Ne pas penser au mariage, après ce qui s’est passé, après le traitement… eh ! Quel traitement, s’il vous plaît ? Je ne doute pas qu’une personne si délicate n’ait représenté sous des couleurs trop fortes ce qui passerait pour une bagatelle à d’autres yeux que les siens. Vous me pardonnerez, monsieur ; mais si ce qu’on m’a fait entrevoir n’est pas une exagération, je ne puis le traiter de bagatelle. Apprenez-moi donc, M Hickman, ce qu’on vous a fait entrevoir. Je vous promets de répondre sincèrement aux accusations. Vous savez mieux que personne, monsieur, de quoi vous êtes accusé. Ne reconnaissez-vous pas, dans votre lettre, que Miss Harlove est la plus outragée de toutes les femmes, et celle qui le mérite le moins ? Oui, monsieur, je le reconnais, et je n’en souhaite pas moins d’apprendre ce qu’on vous a fait entrevoir. Ma réponse aux questions de Miss Howe dépend peut-être de cet éclaircissement. Puisque vous êtes si pressant, monsieur, vous ne sauriez vous offenser que je m’explique. Ne convenez-vous pas d’abord, que vous avez promis à Miss Harlove le mariage et tout le reste ? J’entends, monsieur. Je suppose que vous m’accusez d’avoir voulu obtenir tout le reste, sans le mariage. Vous badinez, Monsieur Lovelace. Je sais que vous passez pour homme d’esprit : mais souffrez que je vous le demande ; ne traitez-vous pas cette affaire un peu trop légèrement ? Lorsqu’une faute est commise, et qu’elle est par conséquent sans remède, il ne reste pas d’autre parti que de s’en consoler : c’est la manière dont je souhaiterais que Miss Harlove voulût penser aussi. Et moi, je pense, monsieur, qu’il ne convient jamais de tromper une femme ; je pense que les promesses qu’on fait aux femmes, engagent du moins autant que celles qu’on fait à tout autre. Je suis persuadé que vous le pensez, M Hickman ; et je suis persuadé aussi que vous êtes un des meilleurs hommes du monde. Ma parole, monsieur, est un lien sacré pour moi. La différence du sexe n’y change rien. Je loue vos principes ; et le ciel me préserve de vous en détourner ! Mais encore, monsieur, que vous a-t-on dit de plus ? (tu juges, Belford, que je devais être assez curieux, de savoir dans quel jour ma future moitié avait représenté notre aventure à Miss Howe, et jusqu’où Miss Howe s’était ouverte avec son Hickman). Ce que je lui demandais, m’a-t-il dit, n’appartenait point à sa commission. Mais considérez, M Hickman, que la question m’intéresse. Vous ne devez pas vous attendre que je réponde aux vôtres, si vous refusez de satisfaire à la mienne. Qu’avez-vous donc appris ? Eh bien, monsieur, puisque vous me forcez de parler, on m’a dit que Miss Harlove avait été conduite dans une très mauvaise maison. Il est vrai que cette maison ne s’est pas trouvée aussi bonne qu’elle devait l’être. Que vous a-t-on dit encore ? On m’a dit, monsieur, qu’on avait pris d’étranges avantages sur cette incomparable personne ; j’ignore d’ailleurs en quoi ils consistent. Vous l’ignorez, dites-vous ? Quoi ! Vous ne pouvez du moins le deviner ? Je vais donc vous l’apprendre, monsieur. Peut-être s’est-on échappé à quelques libertés pendant son sommeil. Croyez-vous que jamais on n’ait pris les mêmes avantages avec une femme ? Vous savez, M Hickman, que les femmes ont peu de confiance, pendant le sommeil, aux hommes les plus modestes ; pourquoi cette crainte, si elles n’étoient persuadées qu’on peut tirer quelque avantage de ces occasions ? Mais n’avait-on rien employé pour rendre le sommeil de Miss Harlove plus profond ? Cette question est raisonnable, M Hickman. Je vous demande, à mon tour, si Miss Harlove se plaint qu’on ait mis quelque chose de cette nature en usage. Je n’ai pas lu tout ce qu’elle peut avoir écrit. Mais, autant que je suis informé, cette affaire est des plus noires. Pardon, monsieur. Je vous pardonne, Monsieur Hickman. Mais, dans cette supposition même, croyez-vous qu’on n’ait jamais employé le secours du vin pour surprendre une femme ? Croyez-vous que, si Miss Harlove étoit tombée dans un profond sommeil par cette voie, elle fût la première femme sur laquelle on eût pris quelque avantage ? Sous ce tour même, M Lovelace, l’affaire n’est rien moins qu’un badinage. Mais je crains qu’elle ne soit beaucoup plus grave. Et quelles raisons avez-vous de le craindre ? Qu’en dit Miss Harlove ? Expliquez-vous de grâce. J’ai plus d’un motif pour vous en presser. Ce que je puis ajouter, monsieur, c’est que Miss Howe même n’est pas informée du détail. Son excellente amie lui promet seulement de l’en instruire, si le ciel lui conserve la vie : mais elle lui en dit assez, pour faire juger que cette affaire est très-mauvaise. Je suis ravi que Miss Harlove ne soit entrée dans aucun détail. Puisqu’elle est capable de erte modération, vous pouvez dire de ma part à Miss Howe qu’il n’y a point, dans l’univers, de femme plus vertueuse que son amie. Dites-lui que vraisemblablement elle ne sera jamais informée des circonstances que vous nommez le détail ; mais qu’en effet, Miss Harlove a été traitée fort indignement. Dites-lui que, sans savoir quel récit Miss Harlove en a fait, j’ai une si haute opinion de sa bonne foi, que j’en signerais aveuglément la vérité, de quelques traits qu’elle ait pu me noircir. Dites-lui que j’ai trois reproches à faire à son amie : le premier, de m’ ôter l’occasion de réparer mes injustices ; le second, d’être si prompte à les publier, qu’elle m’expose à ne pouvoir jamais les couvrir avec un peu d’honneur pour elle et pour moi. Cette explication, M Hickman, vous paraît-elle un peu répondre au motif de votre visite ? J’avoue, monsieur, que ce langage est celui d’un homme d’honneur. Mais vous avez parlé de trois reproches que vous aviez à faire à Miss Harlove : puis-je vous demander quel est le troisième ? Je ne sais, monsieur, si je dois vous le déclarer ; peut-être aurez-vous peine à le croire. Mais quoique ma divine Clarisse ne soit capable de dire que la vérité, il peut arriver qu’elle ne la dise pas entière… je serais extrêmement surpris (en m’interrompant), et Miss Howe ne serait pas moins affligée, que la conduite de sa malheureuse amie vous eût mis dans le cas de lui devoir cette apparence de discrétion ; car je vous crois trop galant homme pour être capable de faire tomber l’ombre du soupçon sur elle, dans la vue de vous excuser. Vous me pardonnerez, monsieur… oui, oui, M Hickman ; il suffit que vous m’ayez assuré de vos intentions. Je prends quelquefois un ton libre, et je suis disposé à vous passer le vôtre. Mais comptez qu’il ne m’échappera jamais rien qui puisse rabaisser Miss Harlove dans l’estime d’une amie qu’elle croit la seule qui lui reste. Peut-être ne convient-il pas que je sois informé de votre troisième reproche. Mais, à l’exception de son implacable famille, je ne connais personne qui ait jamais conçu le moindre doute de son honneur. Un jour, à la vérité, Madame Howe, après avoir reçu la visite d’un de ses oncles, nous dit qu’elle craignait qu’il n’y eût quelque foiblesse à lui reprocher. Mais jamais, hors de cette occasion… comment ! Monsieur (en prenant un ton, et m’approchant de lui d’un air qui lui a fait faire deux pas pour reculer), quel langage ! Savez-vous que le doute approcherait ici du blasphême. Savez-vous que Miss Harlove est plus pure qu’une vestale ; car les vestales ont quelquefois brûlé de leurs propres feux ? Savez-vous que, depuis l’origine du monde, jamais une femme n’a triomphé des mêmes épreuves ? Apprenez, monsieur, qu’on n’a jamais rien vu, rien entendu, qui soit comparable pour l’honneur à Miss Clarisse Harlove. Monsieur, monsieur, pardon. à dieu ne plaise que je doute de son honneur ! Je n’ai rien dit qui puisse recevoir cette interprétation : je suis rempli pour elle du plus profond respect. Miss Howe la chérit plus qu’elle-même ; ce qu’elle ne ferait pas, si elle ne lui connaissait une vertu égale à la sienne. égale à la sienne, monsieur ? J’ai de fort hautes idées de la vertu de Miss Howe ; mais j’oserais dire… quoi ? Monsieur. Qu’oserez-vous dire de Miss Howe ? Je me flatte que vous ne présumerez pas d’attaquer ici sa vertu. présumer ! M Hickman. C’est ce terme, M Hickman, que je trouve assez présomptueux. L’occasion le serait beaucoup plus, M Lovelace, s’il était vrai qu’elle fût prise à dessein. Je n’ai aucune disposition à m’offenser, surtout lorsque je fais l’office de médiateur : mais je n’entendrai jamais parler tranquillement au désavantage de Miss Howe. Ce ton me satisfait beaucoup plus, M Hickman ; quoique je ne condamne point votre chaleur à l’occasion que vous supposez. Mais ce que je voulais seulement dire, c’est qu’à mon avis il n’y a point de femme au monde qui doive se comparer à Miss Harlove, jusqu’à ce qu’elle ait résisté aux mêmes épreuves, et qu’elle y ait tenu la même conduite. Vous voyez, monsieur, que je vous prête des armes contre moi-même. Mais, tout libertin qu’on me croit, je n’entreprendrai jamais de donner mes actions pour une règle de justice et de vertu. Je trouve, monsieur, de la droiture et de la noblesse dans ce langage. Quel malheur, souffrez cette réflexion, que le même homme qui est capable d’un si beau sentiment, n’ait pas toujours la force d’y conformer ses actions ! C’est un autre point, M Hickman. Chacun a ses vices comme ses vertus. Je souhaite, au reste, que Miss Howe ne soit jamais exposée aux épreuves de Miss Harlove ; et je me réjouis qu’elle n’en ait point à redouter d’une aussi bonne ame que vous. (pauvre Hickman ! Il m’a paru incertain s’il devait prendre cette félicitation pour un compliment ou pour une raillerie). Mais, ai-je continué, puisque votre curiosité me paraît émue, et que je ne dois pas vous laisser partir avec le moindre doute qui puisse être injurieux à la plus admirable de toutes les femmes, je suis porté à vous communiquer mon troisième sujet de reproche. Que penseriez-vous, M Hickman, et quel serait l’étonnement de Miss Howe, si je vous disais que son admirable amie est d’autant plus déterminée contre moi (et sans doute par un sentiment de vengeance), qu’elle encourage les prétentions d’un autre amant ? Que me dites-vous, monsieur ? Ah ! C’est une supposition qui me paraît impossible. Je vous assure hardiment que si Miss Howe pouvait se l’imaginer, elle n’y donnerait jamais son approbation. Quelque aversion que vous lui jugiez pour vous, et quoiqu’elle condamne en effet votre conduite à l’égard de son amie, je sais que, suivant son opinion, Miss Harlove ne doit jamais avoir d’autre mari que vous, et qu’il n’y a point de troisième parti pour elle entre la qualité de votre femme ou le célibat. La vengeance et l’obstination, M Hickman, portent les meilleures femmes à d’étranges extrêmités. Pour le plaisir de crever les deux yeux à l’homme dont elles se croient offensées, elles sont capables de s’en arracher un. Je ne sais que répondre à ce langage. Mais il me paraît impossible que Miss Harlove souffre les soins d’un autre amant. Et si-tôt, encore ! On nous assure au contraire qu’elle est fort mal, et d’une extrême foiblesse. Ce n’est pas dans ses ressentimens qu’elle est foible. Croyez-moi là-dessus. Je suis informé de tous ses mouvemens ; et soit que vous le croyez ou non, je puis vous dire qu’elle me refuse, dans la vue d’un autre amant. Est-il possible ? Rien n’est plus vrai. Vous figurez-vous qu’elle n’en ait pas communiqué quelque chose à Miss Howe ? Non assurément, monsieur. Si Miss Howe en avait le moindre soupçon, je ne vous troublerais pas aujourd’hui par cette visite. Vous voyez donc que je ne me suis pas trompé. Quoique Miss Harlove ne soit pas capable d’un mensonge, elle n’a pas découvert à son amie toute la vérité. Que dire sur de tels événemens (en baissant les yeux d’un air fort stupide) ! Dites, parlez, M Hickman. La matière est riche. Qui rendra compte des mouvemens et des agitations d’une femme passionnée ? De ma seule connaissance, je pourrais vous raconter un nombre infini d’histoires qui vous apprendraient des effets terribles du ressentiment des femmes. Mais demandez-vous un exemple plus fort que celui d’une jeune personne telle que Miss Harlove, qui, depuis quelque tems, et dans le fâcheux état de sa santé, non-seulement encourage, mais flatte et recherche un des plus odieux monstres qu’on ait jamais vus. Je ne crois pas qu’il soit à propos d’en informer Miss Howe. Cependant, peut-être aussi feriez-vous bien de l’en avertir ; ses conseils pourraient servir à ramener son amie. Oh si ! Oh ! Quel est mon étonnement ! Miss Howe ne sait pas un mot de ce que vous m’apprenez ; elle ne la verra jamais, si tout ce que j’entends n’est pas une illusion. Je ne vous dis rien que de vrai, de très-vrai, M Hickman. Le monstre qu’elle me préfère est d’une figure hideuse ; il a moins l’air d’un homme que d’un squelette. Il est mis… vous n’avez rien vu de si révoltant. à peine a-t-il un habit sur le dos ; à peine est-il chaussé. Quoiqu’il ait un grand vilain front chauve, il se refuse une perruque pour le cacher. Il est d’une avarice insatiable, et cependant d’une richesse infinie. Vous badinez sûrement, monsieur. Avec une mesure ordinaire d’esprit, il n’est pas toujours aisé de suivre ceux qui en ont autant que vous. Mais, s’il y a quelque vérité dans cette peinture, qui peut-elle regarder ? Quelque juif, sans doute, quelque misérable, dont la présomption s’est fondée sur les disgrâces de Miss Harlove ; et votre vivacité vous l’a fait revêtir de toutes ces couleurs. Comment, un misérable ? Le monstre a de riches domaines dans toutes les provinces d’Angleterre ; il en a dans les pays étrangers. C’est apparemment quelque gouverneur des Indes orientales. Je me rappelle que Miss Harlove a voulu quitter sa patrie : mais, après tout, monsieur, je m’imagine que vous badinez ; car on aurait entendu parler de lui. Parler de lui ! Oui, oui, monsieur, nous avons tous entendu parler de lui. Mais personne n’est tenté de le voir de près…, à l’exception de Miss Harlove, par un esprit de vengeance, comme je vous l’ai dit… en un mot, son nom est la mort ; la mort, monsieur (en frappant du pied, et levant le ton ; ce qui l’a fait reculer de quelques pas, dans l’excès de sa surprise. Tu n’as jamais vu de visage si déconcerté. Il a paru aussi effrayé que si l’horrible squelette s’était présenté devant ses yeux ; et lorsqu’il s’est un peu remis, sa main s’est attachée à compter les boutons de sa veste). Voilà, monsieur, ai-je continué, quel est à présent le favori de cette divine personne. Mais j’espère encore qu’il ne l’obtiendra pas. Au fond, mon homme a marqué plus de fermeté que je ne m’y étais attendu. Je suis venu, m’a-t-il dit gravement, avec la qualité de conciliateur. Elle m’oblige de me posséder : mais autant que j’aime la paix, et que je suis charmé d’y pouvoir contribuer, autant, monsieur, je suis peu disposé à souffrir qu’on m’insulte. (après avoir poussé la raillerie si loin, je n’ai pas cru le devoir prendre au mot. Cependant je lui dois quelque chose ; j’ai sur le cœur la présomption qui lui a fait jeter ses vues sur Miss Howe). Je suis persuadé, M Hickman, que votre dessein n’est pas de me défier, comme le mien n’a pas été de vous faire une offense. Dans cette opinion, je ne balance point à vous faire des excuses ; c’est mon humeur. Je ne pense point à blesser : mais la gaieté fait mon caractere ; il m’est impossible d’être grave quatre minutes de suite. Je suis descendu, je crois, du vieux chancelier Moore ; je badinerais jusques sur l’échafaud. Mais vous pouvez recueillir de cet entretien, que je préfère Miss Harlove à toutes les femmes du monde ; et je m’étonne qu’après ce que j’ai signé, et ce que j’ai fait promettre par des parens tels que les miens, on puisse douter que je ne sois charmé de la prendre pour ma femme, à toutes les conditions qu’il lui plaira de m’imposer. Je reconnais devant vous, M Hickman, que je l’ai indignement outragée. Si j’ai le bonheur d’obtenir sa main, je déclare que je veux être le meilleur de tous les maris. Cependant j’ajoute, comme je le dois, que si son chagrin continue d’éclater et de nous exposer tous deux, il est impossible que notre union se fasse avec honneur pour l’un et pour l’autre : et, quoique mes craintes se soient exprimées d’un ton badin, je tremble, monsieur, qu’elle ne ruine entièrement sa santé ; et qu’en cherchant la mort lorsqu’elle peut l’éviter, elle ne se mette hors d’état de s’en garantir, lorsqu’elle aura plus de goût pour la vie. Ce langage simple et honnête a fait reparoître un air de satisfaction sur le visage de M Hickman. Il s’est nommé plusieurs fois mon trèshumble et très-dévoué serviteur, pendant que je le conduisais jusqu’à son carrosse, et je lui ai rendu presqu’autant de fois son compliment. Ainsi s’est terminée la scène. Quelques mots sur ta dernière lettre, que je trouve un peu choquante. Il me semble que l’esprit de réformation te saisit de bonne heure : la mort lente de ton oncle, et ta patience au chevet de son lit, t’ont préparé par degrés à cette métamorphose. Mais suis ton chemin, comme je suivrai le mien. Le bonheur consiste à trouver du plaisir dans ce qu’on fait. Si tu en peux prendre à mener une vie mélancolique, tant mieux pour toi : c’est être gai, avec cette différence que tu trouveras peu de gens qui veuillent partager ta gaieté. Cependant la santé de ma charmante me jette dans une extrême inquiétude. C’est l’effet de sa dernière aventure. Elle triomphait auparavant et de moi, et de la troupe maudite. Je te crois bien persuadé que je n’y ai aucune part, et je me flatte qu’elle l’est aussi. Le reste, comme je te l’ai dit mille fois, n’est qu’un accident ordinaire, un peu distingué seulement par les circonstances ; voilà tout. Pourquoi donc tant de rigueur de sa part et de la tienne ? La vente de ses habits est véritablement choquante. Quelle dureté, quelle injustice dans ses misérables parens, qui ont entre les mains l’argent qu’elle a laissé, et de gros arrérages d’une terre qui lui appartient ! Ils les retiennent exprès, pour la jeter dans l’embarras. Mais ne dépend-il pas d’elle de recevoir plus d’argent qu’elle n’en a besoin, de cette fière et impertinente Miss Howe ? Et moi, crois-tu que toute ma joie ne fût pas de la servir ? Qui peut donc l’obliger de vendre ses habits, si ce n’est la perversité de son sexe ? Je suppose que son intention soit de me faire enrager ; je ne sais pas trop si je ne dois pas m’en réjouir. D’autres belles se seraient pendues ou noyées, dans le chagrin d’avoir été trompées ; ma charmante fait tomber sa vengeance sur ses habits. Les passions prennent la teinte du caractère. D’ailleurs, crains-tu que l’avarice ne m’empêche de lui rendre le triple de ce qu’elle aura vendu ? Ainsi, Belford, soyons sans inquiétude sur ce point. Tu vois combien elle est sensible aux attentions de son médecin ; juge par-là combien elle doit l’avoir été à l’horrible imprécation de son père. Mais tu dois en conclure que, si j’obtiens seulement la permission de la voir, j’espère avec raison, que ma conduite, mon repentir, mes satisfactions, produiront quelque heureux effet sur elle. Tu passes trop facilement condamnation sur mes torts. Je te dis fort sérieusement que, toute incomparable qu’elle est, l’ardente médiation de mes proches, celle de Miss Howe, et les commissions dont je t’ai chargé, sont de si fortes marques du cas qu’on fait d’elle et de la sincérité de mes sentimens, que je ne vois rien à faire de plus. Crois-moi, laissons l’affaire dans l’état où elle est à présent, et donnons-lui le temps d’y penser un peu mieux. Que répondre à tes résolutions de repentir et de mariage ? Je voudrais te voir examiner d’abord, laquelle des deux doit marcher la première. Si tu prends mon conseil, tu trancheras court, et tu commenceras par le mariage. En veux-tu savoir la raison ? C’est que vraisemblablement le repentir viendra bientôt à la suite ; et des deux, tu n’en feras qu’un, qui aura peut-être plus de force.