Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 30

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 128-130).

Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

dimanche au soir, 12 mars. Cet homme, ce Lovelace, me jette dans une furieuse inquiétude. Sa hardiesse et sa témérité vont à l’excès. Il était aujourd’hui à l’église, dans l’espérance apparemment de m’y voir : cependant, si c’était son motif, ses intelligences ordinaires doivent l’avoir trompé. Chorey, qui était à l’église, m’a dit qu’elle avait observé particulièrement son air fier et hautain, lorsqu’il s’est tourné du banc où il était assis, vers le banc de notre famille. Mon père et mes deux oncles s’y trouvoient. Ma mère et ma sœur y étoient aussi. Heureusement mon frère n’y était pas. Ils sont tous revenus en désordre. Comme c’est la première fois qu’il se soit fait voir ici depuis la malheureuse rencontre, toute l’assemblée n’a eu des yeux que pour lui. Quelles peuvent avoir été ses vues, s’il s’était proposé de prendre un air de bravade et de défi, comme Chorey et d’autres croient l’avoir remarqué ? Est-il venu pour me voir ? Mais, en tenant cette conduite à l’égard de ma famille, a-t-il cru me rendre service ou me plaire ? Il sait combien il en est haï ; et il ne daigne pas prendre la peine, quoique apparemment fort inutile, d’adoucir du moins leur haine. Souvenez-vous, ma chère, qu’entre vous et moi, nous avons souvent observé son orgueil. Vous l’en avez même raillé ; et loin de disculper là-dessus, il a passé condamnation. En l’avouant, il croit avoir fait assez. Pour moi, j’ai toujours pensé que, dans sa situation, l’orgueil est un assez mauvais sujet de plaisanterie. C’est un vice si petit, si inutile, dans les gens d’une haute naissance ! S’ils méritent du respect, ne sont-ils pas sûrs d’en obtenir, sans qu’il soit nécessaire de l’exiger ? En d’autres termes, vouloir s’attirer du respect par des manières hautaines, c’est faire voir qu’on se défie de son propre mérite ; c’est avouer qu’on ne s’en juge pas digne par ses actions. La distinction, ou la qualité, peut-être un sujet d’orgueil pour ceux en qui c’est une acquisition nouvelle. Alors les réflexions et le mépris qu’il attire sur eux en deviennent le contrepoids. Avec tant d’autres avantages, sur-tout du côté de la personne et de la figure ; du savoir même, comme on assure qu’il en a, être orgueilleux et hautain ! Tandis qu’il est condamné et démenti par les traits de son visage : que je le trouve inexcusable ! Orgueilleux de quoi ? Ce n’est pas de bien faire ; seul orgueil qu’on pourrait peut-être justifier. Orgueilleux des avantages extérieurs ? Mais cette foiblesse, dans ceux ou celles qui en sont capables, ne doit-elle pas les conduire bientôt à se défier de l’intérieur ? Quelques gens pourraient craindre qu’on ne marchât sur eux, s’ils ne prenaient un air de fierté : crainte, après tout, bien humiliante, puisqu’elle suppose, si l’on peut parler ainsi qu’ils y marchent eux-mêmes. Mais un homme tel que lui doit être sûr que l’humilité ne lui servirait que d’ornement. On ne peut lui refuser beaucoup de talens ; mais ces talens, et tous ses avantages personnels, ont été pour lui comme autant de pièges. Je ne me trompe point dans ce jugement, d’où il faut conclure que le mal et le bien, pesés dans une balance égale, ce ne serait pas le bien qui l’emporteroit. Si mes amis avoient conservé un peu de confiance pour cette discrétion dont ils ne m’accusent pas de manquer, j’ose dire que j’aurais pénétré tous ses défauts. Alors j’aurais été aussi ferme à le congédier que je l’ai été à rejeter tous les autres, et que je le serai éternellement à refuser M Solmes. Que ne connaissent-ils le fond de mon cœur ? Il étoufferait, plutôt que de former jamais volontairement un désir qui puisse jeter la moindre tache sur eux, sur mon sexe, ou sur moi-même. Je vous demande grâce, ma chère, pour mes graves soliloques ; c’est le nom que je puis lui donner. Comment me suis-je laissé entraîner de réflexions en réflexions ! Mais l’occasion en est présente. Tout est ici en mouvement sur le même sujet. Chorey dit qu’il a cherché les yeux de ma mère, qu’il lui a fait une profonde révérence, et qu’elle lui a rendu sa politesse. Il a toujours admiré ma mère : je crois qu’elle n’aurait pas eu d’aversion pour lui, si on ne lui avait ordonné d’en avoir ; et sans cette malheureuse rencontre entre lui et son fils unique. Le docteur Lewin était à l’église. Ayant observé, comme tout le monde, l’embarras que la vue de M Lovelace causait à toute notre famille, il a eu l’attention de l’engager après le service dans un entretien assez long, pour laisser le temps à tous mes proches de remonter en carrosse. Il paraît que mon père s’anime de plus en plus contre moi. On me dit la même chose de mes oncles ; ils ont reçu mes lettres ce matin. Leur réponse, s’ils daignent m’en faire quelqu’une, me confirmera sans doute l’imprudence que ce téméraire a eue de se présenter si mal-à-propos à l’église. On les croit fâchés contre ma mère, pour le retour de politesse dont elle n’a pu se dispenser. Ainsi la haine s’attaque jusqu’aux devoirs communs de la civilité, quoiqu’ils doivent être considérés du côté de celui qui les rend, plutôt que de celle qui les reçoit. Mais ils concluent tous, m’assure-t-on, qu’il ne leur reste qu’un seul moyen pour mettre fin aux insultes. C’est donc sur moi que la peine va retomber. Qu’aura gagné cet imprudent, et quel avantage en tirera-t-il pour ses vues ? Ma plus grande crainte est que cette apparition, pire que celle de quelque fantôme, n’annonce des entreprises encore plus hardies. S’il a l’audace de se présenter ici, comme il me presse instamment de le permettre, je tremble qu’il n’y ait du sang répandu. Pour éviter ce malheur, je souffrirais volontiers, s’il n’y avait pas d’autre moyen, qu’on m’enterrât toute vive. Ils sont tous en consultation. Je suppose qu’il est question de mes lettres. Ils s’étoient assemblés dès le matin, et c’est à cette occasion que mes oncles se sont trouvés à l’église. Je vous enverrai les copies de ces deux lettres, lorsque j’aurai vu si je puis vous envoyer en même tems celles des réponses. Celle-ci n’est que… quoi dirai-je ? Elle n’est que l’effet de mes craintes et de mon ressentiment contre l’homme à qui je dois les attribuer. Six lignes auraient contenu tout ce qu’elles ont de commun avec mon histoire.