Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 279

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 390-391).


Miss Clarisse Harlove, à Mme Howe.

samedi, premier juillet. Permettez, madame, que je vous importune par quelques lignes ; ne fût-ce que pour vous remercier de vos reproches, quoiqu’ils aient tiré de nouvelles gouttes de sang d’un cœur dont les plaies ne se fermeront jamais. Mon histoire est terrible. Elle a des circonstances qui exciteraient la pitié, si elles étoient connues, et qui pourraient faire porter de moi un jugement plus favorable. Mais c’est mon devoir, et ce le sera toujours de me livrer au repentir de mes fautes, sans vouloir les excuser. Je ne pense à rien qui doive vous alarmer. Si je puis souffrir seule, je ne chercherai point à partager mes peines. J’avais pris la plume dans cette résolution, lorsque j’ai fait la lettre qui est tombée entre vos mains. Ma seule vue, par un motif très-particulier, autant que par l’affection sans bornes que je porte à ma chère Miss Howe, était de savoir d’elle-même, s’il est vrai qu’elle ait été malade, comme j’ai eu le chagrin de l’entendre dire, et comment elle se porte à présent. Mais le sujet de mes peines étant fort récent, et le sentiment de ma douleur fort vif, peut-être ai-je trop parlé de moi-même. On est porté, dans l’affliction, à se tourner vers ceux qu’on croit capables de s’intéresser à nos peines, et dont on espère de la pitié et de la consolation ; ou, pour m’expliquer en moins de mots dans vos termes, l’infortune rend les gens plaintifs . à qui les malheureux adresseront-ils leurs plaintes, si ce n’est à leurs amis ? Miss Howe s’étant trouvée absente lorsque ma lettre est arrivée, je me flatte qu’elle est rétablie. Mais ce serait une satisfaction pour moi, de savoir s’il est vrai que cette chère amie ait été malade. Deux mots encore de votre main vous paraîtraient peut-être une trop grande faveur. Si vous aviez la bonté seulement de me faire dire, oui ou non par la bouche de quelqu’un qui fût chargé de vos ordres, je cesserais de vous importuner. Cependant je ne vous dissimulerai pas que l’amitié de Miss Howe était ma seule douceur dans cette vie, et qu’une ligne d’elle serait aujourd’hui ma plus puissante consolation. Jugez donc, madame, quelle violence je me fais pour vous obéir. Mais je ne m’efforcerai pas moins de me soumettre à vos ordres, quoique je dusse espérer qu’étant informée de la nature de notre commerce, et connaissant si bien sa vertu, vous n’appréhenderiez aucune contagion d’une ou deux lettres que vous lui auriez permis de recevoir et d’écrire. C’est une grâce, néanmoins que je ne vous demande pas. Il ne me reste qu’à supplier le ciel, qui daigne encore me laisser quelques rayons de sa grâce, quoiqu’il lui ait plu d’exercer sur moi sa justice, de me remplir le cœur d’un véritable repentir, et de prendre bientôt dans sa miséricorde, la malheureuse Cl Harlove. p s. j’ajoute, chère madame, que j’ai deux faveurs à vous demander ; l’une, de ne pas faire savoir à ma famille que vous ayez reçu de mes nouvelles ; l’autre, de n’apprendre à personne au monde l’adresse sous laquelle on peut m’écrire ou découvrir ma retraite. Ce dernier point est plus intéressant pour moi que je ne puis vous l’exprimer. En un mot, delà peut dépendre, pour l’avenir, l’espérance que j’ai d’éviter de nouveaux désastres.