Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 275

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 383-387).


M Belford, à M Lovelace.

jeudi, 29 de juin. Tu as su de Mac-Donald et de Mowbray, le fond de la nouvelle : bonne ou mauvaise, je ne sais quel nom tu lui donnes ; mais je souhaiterais d’avoir eu le même récit à te faire avant que cette malheureuse fille eût été tirée d’Hamstead par tes infernales séductions : tu n’aurais pas une noire et ingrate bassesse à te reprocher. Je suis venu à la ville, dans l’unique vue de te servir auprès d’elle, comptant que tes premiers avis me mettraient en état de m’employer avec honneur ; et lorsque je l’ai trouvée partie, j’ai plaint à demi ta situation ; car te voilà infailliblement découvert : et sous quel exécrable jour vas-tu paroître aux yeux du public ? Pauvre Lovelace ! Pris dans tes propres piéges, comme tu le disais toi-même, ta punition ne fait que commencer. Mais je viens à ma narration. Tu attends de moi sans doute toutes les circonstances de l’aventure, puisque Mowbray t’a marqué que j’ai pris soin de les recueillir. Il paraît que le glorieux triomphe qu’elle avait remporté vendredi avait coûté quelque chose à sa santé ; car elle ne s’était laissé voir de personne jusqu’à samedi au soir ; et Mabel étant entrée alors dans sa chambre, l’avait trouvée fort mal. Mais dimanche au matin s’étant habillée, comme dans le dessein d’aller à l’église, elle donna ordre à cette fille de lui faire venir un carrosse. Mabel lui répondit qu’elle avait ordre de lui obéir en tout, excepté sur cet article. Elle fit venir Will, qu’elle chargea de la même commission, et qui s’excusa aussi sur un ordre opposé qu’il avait reçu de son maître. Quelques momens après, elle descendit seule pour sortir sans être observée. Mais trouvant la porte de la rue fermée à double tour, elle entra dans le parloir voisin, apparemment pour implorer par la fenêtre le secours des passans. Elle trouva que, depuis la dernière entreprise de cette nature, les volets intérieurs avoient été cloués. Là-dessus, elle alla droit au parloir de Madame Sinclair, qui s’y promenait avec ses deux compagnes, et, d’un air ferme, elle la pria de lui donner la clef de la rue, ou de faire ouvrir la porte. Cette demande les surprit : elles s’excusèrent sur vos ordres. " vous n’avez pas d’autorité sur moi, leur dit-elle, et vous n’en aurez jamais : songez aux conséquences de votre refus ; rappelez-vous ma naissance et ma fortune : il ne vous reste que deux voies pour éviter votre ruine, de m’ouvrir la porte ou de m’assassiner et de m’ensevelir dans quelque trou de votre cave ou de votre jardin, assez profond pour vous assurer que mon corps ne sera pas découvert. Ce que vous avez déjà fait mérite la mort, et me retenir est un autre crime. " quelle noblesse, quelle force d’esprit cette charmante créature a fait éclater dans toutes les occasions qui demandent du courage et de la constance ! Les femmes répondirent que M Lovelace saurait prouver son mariage, et les dédommager de toutes leurs peines. Elles voulaient entreprendre de justifier leur conduite et l’honneur de leur maison ; mais refusant de les écouter, elle les quitta brusquement, avec de nouvelles menaces. Elle monta quelques degrés pour retourner à son appartement ; mais descendant aussi-tôt sur quelque nouvelle réflexion, elle reprit le chemin du parloir de la rue. L’infame Dorcas s’étant trouvée sur son passage, je saurai me faire des protecteurs, lui dit-elle, quand les fenêtres en devraient souffrir. Cette fille qui l’avait vue entrer chez Madame Sinclair, avait pris dans l’intervalle la clef du parloir dans sa poche. Ainsi, voyant son espérance trompée, la triste Clarisse prit le parti de remonter, en poussant des plaintes, et s’abandonnant aux larmes. Elle n’a pas fait d’autre tentative jusqu’à celle qui lui a réussi. Les femmes ont supposé que vos lettres, qui sont venues l’une sur l’autre, lui apportaient quelque amusement, quoiqu’elle ne vous ait fait aucune réponse. Elles commençaient à se persuader qu’elle vous pardonnerait, et que le dénouement serait heureux. Dimanche, lundi et mardi, personne, suivant vos ordres, ne s’est présenté à sa vue. Mabel a continué de la servir ; mais les bontés qu’elle a marquées pour cette fille, et qu’elle a poussées jusqu’à la familiarité, ont fait juger qu’elle n’était occupée que du dessein de s’évader. On a redoublé les précautions. Mabel rendait un compte si exact de tous les mouvemens de sa maîtresse, qu’on n’a pu concevoir la moindre défiance de sa fidélité. Il ne faut pas douter que pendant ces trois jours, votre infortunée Clarisse n’ait donné toutes ses réflexions à s’ouvrir le chemin de la liberté ; mais elle n’a rien vu apparemment de certain dans tous ses projets. L’invention qui lui a réussi paraît avoir été l’ouvrage du jour même, puisque l’évènement a fait connaître qu’elle dépendait de la disposition du temps : mais il est évident qu’en cultivant sans cesse l’affection de Mabel, elle se promettait quelque chose de sa simplicité ou de sa reconnaissance et de sa pitié. Polly Horton lui fit demander mercredi au matin la permission de monter à sa chambre. Cette demande fut reçue plus favorablement qu’on ne s’y était attendu. Cependant elle se plaignit fort vivement de sa captivité. Polly ayant répondu qu’elle était à la veille d’une heureuse révolution, elle protesta que jamais elle ne se relâcherait en faveur de M Lovelace tandis qu’elle serait retenue dans cette maison, et que peut-être aurait-il sujet de se repentir à son retour des ordres qu’il avait donnés, comme tous ses complices de les avoir suivis. Elle ajouta qu’après l’effort qu’elle avait tenté pour sortir, et le refus qu’on lui avait fait de cette liberté, elle étoit plus tranquille, et que c’était aux femmes de la maison à trembler pour les suites. Ce langage semblait supposer qu’elle était résolue d’attendre votre retour. Les femmes en ont conclu, dans leurs craintes pour l’avenir, qu’ayant une si belle occasion de les faire punir suivant la rigueur des loix, elle ne sortirait pas désormais, quand elle en aurait le pouvoir. Et quelle protection, disait Polly, attendrons-nous d’un homme qui a commis le plus horrible de tous les viols, et qui est lui-même dans le cas, s’il est poursuivi, de se voir condamné au supplice, ou de ne pouvoir l’éviter que par la fuite. La Sinclair, je lui donne encore ce nom, plus effrayée de cette réflexion que les autres, a dit, en gémissant, qu’elle prévoyait la ruine de sa pauvre maison. Sally et Dorcas ayant part aux mêmes craintes, elles ont jugé toutes ensemble que, pour leur sûreté commune, elles devaient laisser la clé pendant le jour à la porte de la rue, afin que toutes les personnes qui leur rendraient visite pussent déposer que Madame Lovelace avait toujours été libre de sortir. Les précautions néanmoins ne devaient pas diminuer. Will, Dorcas et Mabel avoient reçu ordre de redoubler leur vigilance ; et l’on n’était pas moins résolu de s’opposer à son évasion, parce qu’on était bien persuadé qu’elle ne résisterait pas aux belles apparences qui s’offraient pour le lendemain, et qu’un heureux mariage ferait la fortune et la sûreté de tout le monde. On croit ici qu’elle a découvert la clé qu’on avait laissée à la porte ; car étant descendue au jardin, elle a paru jeter les yeux vers la porte de la rue. Hier au matin, une heure après la visite de Polly, elle dit à Mabel qu’elle était sûre de ne pas vivre long-temps, et qu’ayant quantité d’habits qui passeraient peut-être à sa mort à des gens qu’elle avait peu de raison d’estimer, elle voulait lui faire présent d’une robe d’indienne, à laquelle il y aurait peu de changemens à faire pour la rendre convenable à son état. Elle ajouta que Mabel était la seule personne de la maison qu’elle pût voir sans terreur ou sans antipathie. Cette fille ayant paru fort sensible à sa générosité, elle lui proposa de faire venir une couturière, sous prétexte que, n’ayant rien de mieux à faire, elle chercherait sur le champ ce qu’elle avait dessein de lui donner, et qu’elle aiderait elle-même à changer les paremens. Mabel répondit que la couturière de sa maîtresse demeurant dans le voisinage, elle ne doutait pas qu’il ne fût aisé de faire venir une de ses ouvrières. Il tombait alors un peu de pluie. Miss Harlove lui conseilla de prendre sa capote avec la tête. Vous remonterez ici, lui dit-elle, avant que de sortir, parce que j’ai quelques autres commissions à vous donner. Mabel étant équipée pour la pluie, alla lui demander ses ordres, qui consistaient à lui acheter quelques bagatelles ; mais elle ne sortit pas sans avoir vu Madame Sinclair, et sans l’avoir informée de sa commission, en recommandant à Dorcas de veiller pendant son absence. Ainsi, je ne vois aucune apparence que cette fille ait manqué de fidélité, ni que la générosité de sa maîtresse l’ait détachée de vos intérêts. Madame Sinclair la félicita de sa bonne fortune, et Dorcas la regarda d’un œil d’envie. Bientôt elle revint avec l’ouvrière. Alors Dorcas quitta sa garde. Miss Harlove prit dans ses malles une robe et un jupon : elle voulut que Mabel les essayât devant elle, pour juger avec l’ouvrière des changemens qui seraient convenables. Ensuite elle lui dit de passer dans l’appartement de M Lovelace, où les glaces étant plus grandes que dans le sien, elle jugerait mieux de sa nouvelle parure. Mabel voulait prendre avec elle ses propres habits et sa capote : non, lui dit sa maîtresse, vous les remettrez ici, après avoir ôté les miens ; il n’est pas besoin de salir l’appartement d’autrui : je vous suis dans un instant. Les deux femmes passèrent dans votre chambre. Au même moment, comme il faut le supposer, Miss Harlove se revêtit de la capote, du jupon et du tablier de Mabel ; elle descendit légèrement. Will et Dorcas n’ayant pas laissé d’entendre marcher dans le passage, avancèrent la tête, et lui virent prendre le chemin de la porte. Mais croyant voir Mabel : allez-vous bien loin, Mabel, lui cria Will ? Elle ne tourna point la tête ; elle ne répondit point : mais étendant le bras, elle montra l’escalier de la main ; ce que les autres prirent pour une exhortation à veiller dans son absence ; et s’imaginant qu’elle ne tarderait pas à revenir, parce qu’elle ne s’était pas expliquée plus formellement, Will monta sur le champ, et se tint sur le pallier pour attendre son retour. Mabel, agréablement occupée de son objet, laissa couler le temps sans attention : mais s’étonnant enfin de ne pas voir sa maîtresse, elle alla frapper doucement à sa porte ; et n’entendant personne, elle ne fit pas difficulté d’entrer. Will qui la vit de son poste dans les habits de sa maîtresse, fut d’autant plus surpris, qu’il croyait l’avoir vue sortir avec les siens. Déja parée de votre nouveau présent ! Lui dit-il. Comment avez-vous pu passer, sans que je me souvienne de vous avoir aperçue ? Et ne laissant pas de l’embrasser, je me vanterai, ajouta-t-il d’avoir donné un baiser à ma maîtresse, ou du moins à ses habits. Mabel, louant sa diligence à faire la garde, lui demanda s’il avait vu madame ? N’est-elle pas dans l’appartement de mon maître, répondit Will, et ne l’entendais-je pas à ce moment parler avec vous ? Non ; c’était une ouvrière qui m’ajustait cette robe. Tous deux demeurèrent la bouche ouverte, sur-tout Will, qui croyait avoir vu sortir Mabel dans ses propres habits. Tandis qu’ils se regardaient avec étonnement, Dorcas survint avec votre quatrième lettre, que votre courier venait de lui remettre pour sa maîtresse ; et voyant Mabel parée, après l’avoir vue quelques minutes auparavant dans un autre état, elle tomba dans la même admiration, jusqu’à ce que Mabel étant rentrée dans la chambre, et n’appercevant plus ses habits, commença sérieusement à se défier de la vérité. Elle communiqua ses soupçons aux deux autres, qui conclurent que leur maîtresse s’était échappée. Il s’éleva aussitôt entr’eux un bruit d’accusations et de reproches qui alarma toute la maison. Chacun se hâta d’accourir des deux corps de logis. Will raconta son histoire à l’assemblée ; et sans perdre un moment, il sortit, comme il avait déja fait dans la même occasion, pour aller demander à tous les cochers et les porteurs du voisinage s’ils avoient vu passer une dame dont la description n’était pas facile, avec la figure d’une reine et l’habit d’une servante. Dorcas se justifia sans peine, aux dépens de la pauvre Mabel, qui se voyant soupçonnée d’avoir reçu le prix de sa trahison, parut d’autant plus coupable, que sa contenance déposait contr’elle. La furieuse vieille, sans vouloir rien entendre pour sa défense, jura qu’elle en ferait un exemple terrible pour toutes les perfides qui se louaient avec une apparence de caractère, et qui n’ayant néanmoins aucun principe, n’étoient propres qu’à déshonorer une bonne maison. Elle fit appeler le cuisinier ; elle lui donna ordre de faire un grand feu, et de préparer le gril. Elle voulait, disait-elle, la mettre en pièces de ses propres mains avec le couperet de la cuisine, en faire une charbonnée à tous les chiens et les chats du quartier, et manger elle-même la première tranche. Je ne sais jusqu’où ce fol accès de rage aurait été poussé. Mabel, à demi-morte de frayeur, promit un aveu sincère : mais lorsqu’elle eut obtenu la liberté de parler, cet aveu se réduisit à rien. Sally et Polly, après l’avoir chargée d’imprécations, entreprirent de l’examiner à part, pour se mettre en état de vous informer des circonstances. S’il manquait quelque chose à sa justification, ou si se trouvant coupable elle ne donnait pas quelques lumières pour retrouver une méchante dame, qui avait eu la noirceur de jeter toute la maison dans cet embarras, elles promirent de l’abandonner de bon cœur au gril et au couperet. Mabel, fort aise du répi, monta dans la chambre de sa maîtresse, où elle devait subir cet interrogatoire. Mais pendant quelques momens que les deux nymphes donnèrent à d’autres soins, elle prit une autre robe, et se glissant sur l’escalier, elle se sauva sans être aperçue. Cette fuite, qui ne me paraît venue que de sa terreur, a passé, suivant la méthode des tribunaux de justice, pour une confirmation de son crime. Voilà le détail que tu attendais, sans doute, avec impatience. Qu’il me tarde aussi de triompher, dans cette occasion, de tes emportemens et de ta furie ! Je te supplie, Lovelace, ne manque pas d’extravaguer glorieusement dans ta première lettre. Je regretterais beaucoup que tu ne fisses pas le furieux de bonne grâce. Mais, où l’infortunée Clarisse peut-elle avoir tourné ses pas ? Et quelle doit être sa triste situation ? Tes anciennes lettres me font supposer qu’elle doit avoir très-peu d’argent. Dans une fuite si prompte, elle n’a pu emporter d’autres habits que ceux qu’elle avait sur elle : et tu connais le cruel qui m’écrivait autrefois : " son père ne la recevra point. Ses oncles ne fourniront pas à son entretien. Sa Norton est dans leur dépendance, et ne peut rien d’elle-même. Miss Howe n’oserait lui donner un asile. Elle n’a pas un ami à Londres. C’est un pays étranger pour elle… ". Permets que j’ajoute : elle se voit dépouillée de son honneur, par l’homme en faveur duquel elle a fait tous ces sacrifices, et qui était engagé, par mille sermens, à lui servir de protecteur, de père, de parens et d’amis. Quelle doit être la force de son ressentiment, pour le barbare traitement qu’elle a reçu ! Qu’il est digne d’elle, d’avoir fait succéder la haine à l’amour, et plutôt que de se voir ta femme, d’avoir pris la résolution d’exposer sa disgrace à l’univers, de renoncer à tout espoir de réconciliation avec sa famille, et de courir mille hasards qui menacent son sexe, sa jeunesse et sa beauté ! Cependant j’ajouterai que, pour ton intérêt, comme pour le sien, je souhaiterais encore que cette funeste aventure pût se terminer par le mariage. C’est le seul tempérament qui puisse sauver votre honneur à tous deux. On peut espérer encore de dérober la connaissance du passé au public, à sa famille, et même à la tienne. Tu peux la dédommager de toutes ses souffrances, si tu te sens capable de devenir pour elle un mari tendre et complaisant. Est-ce ton intention ? Parle, explique-toi sans détour. J’accepte alors, avec des transports de joie, toutes les commissions qui peuvent te conduire à cette heureuse fin, et je n’épargne rien pour retrouver le précieux trésor que tu as perdu ; du moins si cette belle offensée veut souffrir les approches d’un homme qui fait profession d’amitié pour toi : et je ne crois pas que je puisse jamais te donner de plus grande preuve que je suis effectivement ton sincère ami. p s. les habits de Mabel ont été jetés ce matin dans le passage de la porte : personne ne sait par qui.