Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 261

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 362-365).


M Lovelace, au même.

mardi matin, 20 de juin. Je t’apprends, Belford, que nous sommes à présent sur le même pied ma charmante et moi : elle ne veut pas que je devienne honnête homme ; elle autorise mes complots par son exemple. Tu dois être plus partial que je ne l’ai jamais supposé, si tu me blâmes à présent de reprendre toutes mes résolutions chancelantes. Ne t’imagine pas que j’explique ses actions dans un sens forcé, pour justifier les miennes. Le loup, à la vérité, n’employa pas de grands prétextes lorsqu’il lui prit envie de quereller l’agneau. Mais tu vas voir que le cas est bien différent. Ma charmante (l’aurais-tu jamais cru ?) prenant avantage du naturel pitoyable de Dorcas, et de quelques expressions vives que cette tendre créature a laissé échapper contre la cruauté des hommes, avec des regrets de ne pouvoir servir sa maîtresse dans ses afflictions, lui a donné le billet suivant, signé de son nom de fille ; car elle a jugé à propos de l’assurer positivement que nous ne sommes pas mariés. je promets qu’aussitôt que je serai en possession de mon bien, je prendrai soin honorablement de Dorcas Martindale ; ou, si je meurs sans avoir pu remplir cette promesse, j’oblige ici mes héritiers, mes exécuteurs et mes administrateurs, de lui payer annuellement, ou à son ordre, pendant tout le cours de sa vie, la somme de vingt livres sterling ; à condition qu’elle m’aidera fidèlement à m’échapper de l’injuste prison où je suis actuellement retenue ; ladite obligation devant commencer, pour moi ou pour mes héritiers, trois mois après le jour de ma délivrance. Je promets aussi de lui donner, aussitôt que je serai libre, la bague de diamant que je lui ai montrée, pour gage de mon honneur sur le reste de cet engagement, écrit de ma propre main, le 19 de juin 17…

Cl Harlove. Eh bien ! Belford, les bras ne te tombent-ils pas d’étonnement ? Quelles promesses, quelles mesures suis-je obligé de garder avec cette chère perfide ? Ne vois-tu pas jusqu’où va sa haine ? Ne vois-tu pas qu’elle est résolue de ne me pardonner jamais ? Ne vois-tu pas néanmoins qu’elle se déshonore absolument aux yeux du public, si sa perfidie lui fait trouver le moyen de m’échapper, et qu’elle s’expose à toutes sortes de chagrins et de fâcheuses aventures ? Qui la recevra ? Qui la protègera ? Déterminée cependant à courir tous ces risques ! Et, pour mettre le comble à sa noirceur, coupable des deux vices dominans de notre siècle, la perfidie et la corruption ! Ah Belford ! Belford ! Ne me dis plus, ne m’écris plus un mot en sa faveur. Tu m’as blâmé de l’avoir logée dans cette maison. Mais si je l’avais menée dans toute autre maison d’Angleterre où il se fût trouvé quelque domestique capable de pitié ou de corruption, qu’en serait-il arrivé ? à dix heures du matin. Elle est fort mal, extrêmement mal, me dit Dorcas, dans la seule vue d’éviter apparemment de me voir. Cependant il se peut qu’elle soit fort mal d’esprit. Mais n’est-ce pas une équivoque ? Dans tous les cœurs humains, une passion dominante renverse les principes. La mienne est alternativement l’amour et la vengeance. Celle de ma charmante est la haine. Ma consolation, Belford, c’est qu’après la haine, l’amour commence, ou plutôt se renouvelle ; du moins si l’amour a jamais eu quelque part aux mouvemens de son cœur. Mais, réflexion à part, tu vois que son complot avance ; c’est demain qu’il doit s’exécuter. Je suis sorti pour faire une nouvelle ligne de circonvallation. Mes soins me rendent tranquille. J’ai fait demander instamment la permission de voir ma chère malade, à l’occasion du mauvais état de sa santé. Dorcas m’a fait des excuses officieuses. J’ai maudit l’impertinence de cette créature, assez haut pour être entendu. J’ai frappé du pied, je me suis emporté. Le bruit de mes menaces a fait assez d’impression sur l’esprit de ma belle pour lui faire appréhender que sa fidèle confidente ne fût précipitée du haut des degrés en bas. " le misérable est d’une violence extrême, a-t-elle dit à Dorcas ; mais tu as, ma chère, une amie dans moi pour le reste de tes jours. " c’est sa chère Dorcas à présent ; et ce n’est plus Dorcas Wykes ; c’est Dorcas Martindale, qui est en effet son véritable nom. Et par-dessus le lien de l’intérêt, la chère personne se l’est attachée par des sermens solemnels. Mais écoute un charmant dialogue : où vous proposez-vous d’aller, madame, en quittant cette maison ? " je me jetterai dans la première que je trouverai ouverte, et j’y demanderai de la protection, jusqu’à ce que je puisse me faire amener un carrosse, ou me loger dans quelque honnête famille. " comment ferez-vous, madame, pour des habits ? Je doute que vous puissiez en emporter d’autres que celui que vous avez sur vous. " oh ! C’est ce qui m’importe peu, si je puis seulement sortir de cette maison. " que ferez-vous pour de l’argent, madame ? J’ai entendu dire à monsieur qu’il n’avait jamais pu vous faire consentir à lui avoir la moindre obligation, quoiqu’il ait appréhendé que vous fussiez sans argent. " oh ! J’ai des bagues et quelques bijoux de prix. à la vérité, il ne me reste pas plus de quatre guinées, dont j’avais même destiné deux à quelque charitable usage : mais, hélas ! La charité doit commencer à présent par moi-même. Une chère amie que j’ai encore, si je dois la croire en vie, en me laissera pas manquer absolument, lorsque je viendrai à l’informer de mes besoins. Ah ! Dorcas, je n’aurais pas été si long-temps sans entendre parler d’elle, si je n’avais pas été trahie. " je vois, madame, que votre sort est fort triste ; j’en suis touchée jusqu’au cœur. " que je te remercie, Dorcas ! C’est un malheur pour moi de n’avoir pas fait réflexion plutôt que je pouvais me fier à la pitié de ton sexe. " ce n’est pas d’aujourd’hui, madame, que j’ai senti de la compassion pour vos peines ; mais vous avez toujours paru vous défier de moi. D’ailleurs, je ne doutais pas que vous ne fussiez mariée, et j’ai toujours cru que vous traitiez monsieur avec un peu de dureté ; de sorte que m’ayant placée auprès de vous, je me suis fait un devoir de prendre ses intérêts. Que n’ai-je su plutôt que vous n’étiez pas mariée ! Une dame telle que vous ! Une fortune si considérable ! Se voir si cruellement trompée ! " ah ! Dorcas, avec quelle lâcheté m’a-t-il attirée dans ses piéges ! Ma jeunesse ! Mon peu d’expérience du monde ! Et lorsque je tourne les yeux derrière moi, j’ai aussi quelque chose à me reprocher. " bon dieu, madame ! Que les hommes sont trompeurs ! Les promesses, les sermens… j’en suis sûre, j’en suis sûre ! (et se frottant quatre ou cinq fois les yeux avec son tablier) je puis bien maudire le jour où je suis entrée dans cette maison ! (c’était fort bien expliquer d’où venait l’effronterie de ses yeux, que ma charmante lui avait tant de fois reprochée. Je l’ai louée d’avoir passé si adroitement condamnation sur le caractère de la maison. Elle ne pouvait entreprendre de la justifier, sans rendre son zèle fort suspect.) " pauvre Dorcas ! Hélas ! à la campagne, où j’ai toujours vécu, qu’on connaît peu la dépravation de cette méchante ville ! " mon malheur, madame, est venu de ne pas savoir écrire. J’aurais pu communiquer mes embarras à quelques proches parens que j’ai dans le pays de Galles. Ils m’auraient sauvée de ma ruine. " pauvre Dorcas ! (essuyant ses yeux de son mouchoir ; car cette chère personne est la compassion même pour tous les malheureux, à l’exception de moi…) une tante ne devait-elle pas protéger sa nièce ? L’abominable femme ! " je ne puis dire que ma tante y ait eu part. Elle m’a donné de bons conseils. Elle a long-temps ignoré l’état… " c’est assez, Dorcas ; c’est assez. Dans quel monde nous vivons ! Dans quelle maison suis-je ? Mais prenez courage. Cessez de pleurer (quoiqu’elle ne pût s’en défendre elle-même.) mon infortune peut tourner heureusement pour vous ; et n’en doutez pas, si je vis. " je vous remercie comme le ciel même, ma très-chère madame ! Je partage à présent toutes vos peines, et je vois que le salut de mon ame dépend du service que je suis prête à vous rendre. Si vous m’aviez dit seulement que vous n’étiez pas mariée, j’aurais perdu la vie, plutôt… plutôt… Dorcas a pleuré. Ma charmante s’est mise à pleurer aussi. Je t’en prie, Belford ; quelques réflexions sérieuses sur ces bizarres événemens. Comment les bonnes ames peuvent-elles s’expliquer à elles-mêmes que Satan ait des ministres si fidèles, et que les liens du vice soient incomparablement plus forts que ceux de la vertu ? Comme si le partage de la nature humaine était la corruption et la méchanceté : car si Dorcas avait été honnête fille, et tentée aussi fortement pour commettre le mal, je ne doute pas qu’elle n’eût cédé à la tentation. Et, pour ne pas chercher des exemples hors de nous, ne vois-je pas, dans notre association, cent preuves de l’ascendant du vice sur la vertu ? N’avons-nous pas fait plus, pour l’intérêt de notre vie désordonnée, qu’un homme de bien ne fit jamais pour une bonne cause ? N’avons-nous pas bravé, dans l’occasion, l’autorité des loix ? Avons-nous connu quelques dangers, lorsqu’il a fallu nous servir mutuellement dans nos folles entreprises ? D’où peut venir cette différence ? Je crois l’avoir deviné. Les libertins tels que nous, c’est-àdire, vicieux d’habitude, sont d’eux-mêmes aussi méchans qu’ils le peuvent, et font sans cesse l’ouvrage de Satan, sans qu’il ait besoin d’y contribuer beaucoup : au lieu qu’il est occupé continuellement à tendre ses filets pour les autres ; et qu’en pêcheur habile, il proportionne l’amorce au poisson qu’il veut prendre. Je ne vois pas même pourquoi l’on blâmerait, dans Dorcas, sa fidélité pour une mauvaise cause. Un général qui sert l’ambition d’un prince dans ses tyranniques entreprises, un avocat qui se charge de la défense d’un criminel ou d’une cause injuste, te paroissent-ils bien différens de Dorcas ? Les crois-tu réellement moins coupables ? Cependant l’un obtiendra le nom de héros ; l’autre, celui d’un modèle d’éloquence, à qui chacun voudra confier ses intérêts ; et leur habileté les élèvera tous deux aux premiers honneurs de leur profession. Fort bien, comme tu dis. Mais que faire, lorsque ma charmante est si déterminée à quitter cette maison ? Seroit-il impossible de trouver quelque moyen de l’obliger, et de faire servir ce moyen même à mes propres vues ? Je suis satisfait de cette ouverture. Il me semble qu’elle peut-être tentée. J’en vais faire mon étude… supposons qu’en effet, je souffre qu’elle m’échappe : tous les désirs de son cœur tendent à ce point ; le triomphe qu’elle sera flattée d’avoir obtenu sur moi, sera une compensation pour tout ce qu’elle a souffert… oui, je suis résolu de l’obliger, lorsqu’elle s’y attend le moins.