Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 257

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 353-354).


M Lovelace, au même.

dimanche, 18 de juin, à six heures après midi. J’étais sorti ce matin de fort bonne heure, et ne faisant que rentrer à ce moment, je viens d’apprendre que dans mon absence ma belle a tenté de m’échapper par la fuite. Elle est descendue, avec un petit paquet lié dans un mouchoir, sa coëffe sur la tête. Elle était déjà dans le passage qui conduit à la porte, lorsque Madame Sinclair l’a très-heureusement aperçue. Je vous prie, madame, lui a-t-elle dit en se plaçant entr’elle et la porte, ayez la bonté de m’apprendre où vous allez. Elle a répondu, d’un ton assez ferme, que personne n’avait droit de lui faire cette question : pardonnez-moi, madame, a repris l’autre, je l’ai reçu de votre mari ; et mettant les deux mains sur ses côtes, avec l’air qui nous a si bien réussi, elle lui a conseillé de remonter. La chère personne aurait voulu répliquer ; mais elle n’en a pas eu la force ; et, fondant en larmes, elle est remontée à sa chambre. Dorcas a reçu les reproches qu’elle mérite, pour l’avoir perdue de vue. On peut conclure de cet incident, que son charmant esprit commence à revenir, comme Dorcas me le faisait espérer hier au soir. Cette fille dit qu’auparavant elle ne la laissait approcher d’elle qu’une fois le jour, et qu’alors elle paroissait fort grave et fort tranquille. Je suis résolu de la voir. Ce sera, sans doute, dans son appartement ; car je n’espère pas qu’elle veuille descendre dans la salle à manger. Si je la trouve tout-à-fait revenue, quel avantage la hardiesse de notre sexe ne me donnera-t-elle pas sur la modestie du sien ? Moi, le plus audacieux de tous les hommes ; elle, la plus réservée de toutes les femmes. Chère ame ! Je crois la voir devant moi, le visage à demi tourné, chaque parole étouffée par ses soupirs, humiliée, confuse… quel air de triomphe cette scène ne me donnera-t-elle pas, lorsque mes yeux s’attacheront sur sa contenance abattue ? Dorcas vient m’avertir qu’elle la croit prête à descendre pour me chercher ; qu’elle a demandé où j’étais, et qu’elle est devant son miroir, occupée à s’essuyer les yeux. Son dessein apparemment n’est pas de me toucher par ses larmes. Il lui échappe néanmoins des soupirs, qui n’auront que trop de pouvoir sur moi. Mais je ne suis pas allé si loin, pour abandonner mon principal objet. Il faut qu’elle rabatte un peu de ses délicatesses. Elle sait à présent ce qu’elle a de pis à craindre. Les circonstances sont en ma faveur. Elle ne peut me fuir ; elle est forcée de me voir. Que peut-elle faire ? Crier ? S’emporter ? Je suis accoutumé aux fureurs et aux exclamations. Mais, si sa tête est remise, j’observerai la conduite qu’elle va tenir dans cette première entrevue. Je l’entends descendre.