Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 255

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 349-350).


M Lovelace, à M Belford.

j’ai eu, dans l’instant, un petit essai de ce que je dois attendre du ressentiment de cette chère personne, lorsqu’elle sera tout-à-fait rétablie. Il m’en reste encore de l’émotion. étant entré dans sa chambre après Dorcas, je l’ai trouvée dans l’assoupissement que je t’ai décrit, quoiqu’il ait commencé à diminuer par intervalles ; et je me suis efforcé, par les plus tendres discours, d’adoucir et de calmer son esprit. à peine croyais-je être entendu. Cependant, au milieu de mes flatteries, elle a levé au ciel, sans prononcer une parole, la permission épiscopale que j’avais eu soin de lui laisser, comme les malheureux catalans levèrent leur traité anglais, dans les plus pressantes extrêmités du siège ; pour demander apparemment vengeance au ciel, ou pour arrêter de nouvelles hardiesses dont elle me soupçonnoit. Heureusement le dieu du sommeil , par pitié pour le tremblant Lovelace, a secoué ses pavots sur les yeux à demi noyés de la belle, qui l’ont replongée dans un profond sommeil, avant qu’elle ait pu achever la prière ou l’imprécation qu’elle méditoit. Cette circonstance, jointe à celles que je t’ai déja marquées, te fera juger qu’on a fait usage d’un peu d’art. Mais c’était dans une vue généreuse, si le terme ne te choque pas à cette occasion, et pour diminuer le sentiment d’une douleur trop vive. C’est une invention que je n’avais jamais employée, et qui ne me serait pas venue à l’esprit, si Madame Sinclair ne me l’avait proposée. Je lui en ai laissé le ménagement, et je n’ai fait que la maudire depuis, dans la crainte qu’une excessive quantité n’ait abruti pour jamais un esprit dont j’adore les agrémens et les lumières. Voilà mon inquiétude ; car je conviens que cette malheureuse fille ne devait pas être traitée si cruellement. malheureuse, n’ai-je pas dit ? Je crois que je me laisse gagner par ton pitoyable style. Mais ne suis-je pas, au fond, le plus à plaindre, puisque son insensibilité m’a dérobé jusqu’à présent toutes mes joies ? Mon dessein n’était pas de t’avouer ce petit tour innocent, ou du moins qui l’était dans mes intentions ; mais je suis l’ami de l’ingénuité, sur-tout avec toi : et comme je ne puis m’empêcher de t’écrire d’un ton plus sérieux que je n’y suis accoutumé, peut-être si je ne t’apprenais la vérité, t’imaginerais-tu que je suis fâché de l’action même, et t’aviserais-tu de prendre beaucoup de peine à me faire de plates exhortations en faveur du mariage, qui m’ennuieraient aussi par leur pesanteur et leur insipidité. D’ailleurs, si je ne t’avais pas fait cet aveu, il pouvait arriver, un jour ou l’autre, qu’on eût fait quelque récit aggravé de l’avanture ; et je te connais une si haute opinion de la vertu de ma charmante, que tu aurais été tout-à-fait déconcerté, si tu avais eu raison de penser qu’elle se fût laissée vaincre de son consentement, ou qu’elle eût eu la moindre foiblesse de volonté. Ainsi tu vois qu’elle m’a quelque obligation, lorsqu’aux dépens de mon honneur je t’ai donné des armes pour la défense du sien. Ma foi ! Tu sais à présent tous mes secrets. Tu diras que je suis un horrible personnage ; comme les deux amies se plaisent à dire que je suis un infame vilain, un Belzébuth déchaîné. Mais c’est ce que vous ne disiez pas moins, les uns et les autres, avant cette dernière aventure ; et je te prie de ne rien dire de plus, si tu ne veux pas me rendre tout-à-fait sérieux avec toi, et me faire croire qu’en parlant de rompre une lance tu pousses l’idée plus loin que je ne veux me le persuader. La faute n’est-elle pas faite ? Se peut-il qu’elle ne le soit pas ? Et ne dois-je pas en tirer à présent le meilleur parti qu’il me sera possible ? Je te demande d’autant plus d’attention pour ma prière, et un secret d’autant plus inviolable, que je commence à craindre que la punition ne l’emporte sur la faute : ne fût-ce que par mes propres réflexions.